Kitabı oku: «Les misérables. Tome I: Fantine», sayfa 7
Chapitre II
La prudence conseillée à la sagesse
Ce soir-là, M. l'évêque de Digne, après sa promenade en ville, était resté assez tard enfermé dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand travail sur les Devoirs, lequel est malheureusement demeuré inachevé. Il dépouillait soigneusement tout ce que les Pères et les Docteurs ont dit sur cette grave matière. Son livre était divisé en deux parties; premièrement les devoirs de tous, deuxièmement les devoirs de chacun, selon la classe à laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-même (Matth., V, 29, 30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les créatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'évêque les avait trouvés indiqués et prescrits ailleurs; aux souverains et aux sujets, dans l'Épître aux Romains; aux magistrats, aux épouses, aux mères et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pères, aux enfants et aux serviteurs, dans l'Épître aux Éphésiens; aux fidèles, dans l'Épître aux Hébreux; aux vierges, dans l'Épître aux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble harmonieux qu'il voulait présenter aux âmes.
Il travaillait encore à huit heures, écrivant assez incommodément sur de petits carrés de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie dans le placard près du lit. Un moment après, l'évêque, sentant que le couvert était mis et que sa sœur l'attendait peut-être, ferma son livre, se leva de sa table et entra dans la salle à manger.
La salle à manger était une pièce oblongue à cheminée, avec porte sur la rue (nous l'avons dit), et fenêtre sur le jardin.
Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.
Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.
Une lampe était sur la table; la table était près de la cheminée. Un assez bon feu était allumé.
On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passé soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle Baptistine, douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue d'une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu'elle avait achetée alors à Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires qui ont le mérite de dire avec un seul mot une idée qu'une page suffirait à peine à exprimer, madame Magloire avait l'air d'une paysanne et mademoiselle Baptistine d'une dame. Madame Magloire avait un bonnet blanc à tuyaux, au cou une jeannette d'or, le seul bijou de femme qu'il y eût dans la maison, un fichu très blanc sortant de la robe de bure noire à manches larges et courtes, un tablier de toile de coton à carreaux rouges et verts, noué à la ceinture d'un ruban vert, avec pièce d'estomac pareille rattachée par deux épingles aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine était coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches à épaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l'enfant. Madame Magloire avait l'air intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inégalement relevés et la lèvre supérieure plus grosse que la lèvre inférieure lui donnaient quelque chose de bourru et d'impérieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait résolument avec un mélange de respect et de liberté; mais dès que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obéissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas. Elle se bornait à obéir et à complaire. Même quand elle était jeune, elle n'était pas jolie, elle avait de gros yeux bleus à fleur de tête et le nez long et busqué; mais tout son visage, toute sa personne, nous l'avons dit en commençant, respiraient une ineffable bonté. Elle avait toujours été prédestinée à la mansuétude; mais la foi, la charité, l'espérance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'âme, avaient élevé peu à peu cette mansuétude jusqu'à la sainteté. La nature n'en avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis raconté tant de fois ce qui s'était passé à l'évêché cette soirée-là, que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres détails.
Au moment où M. l'évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacité. Elle entretenait mademoiselle d'un sujet qui lui était familier et auquel l'évêque était accoutumé. Il s'agissait du loquet de la porte d'entrée.
Il paraît que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On parlait d'un rôdeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait arrivé, qu'il devait être quelque part dans la ville, et qu'il se pourrait qu'il y eût de méchantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-là. Que la police était bien mal faite du reste, attendu que M. le préfet et M. le maire ne s'aimaient pas, et cherchaient à se nuire en faisant arriver des événements. Que c'était donc aux gens sages à faire la police eux-mêmes et à se bien garder, et qu'il faudrait avoir soin de dûment clore, verrouiller et barricader sa maison, et de bien fermer ses portes.
Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'évêque venait de sa chambre où il avait eu assez froid, il s'était assis devant la cheminée et se chauffait, et puis il pensait à autre chose. Il ne releva pas le mot à effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le répéta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans déplaire à son frère, se hasarda à dire timidement:
– Mon frère, entendez-vous ce que dit madame Magloire?
– J'en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l'évêque.
Puis tournant à demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu éclairait d'en bas:
– Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros danger?
Alors madame Magloire recommença toute l'histoire, en l'exagérant quelque peu, sans s'en douter. Il paraîtrait qu'un bohémien, un va-nu-pieds, une espèce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. Il s'était présenté pour loger chez Jacquin Labarre qui n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rôder dans les rues à la brume. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible.
– Vraiment? dit l'évêque.
Ce consentement à l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui semblait indiquer que l'évêque n'était pas loin de s'alarmer; elle poursuivit triomphante:
– Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si mal faite (répétition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et n'avoir pas même de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours, quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi…
– Moi, interrompit la sœur, je ne dis rien. Ce que mon frère fait est bien fait.
Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation:
– Nous disons que cette maison-ci n'est pas sûre du tout; que, si monseigneur le permet, je vais aller dire à Paulin Musebois, le serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les a là, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire d'entrer, et que d'ailleurs, même au milieu de la nuit, ô mon Dieu! on n'a pas besoin d'en demander la permission…
En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent.
– Entrez, dit l'évêque.
Chapitre III
Héroïsme de l'obéissance passive
La porte s'ouvrit.
Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec énergie et résolution.
Un homme entra.
Cet homme, nous le connaissons déjà. C'est le voyageur que nous avons vu tout à l'heure errer cherchant un gîte.
Il entra, fit un pas, et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.
Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.
Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se dressa à demi d'effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère et son visage redevint profondément calme et serein.
L'évêque fixait sur l'homme un œil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu'il désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute:
– Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu. J'ai été à une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montré votre maison et m'a dit: «Frappe là». J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est ici? Êtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?
– Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table.
– Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous entendu? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia.
– Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forçat libéré, natif de… – cela vous est égal… – Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader quatre fois. Cet homme est très dangereux.» – Voilà! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge? Voulez-vous me donner à manger et à coucher? Avez-vous une écurie?
– Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l'obéissance des deux femmes.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L'évêque se tourna vers l'homme.
– Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou:
– Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forçat! Vous m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigné ici! Je vais souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit! Vous voulez bien que je ne m'en aille pas! Vous êtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas?
– Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
– Un prêtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prêtre! Alors vous ne me demandez pas d'argent? Le curé, n'est-ce pas? le curé de cette grande église? Tiens! c'est vrai, que je suis bête! je n'avais pas vu votre calotte!
Tout en parlant, il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s'était assis. Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. Il continua:
– Vous êtes humain, monsieur le curé. Vous n'avez pas de mépris. C'est bien bon un bon prêtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?
– Non, dit l'évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne m'avez-vous pas dit cent neuf francs?
– Quinze sous, ajouta l'homme.
– Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela?
– Dix-neuf ans.
– Dix-neuf ans!
L'évêque soupira profondément.
L'homme poursuivit:
– J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dépensé que vingt-cinq sous que j'ai gagnés en aidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un évêque. Monseigneur, qu'on appelle. C'était l'évêque de la Majore, à Marseille. C'est le curé qui est sur les curés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c'est si loin! – Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étions en rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n'entendions pas. Voilà ce que c'est qu'un évêque.
Pendant qu'il parlait, l'évêque était allé pousser la porte qui était restée toute grande ouverte.
Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la table.
– Madame Magloire, dit l'évêque, mettez ce couvert le plus près possible du feu.
Et se tournant vers son hôte:
– Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur?
Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur à un forçat, c'est un verre d'eau à un naufragé de la Méduse. L'ignominie a soif de considération.
– Voici, reprit l'évêque, une lampe qui éclaire bien mal.
Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle posa sur la table tout allumés.
– Monsieur le curé, dit l'homme, vous êtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d'où je viens et que je suis un homme malheureux.
L'évêque, assis près de lui, lui toucha doucement la main.
– Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez.
Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n'est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d'un asile. Je vous le dis à vous qui passez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom? D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.
L'homme ouvrit des yeux étonnés.
– Vrai? vous saviez comment je m'appelle?
– Oui, répondit l'évêque, vous vous appelez mon frère.
– Tenez, monsieur le curé! s'écria l'homme, j'avais bien faim en entrant ici; mais vous êtes si bon qu'à présent je ne sais plus ce que j'ai; cela m'a passé.
L'évêque le regarda et lui dit:
– Vous avez bien souffert?
– Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bâton! La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai quarante-six. À présent, le passeport jaune! Voilà.
– Oui, reprit l'évêque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pécheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensées de haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne de pitié; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.
Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d'elle-même ajouté à l'ordinaire de M. l'évêque une bouteille de vieux vin de Mauves.
Le visage de l'évêque prit tout à coup cette expression de gaîté propre aux natures hospitalières:
– À table! dit-il vivement.
Comme il en avait coutume lorsque quelque étranger soupait avec lui, il fit asseoir l'homme à sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche.
L'évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son habitude. L'homme se mit à manger avidement.
Tout à coup l'évêque dit:
– Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.
Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument nécessaires. Or c'était l'usage de la maison, quand l'évêque avait quelqu'un à souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent, étalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe était une sorte d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu'à la dignité.
Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un moment après les trois couverts réclamés par l'évêque brillaient sur la nappe, symétriquement arrangés devant chacun des trois convives.
Chapitre IV
Détails sur les fromageries de Pontarlier
Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de mademoiselle Baptistine à madame de Boischevron, où la conversation du forçat et de l'évêque est racontée avec une minutie naïve:
«…Cet homme ne faisait aucune attention à personne. Il mangeait avec une voracité d'affamé. Cependant, après la soupe, il a dit:
« – Monsieur le curé du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser manger avec eux font meilleure chère que vous.
«Entre nous, l'observation m'a un peu choquée. Mon frère a répondu:
« – Ils ont plus de fatigue que moi.
« – Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous êtes pauvre. Je vois bien. Vous n'êtes peut-être pas même curé. Êtes-vous curé seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé.
« – Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère.
«Un moment après il a ajouté:
« – Monsieur Jean Valjean, c'est à Pontarlier que vous allez?
« – Avec itinéraire obligé.
«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a continué:
« – Il faut que je sois en route demain à la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes.
« – Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. À la révolution, ma famille a été ruinée, je me suis réfugié en Franche-Comté d'abord, et j'y ai vécu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne volonté. J'ai trouvé à m'y occuper. On n'a qu'à choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre à Lods, à Châtillon, à Audincourt et à Beure qui sont très considérables…
«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien là les noms que mon frère a cités, puis il s'est interrompu et m'a adressé la parole:
« – Chère sœur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-là?
«J'ai répondu:
« – Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui était capitaine des portes à Pontarlier dans l'ancien régime.
« – Oui, a repris mon frère, mais en 93 on n'avait plus de parents, on n'avait que ses bras. J'ai travaillé. Ils ont dans le pays de Pontarlier, où vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale et toute charmante, ma sœur. Ce sont leurs fromageries qu'ils appellent fruitières.
«Alors mon frère, tout en faisant manger cet homme, lui a expliqué très en détail ce que c'étaient que les fruitières de Pontarlier; – qu'on en distinguait deux sortes: – les grosses granges, qui sont aux riches, et où il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept à huit milliers de fromages par été; les fruitières d'association, qui sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits. – Ils prennent à leurs gages un fromager qu'ils appellent le grurin; – le grurin reçoit le lait des associés trois fois par jour et marque les quantités sur une taille double; – c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs vaches dans la montagne.
«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frère lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-même parce qu'il dit que c'est du vin cher. Mon frère lui disait tous ces détails avec cette gaîté aisée que vous lui connaissez, entremêlant ses paroles de façons gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon état de grurin, comme s'il eût souhaité que cet homme comprît, sans le lui conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a frappée. Cet homme était ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frère, pendant tout le souper, ni de toute la soirée, à l'exception de quelques paroles sur Jésus quand il est entré, n'a pas dit un mot qui pût rappeler à cet homme qui il était ni apprendre à cet homme qui était mon frère. C'était bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d'appuyer l'évêque sur le galérien pour laisser la marque du passage. Il eût paru peut-être à un autre que c'était le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l'âme en même temps que le corps et de lui faire quelque reproche assaisonné de morale et de conseil, ou bien un peu de commisération avec exhortation de se mieux conduire à l'avenir. Mon frère ne lui a même pas demandé de quel pays il était, ni son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frère semblait éviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'à un certain moment, comme mon frère parlait des montagnards de Pontarlier, qui ont un doux travail près du ciel et qui, ajoutait-il, sont heureux parce qu'ils sont innocents, il s'est arrêté court, craignant qu'il n'y eût dans ce mot qui lui échappait quelque chose qui pût froisser l'homme. À force d'y réfléchir, je crois avoir compris ce qui se passait dans le cœur de mon frère. Il pensait sans doute que cet homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misère présente à l'esprit, que le mieux était de l'en distraire, et de lui faire croire, ne fût-ce qu'un moment, qu'il était une personne comme une autre, en étant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas là en effet bien entendre la charité? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment évangélique dans cette délicatesse qui s'abstient de sermon, de morale et d'allusion, et la meilleure pitié, quand un homme a un point douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblé que ce pouvait être là la pensée intérieure de mon frère. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idées, il n'en a rien marqué, même pour moi; il a été d'un bout à l'autre le même homme que tous les soirs, et il a soupé avec ce Jean Valjean du même air et de la même façon qu'il aurait soupé avec M. Gédéon Le Prévost ou avec M. le curé de la paroisse.
«Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte. C'était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frère a baisé l'enfant au front, et m'a emprunté quinze sous que j'avais sur moi pour les donner à la mère Gerbaud. L'homme pendant ce temps-là ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. La pauvre vieille Gerbaud partie, mon frère a dit les grâces, puis il s'est tourné vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de votre lit. Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. J'ai compris qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous sommes montées toutes les deux. J'ai cependant envoyé madame Magloire un instant après porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la Forêt-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil s'en va. Mon frère l'a achetée du temps qu'il était en Allemagne, à Tottlingen, près des sources du Danube, ainsi que le petit couteau à manche d'ivoire dont je me sers à table.
«Madame Magloire est remontée presque tout de suite, nous nous sommes mises à prier Dieu dans le salon où l'on étend le linge, et puis nous sommes rentrées chacune dans notre chambre sans nous rien dire.»