Kitabı oku: «Les misérables. Tome III: Marius», sayfa 17
Chapitre VIII
Le rayon dans le bouge
La grande fille s'approcha et posa sa main sur celle de son père.
– Tâte comme j'ai froid, dit-elle.
– Bah! répondit le père, j'ai bien plus froid que cela.
La mère cria impétueusement:
– Tu as toujours tout mieux que les autres, toi! même le mal.
– À bas! dit l'homme.
La mère, regardée d'une certaine façon, se tut.
Il y eut dans le bouge un moment de silence. La fille aînée décrottait d'un air insouciant le bas de sa mante, la jeune sœur continuait de sangloter; la mère lui avait pris la tête dans ses deux mains et la couvrait de baisers en lui disant tout bas:
– Mon trésor, je t'en prie, ce ne sera rien, ne pleure pas, tu vas fâcher ton père.
– Non! cria le père, au contraire! sanglote! sanglote! cela fait bien.
Puis, revenant à l'aînée:
– Ah çà, mais! il n'arrive pas! S'il allait ne pas venir! j'aurais éteint mon feu, défoncé ma chaise, déchiré ma chemise et cassé mon carreau pour rien!
– Et blessé la petite! murmura la mère.
– Savez-vous, reprit le père, qu'il fait un froid de chien dans ce galetas du diable? Si cet homme ne venait pas! Oh! voilà! il se fait attendre! il se dit: Eh bien! ils m'attendront! ils sont là pour cela! – Oh! je les hais, et comme je les étranglerais avec jubilation, joie, enthousiasme et satisfaction, ces riches! tous ces riches! ces prétendus hommes charitables, qui font les conflits, qui vont à la messe, qui donnent dans la prêtraille, prêchi, prêcha, dans les calottes, et qui se croient au-dessus de nous, et qui viennent nous humilier, et nous apporter des vêtements! comme ils disent! des nippes qui ne valent pas quatre sous, et du pain! Ce n'est pas cela que je veux, tas de canailles! c'est de l'argent! Ah! de l'argent! jamais! parce qu'ils disent que nous l'irions boire, et que nous sommes des ivrognes et des fainéants! et eux! qu'est-ce qu'ils sont donc, et qu'est-ce qu'ils ont été dans leur temps? des voleurs! ils ne se seraient pas enrichis sans cela! Oh! l'on devrait prendre la société par les quatre coins de la nappe et tout jeter en l'air! tout se casserait, c'est possible, mais au moins personne n'aurait rien, ce serait cela de gagné! – Mais qu'est-ce qu'il fait donc, ton mufle de monsieur bienfaisant? viendra-t-il! L'animal a peut-être oublié l'adresse! Gageons que cette vieille bête…
En ce moment on frappa un léger coup à la porte; l'homme s'y précipita et l'ouvrit en s'écriant avec des salutations profondes et des sourires d'adoration:
– Entrez, monsieur! daignez entrer, mon respectable bienfaiteur, ainsi que votre charmante demoiselle.
Un homme d'un âge mûr et une jeune fille parurent sur le seuil du galetas.
Marius n'avait pas quitté sa place. Ce qu'il éprouva en ce moment échappe à la langue humaine.
C'était Elle.
Quiconque a aimé sait tous les sens rayonnants que contiennent les quatre lettres de ce mot: Elle.
C'était bien elle. C'est à peine si Marius la distinguait à travers la vapeur lumineuse qui s'était subitement répandue sur ses yeux. C'était ce doux être absent, cet astre qui lui avait lui pendant six mois, c'était cette prunelle, ce front, cette bouche, ce beau visage évanoui qui avait fait la nuit en s'en allant. La vision s'était éclipsée, elle reparaissait!
Elle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, dans ce bouge difforme, dans cette horreur!
Marius frémissait éperdument. Quoi! c'était elle! les palpitations de son cœur lui troublaient la vue. Il se sentait prêt à fondre en larmes. Quoi! il la revoyait enfin après l'avoir cherchée si longtemps! il lui semblait qu'il avait perdu son âme et qu'il venait de la retrouver.
Elle était toujours la même, un peu pâle seulement; sa délicate figure s'encadrait dans un chapeau de velours violet, sa taille se dérobait sous une pelisse de satin noir. On entrevoyait sous sa longue robe son petit pied serré dans un brodequin de soie.
Elle était toujours accompagnée de M. Leblanc.
Elle avait fait quelques pas dans la chambre et avait déposé un assez gros paquet sur la table.
La Jondrette aînée s'était retirée derrière la porte et regardait d'un œil sombre ce chapeau de velours, cette mante de soie, et ce charmant visage heureux.
Chapitre IX
Jondrette pleure presque
Le taudis était tellement obscur que les gens qui venaient du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d'entrée de cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une certaine hésitation, distinguant à peine des formes vagues autour d'eux, tandis qu'ils étaient parfaitement vus et examinés par les yeux des habitants du galetas, accoutumés à ce crépuscule.
M. Leblanc s'approcha avec son regard bon et triste, et dit au père Jondrette:
– Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes neuves, des bas et des couvertures de laine.
– Notre angélique bienfaiteur nous comble, dit Jondrette en s'inclinant jusqu'à terre. – Puis, se penchant à l'oreille de sa fille aînée, pendant que les deux visiteurs examinaient cet intérieur lamentable, il ajouta bas et rapidement:
– Hein? qu'est-ce que je disais? des nippes! pas d'argent. Ils sont tous les mêmes! À propos, comment la lettre à cette vieille ganache était-elle signée?
– Fabantou, répondit la fille.
– L'artiste dramatique, bon!
Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-là même M. Leblanc se retournait vers lui, et lui disait de cet air de quelqu'un qui cherche le nom:
– Je vois que vous êtes bien à plaindre, monsieur…
– Fabantou, répondit vivement Jondrette.
– Monsieur Fabantou, oui, c'est cela, je me rappelle.
– Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès.
Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s'emparer du «philanthrope». Il s'écria avec un son de voix qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dans les foires et de l'humilité du mendiant sur les grandes routes:
– Élève de Talma, monsieur! je suis élève de Talma! La fortune m'a souri jadis. Hélas! maintenant c'est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. Mes pauvres mômes n'ont pas de feu! Mon unique chaise dépaillée! Un carreau cassé! par le temps qu'il fait! Mon épouse au lit! malade!
– Pauvre femme! dit M. Leblanc.
– Mon enfant blessée! ajouta Jondrette.
L'enfant, distraite par l'arrivée des étrangers, s'était mise à contempler «la demoiselle», et avait cessé de sangloter.
– Pleure donc! braille donc! lui dit Jondrette bas.
En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela avec un talent d'escamoteur.
La petite jeta les hauts cris.
L'adorable jeune fille que Marius nommait dans son cœur «son Ursule» s'approcha vivement:
– Pauvre chère enfant! dit-elle.
– Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet ensanglanté! C'est un accident qui est arrivé en travaillant sous une mécanique pour gagner six sous par jour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras!
– Vraiment? dit le vieux monsieur alarmé.
La petite fille, prenant cette parole au sérieux, se remit à sangloter de plus belle.
– Hélas, oui, mon bienfaiteur! répondit le père.
Depuis quelques instants, Jondrette considérait, «le philanthrope» d'une manière bizarre. Tout en parlant, il semblait le scruter avec attention comme s'il cherchait à recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d'un moment où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petite sur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était dans son lit avec un air accablé et stupide, et lui dit vivement et très bas:
– Regarde donc cet homme-là!
Puis se retournant vers M. Leblanc, et continuant sa lamentation:
– Voyez, monsieur! je n'ai, moi, pour tout vêtement qu'une chemise de ma femme! et toute déchirée! au cœur de l'hiver. Je ne puis sortir faute d'un habit. Si j'avais le moindre habit, j'irais voir mademoiselle Mars qui me connaît et qui m'aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pas toujours rue de la Tour-des-Dames? Savez-vous, monsieur? nous avons joué ensemble en province. J'ai partagé ses lauriers. Célimène viendrait à mon secours, monsieur! Elmire ferait l'aumône à Bélisaire! Mais non, rien! Et pas un sou dans la maison! Ma femme malade, pas un sou! Ma fille dangereusement blessée, pas un sou! Mon épouse a des étouffements. C'est son âge, et puis le système nerveux s'en est mêlé. Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi! Mais le médecin! mais le pharmacien! comment payer? pas un liard! Je m'agenouillerais devant un décime, monsieur! Voilà où les arts en sont réduits! Et savez-vous, ma charmante demoiselle, et vous, mon généreux protecteur, savez-vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, et qui parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire sa prière vous aperçoit tous les jours?.. Car j'élève mes filles dans la religion, monsieur. Je n'ai pas voulu qu'elles prissent le théâtre. Ah! les drôlesses; que je les voie broncher! Je ne badine pas, moi! Je leur flanque des bouzins sur l'honneur, sur la morale, sur la vertu! Demandez-leur. Il faut que ça marche droit. Elles ont un père. Ce ne sont pas de ces malheureuses qui commencent par n'avoir pas de famille et qui finissent par épouser le public. On est mamselle Personne, on devient madame Tout-le-Monde. Crebleur! pas de ça dans la famille Fabantou! J'entends les éduquer vertueusement, et que ça soit honnête, et que ça soit gentil, et que ça croie en Dieu! sacré nom! – Eh bien, monsieur, mon digne monsieur, savez-vous ce qui va se passer demain? Demain, c'est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m'a donné mon propriétaire; si ce soir je ne l'ai pas payé, demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon enfant avec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d'ici, et jetés dehors, dans la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sur la neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une année! c'est-à-dire une soixantaine de francs.
Jondrette mentait. Quatre termes n'eussent fait que quarante francs, et il n'en pouvait devoir quatre, puisqu'il n'y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.
M. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les posa sur la table.
Jondrette eut le temps de grommeler à l'oreille de sa grande fille:
– Gredin! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs? Cela ne me paye pas ma chaise et mon carreau! Faites donc des frais!
Cependant, M. Leblanc avait quitté une grande redingote brune qu'il portait par-dessus sa redingote bleue et l'avait jetée sur le dos de la chaise.
– Monsieur Fabantou, dit-il, je n'ai plus que ces cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à la maison et je reviendrai ce soir; n'est-ce pas ce soir que vous devez payer?..
Le visage de Jondrette s'éclaira d'une expression étrange.
Il répondit vivement:
– Oui, mon respectable monsieur. À huit heures je dois être chez mon propriétaire.
– Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs.
– Mon bienfaiteur! cria Jondrette éperdu.
Et il ajouta tout bas:
– Regarde-le bien, ma femme!
M. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune fille et se tournait vers la porte:
– À ce soir, mes amis, dit-il.
– Six heures? fit Jondrette.
– Six heures précises.
En ce moment le par-dessus resté sur la chaise frappa les yeux de la Jondrette aînée.
– Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote.
Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant accompagné d'un haussement d'épaules formidable.
M. Leblanc se retourna et répondit avec un sourire:
– Je ne l'oublie pas, je la laisse.
– Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en larmes! Souffrez que je vous reconduise jusqu'à votre fiacre.
– Si vous sortez, repartit M. Leblanc, mettez ce par-dessus. Il fait vraiment très froid.
Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vivement la redingote brune.
Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers.
Chapitre X
Tarif des cabriolets de régie: deux francs l'heure
Marius n'avait rien perdu de toute cette scène, et pourtant en réalité il n'en avait rien vu. Ses yeux étaient restés fixés sur la jeune fille, son cœur l'avait pour ainsi dire saisie et enveloppée tout entière dès son premier pas dans le galetas. Pendant tout le temps qu'elle avait été là, il avait vécu de cette vie de l'extase qui suspend les perceptions matérielles et précipite toute l'âme sur un seul point. Il contemplait, non pas cette fille, mais cette lumière qui avait une pelisse de satin et un chapeau de velours. L'étoile Sirius fût entrée dans la chambre qu'il n'eût pas été plus ébloui.
Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet, dépliait les hardes et les couvertures, questionnait la mère malade avec bonté et la petite blessée avec attendrissement, il épiait tous ses mouvements, il tâchait d'écouter ses paroles. Il connaissait ses yeux, son front, sa beauté, sa taille, sa démarche, il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait cru en saisir quelques mots une fois au Luxembourg, mais il n'en était pas absolument sûr. Il eût donné dix ans de sa vie pour l'entendre, pour pouvoir emporter dans son âme un peu de cette musique. Mais tout se perdait dans les étalages lamentables et les éclats de trompette de Jondrette. Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius. Il la couvait des yeux. Il ne pouvait s'imaginer que ce fût vraiment cette créature divine qu'il apercevait au milieu de ces êtres immondes dans ce taudis monstrueux. Il lui semblait voir un colibri parmi des crapauds.
Quand elle sortit, il n'eut qu'une pensée, la suivre, s'attacher à sa trace, ne la quitter que sachant où elle demeurait, ne pas la reperdre au moins après l'avoir si miraculeusement retrouvée! Il sauta à bas de la commode et prit son chapeau. Comme il mettait la main au pêne de la serrure et allait sortir, une réflexion l'arrêta. Le corridor était long, l'escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc n'était sans doute pas encore remonté en voiture; si, en se retournant dans le corridor, ou dans l'escalier, ou sur le seuil, il l'apercevait lui, Marius, dans cette maison, évidemment il s'alarmerait et trouverait moyen de lui échapper de nouveau, et ce serait encore une fois fini. Que faire? Attendre un peu? mais pendant cette attente, la voiture pouvait partir. Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et sortit de sa chambre.
Il n'y avait plus personne dans le corridor. Il courut à l'escalier. Il n'y avait personne dans l'escalier. Il descendit en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voir un fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et rentrer dans Paris.
Marius se précipita dans cette direction. Parvenu à l'angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendait rapidement la rue Mouffetard; le fiacre était déjà très loin, aucun moyen de le rejoindre; quoi? courir après? impossible; et d'ailleurs de la voiture on remarquerait certainement un individu courant à toutes jambes à la poursuite du fiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard inouï et merveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie qui passait à vide sur le boulevard. Il n'y avait qu'un parti à prendre, monter dans ce cabriolet, et suivre le fiacre. Cela était sûr, efficace et sans danger.
Marius fit signe au cocher d'arrêter, et lui cria:
– À l'heure!
Marius était sans cravate, il avait son vieil habit de travail auquel des boutons manquaient, sa chemise était déchirée à l'un des plis de la poitrine.
Le cocher s'arrêta, cligna de l'œil et étendit vers Marius sa main gauche en frottant doucement son index avec son pouce.
– Quoi? dit Marius.
– Payez d'avance, dit le cocher.
Marius se souvint qu'il n'avait sur lui que seize sous.
– Combien? demanda-t-il.
– Quarante sous.
– Je payerai en revenant.
Le cocher, pour toute réponse, siffla l'air de La Palisse et fouetta son cheval.
Marius regarda le cabriolet s'éloigner d'un air égaré. Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sa joie, son bonheur, son amour! il retombait dans la nuit! il avait vu et il redevenait aveugle! il songea amèrement et, il faut bien le dire, avec un regret profond, aux cinq francs qu'il avait donnés le matin même à cette misérable fille. S'il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renaissait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait de l'isolement, du spleen, du veuvage; il renouait le fil noir de sa destinée à ce beau fil d'or qui venait de flotter devant ses yeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la masure désespéré.
Il aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de revenir le soir, et qu'il n'y aurait qu'à s'y mieux prendre cette fois pour le suivre; mais dans sa contemplation, c'est à peine s'il avait entendu.
Au moment de monter l'escalier, il aperçut de l'autre côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de la Barrière des Gobelins, Jondrette enveloppé du par-dessus du «philanthrope», qui parlait à un de ces hommes de mine inquiétante qu'on est convenu d'appeler rôdeurs de barrières; gens à figures équivoques, à monologues suspects, qui ont un air de mauvaise pensée, et qui dorment assez habituellement de jour, ce qui fait supposer qu'ils travaillent la nuit.
Ces deux hommes, causant immobiles sous la neige qui tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu'un sergent de ville eût à coup sûr observé, mais que Marius remarqua à peine.
Cependant, quelle que fût sa préoccupation douloureuse, il ne put s'empêcher de se dire que ce rôdeur de barrières à qui Jondrette parlait ressemblait à un certain Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, que Courfeyrac lui avait montré une fois et qui passait dans le quartier pour un promeneur nocturne assez dangereux. On a vu, dans le livre précédent, le nom de cet homme. Ce Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, a figuré plus tard dans plusieurs procès criminels et est devenu depuis un coquin célèbre. Il n'était encore alors qu'un fameux coquin. Aujourd'hui il est à l'état de tradition parmi les bandits et les escarpes. Il faisait école vers la fin du dernier règne. Et le soir, à la nuit tombante, à l'heure où les groupes se forment et se parlent bas, on en causait à la Force dans la fosse-aux-lions. On pouvait même, dans cette prison, précisément à l'endroit où passait sous le chemin de ronde ce canal des latrines qui servit à la fuite inouïe en plein jour de trente détenus en 1843, on pouvait, au-dessus de la date de ces latrines, lire son nom, PANCHAUD, audacieusement gravé par lui sur le mur de ronde dans une de ses tentatives d'évasion. En 1832, la police le surveillait déjà, mais il n'avait pas encore sérieusement débuté.
Chapitre XI
Offres de service de la misère à la douleur
Marius monta l'escalier de la masure à pas lents; à l'instant où il allait rentrer dans sa cellule, il aperçut derrière lui dans le corridor la Jondrette aînée qui le suivait. Cette fille lui fut odieuse à voir, c'était elle qui avait ses cinq francs, il était trop tard pour les lui redemander, le cabriolet n'était plus là, le fiacre était bien loin. D'ailleurs elle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la demeure des gens qui étaient venus tout à l'heure, cela était inutile, il était évident qu'elle ne la savait point, puisque la lettre signée Fabantou était adressée au monsieur bienfaisant de l'église Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui.
Elle ne se ferma pas; il se retourna et vit une main qui retenait la porte entr'ouverte.
– Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il, qui est là?
C'était la fille Jondrette.
– C'est vous? reprit Marius presque durement, toujours vous donc! Que me voulez-vous?
Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n'avait plus son assurance du matin. Elle n'était pas entrée et se tenait dans l'ombre du corridor, où Marius l'apercevait par la porte entre-bâillée.
– Ah çà, répondrez-vous? fit Marius. Qu'est-ce que vous me voulez?
Elle leva sur lui son œil morne où une espèce de clarté semblait s'allumer vaguement, et lui dit:
– Monsieur Marius, vous avez l'air triste. Qu'est-ce que vous avez?
– Moi! dit Marius.
– Oui, vous.
– Je n'ai rien.
– Si!
– Non.
– Je vous dis que si!
– Laissez-moi tranquille!
Marius poussa de nouveau la porte, elle continua de la retenir.
– Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. Soyez-le encore à présent. Vous m'avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu'est-ce qu'il faut faire pour cela? Puis-je servir à quelque chose? Employez-moi. Je ne vous demande pas vos secrets, vous n'aurez pas besoin de me dire, mais enfin je peux être utile. Je peux bien vous aider, puisque j'aide mon père. Quand il faut porter des lettres, aller dans les maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse, suivre quelqu'un, moi je sers à ça. Eh bien, vous pouvez bien me dire ce que vous avez, j'irai parler aux personnes. Quelquefois quelqu'un qui parle aux personnes, ça suffit pour qu'on sache les choses, et tout s'arrange. Servez-vous de moi.
Une idée traversa l'esprit de Marius. Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomber?
Il s'approcha de la Jondrette.
– Écoute… lui dit-il.
Elle l'interrompit avec un éclair de joie dans les yeux.
– Oh! oui, tutoyez-moi! j'aime mieux cela.
– Eh bien, reprit-il, tu as amené ici ce vieux monsieur avec sa fille…
– Oui.
– Sais-tu leur adresse?
– Non.
– Trouve-la-moi.
L'œil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux, de joyeux il devint sombre.
– C'est là ce que vous voulez? demanda-t-elle.
– Oui.
– Est-ce que vous les connaissez?
– Non.
– C'est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître.
Ce les qui était devenu la avait je ne sais quoi de significatif et d'amer.
– Enfin, peux-tu? dit Marius.
– Vous avoir l'adresse de la belle demoiselle?
Il y avait encore dans ces mots «la belle demoiselle» une nuance qui importuna Marius. Il reprit:
– Enfin n'importe! l'adresse du père et de la fille. Leur adresse, quoi!
Elle le regarda fixement.
– Qu'est-ce que vous me donnerez?
– Tout ce que tu voudras!
– Tout ce que je voudrai?
– Oui.
– Vous aurez l'adresse.
Elle baissa la tête, puis d'un mouvement brusque elle tira la porte qui se referma.
Marius se retrouva seul.
Il se laissa tomber sur une chaise, la tête et les deux coudes sur son lit, abîmé dans des pensées qu'il ne pouvait saisir et comme en proie à un vertige. Tout ce qui s'était passé depuis le matin, l'apparition de l'ange, sa disparition, ce que cette créature venait de lui dire, une lueur d'espérance flottant dans un désespoir immense, voilà ce qui emplissait confusément son cerveau.
Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie.
Il entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer ces paroles pleines du plus étrange intérêt pour lui:
– Je te dis que j'en suis sûr et que je l'ai reconnu.
De qui parlait Jondrette? il avait reconnu qui? M. Leblanc? le père de «son Ursule»? quoi! est-ce que Jondrette le connaissait? Marius allait-il avoir de cette façon brusque et inattendue tous les renseignements sans lesquels sa vie était obscure pour lui-même? allait-il savoir enfin qui il aimait, qui était cette jeune fille? qui était son père? l'ombre si épaisse qui les couvrait était-elle au moment de s'éclaircir? Le voile allait-il se déchirer? Ah! ciel!
Il bondit, plutôt qu'il ne monta, sur la commode, et reprit sa place près de la petite lucarne de la cloison.
Il revoyait l'intérieur du bouge Jondrette.