Kitabı oku: «Les misérables. Tome III: Marius», sayfa 20
Chapitre XIX
Se préoccuper des fonds obscurs
À peine assis, M. Leblanc tourna les yeux vers les grabats qui étaient vides.
– Comment va la pauvre petite blessée? demanda-t-il.
– Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. Sa sœur aînée l'a menée à la Bourbe se faire panser. Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l'heure.
– Madame Fabantou me paraît mieux portante? reprit M. Leblanc en jetant les yeux sur le bizarre accoutrement de la Jondrette, qui, debout entre lui et la porte, comme si elle gardait déjà l'issue, le considérait dans une posture de menace et presque de combat.
– Elle est mourante, dit Jondrette. Mais que voulez-vous, monsieur? elle a tant de courage, cette femme-là! Ce n'est pas une femme, c'est un bœuf.
La Jondrette, touchée du compliment, se récria avec une minauderie de monstre flatté:
– Tu es toujours trop bon pour moi, monsieur Jondrette!
– Jondrette, dit M. Leblanc, je croyais que vous vous appeliez Fabantou?
– Fabantou dit Jondrette! reprit vivement le mari. Sobriquet d'artiste!
Et, jetant à sa femme un haussement d'épaules que M. Leblanc ne vit pas, il poursuivit avec une inflexion de voix emphatique et caressante:
– Ah! c'est que nous avons toujours fait bon ménage, cette pauvre chérie et moi! Qu'est-ce qu'il nous resterait, si nous n'avions pas cela! Nous sommes si malheureux, mon respectable monsieur! On a des bras, pas de travail! On a du cœur, pas d'ouvrage! Je ne sais pas comment le gouvernement arrange cela, mais, ma parole d'honneur, monsieur, je ne suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pas bousingot, je ne lui veux pas de mal, mais si j'étais les ministres, ma parole la plus sacrée, cela irait autrement. Tenez, exemple, j'ai voulu faire apprendre le métier du cartonnage à mes filles. Vous me direz: Quoi! un métier? Oui! un métier! un simple métier! un gagne-pain! Quelle chute, mon bienfaiteur! Quelle dégradation quand on a été ce que nous étions! Hélas! il ne nous reste rien de notre temps de prospérité! Rien qu'une seule chose, un tableau auquel je tiens, mais dont je me déferais pourtant, car il faut vivre! item, il faut vivre!
Pendant que Jondrette parlait, avec une sorte de désordre apparent qui n'ôtait rien à l'expression réfléchie et sagace de sa physionomie, Marius leva les yeux et aperçut au fond de la chambre quelqu'un qu'il n'avait pas encore vu. Un homme venait d'entrer, si doucement qu'on n'avait pas entendu tourner les gonds de la porte. Cet homme avait un gilet de tricot violet, vieux, usé, taché, coupé et faisant des bouches ouvertes à tous ses plis, un large pantalon de velours de coton, des chaussons à sabots aux pieds, pas de chemise, le cou nu, les bras nus et tatoués, et le visage barbouillé de noir. Il s'était assis en silence et les bras croisés sur le lit le plus voisin, et, comme il se tenait derrière la Jondrette, on ne le distinguait que confusément.
Cette espèce d'instinct magnétique qui avertit le regard fit que M. Leblanc se tourna presque en même temps que Marius. Il ne put se défendre d'un mouvement de surprise qui n'échappa point à Jondrette.
– Ah! je vois! s'écria Jondrette en se boutonnant d'un air de complaisance, vous regardez votre redingote? Elle me va! ma foi, elle me va!
– Qu'est-ce que c'est que cet homme? dit M. Leblanc.
– Ça! fit Jondrette, c'est un voisin. Ne faites pas attention.
Le voisin était d'un aspect singulier. Cependant les fabriques de produits chimiques abondent dans le faubourg Saint-Marceau. Beaucoup d'ouvriers d'usines peuvent avoir le visage noir. Toute la personne de M. Leblanc respirait d'ailleurs une confiance candide et intrépide. Il reprit:
– Pardon, que me disiez-vous donc, monsieur Fabantou?
– Je vous disais, monsieur et cher protecteur, repartit Jondrette, en s'accoudant sur la table et en contemplant M. Leblanc avec des yeux fixes et tendres assez semblables aux yeux d'un serpent boa, je vous disais que j'avais un tableau à vendre.
Un léger bruit se fit à la porte. Un second homme venait d'entrer et de s'asseoir sur le lit, derrière la Jondrette. Il avait, comme le premier, les bras nus et un masque d'encre ou de suie.
Quoique cet homme se fût, à la lettre, glissé dans la chambre, il ne put faire que M. Leblanc ne l'aperçût.
– Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des gens de la maison. Je disais donc qu'il me restait un tableau, un tableau précieux… – Tenez, monsieur, voyez.
Il se leva, alla à la muraille au bas de laquelle était posé le panneau dont nous avons parlé, et le retourna, tout en le laissant appuyé au mur. C'était quelque chose en effet qui ressemblait à un tableau et que la chandelle éclairait à peu près. Marius n'en pouvait rien distinguer, Jondrette étant placé entre le tableau et lui; seulement il entrevoyait un barbouillage grossier, et une espèce de personnage principal enluminé avec la crudité criarde des toiles foraines et des peintures de paravent.
– Qu'est-ce que c'est que cela? demanda M. Leblanc.
Jondrette s'exclama:
– Une peinture de maître, un tableau d'un grand prix, mon bienfaiteur! J'y tiens comme à mes deux filles, il me rappelle des souvenirs! mais, je vous l'ai dit et je ne m'en dédis pas, je suis si malheureux que je m'en déferais.
Soit hasard, soit qu'il eût quelque commencement d'inquiétude, tout en examinant le tableau, le regard de M. Leblanc revint vers le fond de la chambre. Il y avait maintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, un debout près du chambranle de la porte, tous quatre bras nus, immobiles, le visage barbouillé de noir. Un de ceux qui étaient sur le lit s'appuyait au mur, les yeux fermés, et l'on eût dit qu'il dormait. Celui-là était vieux; ses cheveux blancs sur son visage noir étaient horribles. Les deux autres semblaient jeunes. L'un était barbu, l'autre chevelu. Aucun n'avait de souliers; ceux qui n'avaient pas de chaussons étaient pieds nus.
Jondrette remarqua que l'œil de M. Leblanc s'attachait à ces hommes.
– C'est des amis. Ça voisine, dit-il. C'est barbouillé parce que ça travaille dans le charbon. Ce sont des fumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, mais achetez-moi mon tableau. Ayez pitié de ma misère. Je ne vous le vendrai pas cher. Combien l'estimez-vous?
– Mais, dit M. Leblanc en regardant Jondrette entre les deux yeux et comme un homme qui se met sur ses gardes, c'est quelque enseigne de cabaret. Cela vaut bien trois francs.
Jondrette répondit avec douceur:
– Avez-vous votre portefeuille là? je me contenterais de mille écus.
M. Leblanc se leva debout, s'adossa à la muraille et promena rapidement son regard dans la chambre. Il avait Jondrette à sa gauche du côté de la fenêtre et la Jondrette et les quatre hommes à sa droite du côté de la porte. Les quatre hommes ne bougeaient pas et n'avaient pas même l'air de le voir; Jondrette s'était remis à parler d'un accent plaintif, avec la prunelle si vague et l'intonation si lamentable que M. Leblanc pouvait croire que c'était tout simplement un homme devenu fou de misère qu'il avait devant les yeux.
– Si vous ne m'achetez pas mon tableau, cher bienfaiteur, disait Jondrette, je suis sans ressource, je n'ai plus qu'à me jeter à même la rivière. Quand je pense que j'ai voulu faire apprendre à mes deux filles le cartonnage demi-fin, le cartonnage des boîtes d'étrennes. Eh bien! il faut une table avec une planche au fond pour que les verres ne tombent pas par terre, il faut un fourneau fait exprès, un pot à trois compartiments pour les différents degrés de force que doit avoir la colle selon qu'on l'emploie pour le bois, pour le papier ou pour les étoffes, un tranchet pour couper le carton, un moule pour l'ajuster, un marteau pour clouer les aciers, des pinceaux, le diable, est-ce que je sais, moi? et tout cela pour gagner quatre sous par jour! et on travaille quatorze heures! et chaque boîte passe treize fois dans les mains de l'ouvrière! et mouiller le papier! et ne rien tacher! et tenir la colle chaude! le diable, je vous dis! quatre sous par jour! comment voulez-vous qu'on vive?
Tout en parlant, Jondrette ne regardait pas M. Leblanc qui l'observait. L'œil de M. Leblanc était fixé sur Jondrette et l'œil de Jondrette sur la porte. L'attention haletante de Marius allait de l'un à l'autre. M. Leblanc paraissait se demander: Est-ce un idiot? Jondrette répéta deux ou trois fois avec toutes sortes d'inflexions variées dans le genre traînant et suppliant: Je n'ai plus qu'à me jeter à la rivière! j'ai descendu l'autre jour trois marches pour cela du côté du pont d'Austerlitz!
Tout à coup sa prunelle éteinte s'illumina d'un flamboiement hideux, ce petit homme se dressa et devint effrayant, il fit un pas vers M. Leblanc et lui cria d'une voix tonnante:
– Il ne s'agit pas de tout cela! me reconnaissez-vous?
Chapitre XX
Le guet-apens
La porte du galetas venait de s'ouvrir brusquement, et laissait voir trois hommes en blouse de toile bleue, masqués de masques de papier noir. Le premier était maigre et avait une longue trique ferrée, le second, qui était une espèce de colosse, portait, par le milieu du manche et la cognée en bas, un merlin à assommer les bœufs. Le troisième, homme aux épaules trapues, moins maigre que le premier, moins massif que le second, tenait à plein poing une énorme clef volée à quelque porte de prison.
Il paraît que c'était l'arrivée de ces hommes que Jondrette attendait. Un dialogue rapide s'engagea entre lui et l'homme à la trique, le maigre.
– Tout est-il prêt? dit Jondrette.
– Oui, répondit l'homme maigre.
– Où donc est Montparnasse?
– Le jeune premier s'est arrêté pour causer avec ta fille.
– Laquelle?
– L'aînée.
– Il y a un fiacre en bas?
– Oui.
– La maringotte est attelée?
– Attelée.
– De deux bons chevaux?
– Excellents.
– Elle attend où j'ai dit qu'elle attendît?
– Oui.
– Bien, dit Jondrette.
M. Leblanc était très pâle. Il considérait tout dans le bouge autour de lui comme un homme qui comprend où il est tombé, et sa tête, tour à tour dirigée vers toutes les têtes qui l'entouraient, se mouvait sur son cou avec une lenteur attentive et étonnée, mais il n'y avait dans son air rien qui ressemblât à la peur. Il s'était fait de la table un retranchement improvisé; et cet homme qui, le moment d'auparavant, n'avait l'air que d'un bon vieux homme, était devenu subitement une sorte d'athlète, et posait son poing robuste sur le dossier de sa chaise avec un geste redoutable et surprenant.
Ce vieillard, si ferme et si brave devant un tel danger, semblait être de ces natures qui sont courageuses comme elles sont bonnes, aisément et simplement. Le père d'une femme qu'on aime n'est jamais un étranger pour nous. Marius se sentit fier de cet inconnu.
Trois des hommes aux bras nus dont Jondrette avait dit: ce sont des fumistes, avaient pris dans le tas de ferrailles, l'un une grande cisaille, l'autre une pince à faire des pesées, le troisième un marteau, et s'étaient mis en travers de la porte sans prononcer une parole. Le vieux était resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. La Jondrette s'était assise à côté de lui. Marius pensa qu'avant quelques secondes le moment d'intervenir serait arrivé, et il éleva sa main droite vers le plafond, dans la direction du corridor, prêt à lâcher son coup de pistolet.
Jondrette, son colloque avec l'homme à la trique terminé, se tourna de nouveau vers M. Leblanc et répéta sa question en l'accompagnant de ce rire bas, contenu et terrible qu'il avait:
– Vous ne me reconnaissez donc pas?
M. Leblanc le regarda en face et répondit:
– Non.
Alors Jondrette vint jusqu'à la table. Il se pencha par-dessus la chandelle, croisant les bras, approchant sa mâchoire anguleuse et féroce du visage calme de M. Leblanc, et avançant le plus qu'il pouvait sans que M. Leblanc reculât, et, dans cette posture de bête fauve qui va mordre, il cria:
– Je ne m'appelle pas Fabantou, je ne m'appelle pas Jondrette, je me nomme Thénardier! je suis l'aubergiste de Montfermeil! entendez-vous bien? Thénardier! Maintenant me reconnaissez-vous?
Une imperceptible rougeur passa sur le front de M. Leblanc, et il répondit sans que sa voix tremblât, ni s'élevât, avec sa placidité ordinaire:
– Pas davantage.
Marius n'entendit pas cette réponse. Qui l'eût vu en ce moment dans cette obscurité l'eût vu hagard, stupide et foudroyé. Au moment où Jondrette avait dit: Je me nomme Thénardier, Marius avait tremblé de tous ses membres et s'était appuyé au mur comme s'il eût senti le froid d'une lame d'épée à travers son cœur. Puis son bras droit, prêt à lâcher le coup de signal, s'était abaissé lentement, et au moment où Jondrette avait répété Entendez-vous bien, Thénardier? les doigts défaillants de Marius avaient laissé tomber le pistolet. Jondrette, en dévoilant qui il était, n'avait pas ému M. Leblanc, mais il avait bouleversé Marius. Ce nom de Thénardier, que M. Leblanc ne semblait pas connaître, Marius le connaissait. Qu'on se rappelle ce que ce nom était pour lui! Ce nom, il l'avait porté sur son cœur, écrit dans le testament de son père! il le portait au fond de sa pensée, au fond de sa mémoire, dans cette recommandation sacrée: «Un nommé Thénardier m'a sauvé la vie. Si mon fils le rencontre, il lui fera tout le bien qu'il pourra.» Ce nom, on s'en souvient, était une des piétés de son âme; il le mêlait au nom de son père dans son culte. Quoi! c'était là ce Thénardier, c'était là cet aubergiste de Montfermeil qu'il avait vainement et si longtemps cherché! Il le trouvait enfin, et comment! ce sauveur de son père était un bandit! cet homme, auquel lui Marius brûlait de se dévouer, était un monstre! ce libérateur du colonel Pontmercy était en train de commettre un attentat dont Marius ne voyait pas encore bien distinctement la forme, mais qui ressemblait à un assassinat! et sur qui, grand Dieu! Quelle fatalité! quelle amère moquerie du sort! Son père lui ordonnait du fond de son cercueil de faire tout le bien possible à Thénardier, depuis quatre ans Marius n'avait pas d'autre idée que d'acquitter cette dette de son père, et, au moment où il allait faire saisir par la justice un brigand au milieu d'un crime, la destinée lui criait: c'est Thénardier! La vie de son père, sauvée dans une grêle de mitraille sur le champ héroïque de Waterloo, il allait enfin la payer à cet homme, et la payer de l'échafaud! Il s'était promis, si jamais il retrouvait ce Thénardier, de ne l'aborder qu'en se jetant à ses pieds, et il le retrouvait en effet, mais pour le livrer au bourreau! Son père lui disait: Secours Thénardier! et il répondait à cette voix adorée et sainte en écrasant Thénardier! Donner pour spectacle à son père dans son tombeau l'homme qui l'avait arraché à la mort au péril de sa vie, exécuté place Saint-Jacques par le fait de son fils, de ce Marius à qui il avait légué cet homme! et quelle dérision que d'avoir si longtemps porté sur sa poitrine les dernières volontés de son père écrites de sa main pour faire affreusement tout le contraire! Mais, d'un autre côté, assister à ce guet-apens et ne pas l'empêcher! quoi! condamner la victime et épargner l'assassin! est-ce qu'on pouvait être tenu à quelque reconnaissance envers un pareil misérable? Toutes les idées que Marius avait depuis quatre ans étaient comme traversées de part en part par ce coup inattendu. Il frémissait. Tout dépendait de lui. Il tenait dans sa main à leur insu ces êtres qui s'agitaient là sous ses yeux. S'il tirait le coup de pistolet, M. Leblanc était sauvé et Thénardier était perdu; s'il ne le tirait pas, M. Leblanc était sacrifié et, qui sait? Thénardier échappait. Précipiter l'un, ou laisser tomber l'autre! remords des deux côtés. Que faire? que choisir? manquer aux souvenirs les plus impérieux, à tant d'engagements profonds pris avec lui-même, au devoir le plus saint, au texte le plus vénéré! manquer au testament de son père, ou laisser s'accomplir un crime! Il lui semblait d'un côté entendre «son Ursule» le supplier pour son père, et de l'autre le colonel lui recommander Thénardier. Il se sentait fou. Ses genoux se dérobaient sous lui. Et il n'avait pas même le temps de délibérer, tant la scène qu'il avait sous les yeux se précipitait avec furie. C'était comme un tourbillon dont il s'était cru maître et qui l'emportait. Il fut au moment de s'évanouir.
Cependant Thénardier, nous ne le nommerons plus autrement désormais, se promenait de long en large devant la table dans une sorte d'égarement et de triomphe frénétique.
Il prit à plein poing la chandelle et la posa sur la cheminée avec un frappement si violent que la mèche faillit s'éteindre et que le suif éclaboussa le mur.
Puis il se tourna vers M. Leblanc, effroyable, et cracha ceci:
– Flambé! fumé! fricassé! à la crapaudine!
Et il se remit à marcher, en pleine explosion.
– Ah! criait-il, je vous retrouve enfin, monsieur le philanthrope! monsieur le millionnaire râpé! monsieur le donneur de poupées! vieux Jocrisse! Ah! vous ne me reconnaissez pas! Non, ce n'est pas vous qui êtes venu à Montfermeil, à mon auberge, il y a huit ans, la nuit de Noël 1823! ce n'est pas vous qui avez emmené de chez moi l'enfant de la Fantine, l'Alouette! ce n'est pas vous qui aviez un carrick jaune! non! et un paquet plein de nippes à la main comme ce matin chez moi! Dis donc, ma femme! c'est sa manie, à ce qu'il paraît, de porter dans les maisons des paquets pleins de bas de laine! vieux charitable, va! Est-ce que vous êtes bonnetier, monsieur le millionnaire? vous donnez aux pauvres votre fonds de boutique, saint homme! quel funambule! Ah! vous ne me reconnaissez pas? Eh bien, je vous reconnais, moi, je vous ai reconnu tout de suite dès que vous avez fourré votre mufle ici. Ah! on va voir enfin que ce n'est pas tout roses d'aller comme cela dans les maisons des gens, sous prétexte que ce sont des auberges, avec des habits minables, avec l'air d'un pauvre, qu'on lui aurait donné un sou, tromper les personnes, faire le généreux, leur prendre leur gagne-pain, et menacer dans les bois, et qu'on n'en est pas quitte pour rapporter après, quand les gens sont ruinés, une redingote trop large et deux méchantes couvertures d'hôpital, vieux gueux, voleur d'enfants!
Il s'arrêta, et parut un moment se parler à lui-même. On eût dit que sa fureur tombait comme le Rhône dans quelque trou; puis, comme s'il achevait tout haut des choses qu'il venait de se dire tout bas, il frappa un coup de poing sur la table et cria:
– Avec son air bonasse!
Et apostrophant M. Leblanc:
– Parbleu! vous vous êtes moqué de moi autrefois. Vous êtes cause de tous mes malheurs! Vous avez eu pour quinze cents francs une fille que j'avais, et qui était certainement à des riches, et qui m'avait déjà rapporté beaucoup d'argent, et dont je devais tirer de quoi vivre toute ma vie! une fille qui m'aurait dédommagé de tout ce que j'ai perdu dans cette abominable gargote où l'on faisait des sabbats sterlings et où j'ai mangé comme un imbécile tout mon saint-frusquin! Oh! je voudrais que tout le vin qu'on a bu chez moi fût du poison à ceux qui l'ont bu! Enfin n'importe! Dites donc! vous avez dû me trouver farce quand vous vous êtes en allé avec l'Alouette! Vous aviez votre gourdin dans la forêt! Vous étiez le plus fort. Revanche. C'est moi qui ai l'atout aujourd'hui! Vous êtes fichu, mon bonhomme! Oh mais, je ris. Vrai, je ris! Est-il tombé dans le panneau! Je lui ai dit que j'étais acteur, que je m'appelais Fabantou, que j'avais joué la comédie avec mamselle Mars, avec mamselle Muche, que mon propriétaire voulait être payé demain 4 février, et il n'a même pas vu que c'est le 8 janvier et non le 4 février qui est un terme! Absurde crétin! Et ces quatre méchants philippes qu'il m'apporte! Canaille! Il n'a même pas eu le cœur d'aller jusqu'à cent francs! Et comme il donnait dans mes platitudes! Ça m'amusait. Je me disais: Ganache! Va, je te tiens. Je te lèche les pattes ce matin! Je te rongerai le cœur ce soir!
Thénardier cessa. Il était essoufflé. Sa petite poitrine étroite haletait comme un soufflet de forge. Son œil était plein de cet ignoble bonheur d'une créature faible, cruelle et lâche, qui peut enfin terrasser ce qu'elle a redouté et insulter ce qu'elle a flatté, joie d'un nain qui mettrait le talon sur la tête de Goliath, joie d'un chacal qui commence à déchirer un taureau malade, assez mort pour ne plus se défendre, assez vivant pour souffrir encore.
M. Leblanc ne l'interrompit pas, mais lui dit lorsqu'il s'interrompit:
– Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous vous méprenez. Je suis un homme très pauvre et rien moins qu'un millionnaire. Je ne vous connais pas. Vous me prenez pour un autre.
– Ah! râla Thénardier, la bonne balançoire! Vous tenez à cette plaisanterie! Vous pataugez, mon vieux! Ah! vous ne vous souvenez pas? Vous ne voyez pas qui je suis!
– Pardon, monsieur, répondit M. Leblanc avec un accent de politesse qui avait en un pareil moment quelque chose d'étrange et de puissant, je vois que vous êtes un bandit.
Qui ne l'a remarqué, les êtres odieux ont leur susceptibilité, les monstres sont chatouilleux. À ce mot de bandit, la femme Thénardier se jeta à bas du lit, Thénardier saisit sa chaise comme s'il allait la briser dans ses mains. – Ne bouge pas, toi! cria-t-il à sa femme; et, se tournant vers M. Leblanc:
– Bandit! oui, je sais que vous nous appelez comme cela, messieurs les gens riches! Tiens! c'est vrai, j'ai fait faillite, je me cache, je n'ai pas de pain, je n'ai pas le sou, je suis un bandit! Voilà trois jours que je n'ai pas mangé, je suis un bandit! Ah! vous vous chauffez les pieds, vous autres, vous avez des escarpins de Sakoski, vous avez des redingotes ouatées, comme des archevêques, vous logez au premier dans des maisons à portier, vous mangez des truffes, vous mangez des bottes d'asperges à quarante francs au mois de janvier, des petits pois, vous vous gavez, et, quand vous voulez savoir s'il fait froid, vous regardez dans le journal ce que marque le thermomètre de l'ingénieur Chevalier. Nous! c'est nous qui sommes les thermomètres! nous n'avons pas besoin d'aller voir sur le quai au coin de la tour de l'Horloge combien il y a de degrés de froid, nous sentons le sang se figer dans nos veines et la glace nous arriver au cœur, et nous disons: Il n'y a pas de Dieu! Et vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos cavernes, nous appeler bandits! Mais nous vous mangerons! mais nous vous dévorerons, pauvres petits! Monsieur le millionnaire! sachez ceci: J'ai été un homme établi, j'ai été patenté, j'ai été électeur, je suis un bourgeois, moi! et vous n'en êtes peut-être pas un, vous!
Ici Thénardier fit un pas vers les hommes qui étaient près de la porte, et ajouta avec un frémissement:
– Quand je pense qu'il ose venir me parler comme à un savetier!
Puis s'adressant à M. Leblanc avec une recrudescence de frénésie:
– Et sachez encore ceci, monsieur le philanthrope! je ne suis pas un homme louche, moi! je ne suis pas un homme dont on ne sait point le nom et qui vient enlever des enfants dans les maisons! Je suis un ancien soldat français, je devrais être décoré! J'étais à Waterloo, moi! et j'ai sauvé dans la bataille un général appelé le comte de je ne sais quoi! Il m'a dit son nom; mais sa chienne de voix était si faible que je ne l'ai pas entendu. Je n'ai entendu que Merci. J'aurais mieux aimé son nom que son remercîment. Cela m'aurait aidé à le retrouver. Ce tableau que vous voyez, et qui a été peint par David à Bruqueselles, savez-vous qui il représente? il représente moi. David a voulu immortaliser ce fait d'armes. J'ai ce général sur mon dos, et je l'emporte à travers la mitraille. Voilà l'histoire. Il n'a même jamais rien fait pour moi, ce général-là; il ne valait pas mieux que les autres! Je ne lui en ai pas moins sauvé la vie au danger de la mienne, et j'en ai les certificats plein mes poches! Je suis un soldat de Waterloo, mille noms de noms! Et maintenant que j'ai eu la bonté de vous dire tout ça, finissons, il me faut de l'argent, il me faut beaucoup d'argent, il me faut énormément d'argent, ou je vous extermine, tonnerre du bon Dieu!
Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et écoutait. La dernière possibilité de doute venait de s'évanouir. C'était bien le Thénardier du testament. Marius frissonna à ce reproche d'ingratitude adressé à son père et qu'il était sur le point de justifier si fatalement. Ses perplexités en redoublèrent. Du reste il y avait dans toutes ces paroles de Thénardier, dans l'accent, dans le geste, dans le regard qui faisait jaillir des flammes de chaque mot, il y avait dans cette explosion d'une mauvaise nature montrant tout, dans ce mélange de fanfaronnade et d'abjection, d'orgueil et de petitesse, de rage et de sottise, dans ce chaos de griefs réels et de sentiments faux, dans cette impudeur d'un méchant homme savourant la volupté de la violence, dans cette nudité effrontée d'une âme laide, dans cette conflagration de toutes les souffrances combinées avec toutes les haines, quelque chose qui était hideux comme le mal et poignant comme le vrai.
Le tableau de maître, la peinture de David dont il avait proposé l'achat à M. Leblanc, n'était, le lecteur l'a deviné, autre chose que l'enseigne de sa gargote, peinte, on s'en souvient, par lui-même, seul débris qu'il eût conservé de son naufrage de Montfermeil.
Comme il avait cessé d'intercepter le rayon visuel de Marius, Marius maintenant pouvait considérer cette chose, et dans ce badigeonnage il reconnaissait réellement une bataille, un fond de fumée, et un homme qui en portait un autre. C'était le groupe de Thénardier et de Pontmercy, le sergent sauveur, le colonel sauvé. Marius était comme ivre, ce tableau faisait en quelque sorte son père vivant, ce n'était plus l'enseigne du cabaret de Montfermeil, c'était une résurrection, une tombe s'y entr'ouvrait, un fantôme s'y dressait. Marius entendait son cœur tinter à ses tempes, il avait le canon de Waterloo dans les oreilles, son père sanglant vaguement peint sur ce panneau sinistre l'effarait, et il lui semblait que cette silhouette informe le regardait fixement.
Quand Thénardier eut repris haleine, il attacha sur M. Leblanc ses prunelles sanglantes, et lui dit d'une voix basse et brève:
– Qu'as-tu à dire avant qu'on te mette en brindesingues?
M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix éraillée lança du corridor ce sarcasme lugubre:
– S'il faut fendre du bois, je suis là, moi!
C'était l'homme au merlin qui s'égayait.
En même temps une énorme face hérissée et terreuse parut à la porte avec un affreux rire qui montrait non des dents, mais des crocs.
C'était la face de l'homme au merlin.
– Pourquoi as-tu ôté ton masque? lui cria Thénardier avec fureur.
– Pour rire, répliqua l'homme.
Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et guetter tous les mouvements de Thénardier, qui, aveuglé et ébloui par sa propre rage, allait et venait dans le repaire avec la confiance de sentir la porte gardée, de tenir, armé, un homme désarmé, et d'être neuf contre un, en supposant que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans son apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à M. Leblanc.
M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, du poing la table, et d'un bond, avec une agilité prodigieuse, avant que Thénardier eût eu le temps de se retourner, il était à la fenêtre. L'ouvrir, escalader l'appui, l'enjamber, ce fut une seconde. Il était à moitié dehors quand six poings robustes le saisirent et le ramenèrent énergiquement dans le bouge. C'étaient les trois «fumistes» qui s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier l'avait empoigné aux cheveux.
Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor. Le vieux qui était sur le lit et qui semblait pris de vin, descendit du grabat et arriva en chancelant, un marteau de cantonnier à la main.
Un des «fumistes» dont la chandelle éclairait le visage barbouillé, et dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, reconnut Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, levait au-dessus de la tête de M. Leblanc une espèce d'assommoir fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une barre de fer.
Marius ne put résister à ce spectacle. – Mon père, pensa-t-il, pardonne-moi! – Et son doigt chercha la détente du pistolet. Le coup allait partir lorsque la voix de Thénardier cria:
– Ne lui faites pas de mal!
Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspérer Thénardier, l'avait calmé. Il y avait deux hommes en lui, l'homme féroce et l'homme adroit. Jusqu'à cet instant, dans le débordement du triomphe, devant la proie abattue et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé; quand la victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme adroit reparut et prit le dessus.
– Ne lui faites pas de mal! répéta-t-il. Et, sans s'en douter, pour premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir et paralysa Marius pour lequel l'urgence disparut, et qui, devant cette phase nouvelle, ne vit point d'inconvénient à attendre encore. Qui sait si quelque chance ne surgirait pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser périr le père d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel?
Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de poing en plein torse M. Leblanc avait envoyé le vieux rouler au milieu de la chambre, puis de deux revers de main avait terrassé deux autres assaillants, et il en tenait un sous chacun de ses genoux; les misérables râlaient sous cette pression comme sous une meule de granit; mais les quatre autres avaient saisi le redoutable vieillard aux deux bras et à la nuque et le tenaient accroupi sur les deux «fumistes» terrassés. Ainsi, maître des uns et maîtrisé par les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entassaient sur lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe horrible des bandits comme un sanglier sous un monceau hurlant de dogues et de limiers.
Ils parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de la croisée et l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui avait pas lâché les cheveux.
– Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchirer ton châle.
La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement.