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Kitabı oku: «Les misérables. Tome III: Marius», sayfa 6

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Chapitre V
Utilité d'aller à la messe pour devenir révolutionnaire

Marius avait gardé les habitudes religieuses de son enfance. Un dimanche qu'il était allé entendre la messe à Saint-Sulpice, à cette même chapelle de la Vierge où sa tante le menait quand il était petit, étant ce jour-là distrait et rêveur plus qu'à l'ordinaire, il s'était placé derrière un pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise en velours d'Utrecht au dossier de laquelle était écrit ce nom: Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait à peine qu'un vieillard se présenta et dit à Marius:

– Monsieur, c'est ma place.

Marius s'écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise.

La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas; le vieillard s'approcha de nouveau et lui dit:

– Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir dérangé tout à l'heure et de vous déranger encore en ce moment; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut que je vous explique.

– Monsieur, dit Marius, c'est inutile.

– Si! reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez mauvaise idée de moi. Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi? je vais vous le dire. C'est à cette place-là que j'ai vu venir pendant dix années, tous les deux ou trois mois régulièrement, un pauvre brave père qui n'avait pas d'autre occasion et pas d'autre manière de voir son enfant, parce que, pour des arrangements de famille, on l'en empêchait. Il venait à l'heure où il savait qu'on menait son fils à la messe. Le petit ne se doutait pas que son père était là. Il ne savait même peut-être pas qu'il avait un père, l'innocent! Le père, lui, se tenait derrière un pilier pour qu'on ne le vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme! J'ai vu cela. Cet endroit est devenu comme sanctifié pour moi, et j'ai pris l'habitude de venir y entendre la messe. Je le préfère au banc d'œuvre où j'aurais droit d'être comme marguillier. J'ai même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un beau-père, une tante riche, des parents, je ne sais plus trop, qui menaçaient de déshériter l'enfant si, lui le père, il le voyait. Il s'était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. On l'en séparait pour opinion politique. Certainement j'approuve les opinions politiques, mais il y a des gens qui ne savent pas s'arrêter. Mon Dieu! parce qu'un homme a été à Waterloo, ce n'est pas un monstre; on ne sépare point pour cela un père de son enfant. C'était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. Il demeurait à Vernon où j'ai mon frère curé, et il s'appelait quelque chose comme Pontmarie ou Montpercy… – Il avait, ma foi, un beau coup de sabre.

– Pontmercy? dit Marius en pâlissant.

– Précisément. Pontmercy. Est-ce que vous l'avez connu?

– Monsieur, dit Marius, c'était mon père.

Le vieux marguillier joignit les mains, et s'écria:

– Ah! vous êtes l'enfant! Oui, c'est cela, ce doit être un homme à présent. Eh bien! pauvre enfant, vous pouvez dire que vous avez eu un père qui vous a bien aimé!

Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu'à son logis. Le lendemain, il dit à M. Gillenormand:

– Nous avons arrangé une partie de chasse avec quelques amis. Voulez-vous me permettre de m'absenter trois jours?

– Quatre! répondit le grand-père. Va, amuse-toi.

Et, clignant de l'œil, il dit bas à sa fille:

– Quelque amourette!

Chapitre VI
Ce que c'est que d'avoir rencontrer un marguillier

Où alla Marius, on le verra un peu plus loin.

Marius fut trois jours absent, puis il revint à Paris, alla droit à la bibliothèque de l'école de droit, et demanda la collection du Moniteur.

Il lut le Moniteur, il lut toutes les histoires de la République et de l'empire, le Mémorial de Sainte-Hélène, tous les mémoires, les journaux, les bulletins, les proclamations; il dévora tout. La première fois qu'il rencontra le nom de son père dans les bulletins de la grande Armée, il en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les généraux sous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres le comte H. Le marguillier Mabeuf, qu'il était allé revoir, lui avait conté la vie de Vernon, la retraite du colonel, ses fleurs, sa solitude. Marius arriva à connaître pleinement cet homme rare, sublime et doux, cette espèce de lion-agneau qui avait été son père.

Cependant, occupé de cette étude qui lui prenait tous ses instants comme toutes ses pensées, il ne voyait presque plus les Gillenormand. Aux heures des repas, il paraissait; puis on le cherchait, il n'était plus là. La tante bougonnait. Le père Gillenormand souriait. Bah! bah! c'est le temps des fillettes! – Quelquefois le vieillard ajoutait: – Diable! je croyais que c'était une galanterie, il paraît que c'est une passion.

C'était une passion en effet. Marius était en train d'adorer son père.

En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. Les phases de ce changement furent nombreuses et successives. Comme ceci est l'histoire de beaucoup d'esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phases pas à pas et de les indiquer toutes.

Cette histoire où il venait de mettre les yeux l'effarait.

Le premier effet fut l'éblouissement.

La République, l'empire, n'avaient été pour lui jusqu'alors que des mots monstrueux. La République, une guillotine dans un crépuscule; l'empire, un sabre dans la nuit. Il venait d'y regarder, et là où il s'attendait à ne trouver qu'un chaos de ténèbres, il avait vu, avec une sorte de surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau, Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, et se lever un soleil, Napoléon. Il ne savait où il en était. Il reculait aveuglé de clartés. Peu à peu, l'étonnement passé, il s'accoutuma à ces rayonnements, il considéra les actions sans vertige, il examina les personnages sans terreur; la révolution et l'empire se mirent lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire; il vit chacun de ces deux groupes d'événements et d'hommes se résumer dans deux faits énormes; la République dans la souveraineté du droit civique restituée aux masses, l'empire dans la souveraineté de l'idée française imposée à l'Europe; il vit sortir de la révolution la grande figure du peuple et de l'empire la grande figure de la France. Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait été bon.

Ce que son éblouissement négligeait dans cette première appréciation beaucoup trop synthétique, nous ne croyons pas nécessaire de l'indiquer ici. C'est l'état d'un esprit en marche que nous constatons. Les progrès ne se font pas tous en une étape. Cela dit, une fois pour toutes, pour ce qui précède comme pour ce qui va suivre, nous continuons.

Il s'aperçut alors que jusqu'à ce moment il n'avait pas plus compris son pays qu'il n'avait compris son père. Il n'avait connu ni l'un ni l'autre, et il avait eu une sorte de nuit volontaire sur les yeux. Il voyait maintenant; et d'un côté il admirait, de l'autre il adorait.

Il était plein de regrets, et de remords, et il songeait avec désespoir que tout ce qu'il avait dans l'âme, il ne pouvait plus le dire maintenant qu'à un tombeau! Oh! si son père avait existé, s'il l'avait eu encore, si Dieu dans sa compassion et dans sa bonté avait permis que ce père fût encore vivant, comme il aurait couru, comme il se serait précipité, comme il aurait crié à son père: Père! me voici! c'est moi! j'ai le même cœur que toi! je suis ton fils! Comme il aurait embrassé sa tête blanche, inondé ses cheveux de larmes, contemplé sa cicatrice, pressé ses mains, adoré ses vêtements, baisé ses pieds! Oh! pourquoi ce père était-il mort si tôt, avant l'âge, avant la justice, avant l'amour de son fils! Marius avait un continuel sanglot dans le cœur qui disait à tout moment: hélas! En même temps, il devenait plus vraiment sérieux, plus vraiment grave, plus sûr de sa foi et de sa pensée. À chaque instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. Il se faisait en lui comme une croissance intérieure. Il sentait une sorte d'agrandissement naturel que lui apportaient ces deux choses, nouvelles pour lui, son père et sa patrie.

Comme lorsqu'on a une clef, tout s'ouvrait; il s'expliquait ce qu'il avait haï, il pénétrait ce qu'il avait abhorré; il voyait désormais clairement le sens providentiel, divin et humain, des grandes choses qu'on lui avait appris à détester et des grands hommes qu'on lui avait enseigné à maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions, qui n'étaient que d'hier et qui pourtant lui semblaient déjà si anciennes, il s'indignait et il souriait.

De la réhabilitation de son père il avait naturellement passé à la réhabilitation de Napoléon.

Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s'était point faite sans labeur.

Dès l'enfance on l'avait imbu des jugements du parti de 1814 sur Bonaparte. Or, tous les préjugés de la Restauration, tous ses intérêts, tous ses instincts, tendaient à défigurer Napoléon. Elle l'exécrait plus encore que Robespierre. Elle avait exploité assez habilement la fatigue de la nation et la haine des mères. Bonaparte était devenu une sorte de monstre presque fabuleux, et, pour le peindre à l'imagination du peuple qui, comme nous l'indiquions tout à l'heure, ressemble à l'imagination des enfants, le parti de 1814 faisait apparaître successivement tous les masques effrayants, depuis ce qui est terrible en restant grandiose jusqu'à ce qui est terrible en devenant grotesque, depuis Tibère jusqu'à Croquemitaine. Ainsi, en parlant de Bonaparte, on était libre de sangloter ou de pouffer de rire, pourvu que la haine fît la basse. Marius n'avait jamais eu – sur cet homme, comme on l'appelait, – d'autres idées dans l'esprit. Elles s'étaient combinées avec la ténacité qui était dans sa nature. Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssait Napoléon.

En lisant l'histoire, en l'étudiant surtout dans les documents et les matériaux, le voile qui couvrait Napoléon aux yeux de Marius se déchira peu à peu. Il entrevit quelque chose d'immense, et soupçonna qu'il s'était trompé jusqu'à ce moment sur Bonaparte comme sur tout le reste; chaque jour il voyait mieux; et il se mit à gravir lentement, pas à pas, au commencement presque à regret, ensuite avec enivrement et comme attiré par une fascination irrésistible, d'abord les degrés sombres, puis les degrés vaguement éclairés, enfin les degrés lumineux et splendides de l'enthousiasme.

Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. Sa bougie était allumée; il lisait accoudé sur sa table à côté de sa fenêtre ouverte. Toutes sortes de rêveries lui arrivaient de l'espace et se mêlaient à sa pensée. Quel spectacle que la nuit! on entend des bruits sourds sans savoir d'où ils viennent, on voit rutiler comme une braise Jupiter qui est douze cents fois plus gros que la terre, l'azur est noir, les étoiles brillent, c'est formidable.

Il lisait les bulletins de la grande Armée, ces strophes héroïques écrites sur le champ de bataille; il y voyait par intervalles le nom de son père, toujours le nom de l'empereur; tout le grand empire lui apparaissait; il sentait comme une marée qui se gonflait en lui et qui montait; il lui semblait par moments que son père passait près de lui comme un souffle, et lui parlait à l'oreille; il devenait peu à peu étrange; il croyait entendre les tambours, le canon, les trompettes, le pas mesuré des bataillons, le galop sourd et lointain des cavaleries; de temps en temps ses yeux se levaient vers le ciel et regardaient luire dans les profondeurs sans fond les constellations colossales, puis ils retombaient sur le livre et ils y voyaient d'autres choses colossales remuer confusément. Il avait le cœur serré. Il était transporté, tremblant, haletant; tout à coup, sans savoir lui-même ce qui était en lui et à quoi il obéissait, il se dressa, étendit ses deux bras hors de la fenêtre, regarda fixement l'ombre, le silence, l'infini ténébreux, l'immensité éternelle, et cria: Vive l'empereur!

À partir de ce moment, tout fut dit. L'ogre de Corse, – l'usurpateur, – le tyran, – le monstre qui était l'amant de ses sœurs, – l'histrion qui prenait des leçons de Talma, – l'empoisonneur de Jaffa, – le tigre, – Buonaparté, – tout cela s'évanouit, et fit place dans son esprit à un vague et éclatant rayonnement où resplendissait à une hauteur inaccessible le pâle fantôme de marbre de César. L'empereur n'avait été pour son père que le bien-aimé capitaine qu'on admire et pour qui l'on se dévoue; il fut pour Marius quelque chose de plus. Il fut le constructeur prédestiné du groupe français succédant au groupe romain dans la domination de l'univers. Il fut le prodigieux architecte d'un écroulement, le continuateur de Charlemagne, de Louis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV et du comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses fautes et même son crime, c'est-à-dire étant homme; mais auguste dans ses fautes, brillant dans ses taches, puissant dans son crime. Il fut l'homme prédestiné qui avait forcé toutes les nations à dire: – la grande nation. Il fut mieux encore; il fut l'incarnation même de la France, conquérant l'Europe par l'épée qu'il tenait et le monde par la clarté qu'il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et qui gardera l'avenir. Despote, mais dictateur; despote résultant d'une République et résumant une révolution. Napoléon devint pour lui l'homme-peuple comme Jésus est l'homme-Dieu.

On le voit, à la façon de tous les nouveaux venus dans une religion, sa conversion l'enivrait, il se précipitait dans l'adhésion et il allait trop loin. Sa nature était ainsi: une fois sur une pente, il lui était presque impossible d'enrayer. Le fanatisme pour l'épée le gagnait et compliquait dans son esprit l'enthousiasme pour l'idée. Il ne s'apercevait point qu'avec le génie, et pêle-mêle, il admirait la force, c'est-à-dire qu'il installait dans les deux compartiments de son idolâtrie, d'un côté ce qui est divin, de l'autre ce qui est brutal. À plusieurs égards, il s'était mis à se tromper autrement. Il admettait tout. Il y a une manière de rencontrer l'erreur en allant à la vérité. Il avait une sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. Dans la voie nouvelle où il était entré, en jugeant les torts de l'ancien régime comme en mesurant la gloire de Napoléon, il négligeait les circonstances atténuantes.

Quoi qu'il en fût, un pas prodigieux était fait. Où il avait vu autrefois la chute de la monarchie, il voyait maintenant l'avènement de la France. Son orientation était changée. Ce qui avait été le couchant était le levant. Il s'était retourné.

Toutes ces révolutions s'accomplissaient en lui sans que sa famille s'en doutât.

Quand, dans ce mystérieux travail, il eut tout à fait perdu son ancienne peau de bourbonien et d'ultra, quand il eut dépouillé l'aristocrate, le jacobite et le royaliste, lorsqu'il fut pleinement révolutionnaire, profondément démocrate, et presque républicain, il alla chez un graveur du quai des Orfèvres et y commanda cent cartes portant ce nom: le baron Marius Pontmercy.

Ce qui n'était qu'une conséquence très logique du changement qui s'était opéré en lui, changement dans lequel tout gravitait autour de son père. Seulement, comme il ne connaissait personne, et qu'il ne pouvait semer ces cartes chez aucun portier, il les mit dans sa poche.

Par une autre conséquence naturelle, à mesure qu'il se rapprochait de son père, de sa mémoire, et des choses pour lesquelles le colonel avait combattu vingt-cinq ans, il s'éloignait de son grand-père. Nous l'avons dit, dès longtemps l'humeur de M. Gillenormand ne lui agréait point. Il y avait déjà entre eux toutes les dissonances de jeune homme grave à vieillard frivole. La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie de Werther. Tant que les mêmes opinions politiques et les mêmes idées leur avaient été communes, Marius s'était rencontré là avec M. Gillenormand comme sur un pont. Quand ce pont tomba, l'abîme se fit. Et puis, par-dessus tout, Marius éprouvait des mouvements de révolte inexprimables en songeant que c'était M. Gillenormand qui, pour des motifs stupides, l'avait arraché sans pitié au colonel, privant ainsi le père de l'enfant et l'enfant du père.

À force de piété pour son père, Marius en était presque venu à l'aversion pour son aïeul.

Rien de cela du reste, nous l'avons dit, ne se trahissait au dehors. Seulement il était froid de plus en plus; laconique aux repas, et rare dans la maison. Quand sa tante l'en grondait, il était très doux et donnait pour prétexte ses études, les cours, les examens, des conférences, etc. Le grand-père ne sortait pas de son diagnostic infaillible: – Amoureux! Je m'y connais.

Marius faisait de temps en temps quelques absences.

Où va-t-il donc comme cela? demandait la tante.

Dans un de ces voyages, toujours très courts, il était allé à Montfermeil pour obéir à l'indication que son père lui avait laissée, et il avait cherché l'ancien sergent de Waterloo, l'aubergiste Thénardier. Thénardier avait fait faillite, l'auberge était fermée, et l'on ne savait ce qu'il était devenu. Pour ces recherches, Marius fut quatre jours hors de la maison.

– Décidément, dit le grand-père, il se dérange.

On avait cru remarquer qu'il portait sur sa poitrine et sous sa chemise quelque chose qui était attaché à son cou par un ruban noir.

Chapitre VII
Quelque cotillon

C'était un arrière-petit-neveu que M. Gillenormand avait du côté paternel, et qui menait, en dehors de la famille et loin de tous les foyers domestiques, la vie de garnison. Le lieutenant Théodule Gillenormand remplissait toutes les conditions voulues pour être ce qu'on appelle un joli officier. Il avait «une taille de demoiselle», une façon de traîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il venait fort rarement à Paris, si rarement que Marius ne l'avait jamais vu. Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Théodule était, nous croyons l'avoir dit, le favori de la tante Gillenormand, qui le préférait parce qu'elle ne le voyait pas. Ne pas voir les gens, cela permet de leur supposer toutes les perfections.

Un matin, Mlle Gillenormand ainée était rentrée chez elle aussi émue que sa placidité pouvait l'être. Marius venait encore de demander à son grand-père la permission de faire un petit voyage, ajoutant qu'il comptait partir le soir même. – Va! avait répondu le grand-père, et M. Gillenormand avait ajouté à part en poussant ses deux sourcils vers le haut de son front: Il découche avec récidive. Mlle Gillenormand était remontée dans sa chambre très intriguée, et avait jeté dans l'escalier ce point d'exclamation: C'est fort! et ce point d'interrogation: Mais où donc est-ce qu'il va? Elle entrevoyait quelque aventure de cœur plus ou moins illicite, une femme dans la pénombre, un rendez-vous, un mystère, et elle n'eût pas été fâchée d'y fourrer ses lunettes. La dégustation d'un mystère, cela ressemble à la primeur d'un esclandre; les saintes âmes ne détestent point cela. Il y a dans les compartiments secrets de la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.

Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire.

Pour se distraire de cette curiosité qui l'agitait un peu au delà de ses habitudes, elle s'était réfugiée dans ses talents, et elle s'était mise à festonner avec du coton sur du coton une de ces broderies de l'Empire et de la Restauration où il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage maussade, ouvrière revêche. Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la porte s'ouvrit. Mlle Gillenormand leva le nez; le lieutenant Théodule était devant elle, et lui faisait le salut d'ordonnance. Elle poussa un cri de bonheur. On est vieille, on est prude, on est dévote, on est la tante; mais c'est toujours agréable de voir entrer dans sa chambre un lancier.

– Toi ici, Théodule! s'écria-t-elle.

– En passant, ma tante.

– Mais embrasse-moi donc.

– Voilà! dit Théodule.

Et il l'embrassa. La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et l'ouvrit.

– Tu nous restes au moins toute la semaine?

– Ma tante, je repars ce soir.

– Pas possible!

– Mathématiquement!

– Reste, mon petit Théodule, je t'en prie.

– Le cœur dit oui, mais la consigne dit non. L'histoire est simple. On nous change de garnison; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon. Pour aller de l'ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J'ai dit: je vais aller voir ma tante.

– Et voici pour ta peine.

Elle lui mit dix louis dans la main.

– Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante.

Théodule l'embrassa une seconde fois, et elle eut la joie d'avoir le cou un peu écorché par les soutaches de l'uniforme.

– Est-ce que tu fais le voyage à cheval avec ton régiment? lui demanda-t-elle.

– Non, ma tante. J'ai tenu à vous voir. J'ai une permission spéciale. Mon Grosseur mène mon cheval; je vais par la diligence. Et à ce propos, il faut que je vous demande une chose.

– Quoi?

– Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui?

– Comment sais-tu cela? fit la tante, subitement chatouillée au vif de la curiosité.

– En arrivant, je suis allé à la diligence retenir une place dans le coupé.

– Eh bien?

– Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l'impériale. J'ai vu sur la feuille son nom.

– Quel nom?

– Marius Pontmercy.

– Le mauvais sujet! s'écria la tante. Ah! ton cousin n'est pas un garçon rangé comme toi. Dire qu'il va passer la nuit en diligence!

– Comme moi.

– Mais toi, c'est par devoir; lui, c'est par désordre.

– Bigre! fit Théodule.

Ici, il arriva un événement à Mlle Gillenormand aînée; elle eut une idée. Si elle eût été homme, elle se fût frappée le front. Elle apostropha Théodule:

– Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas?

– Non. Je l'ai vu, moi; mais il n'a jamais daigné me remarquer.

– Vous allez donc voyager ensemble comme cela?

– Lui sur l'impériale, moi dans le coupé.

– Où va cette diligence?

– Aux Andelys.

– C'est donc là que va Marius?

– À moins que, comme moi, il ne s'arrête en route. Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. Je ne sais rien de l'itinéraire de Marius.

– Marius! quel vilain nom! Quelle idée a-t-on eue de l'appeler Marius! Tandis que toi, au moins, tu t'appelles Théodule!

– J'aimerais mieux m'appeler Alfred, dit l'officier.

– Écoute, Théodule.

– J'écoute, ma tante.

– Fais attention.

– Je fais attention.

– Y es-tu?

– Oui.

– Eh bien, Marius fait des absences.

– Eh! eh!

– Il voyage.

– Ah! ah!

– Il découche.

– Oh! oh!

– Nous voudrions savoir ce qu'il y a là-dessous.

Théodule répondit avec le calme d'un homme bronzé:

– Quelque cotillon.

Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèle la certitude, il ajouta:

– Une fillette.

– C'est évident, s'écria la tante qui crut entendre parler M. Gillenormand, et qui sentit sa conviction sortir irrésistiblement de ce mot fillette, accentué presque de la même façon par le grand-oncle et par le petit-neveu. Elle reprit:

– Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te connaît pas, cela te sera facile. Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. Tu nous écriras l'historiette. Cela amusera le grand-père.

Théodule n'avait point un goût excessif pour ce genre de guet; mais il était fort touché des dix louis, et il croyait leur voir une suite possible. Il accepta la commission et dit: – Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à part lui: – Me voilà duègne.

Mlle Gillenormand l'embrassa.

– Ce n'est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. Tu obéis à la discipline, tu es l'esclave de la consigne, tu es un homme de scrupule et de devoir, et tu ne quitterais pas ta famille pour aller voir une créature.

Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité.

Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence sans se douter qu'il eût un surveillant. Quant au surveillant, la première chose qu'il fit, ce fut de s'endormir. Le sommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute la nuit.

Au point du jour, le conducteur de la diligence cria: – Vernon! relais de Vernon! les voyageurs pour Vernon! – Et le lieutenant Théodule se réveilla.

– Bon, grommela-t-il, à demi endormi encore, c'est ici que je descends.

Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du réveil, il songea à sa tante, aux dix louis, et au compte qu'il s'était chargé de rendre des faits et gestes de Marius. Cela le fit rire.

Il n'est peut-être plus dans la voiture, pensa-t-il, tout en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s'arrêter à Poissy; il a pu s'arrêter à Triel; s'il n'est pas descendu à Meulan, il a pu descendre à Mantes, à moins qu'il ne soit descendu à Rolleboise, ou qu'il n'ait poussé jusqu'à Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur Évreux ou à droite sur Laroche-Guyon. Cours après, ma tante. Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille?

En ce moment un pantalon noir qui descendait de l'impériale apparut à la vitre du coupé.

– Serait-ce Marius? dit le lieutenant.

C'était Marius.

Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux voyageurs. – Fleurissez vos dames, criait-elle.

Marius s'approcha d'elle et lui acheta les plus belles fleurs de son éventaire.

– Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir.

Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leur compte, il se mit à suivre Marius.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule. Des femmes élégantes descendaient de la diligence; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui.

– Est-il amoureux! pensa Théodule.

Marius se dirigea vers l'église.

– À merveille, se dit Théodule. L'église! c'est cela. Les rendez-vous assaisonnés d'un peu de messe sont les meilleurs. Rien n'est exquis comme une œillade qui passe par-dessus le bon Dieu.

Parvenu à l'église, Marius n'y entra point, et tourna derrière le chevet. Il disparut à l'angle d'un des contreforts de l'abside.

– Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la fillette.

Et il s'avança sur la pointe de ses bottes vers l'angle où Marius avait tourné.

Arrivé là, il s'arrêta stupéfait.

Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé dans l'herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet. À l'extrémité de la fosse, à un renflement qui marquait la tête, il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettres blanches: Colonel Baron Pontmercy. On entendait Marius sangloter.

La fillette était une tombe.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
320 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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