Kitabı oku: «Les misérables. Tome IV: L'idylle rue Plumet et l'épopée rue Saint-Denis», sayfa 16
Chapitre IV
Cab roule en anglais et jappe en argot
Le lendemain, c'était le 3 juin, le 3 juin 1832, date qu'il faut indiquer à cause des événements graves qui étaient à cette époque suspendus sur l'horizon de Paris à l'état de nuages chargés, Marius à la nuit tombante suivait le même chemin que la veille avec les mêmes pensées de ravissement dans le cœur, lorsqu'il aperçut, entre les arbres du boulevard, Éponine qui venait à lui. Deux jours de suite, c'était trop. Il se détourna vivement, quitta le boulevard, changea de route, et s'en alla rue Plumet par la rue Monsieur.
Cela fit qu'Éponine le suivit jusqu'à la rue Plumet, chose qu'elle n'avait point faite encore. Elle s'était contentée jusque-là de l'apercevoir à son passage sur le boulevard sans même chercher à le rencontrer. La veille seulement, elle avait essayé de lui parler.
Éponine le suivit donc, sans qu'il s'en doutât. Elle le vit déranger le barreau de la grille, et se glisser dans le jardin.
– Tiens! dit-elle, il entre dans la maison!
Elle s'approcha de la grille, tâta les barreaux l'un après l'autre et reconnut facilement celui que Marius avait dérangé.
Elle murmura à demi-voix, avec un accent lugubre:
– Pas de ça, Lisette!
Elle s'assit sur le soubassement de la grille, tout à côté du barreau, comme si elle le gardait. C'était précisément le point où la grille venait toucher le mur voisin. Il y avait là un angle obscur où Éponine disparaissait entièrement.
Elle demeura ainsi plus d'une heure sans bouger et sans souffler, en proie à ses idées.
Vers dix heures du soir, un des deux ou trois passants de la rue Plumet, vieux bourgeois attardé qui se hâtait dans ce lieu désert et mal famé, côtoyant la grille du jardin, et arrivé à l'angle que la grille faisait avec le mur, entendit une voix sourde et menaçante qui disait:
– Je ne m'étonne plus s'il vient tous les soirs!
Le passant promena ses yeux autour de lui, ne vit personne, n'osa pas regarder dans ce coin noir et eut grand'peur. Il doubla le pas.
Ce passant eut raison de se hâter, car, très peu d'instants après, six hommes qui marchaient séparés et à quelque distance les uns des autres, le long des murs, et qu'on eût pu prendre pour une patrouille grise, entrèrent dans la rue Plumet.
Le premier qui arriva à la grille du jardin s'arrêta, et attendit les autres; une seconde après, ils étaient tous les six réunis.
Ces hommes se mirent à parler à voix basse.
– C'est icicaille, dit l'un d'eux.
– Y a-t-il un cab dans le jardin? demanda un autre.
– Je ne sais pas. En tout cas j'ai levé une boulette que nous lui ferons morfiler.
– As-tu du mastic pour frangir la vanterne?
– Oui.
– La grille est vieille, reprit un cinquième qui avait une voix de ventriloque.
– Tant mieux, dit le second qui avait parlé. Elle ne criblera pas tant sous la bastringue et ne sera pas si dure à faucher.
Le sixième, qui n'avait pas encore ouvert la bouche, se mit à visiter la grille comme avait fait Éponine une heure auparavant, empoignant successivement chaque barreau et les ébranlant avec précaution. Il arriva ainsi au barreau que Marius avait descellé. Comme il allait saisir ce barreau, une main sortant brusquement de l'ombre s'abattit sur son bras, il se sentit vivement repoussé par le milieu de la poitrine, et une voix enrouée lui dit sans crier:
– Il y a un cab.
En même temps il vit une fille pâle debout devant lui.
L'homme eut cette commotion que donne toujours l'inattendu. Il se hérissa hideusement; rien n'est formidable à voir comme les bêtes féroces inquiètes; leur air effrayé est effrayant. Il recula, et bégaya:
– Quelle est cette drôlesse?
– Votre fille.
C'était en effet Éponine qui parlait à Thénardier.
À l'apparition d'Éponine, les cinq autres, c'est-à-dire Claquesous, Gueulemer, Babet, Montparnasse et Brujon, s'étaient approchés sans bruit, sans précipitation, sans dire une parole, avec la lenteur sinistre propre à ces hommes de nuit.
On leur distinguait je ne sais quels hideux outils à la main. Gueulemer tenait une de ces pinces courbes que les rôdeurs appellent fanchons.
– Ah çà, qu'est-ce que tu fais là? qu'est-ce que tu nous veux? es-tu folle? s'écria Thénardier, autant qu'on peut s'écrier en parlant bas. Qu'est-ce que tu viens nous empêcher de travailler?
Éponine se mit à rire et lui sauta au cou.
– Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. Est-ce qu'il n'est pas permis de s'asseoir sur les pierres, à présent? C'est vous qui ne devriez pas y être. Qu'est-ce que vous venez y faire, puisque c'est un biscuit? Je l'avais dit à Magnon. Il n'y a rien à faire ici. Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père! Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu! Vous êtes dehors, donc?
Le Thénardier essaya de se débarrasser des bras d'Éponine et grommela:
– C'est bon. Tu m'as embrassé. Oui, je suis dehors. Je ne suis pas dedans. À présent, va-t'en.
Mais Éponine ne lâchait pas prise et redoublait ses caresses.
– Mon petit père, comment avez-vous donc fait? Il faut que vous ayez bien de l'esprit pour vous être tiré de là.
Contez-moi ça! Et ma mère? où est ma mère? Donnez-moi donc des nouvelles de maman.
Thénardier répondit:
– Elle va bien, je ne sais pas, laisse-moi, je te dis va-t'en.
– Je ne veux pas m'en aller justement, fit Éponine avec une minauderie d'enfant gâté, vous me renvoyez que voilà quatre mois que je ne vous ai vu et que j'ai à peine eu le temps de vous embrasser.
Et elle reprit son père par le cou.
– Ah çà mais, c'est bête! dit Babet.
– Dépêchons! dit Gueulemer, les coqueurs peuvent passer.
La voix de ventriloque scanda ce distique:
Nous n'sommes pas le jour de l'an,
À bécoter papa maman.
Éponine se tourna vers les cinq bandits.
– Tiens, C'est monsieur Brujon. – Bonjour, monsieur Babet. Bonjour, monsieur Claquesous. – Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gueulemer? – Comment ça va, Montparnasse?
– Si, on te reconnaît! fit Thénardier. Mais bonjour, bonsoir, au large! laisse-nous tranquilles.
– C'est l'heure des renards, et pas des poules, dit Montparnasse.
– Tu vois bien que nous avons à goupiner icigo, ajouta Babet.
Éponine prit la main de Montparnasse.
– Prends garde! dit-il, tu vas te couper, j'ai un lingre ouvert.
– Mon petit Montparnasse, répondit Éponine très doucement, il faut avoir confiance dans les gens. Je suis la fille de mon père peut-être. Monsieur Babet, monsieur Gueulemer, c'est moi qu'on a chargée d'éclairer l'affaire.
Il est remarquable qu'Éponine ne parlait pas argot. Depuis qu'elle connaissait Marius, cette affreuse langue lui était devenue impossible.
Elle pressa dans sa petite main osseuse et faible comme la main d'un squelette les gros doigts rudes de Gueulemer et continua:
– Vous savez bien que je ne suis pas sotte. Ordinairement on me croit. Je vous ai rendu service dans les occasions. Eh bien, j'ai pris des renseignements, vous vous exposeriez inutilement, voyez-vous. Je vous jure qu'il n'y a rien à faire dans cette maison-ci.
– Il y a des femmes seules, dit Gueulemer.
– Non. Les personnes sont déménagées.
– Les chandelles ne le sont pas, toujours! fit Babet.
Et il montra à Éponine, à travers le haut des arbres, une lumière qui se promenait dans la mansarde du pavillon. C'était Toussaint qui avait veillé pour étendre du linge à sécher.
Éponine tenta un dernier effort.
– Eh bien, dit-elle, c'est du monde très pauvre, et une baraque où ils n'ont pas le sou.
– Va-t'en au diable! cria Thénardier. Quand nous aurons retourné la maison, et que nous aurons mis la cave en haut et le grenier en bas, nous te dirons ce qu'il y a dedans, et si ce sont des balles, des ronds ou des broques.
Et il la poussa pour passer outre.
– Mon bon ami monsieur Montparnasse, dit Éponine, je vous en prie, vous qui êtes bon enfant, n'entrez pas!
– Prends donc garde, tu vas te couper! répliqua Montparnasse.
Thénardier reprit avec l'accent décisif qu'il avait:
– Décampe, la fée, et laisse les hommes faire leurs affaires.
Éponine lâcha la main de Montparnasse qu'elle avait ressaisie, et dit:
– Vous voulez donc entrer dans cette maison?
– Un peu! fit le ventriloque en ricanant.
Alors elle s'adossa à la grille, fit face aux six bandits armés jusqu'aux dents et à qui la nuit donnait des visages de démons, et dit d'une voix ferme et basse:
– Eh bien, moi, je ne veux pas.
Ils s'arrêtèrent stupéfaits. Le ventriloque pourtant acheva son ricanement. Elle reprit:
– Les amis! écoutez bien. Ce n'est pas ça. Maintenant je parle. D'abord, si vous entrez dans ce jardin, si vous touchez à cette grille, je crie, je cogne aux portes, je réveille le monde, je vous fais empoigner tous les six, j'appelle les sergents de ville.
– Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon et au ventriloque.
Elle secoua la tête et ajouta:
– À commencer par mon père.
Thénardier s'approcha.
– Pas si près, bonhomme! dit-elle.
Il recula en grommelant dans ses dents: – Mais qu'est-ce qu'elle a donc? Et il ajouta:
– Chienne!
Elle se mit à rire d'une façon terrible.
– Comme vous voudrez, vous n'entrerez pas. Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au loup. Vous êtes six, qu'est-ce que cela me fait? Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous ne me faites pas peur, allez. Je vous dis que vous n'entrerez pas dans cette maison, parce que cela ne me plaît pas. Si vous approchez, j'aboie. Je vous l'ai dit, le cab c'est moi. Je me fiche pas mal de vous. Passez votre chemin, vous m'ennuyez! Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends! Vous à coups de couteau, moi à coups de savate, ça m'est égal, avancez donc!
Elle fit un pas vers les bandits, elle était effrayante, elle se remit à rire.
– Pardine! je n'ai pas peur. Cet été, j'aurai faim, cet hiver, j'aurai froid. Sont-ils farces, ces bêtas d'hommes de croire qu'ils font peur à une fille! De quoi! peur? Ah ouiche, joliment! Parce que vous avez des chipies de maîtresses qui se cachent sous le lit quand vous faites la grosse voix, voilà-t-il pas. Moi je n'ai peur de rien!
Elle appuya sur Thénardier son regard fixe, et dit:
– Pas même de vous, mon père!
Puis elle poursuivit en promenant sur les bandits ses sanglantes prunelles de spectre:
– Qu'est-ce que ça me fait à moi qu'on me ramasse demain rue Plumet sur le pavé, tuée à coups de surin par mon père, ou bien qu'on me trouve dans un an dans les filets de Saint-Cloud ou à l'île des Cygnes au milieu des vieux bouchons pourris et des chiens noyés!
Force lui fut de s'interrompre, une toux sèche la prit, son souffle sortait comme un râle de sa poitrine étroite et débile.
Elle reprit:
– Je n'ai qu'à crier, on vient, patatras. Vous êtes six; moi je suis tout le monde.
Thénardier fit un mouvement vers elle.
– Prochez pas cria-t-elle.
Il s'arrêta, et lui dit avec douceur:
– Eh bien non. Je n'approcherai pas, mais ne parle pas si haut. Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler? Il faut pourtant que nous gagnions notre vie. Tu n'as donc plus d'amitié pour ton père?
– Vous m'embêtez, dit Éponine.
– Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions…
– Crevez.
Cela dit, elle s'assit sur le soubassement de la grille en chantonnant:
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu.
Elle avait le coude sur le genou et le menton dans sa main, et elle balançait son pied d'un air d'indifférence. Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant.
Les six escarpes, interdits et sombres d'être tenus en échec par une fille, allèrent sous l'ombre portée de la lanterne et tinrent conseil avec des haussements d'épaule humiliés et furieux.
Elle cependant les regardait d'un air paisible et farouche.
– Elle a quelque chose, dit Babet. Une raison. Est-ce qu'elle est amoureuse du cab? C'est pourtant dommage de manquer ça. Deux femmes, un vieux qui loge dans une arrière-cour; il y a des rideaux pas mal aux fenêtres. Le vieux doit être un guinal. Je crois l'affaire bonne.
– Eh bien, entrez, vous autres, s'écria Montparnasse. Faites l'affaire. Je resterai là avec la fille, et si elle bronche…
Il fit reluire au réverbère le couteau qu'il tenait ouvert dans sa manche.
Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu'on voudrait.
Brujon, qui était un peu oracle et qui avait, comme on sait, «donné l'affaire», n'avait pas encore parlé. Il paraissait pensif. Il passait pour ne reculer devant rien, et l'on savait qu'il avait un jour dévalisé, rien que par bravade, un poste de sergents de ville. En outre il faisait des vers et des chansons, ce qui lui donnait une grande autorité.
Babet le questionna.
– Tu ne dis rien, Brujon?
Brujon resta encore un instant silencieux, puis il hocha la tête de plusieurs façons variées, et se décida enfin à élever la voix.
– Voici: j'ai rencontré ce matin deux moineaux qui se battaient; ce soir, je me cogne à une femme qui querelle. Tout ça est mauvais. Allons-nous-en.
Ils s'en allèrent.
Tout en s'en allant, Montparnasse murmura:
– C'est égal, si on avait voulu, j'aurais donné le coup de pouce.
Babet lui répondit:
– Moi pas. Je ne tape pas une dame.
Au coin de la rue, ils s'arrêtèrent et échangèrent à voix sourde ce dialogue énigmatique:
– Où irons-nous coucher ce soir?
– Sous Pantin.
– As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier?
– Pardi.
Éponine, qui ne les quittait pas des yeux, les vit reprendre le chemin par où ils étaient venus. Elle se leva et se mit à ramper derrière eux le long des murailles et des maisons. Elle les suivit ainsi jusqu'au boulevard. Là, ils se séparèrent, et elle vit ces six hommes s'enfoncer dans l'obscurité où ils semblèrent fondre.
Chapitre V
Choses de la nuit
Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne.
Ce qui venait de se passer dans cette rue n'eût point étonné une forêt. Les futaies, les taillis, les bruyères, les branches âprement entre-croisées, les hautes herbes, existent d'une manière sombre; le fourmillement sauvage entrevoit là les subites apparitions de l'invisible; ce qui est au-dessous de l'homme y distingue à travers la brume ce qui est au-delà de l'homme; et les choses ignorées de nous vivants s'y confrontent dans la nuit. La nature hérissée et fauve s'effare à de certaines approches où elle croit sentir le surnaturel. Les forces de l'ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l'insaisissable. La bestialité buveuse de sang, les voraces appétits affamés en quête de la proie, les instincts armés d'ongles et de mâchoires qui n'ont pour source et pour but que le ventre, regardent et flairent avec inquiétude l'impassible linéament spectral rôdant sous un suaire, debout dans sa vague robe frissonnante, et qui leur semble vivre d'une vie morte et terrible. Ces brutalités, qui ne sont que matière, craignent confusément d'avoir affaire à l'immense obscurité condensée dans un être inconnu. Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. Ce qui sort du cimetière intimide et déconcerte ce qui sort de l'antre; le féroce a peur du sinistre; les loups reculent devant une goule rencontrée.
Chapitre VI
Marius redevient réel au point de donner son adresse à Cosette
Pendant que cette espèce de chienne à figure humaine montait la garde contre la grille et que les six bandits lâchaient pied devant une fille, Marius était près de Cosette.
Jamais le ciel n'avait été plus constellé et plus charmant, les arbres plus tremblants, la senteur des herbes plus pénétrante; jamais les oiseaux ne s'étaient endormis dans les feuilles avec un bruit plus doux; jamais toutes les harmonies de la sérénité universelle n'avaient mieux répondu aux musiques intérieures de l'amour; jamais Marius n'avait été plus épris, plus heureux, plus extasié. Mais il avait trouvé Cosette triste. Cosette avait pleuré. Elle avait les yeux rouges.
C'était le premier nuage dans cet admirable rêve.
Le premier mot de Marius avait été:
– Qu'as-tu?
Et elle avait répondu:
– Voilà.
Puis elle s'était assise sur le banc près du perron, et pendant qu'il prenait place tout tremblant auprès d'elle, elle avait poursuivi:
– Mon père m'a dit ce matin de me tenir prête, qu'il avait des affaires, et que nous allions peut-être partir.
Marius frissonna de la tête aux pieds.
Quand on est à la fin de la vie, mourir, cela veut dire partir; quand on est au commencement, partir, cela veut dire mourir.
Depuis six semaines, Marius, peu à peu, lentement, par degrés, prenait chaque jour possession de Cosette. Possession tout idéale, mais profonde. Comme nous l'avons expliqué déjà, dans le premier amour, on prend l'âme bien avant le corps; plus tard on prend le corps bien avant l'âme, quelquefois on ne prend pas l'âme du tout; les Faublas et les Prudhomme ajoutent: parce qu'il n'y en a pas; mais ce sarcasme est par bonheur un blasphème. Marius donc possédait Cosette, comme les esprits possèdent; mais il l'enveloppait de toute son âme et la saisissait jalousement avec une incroyable conviction. Il possédait son sourire, son haleine, son parfum, le rayonnement profond de ses prunelles bleues, la douceur de sa peau quand il lui touchait la main, le charmant signe qu'elle avait au cou, toutes ses pensées. Ils étaient convenus de ne jamais dormir sans rêver l'un de l'autre, et ils s'étaient tenus parole. Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Il regardait sans cesse et il effleurait quelquefois de son souffle les petits cheveux qu'elle avait à la nuque, et il se déclarait qu'il n'y avait pas un de ces petits cheveux qui ne lui appartint à lui Marius. Il contemplait et il adorait les choses qu'elle mettait, son nœud de ruban, ses gants, ses manchettes, ses brodequins, comme des objets sacrés dont il était le maître. Il songeait qu'il était le seigneur de ces jolis peignes d'écaille qu'elle avait dans ses cheveux, et il se disait même, sourds et confus bégayements de la volupté qui se faisait jour, qu'il n'y avait pas un cordon de sa robe, pas une maille de ses bas, pas un pli de son corset, qui ne fût à lui. À côté de Cosette, il se sentait près de son bien, près de sa chose, près de son despote et de son esclave. Il semblait qu'ils eussent tellement mêlé leurs âmes que, s'ils eussent voulu les reprendre, il leur eût été impossible de les reconnaître. – Celle-ci est la mienne. – Non, c'est la mienne. – Je t'assure que tu te trompes. Voilà bien moi. – Ce que tu prends pour toi, c'est moi. – Marius était quelque chose qui faisait partie de Cosette et Cosette était quelque chose qui faisait partie de Marius. Marius sentait Cosette vivre en lui. Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n'était pas distinct de respirer. Ce fut au milieu de cette foi, de cet enivrement, de cette possession virginale, inouïe et absolue, de cette souveraineté, que ces mots: «Nous allons partir», tombèrent tout à coup, et que la voix brusque de la réalité lui cria: Cosette n'est pas à toi!
Marius se réveilla. Depuis six semaines, Marius vivait, nous l'avons dit, hors de la vie; ce mot, partir! l'y fit rentrer durement.
Il ne trouva pas une parole. Cosette sentit seulement que sa main était très froide. Elle lui dit à son tour:
– Qu'as-tu?
Il répondit, si bas que Cosette l'entendait à peine:
– Je ne comprends pas ce que tu as dit.
Elle reprit:
– Ce matin mon père m'a dit de préparer toutes mes petites affaires et de me tenir prête, qu'il me donnerait son linge pour le mettre dans une malle, qu'il était obligé de faire un voyage, que nous allions partir, qu'il faudrait avoir une grande malle pour moi et une petite pour lui, de préparer tout cela d'ici à une semaine, et que nous irions peut-être en Angleterre.
– Mais c'est monstrueux! s'écria Marius.
Il est certain qu'en ce moment, dans l'esprit de Marius, aucun abus de pouvoir, aucune violence, aucune abomination des tyrans les plus prodigieux, aucune action de Busiris, de Tibère ou de Henri VIII n'égalait en férocité celle-ci: M. Fauchelevent emmenant sa fille en Angleterre parce qu'il a des affaires.
Il demanda d'une voix faible:
– Et quand partirais-tu?
– Il n'a pas dit quand.
– Et quand reviendrais-tu?
– Il n'a pas dit quand.
Marius se leva, et dit froidement:
– Cosette, irez-vous?
Cosette tourna vers lui ses beaux yeux pleins d'angoisse et répondit avec une sorte d'égarement:
– Où?
– En Angleterre? irez-vous?
– Pourquoi me dis-tu vous?
– Je vous demande si vous irez?
– Comment veux-tu que je fasse? dit-elle en joignant les mains.
– Ainsi vous irez?
– Si mon père y va?
– Ainsi, vous irez?
Cosette prit la main de Marius et l'étreignit sans répondre.
– C'est bon, dit Marius. Alors j'irai ailleurs.
Cosette sentit le sens de ce mot plus encore qu'elle ne le comprit. Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l'obscurité. Elle balbutia:
– Que veux-tu dire?
Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit:
– Rien.
Quand sa paupière s'abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. Le sourire d'une femme qu'on aime a une clarté qu'on voit la nuit.
– Que nous sommes bêtes! Marius, j'ai une idée.
– Quoi?
– Pars si nous partons! Je te dirai où. Viens me rejoindre où je serai!
Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. Il était retombé dans la réalité. Il cria à Cosette:
– Partir avec vous! es-tu folle? Mais il faut de l'argent, et je n'en ai pas! Aller en Angleterre? Mais je dois maintenant, je ne sais pas, plus de dix louis à Courfeyrac, un de mes amis que tu ne connais pas! Mais j'ai un vieux chapeau qui ne vaut pas trois francs, j'ai un habit où il manque des boutons par devant, ma chemise est toute déchirée; j'ai les coudes percés, mes bottes prennent l'eau; depuis six semaines je n'y pense plus, et je ne te l'ai pas dit. Cosette! je suis un misérable. Tu ne me vois que la nuit, et tu me donnes ton amour; si tu me voyais le jour, tu me donnerais un sou! Aller en Angleterre! Eh! je n'ai pas de quoi payer le passeport!
Il se jeta contre un arbre qui était là, debout, les deux bras au-dessus de sa tête, le front contre l'écorce, ne sentant ni le bois qui lui écorchait la peau ni la fièvre qui lui martelait les tempes, immobile, et prêt à tomber, comme la statue du désespoir.
Il demeura longtemps ainsi. On resterait l'éternité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. Il entendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste.
C'était Cosette qui sanglotait.
Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait.
Il vint à elle, tomba à genoux, et, se prosternant lentement, il prit le bout de son pied qui passait sous sa robe et le baisa.
Elle le laissa faire en silence. Il y a des moments où la femme accepte, comme une déesse sombre et résignée, la religion de l'amour.
– Ne pleure pas, dit-il.
Elle murmura:
– Puisque je vais peut-être m'en aller, et que tu ne peux pas venir!
Lui reprit:
– M'aimes-tu?
Elle lui répondit en sanglotant ce mot du paradis qui n'est jamais plus charmant qu'à travers les larmes:
– Je t'adore!
Il poursuivit avec un son de voix qui était une inexprimable caresse:
– Ne pleure pas. Dis, veux-tu faire cela pour moi de ne pas pleurer?
– M'aimes-tu, toi? dit-elle.
Il lui prit la main.
– Cosette, je n'ai jamais donné ma parole d'honneur à personne, parce que ma parole d'honneur me fait peur. Je sens que mon père est à côté. Eh bien, je te donne ma parole d'honneur la plus sacrée que, si tu t'en vas, je mourrai.
Il y eut dans l'accent dont il prononça ces paroles une mélancolie si solennelle et si tranquille que Cosette trembla. Elle sentit ce froid que donne une chose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle cessa de pleurer.
– Maintenant écoute, dit-il. Ne m'attends pas demain.
– Pourquoi?
– Ne m'attends qu'après-demain.
– Oh! pourquoi?
– Tu verras.
– Un jour sans te voir! mais c'est impossible.
– Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie.
Et Marius ajouta à demi-voix et en aparté:
– C'est un homme qui ne change rien à ses habitudes, et il n'a jamais reçu personne que le soir.
– De quel homme parles-tu? demanda Cosette.
– Moi? je n'ai rien dit.
– Qu'est-ce que tu espères donc?
– Attends jusqu'à après-demain.
– Tu le veux?
– Oui, Cosette.
Elle lui prit la tête dans ses deux mains, se haussant sur la pointe des pieds pour être à sa taille, et cherchant à voir dans ses yeux son espérance.
Marius reprit:
– J'y songe, il faut que tu saches mon adresse, il peut arriver des choses, on ne sait pas, je demeure chez cet ami appelé Courfeyrac, rue de la Verrerie, numéro 16.
Il fouilla dans sa poche, en tira un couteau-canif, et avec la lame écrivit sur le plâtre du mur:
16, rue de la Verrerie.
Cosette cependant s'était remise à lui regarder dans les yeux.
– Dis-moi ta pensée. Marius, tu as une pensée. Dis-la-moi. Oh! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit!
– Ma pensée, la voici: c'est qu'il est impossible que Dieu veuille nous séparer. Attends-moi après-demain.
– Qu'est-ce que je ferai jusque-là? dit Cosette. Toi tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c'est heureux, les hommes! Moi, je vais rester toute seule. Oh! que je vais être triste! Qu'est-ce que tu feras donc demain soir, dis?
– J'essayerai une chose.
– Alors je prierai Dieu et je penserai à toi d'ici là pour que tu réussisses. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. Tu es mon maître. Je passerai ma soirée demain à chanter cette musique d'Euryanthe que tu aimes et que tu es venu entendre un soir derrière mon volet. Mais après-demain tu viendras de bonne heure. Je t'attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t'en préviens. Mon Dieu! que c'est triste que les jours soient longs! Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin.
– Et moi aussi.
Et sans se l'être dit, mus par la même pensée, entraînés par ces courants électriques qui mettent deux amants en communication continuelle, tous deux enivrés de volupté jusque dans leur douleur, ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, sans s'apercevoir que leurs lèvres s'étaient jointes pendant que leurs regards levés, débordant d'extase et pleins de larmes, contemplaient les étoiles.
Quand Marius sortit, la rue était déserte. C'était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard.
Tandis que Marius rêvait, la tête appuyée contre l'arbre, une idée lui avait traversé l'esprit; une idée, hélas! qu'il jugeait lui-même insensée et impossible. Il avait pris un parti violent.