Kitabı oku: «Les misérables. Tome V: Jean Valjean», sayfa 16
Chapitre IV
Mademoiselle Gillenormand finit par ne plus trouver mauvais que M. Fauchelevent soit entré avec quelque chose sous le bras
Cosette et Marius se revirent.
Ce que fut l'épreuve, nous renonçons à le dire. Il y a des choses qu'il ne faut pas essayer de peindre; le soleil est du nombre.
Toute la famille, y compris Basque et Nicolette, était réunie dans la chambre de Marius au moment où Cosette entra.
Elle apparut sur le seuil; il semblait qu'elle était dans un nimbe.
Précisément à cet instant-là, le grand-père allait se moucher, il resta court, tenant son nez dans son mouchoir et regardant Cosette par-dessus.
– Adorable! s'écria-t-il.
Puis il se moucha bruyamment.
Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. Elle était aussi effarouchée qu'on peut l'être par le bonheur. Elle balbutiait, toute pâle, toute rouge, voulant se jeter dans les bras de Marius, et n'osant pas. Honteuse d'aimer devant tout ce monde. On est sans pitié pour les amants heureux; on reste là quand ils auraient le plus envie d'être seuls. Ils n'ont pourtant pas du tout besoin des gens.
Avec Cosette et derrière elle, était entré un homme en cheveux blancs, grave, souriant néanmoins, mais d'un vague et poignant sourire. C'était «monsieur Fauchelevent»; c'était Jean Valjean.
Il était très bien mis, comme avait dit le portier, entièrement vêtu de noir et de neuf et en cravate blanche.
Le portier était à mille lieues de reconnaître dans ce bourgeois correct, dans ce notaire probable, l'effrayant porteur de cadavre qui avait surgi à sa porte dans la nuit du 7 juin, déguenillé, fangeux, hideux, hagard, la face masquée de sang et de boue, soutenant sous les bras Marius évanoui; cependant son flair de portier était éveillé. Quand M. Fauchelevent était arrivé avec Cosette, le portier n'avait pu s'empêcher de confier à sa femme cet aparté: Je ne sais pourquoi je me figure toujours que j'ai déjà vu ce visage-là.
M. Fauchelevent, dans la chambre de Marius, restait comme à l'écart près de la porte. Il avait sous le bras un paquet assez semblable à un volume in-octavo, enveloppé dans du papier. Le papier de l'enveloppe était verdâtre et semblait moisi.
– Est-ce que ce monsieur a toujours comme cela des livres sous le bras? demanda à voix basse à Nicolette mademoiselle Gillenormand qui n'aimait point les livres.
– Eh bien, répondit du même ton M. Gillenormand qui l'avait entendue, c'est un savant. Après? Est-ce sa faute? M. Boulard, que j'ai connu, ne marchait jamais sans un livre, lui non plus, et avait toujours comme cela un bouquin contre son cœur.
Et, saluant, il dit à haute voix:
– Monsieur Tranchelevent…
Le père Gillenormand ne le fit pas exprès, mais l'inattention aux noms propres était chez lui une manière aristocratique.
– Monsieur Tranchelevent, j'ai l'honneur de vous demander pour mon petit-fils, monsieur le baron Marius Pontmercy, la main de mademoiselle.
«Monsieur Tranchelevent» s'inclina.
– C'est dit, fit l'aïeul.
Et, se tournant vers Marius et Cosette, les deux bras étendus et bénissant, il cria:
– Permission de vous adorer.
Ils ne se le firent pas dire deux fois. Tant pis! le gazouillement commença. Ils se parlaient bas, Marius accoudé sur sa chaise longue, Cosette debout près de lui. – Ô mon Dieu! murmurait Cosette, je vous revois. C'est toi, c'est vous! Être allé se battre comme cela! Mais pourquoi? C'est horrible. Pendant quatre mois, j'ai été morte. Oh! que c'est méchant d'avoir été à cette bataille! Qu'est-ce que je vous avais fait? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. Tout à l'heure, quand on est venu nous dire de venir, j'ai encore cru que j'allais mourir, mais c'était de joie. J'étais si triste! Je n'ai pas pris le temps de m'habiller, je dois faire peur. Qu'est-ce que vos parents diront de me voir une collerette toute chiffonnée? Mais parlez donc! Vous me laissez parler toute seule. Nous sommes toujours rue de l'Homme-Armé. Il paraît que votre épaule, c'était terrible. On m'a dit qu'on pouvait mettre le poing dedans. Et puis il paraît qu'on a coupé les chairs avec des ciseaux. C'est ça qui est affreux. J'ai pleuré, je n'ai plus d'yeux. C'est drôle qu'on puisse souffrir comme cela. Votre grand-père a l'air très bon! Ne vous dérangez pas, ne vous mettez pas sur le coude, prenez garde, vous allez vous faire du mal. Oh! comme je suis heureuse! C'est donc fini, le malheur! Je suis toute sotte. Je voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M'aimez-vous toujours? Nous demeurons rue de l'Homme-Armé. Il n'y a pas de jardin. J'ai fait de la charpie tout le temps; tenez, monsieur, regardez, c'est votre faute, j'ai un durillon aux doigts. – Ange! disait Marius.
Ange est le seul mot de la langue qui ne puisse s'user. Aucun autre mot ne résisterait à l'emploi impitoyable qu'en font les amoureux.
Puis, comme il y avait des assistants, ils s'interrompirent et ne dirent plus un mot, se bornant à se toucher tout doucement la main.
M. Gillenormand se tourna vers tous ceux qui étaient dans la chambre et cria:
– Parlez donc haut, vous autres. Faites du bruit, la cantonade. Allons, un peu de brouhaha, que diable! que ces enfants puissent jaser à leur aise.
Et, s'approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas:
– Tutoyez-vous. Ne vous gênez pas.
La tante Gillenormand assistait avec stupeur à cette irruption de lumière dans son intérieur vieillot. Cette stupeur n'avait rien d'agressif; ce n'était pas le moins du monde le regard scandalisé et envieux d'une chouette à deux ramiers; c'était l'œil bête d'une pauvre innocente de cinquante-sept ans; c'était la vie manquée regardant ce triomphe, l'amour.
– Mademoiselle Gillenormand aînée, lui disait son père, je t'avais bien dit que cela t'arriverait.
Il resta un moment silencieux et ajouta:
– Regarde le bonheur des autres.
Puis il se tourna vers Cosette:
– Qu'elle est jolie! qu'elle est jolie! C'est un Greuze. Tu vas donc avoir cela pour toi seul, polisson! Ah! mon coquin, tu l'échappes belle avec moi, tu es heureux, si je n'avais pas quinze ans de trop, nous nous battrions à l'épée à qui l'aurait. Tiens! je suis amoureux de vous, mademoiselle. C'est tout simple. C'est votre droit. Ah! la belle jolie charmante petite noce que cela va faire! C'est Saint-Denis du Saint-Sacrement qui est notre paroisse, mais j'aurai une dispense pour que vous vous épousiez à Saint-Paul. L'église est mieux. C'est bâti par les jésuites. C'est plus coquet. C'est vis-à-vis la fontaine du cardinal de Birague. Le chef-d'œuvre de l'architecture jésuite est à Namur. Ça s'appelle Saint-Loup. Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela vaut le voyage. Mademoiselle, je suis tout à fait de votre parti, je veux que les filles se marient, c'est fait pour ça. Il y a une certaine sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille, c'est beau, mais c'est froid. La Bible dit: Multipliez. Pour sauver le peuple, il faut Jeanne d'Arc; mais, pour faire le peuple, il faut la mère Gigogne. Donc, mariez-vous, les belles. Je ne vois vraiment pas à quoi bon rester fille? Je sais bien qu'on a une chapelle à part dans l'église et qu'on se rabat sur la confrérie de la Vierge; mais, sapristi, un joli mari, brave garçon, et, au bout d'un an, un gros mioche blond qui vous tette gaillardement, et qui a de bons plis de graisse aux cuisses, et qui vous tripote le sein à poignées dans ses petites pattes roses en riant comme l'aurore, cela vaut pourtant mieux que de tenir un cierge à vêpres et de chanter Turris eburnea!
Le grand-père fit une pirouette sur ses talons de quatre-vingt-dix ans, et se remit à parler, comme un ressort qui repart:
– Ainsi, bornant le cours de tes rêvasseries, Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
«À propos!
– Quoi? mon père?
– N'avais-tu pas un ami intime?
– Oui, Courfeyrac.
– Qu'est-il devenu?
– Il est mort.
– Ceci est bon.
Il s'assit près d'eux, fit asseoir Cosette, et prit leurs quatre mains dans ses vieilles mains ridées.
– Elle est exquise, cette mignonne. C'est un chef-d'œuvre, cette Cosette-là! Elle est très petite fille et très grande dame. Elle ne sera que baronne, c'est déroger; elle est née marquise. Vous a-t-elle des cils! Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans le vrai. Aimez-vous. Soyez-en bêtes. L'amour, c'est la bêtise des hommes et l'esprit de Dieu. Adorez-vous. Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à coup, quel malheur! Voilà que j'y pense! Plus de la moitié de ce que j'ai est en viager; tant que je vivrai, cela ira encore, mais après ma mort, dans une vingtaine d'années d'ici, ah! mes pauvres enfants, vous n'aurez pas le sou! Vos belles mains blanches, madame la baronne, feront au diable l'honneur de le tirer par la queue.
Ici on entendit une voix grave et tranquille qui disait:
– Mademoiselle Euphrasie Fauchelevent a six cent mille francs.
C'était la voix de Jean Valjean.
Il n'avait pas encore prononcé une parole, personne ne semblait même plus savoir qu'il était là, et il se tenait debout et immobile derrière tous ces gens heureux.
– Qu'est-ce que c'est que mademoiselle Euphrasie en question? demanda le grand-père effaré.
– C'est moi, reprit Cosette.
– Six cent mille francs! répondit Gillenormand.
– Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean.
Et il posa sur la table le paquet que la tante Gillenormand avait pris pour un livre.
Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet; c'était une liasse de billets de banque. On les feuilleta et on les compta. Il y avait cinq cents billets de mille francs et cent soixante-huit de cinq cents. En tout cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs.
– Voilà un bon livre, dit M. Gillenormand.
– Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! murmura la tante.
– Ceci arrange bien des choses, n'est-ce pas, mademoiselle Gillenormand aînée, reprit l'aïeul. Ce diable de Marius, il vous a déniché dans l'arbre des rêves une grisette millionnaire! Fiez-vous donc maintenant aux amourettes des jeunes gens! Les étudiants trouvent des étudiantes de six cent mille francs. Chérubin travaille mieux que Rothschild.
– Cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs! répétait à demi-voix mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatre-vingt-quatre! autant dire six cent mille, quoi!
Quant à Marius et à Cosette, ils se regardaient pendant ce temps-là; ils firent à peine attention à ce détail.
Chapitre V
Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire
On a sans doute compris, sans qu'il soit nécessaire de l'expliquer longuement, que Jean Valjean, après l'affaire Champmathieu, avait pu, grâce à sa première évasion de quelques jours, venir à Paris, et retirer à temps de chez Laffitte la somme gagnée par lui, sous le nom de monsieur Madeleine, à Montreuil-sur-Mer; et que, craignant d'être repris, ce qui lui arriva en effet peu de temps après, il avait caché et enfoui cette somme dans la forêt de Montfermeil au lieu dit le fonds Blaru. La somme, six cent trente mille francs, toute en billets de banque, avait peu de volume et tenait dans une boîte; seulement, pour préserver la boîte de l'humidité, il l'avait placée dans un coffret en chêne plein de copeaux de châtaignier. Dans le même coffret, il avait mis son autre trésor, les chandeliers de l'évêque. On se souvient qu'il avait emporté ces chandeliers en s'évadant de Montreuil-sur-mer. L'homme aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c'était Jean Valjean. Plus tard, chaque fois que Jean Valjean avait besoin d'argent, il venait en chercher à la clairière Blaru. De là les absences dont nous avons parlé. Il avait une pioche quelque part dans les bruyères, dans une cachette connue de lui seul. Lorsqu'il vit Marius convalescent, sentant que l'heure approchait où cet argent pourrait être utile, il était allé le chercher; et c'était encore lui que Boulatruelle avait vu dans le bois, mais cette fois le matin et non le soir. Boulatruelle hérita de la pioche.
La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents francs. Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui. – Nous verrons après, pensa-t-il.
La différence entre cette somme et les six cent trente mille francs retirés de chez Laffitte représentait la dépense de dix années, de 1823 à 1833. Les cinq années de séjour au couvent n'avaient coûté que cinq mille francs.
Jean Valjean mit les deux flambeaux d'argent sur la cheminée où ils resplendirent à la grande admiration de Toussaint.
Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. On avait raconté devant lui, et il avait vérifié le fait dans le Moniteur, qui l'avait publié, qu'un inspecteur de police nommé Javert avait été trouvé noyé sous un bateau de blanchisseuses entre le Pont au Change et le Pont-Neuf, et qu'un écrit laissé par cet homme, d'ailleurs irréprochable et fort estimé de ses chefs, faisait croire à un accès d'aliénation mentale et à un suicide. – Au fait, pensa Jean Valjean, puisque, me tenant, il m'a laissé en liberté, c'est qu'il fallait qu'il fût déjà fou.
Chapitre VI
Les deux vieillards font tout, chacun à leur façon, pour que Cosette soit heureuse
On prépara tout pour le mariage. Le médecin consulté déclara qu'il pourrait avoir lieu en février. On était en décembre. Quelques ravissantes semaines de bonheur parfait s'écoulèrent.
Le moins heureux n'était pas le grand-père. Il restait des quarts d'heure en contemplation devant Cosette.
– L'admirable jolie fille! s'écriait-il. Et elle a l'air si douce et si bonne! Il n'y a pas à dire mamie mon cœur, c'est la plus charmante fille que j'aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec odeur de violette. C'est une grâce, quoi! On ne peut que vivre noblement avec une telle créature. Marius, mon garçon, tu es baron, tu es riche, n'avocasse pas, je t'en supplie.
Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. La transition avait été peu ménagée, et ils en auraient été étourdis s'ils n'en avaient été éblouis.
– Comprends-tu quelque chose à cela? disait Marius à Cosette.
– Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous regarde.
Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile. Il se hâtait vers le bonheur de Cosette avec autant d'empressement, et, en apparence, de joie, que Cosette elle-même.
Comme il avait été maire, il sut résoudre un problème délicat, dans le secret duquel il était seul, l'état civil de Cosette. Dire crûment l'origine, qui sait? cela eût pu empêcher le mariage. Il tira Cosette de toutes les difficultés. Il lui arrangea une famille de gens morts, moyen sûr de n'encourir aucune réclamation. Cosette était ce qui restait d'une famille éteinte. Cosette n'était pas sa fille à lui, mais la fille d'un autre Fauchelevent. Deux frères Fauchelevent avaient été jardiniers au couvent du Petit-Picpus. On alla à ce couvent; les meilleurs renseignements et les plus respectables témoignages abondèrent; les bonnes religieuses, peu aptes et peu enclines à sonder les questions de paternité, et n'y entendant pas malice, n'avaient jamais su bien au juste duquel des deux Fauchelevent la petite Cosette était la fille. Elles dirent ce qu'on voulut, et le dirent avec zèle. Un acte de notoriété fut dressé. Cosette devint devant la loi mademoiselle Euphrasie Fauchelevent. Elle fut déclarée orpheline de père et de mère. Jean Valjean s'arrangea de façon à être désigné, sous le nom de Fauchelevent, comme tuteur de Cosette, avec M. Gillenormand comme subrogé tuteur.
Quant aux cinq cent quatre-vingt-quatre mille francs, c'était un legs fait à Cosette par une personne morte qui désirait rester inconnue. Le legs primitif avait été de cinq cent quatre-vingt-quatorze mille francs; mais dix mille francs avaient été dépensés pour l'éducation de mademoiselle Euphrasie, dont cinq mille francs payés au couvent même. Ce legs, déposé dans les mains d'un tiers, devait être remis à Cosette à sa majorité ou à l'époque de son mariage. Tout cet ensemble était fort acceptable, comme on voit, surtout avec un appoint de plus d'un demi-million. Il y avait bien çà et là quelques singularités, mais on ne les vit pas; un des intéressés avait les yeux bandés par l'amour, les autres par les six cent mille francs.
Cosette apprit qu'elle n'était pas la fille de ce vieux homme qu'elle avait si longtemps appelé père. Ce n'était qu'un parent; un autre Fauchelevent était son père véritable. Dans tout autre moment, cela l'eût navrée. Mais à l'heure ineffable où elle était, ce ne fut qu'un peu d'ombre, un rembrunissement, et elle avait tant de joie que ce nuage dura peu. Elle avait Marius. Le jeune homme arrivait, le bonhomme s'effaçait; la vie est ainsi.
Et puis, Cosette était habituée depuis de longues années à voir autour d'elle des énigmes; tout être qui a eu une enfance mystérieuse est toujours prêt à de certains renoncements.
Elle continua pourtant de dire à Jean Valjean: Père.
Cosette, aux anges, était enthousiasmée du père Gillenormand. Il est vrai qu'il la comblait de madrigaux et de cadeaux. Pendant que Jean Valjean construisait à Cosette une situation normale dans la société et une possession d'état inattaquable, M. Gillenormand veillait à la corbeille de noces. Rien ne l'amusait comme d'être magnifique. Il avait donné à Cosette une robe de guipure de Binche qui lui venait de sa propre grand'mère à lui. – Ces modes-là renaissent, disait-il, les antiquailles font fureur, et les jeunes femmes de ma vieillesse s'habillent comme les vieilles femmes de mon enfance.
Il dévalisait ses respectables commodes de laque de Coromandel à panse bombée qui n'avaient pas été ouvertes depuis des ans. – Confessons ces douairières, disait-il; voyons ce qu'elles ont dans la bedaine. Il violait bruyamment des tiroirs ventrus pleins des toilettes de toutes ses femmes, de toutes ses maîtresses, et de toutes ses aïeules. Pékins, damas, lampas, moires peintes, robes de gros de Tours flambé, mouchoirs des Indes brodés d'un or qui peut se laver, dauphines sans envers en pièces, points de Gênes et d'Alençon, parures en vieille orfèvrerie, bonbonnières d'ivoire ornées de batailles microscopiques, nippes, rubans, il prodiguait tout à Cosette. Cosette, émerveillée, éperdue d'amour pour Marius et effarée de reconnaissance pour M. Gillenormand, rêvait un bonheur sans bornes vêtu de satin et de velours. Sa corbeille de noces lui apparaissait soutenue par les séraphins. Son âme s'envolait dans l'azur avec des ailes de dentelle de Malines.
L'ivresse des amoureux n'était égalée, nous l'avons dit, que par l'extase du grand-père. Il y avait comme une fanfare dans la rue des Filles-du-Calvaire.
Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-brac du grand-père à Cosette. Tous les falbalas possibles s'épanouissaient splendidement autour d'elle.
Un jour Marius, qui, volontiers, causait gravement à travers son bonheur, dit à propos de je ne sais quel incident:
– Les hommes de la révolution sont tellement grands, qu'ils ont déjà le prestige des siècles, comme Caton et comme Phocion, et chacun d'eux semble une mémoire antique.
– Moire antique! s'écria le vieillard. Merci, Marius. C'est précisément l'idée que je cherchais.
Et le lendemain une magnifique robe de moire antique couleur thé s'ajoutait à la corbeille de Cosette.
Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse.
– L'amour, c'est bien; mais il faut cela avec. Il faut de l'inutile dans le bonheur. Le bonheur, ce n'est que le nécessaire. Assaisonnez-le-moi énormément de superflu. Un palais et son cœur. Son cœur et le Louvre. Son cœur et les grandes eaux de Versailles. Donnez-moi ma bergère, et tâchez qu'elle soit duchesse. Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et ajoutez-lui cent mille livres de rente. Ouvrez-moi une bucolique à perte de vue sous une colonnade de marbre. Je consens à la bucolique et aussi à la féerie de marbre et d'or. Le bonheur sec ressemble au pain sec. On mange, mais on ne dîne pas. Je veux du superflu, de l'inutile, de l'extravagant, du trop, de ce qui ne sert à rien. Je me souviens d'avoir vu dans la cathédrale de Strasbourg une horloge haute comme une maison à trois étages qui marquait l'heure, qui avait la bonté de marquer l'heure, mais qui n'avait pas l'air faite pour cela; et qui, après avoir sonné midi ou minuit, midi, l'heure du soleil, minuit, l'heure de l'amour, ou toute autre heure qu'il vous plaira, vous donnait la lune et les étoiles, la terre et la mer, les oiseaux et les poissons, Phébus et Phébé, et une ribambelle de choses qui sortaient d'une niche, et les douze apôtres, et l'empereur Charles-Quint, et Éponine et Sabinus, et un tas de petits bonshommes dorés qui jouaient de la trompette, par-dessus le marché. Sans compter de ravissants carillons qu'elle éparpillait dans l'air à tout propos sans qu'on sût pourquoi. Un méchant cadran tout nu qui ne dit que les heures vaut-il cela? Moi je suis de l'avis de la grosse horloge de Strasbourg, et je la préfère au coucou de la Forêt-Noire.
M. Gillenormand déraisonnait spécialement à propos de la noce, et tous les trumeaux du dix-huitième siècle passaient pêle-mêle dans ses dithyrambes.
– Vous ignorez l'art des fêtes. Vous ne savez pas faire un jour de joie dans ce temps-ci, s'écriait-il. Votre dix-neuvième siècle est veule. Il manque d'excès. Il ignore le riche, il ignore le noble. En toute chose, il est tondu ras. Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et informe. Rêves de vos bourgeoises qui s'établissent, comme elles disent: un joli boudoir fraîchement décoré, palissandre et calicot. Place! place! le sieur Grigou épouse la demoiselle Grippesou. Somptuosité et splendeur! on a collé un louis d'or à un cierge. Voilà l'époque. Je demande à m'enfuir au delà des sarmates. Ah! dès 1787, j'ai prédit que tout était perdu, le jour où j'ai vu le duc de Rohan, prince de Léon, duc de Chabot, duc de Montbazon, marquis de Soubise, vicomte de Thouars, pair de France, aller à Longchamp en tapecul! Cela a porté ses fruits. Dans ce siècle on fait des affaires, on joue à la Bourse, on gagne de l'argent, et l'on est pingre. On soigne et on vernit sa surface; on est tiré à quatre épingles, lavé, savonné, ratissé, rasé, peigné, ciré, lissé, frotté, brossé, nettoyé au dehors, irréprochable, poli comme un caillou, discret, propret, et en même temps, vertu de ma mie! on a au fond de la conscience des fumiers et des cloaques à faire reculer une vachère qui se mouche dans ses doigts. J'octroie à ce temps-ci cette devise: Propreté sale. Marius, ne te fâche pas, donne-moi la permission de parler, je ne dis pas de mal du peuple, tu vois, j'en ai plein la bouche de ton peuple, mais trouve bon que je flanque un peu une pile à la bourgeoisie. J'en suis. Qui aime bien cingle bien. Sur ce, je le dis tout net, aujourd'hui on se marie, mais on ne sait plus se marier. Ah! c'est vrai, je regrette la gentillesse des anciennes mœurs. J'en regrette tout. Cette élégance, cette chevalerie, ces façons courtoises et mignonnes, ce luxe réjouissant que chacun avait, la musique faisant partie de la noce, symphonie en haut, tambourinage en bas, les danses, les joyeux visages attablés, les madrigaux alambiqués, les chansons, les fusées d'artifice, les francs rires, le diable et son train, les gros nœuds de rubans. Je regrette la jarretière de la mariée. La jarretière de la mariée est cousine de la ceinture de Vénus. Sur quoi roule la guerre de Troie? Parbleu, sur la jarretière d'Hélène. Pourquoi se bat-on, pourquoi Diomède le divin fracasse-t-il sur la tête de Mérionée ce grand casque d'airain à dix pointes, pourquoi Achille et Hector se pignochent-ils à grands coups de pique? Parce que Hélène a laissé prendre à Pâris sa jarretière. Avec la jarretière de Cosette, Homère ferait l'Iliade. Il mettrait dans son poème un vieux bavard comme moi, et il le nommerait Nestor. Mes amis, autrefois, dans cet aimable autrefois, on se mariait savamment; on faisait un bon contrat, et ensuite une bonne boustifaille. Sitôt Cujas sorti, Gamache entrait. Mais, dame! c'est que l'estomac est une bête agréable qui demande son dû, et qui veut avoir sa noce aussi. On soupait bien, et l'on avait à table une belle voisine sans guimpe qui ne cachait sa gorge que modérément! Oh! les larges bouches riantes, et comme on était gai dans ce temps-là! la jeunesse était un bouquet; tout jeune homme se terminait par une branche de lilas ou par une touffe de roses; fût-on guerrier, on était berger; et si, par hasard, on était capitaine de dragons, on trouvait moyen de s'appeler Florian. On tenait à être joli. On se brodait, on s'empourprait. Un bourgeois avait l'air d'une fleur, un marquis avait l'air d'une pierrerie. On n'avait pas de sous-pieds, on n'avait pas de bottes. On était pimpant, lustré, moiré, mordoré, voltigeant, mignon, coquet, ce qui n'empêchait pas d'avoir l'épée au côté. Le colibri a bec et ongles. C'était le temps des Indes galantes. Un des côtés du siècle était le délicat, l'autre était le magnifique; et, par la vertu-chou! on s'amusait. Aujourd'hui on est sérieux. Le bourgeois est avare, la bourgeoise est prude; votre siècle est infortuné. On chasserait les Grâces comme trop décolletées. Hélas! on cache la beauté comme une laideur. Depuis la révolution, tout a des pantalons, même les danseuses; une baladine doit être grave; vos rigodons sont doctrinaires. Il faut être majestueux. On serait bien fâché de ne pas avoir le menton dans sa cravate. L'idéal d'un galopin de vingt ans qui se marie, c'est de ressembler à monsieur Royer-Collard. Et savez-vous à quoi l'on arrive avec cette majesté là? à être petit. Apprenez ceci: la joie n'est pas seulement joyeuse; elle est grande. Mais soyez donc amoureux gaîment, que diable! mariez-vous donc, quand vous vous mariez, avec la fièvre et l'étourdissement et le vacarme et le tohu-bohu du bonheur! De la gravité à l'église, soit. Mais, sitôt la messe finie, sarpejeu! il faudrait faire tourbillonner un songe autour de l'épousée. Un mariage doit être royal et chimérique; il doit promener sa cérémonie de la cathédrale de Reims à la pagode de Chanteloup. J'ai horreur d'une noce pleutre. Ventregoulette! soyez dans l'olympe, au moins ce jour-là. Soyez des dieux. Ah! l'on pourrait être des sylphes, des Jeux et des Ris, des argyraspides; on est des galoupiats! Mes amis, tout nouveau marié doit être le prince Aldobrandini. Profitez de cette minute unique de la vie pour vous envoler dans l'empyrée avec les cygnes et les aigles, quitte à retomber le lendemain dans la bourgeoisie des grenouilles. N'économisez point sur l'hyménée, ne lui rognez pas ses splendeurs; ne liardez pas le jour où vous rayonnez. La noce n'est pas le ménage. Oh! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant. On entendrait des violons dans les arbres. Voici mon programme: bleu de ciel et argent. Je mêlerais à la fête les divinités agrestes, je convoquerais les dryades et les néréides. Les noces d'Amphitrite, une nuée rose, des nymphes bien coiffées et toutes nues, un académicien offrant des quatrains à la déesse, un char traîné par des monstres marins.
Triton trottait devant, et tirait de sa conque
Des sons si ravissants qu'il ravissait quiconque!
– Voilà un programme de fête, en voilà un, ou je ne m'y connais pas, sac à papier!
Pendant que le grand-père, en pleine effusion lyrique, s'écoutait lui-même, Cosette et Marius s'enivraient de se regarder librement.
La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa placidité imperturbable. Elle avait eu depuis cinq ou six mois une certaine quantité d'émotions; Marius revenu, Marius rapporté sanglant, Marius rapporté d'une barricade, Marius mort, puis vivant, Marius réconcilié, Marius fiancé, Marius se mariant avec une pauvresse, Marius se mariant avec une millionnaire. Les six cent mille francs avaient été sa dernière surprise. Puis son indifférence de première communiante lui était revenue. Elle allait régulièrement aux offices, égrenait son rosaire, lisait son eucologe, chuchotait dans un coin de la maison des Ave pendant qu'on chuchotait dans l'autre des I love you, et, vaguement, voyait Marius et Cosette comme deux ombres. L'ombre, c'était elle.
Il y a un certain état d'ascétisme inerte où l'âme, neutralisée par l'engourdissement, étrangère à ce qu'on pourrait appeler l'affaire de vivre, ne perçoit, à l'exception des tremblements de terre et des catastrophes, aucune des impressions humaines, ni les impressions plaisantes, ni les impressions pénibles. – Cette dévotion-là, disait le père Gillenormand à sa fille, correspond au rhume de cerveau. Tu ne sens rien de la vie. Pas de mauvaise odeur, mais pas de bonne.
Du reste, les six cent mille francs avaient fixé les indécisions de la vieille fille. Son père avait pris l'habitude de la compter si peu qu'il ne l'avait pas consultée sur le consentement au mariage de Marius. Il avait agi de fougue, selon sa mode, n'ayant, despote devenu esclave, qu'une pensée, satisfaire Marius. Quant à la tante, que la tante existât, et qu'elle pût avoir un avis, il n'y avait pas même songé, et, toute moutonne qu'elle était, ceci l'avait froissée. Quelque peu révoltée dans son for intérieur, mais extérieurement impassible, elle s'était dit: Mon père résout la question du mariage sans moi; je résoudrai la question de l'héritage sans lui. Elle était riche, en effet, et le père ne l'était pas. Elle avait donc réservé là-dessus sa décision. Il est probable que si le mariage eût été pauvre, elle l'eût laissé pauvre. Tant pis pour monsieur mon neveu! Il épouse une gueuse, qu'il soit gueux. Mais le demi-million de Cosette plut à la tante et changea sa situation intérieure à l'endroit de cette paire d'amoureux. On doit de la considération à six cent mille francs, et il était évident qu'elle ne pouvait faire autrement que de laisser sa fortune à ces jeunes gens, puisqu'ils n'en avaient plus besoin.
Il fut arrangé que le couple habiterait chez le grand-père. M. Gillenormand voulut absolument leur donner sa chambre, la plus belle de la maison. —Cela me rajeunira, déclarait-il. C'est un ancien projet. J'avais toujours eu l'idée de faire la noce dans ma chambre. Il meubla cette chambre d'un tas de vieux bibelots galants. Il la fit plafonner et tendre d'une étoffe extraordinaire qu'il avait en pièce et qu'il croyait d'Utrecht, fond satiné bouton-d'or avec fleurs de velours oreilles-d'ours. – C'est de cette étoffe-là, disait-il, qu'était drapé le lit de la duchesse d'Anville à La Roche-Guyon. – Il mit sur la cheminée une figurine de Saxe portant un manchon sur son ventre nu.