Kitabı oku: «Littérature et Philosophie mêlées», sayfa 10
DERNIERS FEUILLETS SANS DATE
Une ancienne prophétie de Mahomet dit qu'un soleil se lèvera au couchant. Est-ce de Napoléon qu'il voulait parler?
Vous voyez ces deux hommes, Robespierre et Mirabeau. L'un est de plomb, l'autre est de fer. La fournaise de la révolution fera fondre l'un, qui s'y dissoudra; l'autre y rougira, y flamboiera, y deviendra éclatant et superbe.
Il fallait être géant comme Annibal, comme Charlemagne, comme Napoléon, pour enjamber les Alpes.
Les révolutions sont commencées par des hommes que font les circonstances, et terminées par des hommes qui font les événements.
Sous la monarchie, une lettre de cachet prenait la liberté d'un individu, et la mettait dans la Bastille.
Toute la liberté individuelle de France était venue ainsi s'accumuler goutte à goutte, homme à homme, dans la Bastille, depuis plusieurs siècles. Aussi, la Bastille brisée, la liberté s'est répandue à flots par la France et par l'Europe.
Un classique jacobin: un bonnet rouge sur une perruque.
Plusieurs ont créé des mots dans la langue; Vaugelas a fait pudeur;
Corneille, invaincu; Richelieu, généralissime.
La civilisation est toute-puissante. Tantôt elle s'accommode d'un désert de sable, comme, sous Rome, de l'Afrique; tantôt d'une région de neiges, comme actuellement de la Russie.
L'empereur disait: officiers français et soldats russes.
Gloire, ambition, armées, flottes, trônes, couronnes; polichinelles des grands enfants.
Le boucher Legendre assommait Lanjuinais de coups de poing à la tribune de la Convention: – Fais donc d'abord décréter que je suis un boeuf! – dit Lanjuinais.
La France est toujours à la mode en Europe.
L'Ecriture conte qu'il y a eu un roi qui fut pendant sept ans bête fauve dans les bois, puis reprit sa forme humaine. Il arrive parfois que c'est le tour du peuple. Il fait aussi ses sept années de bête féroce, puis redevient homme. Ces métamorphoses s'appellent révolutions.
Le peuple, comme le roi, y gagne la sagesse.
TOAST:
A l'abolition de la loi salique!
Que désormais la France soit régie par une reine, et que cette reine s'appelle la loi.
Singulier parallélisme des destinées de Rome! après un sénat qui faisait des dieux, un conclave qui fait des saints.
Qu'est-ce que c'est donc que cette sagesse humaine qui ressemble si fort à la folie quand on la voit d'un peu haut?
Les empires ont leurs crises comme les montagnes ont leur hiver. Une parole dite trop haut y produit une avalanche.
En 1797, on disait: la coterie de Bonaparte; en 1807: l'empire de Napoléon.
Les grands hommes sont les coefficients de leur siècle.
Richelieu s'appelait le marquis du Chillou; Mirabeau, Riquetti;
Napoléon, Buonaparte.
Décret publié à Pékin, dans la Gazette de la Chine, vers la fin d'août 1830:
«L'académie astronomique a rendu compte que, dans la nuit du 15e jour de la 7e lune (20 août), deux étoiles ont été observées, et des vapeurs blanches sont tombées près du signe du zodiaque Tsyvéitchoun. Elles se sont fait voir à l'heure où la garde de nuit est relevée pour la quatrième fois (à près de minuit) et annoncent des troubles dans l'ouest.»
Napoléon disait: Avec Anvers, je tiens un pistolet chargé sur le coeur de l'Angleterre.
Dieu nous garde de ces réformateurs qui lisent les lois de Minos, parce qu'ils ont une constitution à faire pour mardi!
Le cocher qui conduisait Bonaparte le soir du 3 nivôse s'appelait César.
L'Espagne a eu, l'Angleterre a la plus grande marine de la terre.
Le midi de l'Amérique parle espagnol, le nord parle anglais.
L'incendie de Moscou, aurore boréale allumée par Napoléon.
NOBLESSE. PEUPLE
Le comte de Mirabeau. Franklin
Napoléon Buonaparte, gentilhomme corse. Washington
Le marquis Simon de Bolivar. Sieyès
Le marquis de La Fayette. Bentham
Lord Byron. Schiller
M. de Goethe. Canaris
Sir Walter Scott. Danton
Le comte Henri de Saint-Simon. Talma
Le vicomte de Chateaubriand. Cuvier
Madame de Staël
Le comte de Maistre
F. de Lamennais
O'Connell, gentilhomme irlandais
Mina, hidalgo catalan
Benjamin de Constant
La Rochejaquelein
Riego
Luther disait: Je bouleverse le monde en buvant mon pot de bière. Cromwell disait: J'ai le roi dans mon sac et le parlement dans ma poche. Napoléon disait: Lavons notre linge sale en famille.
Avis aux faiseurs de tragédies qui ne comprennent pas les grandes choses sans les grands mots.
Echecs d'hommes secondaires, éclipses de lune.
«Il avait (Louis XIV) beaucoup d'esprit naturel, mais il était très ignorant; il en avait honte. Aussi était-on obligé de tourner les savants en ridicule.»
(Mémoires de la Princesse palatine.)
Genève; une république et un océan en petit.
Je reviens d'Angleterre, écrivait, il y a vingt ans, Henri de Saint-Simon, et je n'y ai trouvé sur le chantier aucune idée capitale neuve.
Il en est d'un grand homme comme du soleil. Il n'est jamais plus beau pour nous qu'au moment où nous le voyons près de la terre, à son lever, à son coucher.
Parmi les colosses de l'histoire, Cromwell, demi-fanatique et demi-politique, marque la transition de Mahomet à Napoléon.
Les gaulois brûlèrent Lutèce devant César (vid. Comm). Deux mille ans après les russes brûlent Moscou devant Napoléon.
Il ne faut pas voir toutes les choses de la vie à travers le prisme de la poésie. Il ressemble à ces verres ingénieux qui grandissent les objets. Ils vous montrent dans toute leur lumière et dans toute leur majesté les sphères du ciel; rabaissez-les sur la terre, et vous ne verrez plus que des formes gigantesques, à la vérité, mais pâles, vagues et confuses.
Napoléon exprimé en blason, c'est une couronne gigantale surmontée d'une couronne royale.
Une révolution est la larve d'une civilisation.
La providence est ménagère de ses grands hommes. Elle ne les prodigue pas; elle ne les gaspille pas. Elle les émet et les retire au bon moment, et ne leur donne jamais à gouverner que des événements de leur taille. Quand elle a quelque mauvaise besogne à faire, elle la fait faire par de mauvaises mains; elle ne remue le sang et la boue qu'avec de vils outils. Ainsi Mirabeau s'en va avant la Terreur; Napoléon ne vient qu'après. Entre les deux géants, la fourmilière des hommes petits et méchants, la guillotine, les massacres, les noyades, 93. Et à 93 Robespierre suffit; il est assez bon pour cela.
J'ai entendu des hommes éminents du siècle, en politique, en littérature, en science, se plaindre de l'envie, des haines, des calomnies, etc. Ils avaient tort. C'est la loi, c'est la gloire. Les hautes renommées subissent ces épreuves. La haine les poursuit partout. Rien ne lui est sacré. Le théâtre lui livrait plus à nu Shakespeare et Molière; la prison ne lui dérobait pas Christophe Colomb; le cloître n'en préservait pas saint Bernard; le trône n'en sauvait pas Napoléon. Il n'y a pour le génie qu'un lieu sur la terre qui jouisse du droit d'asile, c'est le tombeau.
1823-1824
SUR VOLTAIRE
Décembre 1823.
François-Marie Arouet, si célèbre sous le nom de Voltaire, naquit à Chatenay le 20 février 1694, d'une famille de magistrature. Il fut élevé au collège des jésuites, où l'un de ses régents, le père Lejay, lui prédit, à ce qu'on assure, qu'il serait en France le coryphée du déisme.
A peine sorti du collège, Arouet, dont le talent s'éveillait avec toute la force et toute la naïveté de la jeunesse, trouva d'un côté, dans son père, un inflexible contempteur, et, de l'autre, dans son parrain, l'abbé de Châteauneuf, un pervertisseur complaisant. Le père condamnait toute étude littéraire sans savoir pourquoi, et par conséquent avec une obstination insurmontable. Le parrain, qui encourageait au contraire les essais d'Arouet, aimait beaucoup les vers, surtout ceux que rehaussait une certaine saveur de licence ou d'impiété. L'un voulait emprisonner le poëte dans une étude de procureur; l'autre égarait le jeune homme dans tous les salons. M. Arouet interdisait toute lecture à son fils; Ninon de Lenclos léguait une bibliothèque à l'élève de son ami Châteauneuf. Ainsi, le génie de Voltaire subit dès sa naissance le malheur de deux actions contraires et également funestes; l'une qui tendait à étouffer violemment ce feu sacré qu'on ne peut éteindre; l'autre qui l'alimentait inconsidérément, aux dépens de tout ce qu'il y a de noble et de respectable dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social. Ce sont peut-être ces deux impulsions opposées, imprimées à la fois au premier essor de cette imagination puissante, qui en ont vicié pour jamais la direction. Du moins peut-on leur attribuer les premiers écarts du talent de Voltaire, tourmenté ainsi tout ensemble du frein et de l'éperon.
Aussi, dès le commencement de sa carrière, lui attribua-t-on d'assez méchants vers fort impertinents qui le firent mettre à la Bastille, punition rigoureuse pour de mauvaises rimes. C'est durant ce loisir forcé que Voltaire, âgé de vingt-deux ans, ébaucha son poëme blafard de la Ligue, depuis la Henriade, et termina son remarquable drame d'Oedipe. Après quelques mois de Bastille, il fut à la fois délivré et pensionné par le régent d'Orléans, qu'il remercia de vouloir bien se charger de son entretien, en le priant de ne plus se charger de son logement.
Oedipe fut joué avec succès en 1718. Lamotte, l'oracle de cette époque, daigna consacrer ce triomphe par quelques paroles sacramentelles, et la renommée de Voltaire commença. Aujourd'hui Lamotte n'est peut-être immortel que pour avoir été nommé dans les écrits de Voltaire.
La tragédie d'Artémire succéda à Oedipe. Elle tomba. Voltaire fit un voyage à Bruxelles pour y voir J. – B. Rousseau, qu'on a si singulièrement appelé grand. Les deux poëtes s'estimaient avant de se connaître, ils se séparèrent ennemis. On a dit qu'ils étaient réciproquement envieux l'un de l'autre. Ce ne serait pas un signe de supériorité.
Artémire, refaite et rejouée en 1724 sous le nom de Marianne, eut beaucoup de succès sans être meilleure. Vers la même époque parut la Ligue ou la Henriade, et la France n'eut pas un poëme épique. Voltaire substitua dans son poëme Mornay à Sully, parce qu'il avait à se plaindre du descendant de ce grand ministre. Cette vengeance peu philosophique est cependant excusable, parce que Voltaire, insulté lâchement devant l'hôtel de Sully par je ne sais quel chevalier de Rohan, et abandonné par l'autorité judiciaire, ne put en exercer d'autre.
Justement indigné du silence des lois envers son méprisable agresseur, Voltaire, déjà célèbre, se retira en Angleterre, où il étudia des sophistes. Cependant tous ses loisirs n'y furent pas perdus; il fit deux nouvelles tragédies, Brutus et César, dont Corneille eût avoué plusieurs scènes.
Revenu en France, il donna successivement Éryphile, qui tomba, et Zaïre, chef-d'oeuvre conçu et terminé en dix-huit jours, auquel il ne manque que la couleur du lieu et une certaine sévérité de style. Zaïre eut un succès prodigieux et mérité. La tragédie d'Adélaïde Du Guesclin (depuis le Duc de Foix) succéda à Zaïre et fut loin d'obtenir le même succès. Quelques publications moins importantes, le Temple du goût, les Lettres sur les anglais, etc., tourmentèrent pendant quelques années la vie de Voltaire.
Cependant son nom remplissait déjà l'Europe. Retiré à Cirey, chez la marquise du Châtelet, femme qui fut, suivant l'expression même de Voltaire, propre à toutes les sciences, excepté à celle de la vie, il desséchait sa belle imagination dans l'algèbre et la géométrie, écrivait Alzire, Mahomet, l'Histoire spirituelle de Charles XII, amassait les matériaux du Siècle de Louis XIV, préparait l'Essai sur les moeurs des nations, et envoyait des madrigaux à Frédéric, prince héréditaire de Prusse. Mérope, également composée à Cirey, mit le sceau à la réputation dramatique de Voltaire. Il crut pouvoir alors se présenter pour remplacer le cardinal de Fleury à l'académie française. Il ne fut pas admis. Il n'avait encore que du génie. Quelque temps après, cependant, il se mit à flatter madame de Pompadour; il le fit avec une si opiniâtre complaisance, qu'il obtint tout à la fois le fauteuil académique, la charge de gentilhomme de la chambre et la place d'historiographe de France. Cette faveur dura peu. Voltaire se retira tour à tour à Lunéville, chez le bon Stanislas, roi de Pologne et duc de Lorraine; à Sceaux, chez madame du Maine, où il fit Sémiramis, Oreste et Rome sauvée, et à Berlin, chez Frédéric, devenu roi de Prusse. Il passa plusieurs années dans cette dernière retraite avec le titre de chambellan, la croix du Mérite de Prusse et une pension. Il était admis aux soupers royaux avec Maupertuis, d'Argens, et Lamettrie, athée du roi, de ce roi qui, comme le dit Voltaire même, vivait sans cour, sans conseil et sans culte. Ce n'était point l'amitié sublime d'Aristote et d'Alexandre, de Térence et de Scipion. Quelques années de frottement suffirent pour user ce qu'avaient de commun l'âme du despote philosophe et l'âme du sophiste poëte. Voltaire voulut s'enfuir de Berlin. Frédéric le chassa.
Renvoyé de Prusse, repoussé de France, Voltaire passa deux ans en Allemagne, où il publia ses Annales de l'Empire, rédigées par complaisance pour la duchesse de Saxe-Gotha; puis il vint se fixer aux portes de Genève avec Mme Denis, sa nièce.
L'Orphelin de la Chine, tragédie où brille encore presque tout son talent, fut le premier fruit de sa retraite, où il eût vécu en paix, si d'avides libraires n'eussent publié son odieuse Pucelle. C'est encore à cette époque et dans ses diverses résidences des Délices, de Tournay et de Ferney, qu'il fit le poëme sur le Tremblement de terre de Lisbonne, la tragédie de Tancrède, quelques contes et différents opuscules. C'est alors qu'il défendit, avec une générosité mêlée de trop d'ostentation, Calas, Sirven, La Barre, Montbailli, Lally, déplorables victimes des méprises judiciaires. C'est alors qu'il se brouilla avec Jean-Jacques, se lia avec Catherine de Russie, pour laquelle il écrivit l'histoire de son aïeul Pierre 1er, et se réconcilia avec Frédéric. C'est encore du même temps que date sa coopération à l'Encyclopédie, ouvrage où des hommes qui avaient voulu prouver leur force ne prouvèrent que leur faiblesse, monument monstrueux dont le Moniteur de notre révolution est l'effroyable pendant.
Accablé d'années, Voltaire voulut revoir Paris. Il revint dans cette Babylone qui sympathisait avec son génie. Salué d'acclamations universelles, le malheureux vieillard put voir, avant de mourir, combien son oeuvre était avancée. Il put jouir ou s'épouvanter de sa gloire. Il ne lui restait plus assez de puissance vitale pour soutenir les émotions de ce voyage, et Paris le vit expirer le 30 mai 1778. Les esprits forts prétendirent qu'il avait emporté l'incrédulité au tombeau. Nous ne le poursuivrons pas jusque-là.
Nous avons raconté la vie privée de Voltaire; nous allons essayer de peindre son existence publique et littéraire.
Nommer Voltaire, c'est caractériser tout le dix-huitième siècle; c'est fixer d'un seul trait la double physionomie historique et littéraire de cette époque, qui ne fut, quoi qu'on en dise, qu'une époque de transition, pour la société comme pour la poésie. Le dix-huitième siècle paraîtra toujours dans l'histoire comme étouffé entre le siècle qui le précède et le siècle qui le suit. Voltaire en est le personnage principal et en quelque sorte typique, et, quelque prodigieux que fût cet homme, ses proportions semblent bien mesquines entre la grande image de Louis XIV et la gigantesque figure de Napoléon.
Il y a deux êtres dans Voltaire. Sa vie eut deux influences. Ses écrits eurent deux résultats. C'est sur cette double action, dont l'une domina les lettres, dont l'autre se manifesta dans les événements, que nous allons jeter un coup d'oeil. Nous étudierons séparément chacun de ces deux règnes du génie de Voltaire. Il ne faut pas oublier toutefois que leur double puissance fut intimement coordonnée, et que les effets de cette puissance, plutôt mêlés que liés, ont toujours eu quelque chose de simultané et de commun. Si, dans cette note, nous en divisons l'examen, c'est uniquement parce qu'il serait au-dessus de nos forces d'embrasser d'un seul regard cet ensemble insaisissable; imitant en cela l'artifice de ces artistes orientaux qui, dans l'impuissance de peindre une figure de face, parviennent cependant à la représenter entièrement, en enfermant les deux profils dans un même cadre.
En littérature, Voltaire a laissé un de ces monuments dont l'aspect étonne plutôt par son étendue qu'il n'impose par sa grandeur. L'édifice qu'il a construit n'a rien d'auguste. Ce n'est point le palais des rois, ce n'est point l'hospice du pauvre. C'est un bazar élégant et vaste, irrégulier et commode; étalant dans la boue d'innombrables richesses; donnant à tous les intérêts, à toutes les vanités, à toutes les passions, ce qui leur convient; éblouissant et fétide; offrant des prostitutions pour des voluptés; peuplé de vagabonds, de marchands et d'oisifs, peu fréquenté du prêtre et de l'indigent. Là, d'éclatantes galeries inondées incessamment d'une foule émerveillée; là, des antres secrets où nul ne se vante d'avoir pénétré. Vous trouverez sous ces arcades somptueuses mille chefs-d'oeuvre de goût et d'art, tout reluisants d'or et de diamants; mais n'y cherchez pas la statue de bronze aux formes antiques et sévères. Vous y trouverez des parures pour vos salons et pour vos boudoirs; n'y cherchez pas les ornements qui conviennent au sanctuaire. Et malheur au faible qui n'a qu'une âme pour fortune et qui l'expose aux séductions de ce magnifique repaire; temple monstrueux où il y a des témoignages pour tout ce qui n'est pas la vérité, un culte pour tout ce qui n'est pas Dieu!
Certes, si nous voulons bien parler d'un monument de ce genre avec admiration, on n'exigera pas que nous en parlions avec respect.
Nous plaindrions une cité où la foule serait au bazar et la solitude à l'église; nous plaindrions une littérature qui déserterait le sentier de Corneille et de Bossuet pour courir sur la trace de Voltaire.
Loin de nous toutefois la pensée de nier le génie de cet homme extraordinaire. C'est parce que, dans notre conviction, ce génie était peut-être un des plus beaux qui aient jamais été donnés à aucun écrivain, que nous en déplorons plus amèrement le frivole et funeste emploi. Nous regrettons, pour lui comme pour les lettres, qu'il ait tourné contre le ciel cette puissance intellectuelle qu'il avait reçue du ciel. Nous gémissons sur ce beau génie qui n'a point compris sa sublime mission, sur cet ingrat qui a profané la chasteté de la muse et la sainteté de la patrie, sur ce transfuge qui ne s'est pas souvenu que le trépied du poëte a sa place près de l'autel. Et (ce qui est d'une profonde et inévitable vérité) sa faute même renfermait son châtiment. Sa gloire est beaucoup moins grande qu'elle ne devait l'être, parce qu'il a tenté toutes les gloires, même celle d'Érostrate. Il a défriché tous les champs, on ne peut dire qu'il en ait cultivé un seul. Et, parce qu'il eut la coupable ambition d'y semer également les germes nourriciers et les germes vénéneux, ce sont, pour sa honte éternelle, les poisons qui ont le plus fructifié. La Henriade, comme composition littéraire, est encore bien inférieure à la Pucelle (ce qui ne signifie certes pas que ce coupable ouvrage soit supérieur, même dans son genre honteux). Ses satires, empreintes parfois d'un stigmate infernal, sont fort au-dessus de ses comédies, plus innocentes. On préfère ses poésies légères, où son cynisme éclate souvent à nu, à ses poésies lyriques, dans lesquelles on trouve parfois des vers religieux et graves7. Ses contes, enfin, si désolants d'incrédulité et de scepticisme, valent mieux que ses histoires, où le même défaut se fait un peu moins sentir, mais où l'absence perpétuelle de dignité est en contradiction avec le genre même de ces ouvrages. Quant à ses tragédies, où il se montre réellement grand poëte, où il trouve souvent le trait du caractère, le mot du coeur, on ne peut disconvenir, malgré tant d'admirables scènes, qu'il ne soit encore resté assez loin de Racine, et surtout du vieux Corneille. Et ici notre opinion est d'autant moins suspecte, qu'un examen approfondi de l'oeuvre dramatique de Voltaire nous a convaincu de sa haute supériorité au théâtre. Nous ne doutons pas que si Voltaire, au lieu de disperser les forces colossales de sa pensée sur vingt points différents, les eût toutes réunies vers un même but, la tragédie, il n'eût surpassé Racine et peut-être égalé Corneille. Mais il dépensa le génie en esprit. Aussi fut-il prodigieusement spirituel. Aussi le sceau du génie est-il plutôt empreint sur le vaste ensemble de ses ouvrages que sur chacun d'eux en particulier. Sans cesse préoccupé de son siècle, il négligeait trop la postérité, cette image austère qui doit dominer toutes les méditations du poëte. Luttant de caprice et de frivolité avec ses frivoles et capricieux contemporains, il voulait leur plaire et se moquer d'eux. Sa muse, qui eût été si belle de sa beauté, emprunta souvent ses prestiges aux enluminures du fard et aux grimaces de la coquetterie, et l'on est perpétuellement tenté de lui adresser ce conseil d'amant jaloux:
Épargne-toi ce soin;
L'art n'est pas fait pour toi, tu n'en as pas besoin.
Voltaire paraissait ignorer qu'il y a beaucoup de grâce dans la force, et que ce qu'il y a de plus sublime dans les oeuvres de l'esprit humain est peut-être aussi ce qu'il y a de plus naïf. Car l'imagination sait révéler sa céleste origine sans recourir à des artifices étrangers. Elle n'a qu'à marcher pour se montrer déesse. Et vera incessu patuit dea.
S'il était possible de résumer l'idée multiple que présente l'existence littéraire de Voltaire, nous ne pourrions que la classer parmi ces prodiges que les latins appelaient monstra. Voltaire, en effet, est un phénomène peut-être unique, qui ne pouvait naître qu'en France et au dix-huitième siècle. Il y a cette différence entre sa littérature et celle du grand siècle, que Corneille, Molière et Pascal appartiennent davantage à la société, Voltaire à la civilisation. On sent, en le lisant, qu'il est l'écrivain d'un âge énervé et affadi. Il a de l'agrément et point de grâce, du prestige et point de charme, de l'éclat et point de majesté. Il sait flatter et ne sait point consoler. Il fascine et ne persuade pas. Excepté dans la tragédie, qui lui est propre, son talent manque de tendresse et de franchise. On sent que tout cela est le résultat d'une organisation, et non l'effet d'une inspiration; et, quand un médecin athée vient vous dire que tout Voltaire était dans ses tendons et dans ses nerfs, vous frémissez qu'il n'ait raison. Au reste, comme un autre ambitieux plus moderne, qui rêvait la suprématie politique, c'est en vain que Voltaire a essayé la suprématie littéraire. La monarchie absolue ne convient pas à l'homme. Si Voltaire eût compris la véritable grandeur, il eût placé sa gloire dans l'unité plutôt que dans l'universalité. La force ne se révèle point par un déplacement perpétuel, par des métamorphoses indéfinies, mais bien par une majestueuse immobilité. La force, ce n'est pas Protée, c'est Jupiter.
Ici commence la seconde partie de notre tâche; elle sera plus courte, parce que, grâce à la révolution française, les résultats politiques de la philosophie de Voltaire sont malheureusement d'une effrayante notoriété. Il serait cependant souverainement injuste de n'attribuer qu'aux écrits du «patriarche de Ferney» cette fatale révolution. Il faut y voir avant tout l'effet d'une décomposition sociale depuis longtemps commencée. Voltaire et l'époque où il vécut doivent s'accuser et s'excuser réciproquement. Trop fort pour obéir à son siècle, Voltaire était aussi trop faible pour le dominer. De cette égalité d'influence résultait entre son siècle et lui une perpétuelle réaction, un échange mutuel d'impiétés et de folies, un continuel flux et reflux de nouveautés qui entraînait toujours dans ses oscillations quelque vieux pilier de l'édifice social. Qu'on se représente la face politique du dix-huitième siècle, les scandales de la Régence, les turpitudes de Louis XV; la violence dans le ministère, la violence dans les parlements, la force nulle part; la corruption morale descendant par degrés de la tête au coeur, des grands au peuple; les prélats de cour, les abbés de toilette; l'antique monarchie, l'antique société chancelant sur leur base commune, et ne résistant plus aux attaques des novateurs que par la magie de ce beau nom de Bourbon8; qu'on se figure Voltaire jeté sur cette société en dissolution comme un serpent dans un marais, et l'on ne s'étonnera plus de voir l'action contagieuse de sa pensée hâter la fin de cet ordre politique que Montaigne et Rabelais avaient inutilement attaqué dans sa jeunesse et dans sa vigueur. Ce n'est pas lui qui rendit la maladie mortelle, mais c'est lui qui en développa le germe, c'est lui qui en exaspéra les accès. Il fallait tout le venin de Voltaire pour mettre cette fange en ébullition; aussi doit-on imputer à cet infortuné une grande partie des choses monstrueuses de la révolution. Quant à cette révolution en elle-même, elle dut être inouïe. La providence voulut la placer entre le plus redoutable des sophistes et le plus formidable des despotes. A son aurore, Voltaire apparaît dans une saturnale funèbre9; à son déclin, Buonaparte se lève dans un massacre10.