Kitabı oku: «Notre Dame de Paris», sayfa 15
II. LE TROU AUX RATS
Que le lecteur nous permette de le ramener à la place de Grève, que nous avons quittée hier avec Gringoire pour suivre la Esmeralda.
Il est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de fête. Le pavé est couvert de débris, rubans, chiffons, plumes des panaches, gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ripaille publique. Bon nombre de bourgeois flânent, comme nous disons, çà et là, remuant du pied les tisons éteints du feu de joie, s’extasiant devant la Maison-aux-Piliers, au souvenir des belles tentures de la veille, et regardant aujourd’hui les clous, dernier plaisir. Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique à travers les groupes. Quelques passants affairés vont et viennent. Les marchands causent et s’appellent du seuil des boutiques. La fête, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. C’est à qui glosera le mieux et rira le plus. Et cependant, quatre sergents à cheval qui viennent de se poster aux quatre côtés du pilori ont déjà concentré autour d’eux une bonne portion du populaire épars sur la place, qui se condamne à l’immobilité et à l’ennui dans l’espoir d’une petite exécution.
Si maintenant le lecteur, après avoir contemplé cette scène vive et criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses regards vers cette antique maison demi-gothique, demi-romane, de la Tour-Roland qui fait le coin du quai au couchant, il pourra remarquer à l’angle de la façade un gros bréviaire public à riches enluminures, garanti de la pluie par un petit auvent, et des voleurs par un grillage qui permet toutefois de le feuilleter. À côté de ce bréviaire est une étroite lucarne ogive, fermée de deux barreaux de fer en croix, donnant sur la place, seule ouverture qui laisse arriver un peu d’air et de jour à une petite cellule sans porte pratiquée au rez-de-chaussée dans l’épaisseur du mur de la vieille maison, et pleine d’une paix d’autant plus profonde, d’un silence d’autant plus morne qu’une place publique, la plus populeuse et la plus bruyante de Paris, fourmille et glapit à l’entour.
Cette cellule était célèbre dans Paris depuis près de trois siècles que madame Rolande de la Tour-Roland, en deuil de son père mort à la croisade, l’avait fait creuser dans la muraille de sa propre maison pour s’y enfermer à jamais, ne gardant de son palais que ce logis dont la porte était murée et la lucarne ouverte, hiver comme été, donnant tout le reste aux pauvres et à Dieu. La désolée demoiselle avait en effet attendu vingt ans la mort dans cette tombe anticipée, priant nuit et jour pour l’âme de son père, dormant dans la cendre, sans même avoir une pierre pour oreiller, vêtue d’un sac noir, et ne vivant que de ce que la pitié des passants déposait de pain et d’eau sur le rebord de sa lucarne, recevant ainsi la charité après l’avoir faite. À sa mort, au moment de passer dans l’autre sépulcre, elle avait légué à perpétuité celui-ci aux femmes affligées, mères, veuves ou filles, qui auraient beaucoup à prier pour autrui ou pour elles, et qui voudraient s’enterrer vives dans une grande douleur ou dans une grande pénitence. Les pauvres de son temps lui avaient fait de belles funérailles de larmes et de bénédictions; mais, à leur grand regret, la pieuse fille n’avait pu être canonisée sainte, faute de protections. Ceux d’entre eux qui étaient un peu impies avaient espéré que la chose se ferait en paradis plus aisément qu’à Rome, et avaient tout bonnement prié Dieu pour la défunte, à défaut du pape. La plupart s’étaient contentés de tenir la mémoire de Rolande pour sacrée et de faire reliques de ses haillons. La ville, de son côté, avait fondé, à l’intention de la demoiselle, un bréviaire public qu’on avait scellé près de la lucarne de la cellule, afin que les passants s’y arrêtassent de temps à autre, ne fût-ce que pour prier, que la prière fît songer à l’aumône, et que les pauvres recluses, héritières du caveau de madame Rolande, n’y mourussent pas tout à fait de faim et d’oubli.
Ce n’était pas du reste chose très rare dans les villes du moyen âge que cette espèce de tombeaux. On rencontrait souvent, dans la rue la plus fréquentée, dans le marché le plus bariolé et le plus assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des chevaux, sous la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, un puits, un cabanon muré et grillé, au fond duquel priait jour et nuit un être humain, volontairement dévoué à quelque lamentation éternelle, à quelque grande expiation. Et toutes les réflexions qu’éveillerait en nous aujourd’hui cet étrange spectacle, cette horrible cellule, sorte d’anneau intermédiaire de la maison et de la tombe, du cimetière et de la cité, ce vivant retranché de la communauté humaine et compté désormais chez les morts, cette lampe consumant sa dernière goutte d’huile dans l’ombre, ce reste de vie vacillant dans une fosse, ce souffle, cette voix, cette prière éternelle dans une boîte de pierre, cette face à jamais tournée vers l’autre monde, cet œil déjà illuminé d’un autre soleil, cette oreille collée aux parois de la tombe, cette âme prisonnière dans ce corps, ce corps prisonnier dans ce cachot, et sous cette double enveloppe de chair et de granit le bourdonnement de cette âme en peine, rien de tout cela n’était perçu par la foule. La piété peu raisonneuse et peu subtile de ce temps-là ne voyait pas tant de facettes à un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc, et honorait, vénérait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n’en analysait pas les souffrances et s’en apitoyait médiocrement. Elle apportait de temps en temps quelque pitance au misérable pénitent, regardait par le trou s’il vivait encore, ignorait son nom, savait à peine depuis combien d’années il avait commencé à mourir, et à l’étranger qui les questionnait sur le squelette vivant qui pourrissait dans cette cave, les voisins répondaient simplement, si c’était un homme: «C’est le reclus»; si c’était une femme: «C’est la recluse».
On voyait tout ainsi alors, sans métaphysique, sans exagération, sans verre grossissant, à l’œil nu. Le microscope n’avait pas encore été inventé, ni pour les choses de la matière, ni pour les choses de l’esprit.
D’ailleurs, bien qu’on s’en émerveillât peu, les exemples de cette espèce de claustration au sein des villes étaient, en vérité, fréquents, comme nous le disions tout à l’heure. Il y avait dans Paris assez bon nombre de ces cellules à prier Dieu et à faire pénitence; elles étaient presque toutes occupées. Il est vrai que le clergé ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait tiédeur dans les croyants, et qu’on y mettait des lépreux quand on n’avait pas de pénitents. Outre la logette de la Grève, il y en avait une à Montfaucon, une au charnier des Innocents, une autre je ne sais plus où, au logis Clichon, je crois. D’autres encore à beaucoup d’endroits où l’on en retrouve la trace dans les traditions, à défaut des monuments. L’Université avait aussi la sienne. Sur la montagne Sainte-Geneviève une espèce de Job du moyen âge chanta pendant trente ans les sept Psaumes de la pénitence sur un fumier, au fond d’une citerne, recommençant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la nuit, magna voce per umbras[69], et aujourd’hui l’antiquaire croit entendre encore sa voix en entrant dans la rue du Puits-qui-parle.
Pour nous en tenir à la loge de la Tour-Roland, nous devons dire qu’elle n’avait jamais chômé de recluses. Depuis la mort de madame Rolande, elle avait été rarement une année ou deux vacante. Maintes femmes étaient venues y pleurer, jusqu’à la mort, des parents, des amants, des fautes. La malice parisienne qui se mêle de tout, même des choses qui la regardent le moins, prétendait qu’on y avait vu peu de veuves.
Selon la mode de l’époque, une légende latine, inscrite sur le mur, indiquait au passant lettré la destination pieuse de cette cellule. L’usage s’est conservé jusqu’au milieu du seizième siècle d’expliquer un édifice par une brève devise écrite au-dessus de la porte. Ainsi on lit encore en France au-dessus du guichet de la prison de la maison seigneuriale de Tourville: Sileto et spera[70]; en Irlande, sous l’écusson qui surmonte la grande porte du château de Fortescue: Forte scutum, salus ducum[71]; en Angleterre, sur l’entrée principale du manoir hospitalier des comtes Cowper: Tuum est[72]. C’est qu’alors tout édifice était une pensée.
Comme il n’y avait pas de porte à la cellule murée de la Tour-Roland, on avait gravé en grosses lettres romanes au-dessus de la fenêtre ces deux mots:
TU, ORA[73].
Ce qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de finesse dans les choses et traduit volontiers Ludovico Magno par Porte Saint-Denis, avait donné à cette cavité noire, sombre et humide, le nom de Trou aux Rats. Explication moins sublime peut-être que l’autre, mais en revanche plus pittoresque.
III. HISTOIRE D’UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAÏS
À l’époque où se passe cette histoire, la cellule de la Tour-Roland était occupée. Si le lecteur désire savoir par qui, il n’a qu’à écouter la conversation de trois braves commères qui, au moment où nous avons arrêté son attention sur le Trou aux Rats, se dirigeaient précisément du même côté en remontant du Châtelet vers la Grève, le long de l’eau.
Deux de ces femmes étaient vêtues en bonnes bourgeoises de Paris. Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine rayée rouge et bleue, leurs chausses de tricot blanc, à coins brodés en couleur, bien tirées sur la jambe, leurs souliers carrés de cuir fauve à semelles noires et surtout leur coiffure, cette espèce de corne de clinquant surchargée de rubans et de dentelles que les champenoises portent encore, concurremment avec les grenadiers de la garde impériale russe, annonçaient qu’elles appartenaient à cette classe de riches marchandes qui tient le milieu entre ce que les laquais appellent une femme et ce qu’ils appellent une dame. Elles ne portaient ni bagues, ni croix d’or, et il était aisé de voir que ce n’était pas chez elles pauvreté, mais tout ingénument peur de l’amende. Leur compagne était attifée à peu près de la même manière, mais il y avait dans sa mise et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de notaire de province. On voyait à la manière dont sa ceinture lui remontait au-dessus des hanches qu’elle n’était pas depuis longtemps à Paris. Ajoutez à cela une gorgerette plissée, des nœuds de rubans sur les souliers, que les raies de la jupe étaient dans la largeur et non dans la longueur, et mille autres énormités dont s’indignait le bon goût.
Les deux premières marchaient de ce pas particulier aux Parisiennes qui font voir Paris à des provinciales. La provinciale tenait à sa main un gros garçon qui tenait à la sienne une grosse galette.
Nous sommes fâché d’avoir à ajouter que, vu la rigueur de la saison, il faisait de sa langue son mouchoir.
L’enfant se faisait traîner, non passibus æquis, comme dit Virgile[74], et trébuchait à chaque moment, au grand récri de sa mère. Il est vrai qu’il regardait plus la galette que le pavé. Sans doute quelque grave motif l’empêchait d’y mordre (à la galette), car il se contentait de la considérer tendrement. Mais la mère eût dû se charger de la galette. Il y avait cruauté à faire un Tantale du gros joufflu.
Cependant les trois damoiselles (car le nom de dames était réservé alors aux femmes nobles) parlaient à la fois.
«Dépêchons-nous, damoiselle Mahiette, disait la plus jeune des trois, qui était aussi la plus grosse, à la provinciale. J’ai grand-peur que nous n’arrivions trop tard. On nous disait au Châtelet qu’on allait le mener tout de suite au pilori.
– Ah bah! que dites-vous donc là, damoiselle Oudarde Musnier? reprenait l’autre Parisienne. Il restera deux heures au pilori. Nous avons le temps. Avez-vous jamais vu pilorier, ma chère Mahiette?
– Oui, dit la provinciale, à Reims.
– Ah! bah! qu’est-ce que c’est que ça, votre pilori de Reims? Une méchante cage où l’on ne tourne que des paysans. Voilà grand-chose!
– Que des paysans! dit Mahiette, au Marché-aux-Draps à Reims! Nous y avons vu de fort beaux criminels, et qui avaient tué père et mère! Des paysans! pour qui nous prenez-vous, Gervaise?»
Il est certain que la provinciale était sur le point de se fâcher, pour l’honneur de son pilori. Heureusement la discrète damoiselle Oudarde Musnier détourna à temps la conversation.
«À propos, damoiselle Mahiette, que dites-vous de nos ambassadeurs flamands? en avez-vous d’aussi beaux à Reims?
– J’avoue, répondit Mahiette, qu’il n’y a que Paris pour voir des Flamands comme ceux-là.
– Avez-vous vu dans l’ambassade ce grand ambassadeur qui est chaussetier? demanda Oudarde.
– Oui, dit Mahiette. Il a l’air d’un Saturne.
– Et ce gros dont la figure ressemble à un ventre nu? reprit Gervaise. Et ce petit qui a de petits yeux bordés d’une paupière rouge, ébarbillonnée et déchiquetée comme une tête de chardon?
– Ce sont leurs chevaux qui sont beaux à voir, dit Oudarde, vêtus comme ils sont à la mode de leur pays!
– Ah! ma chère, interrompit la provinciale Mahiette, prenant à son tour un air de supériorité, qu’est-ce que vous diriez donc si vous aviez vu, en 61, au sacre de Reims, il y a dix-huit ans, les chevaux des princes et de la compagnie du roi! Des houssures et caparaçons de toutes sortes; les uns de drap de Damas, de fin drap d’or, fourrés de martres zibelines; les autres, de velours, fourrés de pennes d’hermine; les autres, tout chargés d’orfèvrerie et de grosses campanes d’or et d’argent! Et la finance que cela avait coûté! Et les beaux enfants pages qui étaient dessus!
– Cela n’empêche pas, répliqua sèchement demoiselle Oudarde, que les Flamands ont de fort beaux chevaux et qu’ils ont fait hier un souper superbe chez M. le prévôt des marchands, à l’Hôtel de Ville, où on leur a servi des dragées, de l’hypocras, des épices, et autres singularités.
– Que dites-vous là, ma voisine? s’écria Gervaise. C’est chez M. le cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupé.
– Non pas. À l’Hôtel de Ville!
– Si fait. Au Petit-Bourbon!
– C’est si bien à l’Hôtel de Ville, reprit Oudarde avec aigreur, que le docteur Scourable leur a fait une harangue en latin, dont ils sont demeurés fort satisfaits. C’est mon mari, qui est libraire-juré, qui me l’a dit.
– C’est si bien au Petit-Bourbon, répondit Gervaise non moins vivement, que voici ce que leur a présenté le procureur de M. le cardinal: douze doubles quarts d’hypocras blanc, clairet et vermeil; vingt-quatre layettes de massepain double de Lyon doré; autant de torches de deux livres pièce, et six demi-queues de vin de Beaune, blanc et clairet, le meilleur qu’on ait pu trouver. J’espère que cela est positif. Je le tiens de mon mari, qui est cinquantenier au Parloir-aux-Bourgeois, et qui faisait ce matin la comparaison des ambassadeurs flamands avec ceux du Prêtre-Jean et de l’empereur de Trébisonde qui sont venus de Mésopotamie à Paris sous le dernier roi, et qui avaient des anneaux aux oreilles.
– Il est si vrai qu’ils ont soupé à l’Hôtel de Ville, répliqua Oudarde peu émue de cet étalage, qu’on n’a jamais vu un tel triomphe de viandes et de dragées.
– Je vous dis, moi, qu’ils ont été servis par Le Sec, sergent de la ville, à l’hôtel du Petit-Bourbon, et que c’est là ce qui vous trompe.
– À l’Hôtel de Ville, vous dis-je!
– Au Petit-Bourbon, ma chère! si bien qu’on avait illuminé en verres magiques le mot Espérance qui est écrit sur le grand portail.
– À l’Hôtel de Ville! à l’Hôtel de Ville! Même que Husson le Voir jouait de la flûte!
– Je vous dis que non!
– Je vous dis que si!
– Je vous dis que non!»
La bonne grosse Oudarde se préparait à répliquer, et la querelle en fût peut-être venue aux coiffes, si Mahiette ne se fût écriée tout à coup: «Voyez donc ces gens qui se sont attroupés là-bas au bout du pont! Il y a au milieu d’eux quelque chose qu’ils regardent.
– En vérité, dit Gervaise, j’entends tambouriner. Je crois que c’est la petite Smeralda qui fait ses momeries avec sa chèvre. Eh vite, Mahiette! doublez le pas et traînez votre garçon. Vous êtes venue ici pour visiter les curiosités de Paris. Vous avez vu hier les flamands; il faut voir aujourd’hui l’égyptienne.
– L’égyptienne! dit Mahiette en rebroussant brusquement chemin, et en serrant avec force le bras de son fils. Dieu m’en garde! elle me volerait mon enfant! – Viens, Eustache!»
Et elle se mit à courir sur le quai vers la Grève, jusqu’à ce qu’elle eût laissé le pont bien loin derrière elle. Cependant l’enfant, qu’elle traînait, tomba sur les genoux; elle s’arrêta essoufflée. Oudarde et Gervaise la rejoignirent.
«Cette égyptienne vous voler votre enfant? dit Gervaise. Vous avez là une singulière fantaisie.»
Mahiette hochait la tête d’un air pensif.
«Ce qui est singulier, observa Oudarde, c’est que la sachette a la même idée des égyptiennes.
– Qu’est-ce que c’est que la sachette? dit Mahiette.
– Hé! dit Oudarde, sœur Gudule.
– Qu’est-ce que c’est, reprit Mahiette, que sœur Gudule?
– Vous êtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela! répondit Oudarde. C’est la recluse du Trou aux Rats.
– Comment! demanda Mahiette, cette pauvre femme à qui nous portons cette galette?»
Oudarde fit un signe de tête affirmatif.
«Précisément. Vous allez la voir tout à l’heure à sa lucarne sur la Grève. Elle a le même regard que vous sur ces vagabonds d’Égypte qui tambourinent et disent la bonne aventure au public. On ne sait pas d’où lui vient cette horreur des zingari et des égyptiens. Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu’à les voir?
– Oh! dit Mahiette en saisissant entre ses deux mains la tête ronde de son enfant, je ne veux pas qu’il m’arrive ce qui est arrivé à Paquette la Chantefleurie.
– Ah! voilà une histoire que vous allez nous conter, ma bonne Mahiette, dit Gervaise en lui prenant le bras.
– Je veux bien, répondit Mahiette, mais il faut que vous soyez bien de votre Paris pour ne pas savoir cela! Je vous dirai donc – mais il n’est pas besoin de nous arrêter pour conter la chose – que Paquette la Chantefleurie était une jolie fille de dix-huit ans quand j’en étais une aussi, c’est-à-dire il y a dix-huit ans, et que c’est sa faute si elle n’est pas aujourd’hui, comme moi, une bonne grosse fraîche mère de trente-six ans, avec un homme et un garçon. Au reste, dès l’âge de quatorze ans, il n’était plus temps! – C’était donc la fille de Guybertaut, ménestrel de bateaux à Reims, le même qui avait joué devant le roi Charles VII, à son sacre, quand il descendit notre rivière de Vesle depuis Sillery jusqu’à Muison, que même madame la Pucelle était dans le bateau. Le vieux père mourut, que Paquette était encore tout enfant; elle n’avait donc plus que sa mère, sœur de M. Mathieu Pradon, maître dinandinier et chaudronnier à Paris, rue Parin-Garlin, lequel est mort l’an passé. Vous voyez qu’elle était de famille. La mère était une bonne femme, par malheur, et n’apprit rien à Paquette qu’un peu de doreloterie et de bimbeloterie qui n’empêchait pas la petite de devenir fort grande et de rester fort pauvre. Elles demeuraient toutes deux à Reims le long de la rivière, rue de Folle-Peine. Notez ceci; je crois que c’est là ce qui porta malheur à Paquette. En 61, l’année du sacre de notre roi Louis onzième que Dieu garde, Paquette était si gaie et si jolie qu’on ne l’appelait partout que la Chantefleurie. Pauvre fille! – Elle avait de jolies dents, elle aimait à rire pour les faire voir. Or, fille qui aime à rire s’achemine à pleurer; les belles dents perdent les beaux yeux. C’était donc la Chantefleurie. Elle et sa mère gagnaient durement leur vie. Elles étaient bien déchues depuis la mort du ménétrier. Leur doreloterie ne leur rapportait guère plus de six deniers par semaine, ce qui ne fait pas tout à fait deux liards-à-l’aigle. Où était le temps que le père Guybertaut gagnait douze sols parisis dans un seul sacre avec une chanson? Un hiver – c’était en cette même année 61, – que les deux femmes n’avaient ni bûches ni fagots, et qu’il faisait très froid, cela donna de si belles couleurs à la Chantefleurie, que les hommes l’appelaient: Paquette! que plusieurs l’appelèrent Pâquerette! et qu’elle se perdit. – Eustache! que je te voie mordre dans la galette! – Nous vîmes tout de suite qu’elle était perdue, un dimanche qu’elle vint à l’église avec une croix d’or au cou. – À quatorze ans! voyez-vous cela! – Ce fut d’abord le jeune vicomte de Cormontreuil, qui a son clocher à trois quarts de lieue de Reims; puis, messire Henri de Triancourt, chevaucheur du roi; puis, moins que cela, Chiart de Beaulion, sergent d’armes; puis, en descendant toujours, Guery Aubergeon, valet tranchant du roi; puis, Macé de Frépus, barbier de M. le Dauphin; puis, Thévenin le Moine, queux-le-roi; puis, toujours ainsi de moins jeune en moins noble, elle tomba à Guillaume Racine, ménestrel de vielle, et à Thierry de Mer, lanternier. Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute à tous. Elle était arrivée au dernier sol de sa pièce d’or. Que vous dirai-je, mesdamoiselles? Au sacre, dans la même année 61, c’est elle qui fit le lit du roi des ribauds! – Dans la même année!»
Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux.
«Voilà une histoire qui n’est pas très extraordinaire, dit Gervaise, et je ne vois pas en tout cela d’égyptiens ni d’enfants.
– Patience! reprit Mahiette; d’enfant, vous allez en voir un. – En 66, il y aura seize ans ce mois-ci à la Sainte-Paule, Paquette accoucha d’une petite fille. La malheureuse! elle eut une grande joie. Elle désirait un enfant depuis longtemps. Sa mère, bonne femme qui n’avait jamais su que fermer les yeux, sa mère était morte. Paquette n’avait plus rien à aimer au monde, plus rien qui l’aimât. Depuis cinq ans qu’elle avait failli, c’était une pauvre créature que la Chantefleurie. Elle était seule, seule dans cette vie, montrée au doigt, criée par les rues, battue des sergents, moquée des petits garçons en guenilles. Et puis, les vingt ans étaient venus; et vingt ans, c’est la vieillesse pour les femmes amoureuses. La folie commençait à ne pas lui rapporter plus que la doreloterie autrefois; pour une ride qui venait, un écu s’en allait; l’hiver lui redevenait dur, le bois se faisait derechef rare dans son cendrier et le pain dans sa huche. Elle ne pouvait plus travailler, parce qu’en devenant voluptueuse elle était devenue paresseuse, et elle souffrait beaucoup plus, parce qu’en devenant paresseuse elle était devenue voluptueuse. C’est du moins comme cela que M. le curé de Saint-Remy explique pourquoi ces femmes-là ont plus froid et plus faim que d’autres pauvresses quand elles sont vieilles.
– Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens?
– Un moment donc, Gervaise! dit Oudarde dont l’attention était moins impatiente. Qu’est-ce qu’il y aurait à la fin si tout était au commencement? Continuez, Mahiette, je vous prie. Cette pauvre Chantefleurie!»
Mahiette poursuivit.
«Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues avec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa folie et dans son abandon, il lui semblait qu’elle serait moins honteuse, moins folle et moins abandonnée, s’il y avait quelque chose au monde ou quelqu’un qu’elle pût aimer et qui pût l’aimer. Il fallait que ce fût un enfant, parce qu’un enfant seul pouvait être assez innocent pour cela. – Elle avait reconnu ceci après avoir essayé d’aimer un voleur, le seul homme qui pût vouloir d’elle; mais au bout de peu de temps elle s’était aperçue que le voleur la méprisait. – À ces femmes d’amour il faut un amant ou un enfant pour leur remplir le cœur. Autrement elles sont bien malheureuses. – Ne pouvant avoir d’amant, elle se tourna toute au désir d’un enfant, et comme elle n’avait pas cessé d’être pieuse, elle en fit son éternelle prière au bon Dieu. Le bon Dieu eut donc pitié d’elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle allaita elle-même son enfant, lui fit des langes avec sa couverture, la seule qu’elle eût sur son lit, et ne sentit plus ni le froid ni la faim. Elle en redevint belle. Vieille fille fait jeune mère. La galanterie reprit, on revint voir la Chantefleurie, elle retrouva chalands pour sa marchandise, et de toutes ces horreurs elle fit des layettes, béguins et baverolles, des brassières de dentelle et des petits bonnets de satin, sans même songer à se racheter une couverture. – Monsieur Eustache, je vous ai déjà dit de ne pas manger la galette. – Il est sûr que la petite Agnès – c’était le nom de l’enfant, nom de baptême, car de nom de famille, il y a longtemps que la Chantefleurie n’en avait plus, – il est certain que cette petite était plus emmaillottée de rubans et de broderies qu’une dauphine du Dauphiné! Elle avait entre autres une paire de petits souliers! que le roi Louis XI n’en a certainement pas eu de pareils! Sa mère les lui avait cousus et brodés elle-même, elle y avait mis toutes ses finesses de dorelotière et toutes les passequilles d’une robe de bonne Vierge. C’étaient bien les deux plus mignons souliers roses qu’on pût voir. Ils étaient longs tout au plus comme mon pouce, et il fallait en voir sortir les petits pieds de l’enfant pour croire qu’ils avaient pu y entrer. Il est vrai que ces petits pieds étaient si petits, si jolis, si roses! plus roses que le satin des souliers! – Quand vous aurez des enfants, Oudarde, vous saurez que rien n’est plus joli que ces petits pieds et ces petites mains-là.
– Je ne demande pas mieux, dit Oudarde, en soupirant, mais j’attends que ce soit le bon plaisir de monsieur Andry Musnier.
– Au reste, reprit Mahiette, l’enfant de Paquette n’avait pas que les pieds de joli. Je l’ai vue quand elle n’avait que quatre mois. C’était un amour! Elle avait les yeux plus grands que la bouche. Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. Cela aurait fait une fière brune, à seize ans! Sa mère en devenait de plus en plus folle tous les jours. Elle la caressait, la baisait, la chatouillait, la lavait, l’attifait, la mangeait! Elle en perdait la tête, elle en remerciait Dieu. Ses jolis pieds roses surtout, c’était un ébahissement sans fin, c’était un délire de joie! elle y avait toujours les lèvres collées et ne pouvait revenir de leur petitesse. Elle les mettait dans les petits souliers, les retirait, les admirait, s’en émerveillait, regardait le jour au travers, s’apitoyait de les essayer à la marche sur son lit, et eût volontiers passé sa vie à genoux, à chausser et à déchausser ces pieds-là comme ceux d’un enfant-Jésus.
– Le conte est bel et bon, dit à mi-voix la Gervaise, mais où est l’Égypte dans tout cela?
– Voici, répliqua Mahiette. Il arriva un jour à Reims des espèces de cavaliers fort singuliers. C’étaient des gueux et des truands qui cheminaient dans le pays, conduits par leur duc et par leurs comtes. Ils étaient basanés, avaient les cheveux tout frisés, et des anneaux d’argent aux oreilles. Les femmes étaient encore plus laides que les hommes. Elles avaient le visage plus noir et toujours découvert, un méchant roquet sur le corps, un vieux drap tissu de cordes lié sur l’épaule, et la chevelure en queue de cheval. Les enfants qui se vautraient dans leurs jambes auraient fait peur à des singes. Une bande d’excommuniés. Tout cela venait en droite ligne de la basse Égypte à Reims par la Pologne. Le pape les avait confessés, à ce qu’on disait, et leur avait donné pour pénitence d’aller sept ans de suite par le monde, sans coucher dans des lits. Aussi ils s’appelaient Penanciers et puaient. Il paraît qu’ils avaient été autrefois sarrasins, ce qui fait qu’ils croyaient à Jupiter, et qu’ils réclamaient dix livres tournois de tous archevêques, évêques et abbés crossés et mitrés. C’est une bulle du pape qui leur valait cela. Ils venaient à Reims dire la bonne aventure au nom du roi d’Alger et de l’empereur d’Allemagne. Vous pensez bien qu’il n’en fallut pas davantage pour qu’on leur interdît l’entrée de la ville. Alors toute la bande campa de bonne grâce près de la porte de Braine, sur cette butte où il y a un moulin, à côté des trous des anciennes crayères. Et ce fut dans Reims à qui les irait voir. Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des prophéties merveilleuses. Ils étaient de force à prédire à Judas qu’il serait pape. Il courait cependant sur eux de méchants bruits d’enfants volés et de bourses coupées et de chair humaine mangée. Les gens sages disaient aux fous: N’y allez pas, et y allaient de leur côté en cachette. C’était donc un emportement. Le fait est qu’ils disaient des choses à étonner un cardinal. Les mères faisaient grand triomphe de leurs enfants depuis que les égyptiennes leur avaient lu dans la main toutes sortes de miracles écrits en païen et en turc. L’une avait un empereur, l’autre un pape, l’autre un capitaine. La pauvre Chantefleurie fut prise de curiosité. Elle voulut savoir ce qu’elle avait, et si sa jolie petite Agnès ne serait pas un jour impératrice d’Arménie ou d’autre chose. Elle la porta donc aux égyptiens; et les égyptiennes d’admirer l’enfant, de la caresser, de la baiser avec leurs bouches noires, et de s’émerveiller sur sa petite main. Hélas! à la grande joie de la mère. Elles firent fête surtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. L’enfant n’avait pas encore un an. Elle bégayait déjà, riait à sa mère comme une petite folle, était grasse et toute ronde, et avait mille charmants petits gestes des anges du paradis. Elle fut très effarouchée des égyptiennes, et pleura. Mais la mère la baisa plus fort et s’en alla ravie de la bonne aventure que les devineresses avaient dite à son Agnès. Ce devait être une beauté, une vertu, une reine. Elle retourna donc dans son galetas de la rue Folle-Peine, toute fière d’y rapporter une reine. Le lendemain, elle profita d’un moment où l’enfant dormait sur son lit, car elle la couchait toujours avec elle, laissa tout doucement la porte entr’ouverte, et courut raconter à une voisine de la rue de la Séchesserie qu’il viendrait un jour où sa fille Agnès serait servie à table par le roi d’Angleterre et l’archiduc d’Éthiopie, et cent autres surprises. À son retour, n’entendant pas de cris en montant son escalier, elle se dit: «Bon! l’enfant dort toujours.» Elle trouva sa porte plus grande ouverte qu’elle ne l’avait laissée, elle entra pourtant, la pauvre mère, et courut au lit… – L’enfant n’y était plus, la place était vide. Il n’y avait plus rien de l’enfant, sinon un de ses jolis petits souliers. Elle s’élança hors de la chambre, se jeta au bas de l’escalier, et se mit à battre les murailles avec sa tête en criant: «Mon enfant! qui a mon enfant? qui m’a pris mon enfant?» La rue était déserte, la maison isolée; personne ne put lui rien dire. Elle alla par la ville, elle fureta toutes les rues, courut çà et là la journée entière, folle, égarée, terrible, flairant aux portes et aux fenêtres comme une bête farouche qui a perdu ses petits. Elle était haletante, échevelée, effrayante à voir, et elle avait dans les yeux un feu qui séchait ses larmes. Elle arrêtait les passants et criait: «Ma fille! ma fille! ma jolie petite fille! Celui qui me rendra ma fille, je serai sa servante, la servante de son chien, et il me mangera le cœur, s’il veut.» – Elle rencontra M. le curé de Saint-Remy, et lui dit: «Monsieur le curé, je labourerai la terre avec mes ongles, mais rendez-moi mon enfant!» C’était déchirant, Oudarde; et j’ai vu un homme bien dur, maître Ponce Lacabre, le procureur, qui pleurait. «Ah! la pauvre mère!» Le soir, elle rentra chez elle. Pendant son absence, une voisine avait vu deux égyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans leurs bras, puis redescendre après avoir refermé la porte, et s’enfuir en hâte. Depuis leur départ, on entendait chez Paquette des espèces de cris d’enfant. La mère rit aux éclats, monta l’escalier comme avec des ailes, enfonça sa porte comme avec un canon d’artillerie, et entra… – Une chose affreuse, Oudarde! Au lieu de sa gentille petite Agnès, si vermeille et si fraîche, qui était un don du bon Dieu, une façon de petit monstre, hideux, boiteux, borgne, contrefait, se traînait en piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur. «Oh! dit-elle, est-ce que les sorcières auraient métamorphosé ma fille en cet animal effroyable?» On se hâta d’emporter le petit pied-bot. Il l’aurait rendue folle. C’était un monstrueux enfant de quelque égyptienne donnée au diable. Il paraissait avoir quatre ans environ, et parlait une langue qui n’était point une langue humaine; c’étaient des mots qui ne sont pas possibles. – La Chantefleurie s’était jetée sur le petit soulier, tout ce qui lui restait de tout ce qu’elle avait aimé. Elle y demeura si longtemps immobile, muette, sans souffle, qu’on crut qu’elle y était morte. Tout à coup elle trembla de tout son corps, couvrit sa relique de baisers furieux, et se dégorgea en sanglots comme si son cœur venait de crever. Je vous assure que nous pleurions toutes aussi. Elle disait: «Oh! ma petite fille! ma jolie petite fille! où es-tu?» Et cela vous tordait les entrailles. Je pleure encore d’y songer. Nos enfants, voyez-vous, c’est la moelle de nos os. – Mon pauvre Eustache! tu es si beau, toi! Si vous saviez comme il est gentil! Hier il me disait: Je veux être gendarme, moi. Ô mon Eustache! si je te perdais! – La Chantefleurie se leva tout à coup et se mit à courir dans Reims en criant: «Au camp des égyptiens! au camp des égyptiens! Des sergents pour brûler les sorcières!» Les égyptiens étaient partis. – Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le lendemain, à deux lieues de Reims, dans une bruyère entre Gueux et Tilloy, on trouva les restes d’un grand feu, quelques rubans qui avaient appartenu à l’enfant de Paquette, des gouttes de sang, et des crottins de bouc. La nuit qui venait de s’écouler était précisément celle d’un samedi. On ne douta plus que les égyptiens n’eussent fait le sabbat dans cette bruyère, et qu’ils n’eussent dévoré l’enfant en compagnie de Belzébuth, comme cela se pratique chez les mahométans. Quand la Chantefleurie apprit ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les lèvres comme pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses cheveux étaient gris. Le surlendemain, elle avait disparu.