Kitabı oku: «Notre Dame de Paris», sayfa 17
Alors le misérable, ne pouvant briser son collier de bête fauve enchaînée, redevint tranquille. Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavités de sa poitrine. Il n’y avait sur son visage ni honte, ni rougeur. Il était trop loin de l’état de société et trop près de l’état de nature pour savoir ce que c’est que la honte. D’ailleurs, à ce point de difformité, l’infamie est-elle chose sensible? Mais la colère, la haine, le désespoir abaissaient lentement sur ce visage hideux un nuage de plus en plus sombre, de plus en plus chargé d’une électricité qui éclatait en mille éclairs dans l’œil du cyclope.
Cependant ce nuage s’éclaircit un moment, au passage d’une mule qui traversait la foule et qui portait un prêtre. Du plus loin qu’il aperçut cette mule et ce prêtre, le visage du pauvre patient s’adoucit. À la fureur qui le contractait succéda un sourire étrange, plein d’une douceur, d’une mansuétude, d’une tendresse ineffables. À mesure que le prêtre approchait, ce sourire devenait plus net, plus distinct, plus radieux. C’était comme la venue d’un sauveur que le malheureux saluait. Toutefois, au moment où la mule fut assez près du pilori pour que son cavalier pût reconnaître le patient, le prêtre baissa les yeux, rebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s’il avait eu hâte de se débarrasser de réclamations humiliantes et fort peu de souci d’être salué et reconnu d’un pauvre diable en pareille posture.
Ce prêtre était l’archidiacre dom Claude Frollo.
Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le sourire s’y mêla encore quelque temps, mais amer, découragé, profondément triste.
Le temps s’écoulait. Il était là depuis une heure et demie au moins, déchiré, maltraité, moqué sans relâche, et presque lapidé.
Tout à coup il s’agita de nouveau dans ses chaînes avec un redoublement de désespoir dont trembla toute la charpente qui le portait, et, rompant le silence qu’il avait obstinément gardé jusqu’alors, il cria avec une voix rauque et furieuse qui ressemblait plutôt à un aboiement qu’à un cri humain et qui couvrit le bruit des huées: «À boire!»
Cette exclamation de détresse, loin d’émouvoir les compassions, fut un surcroît d’amusement au bon populaire parisien qui entourait l’échelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n’était alors guère moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des truands chez laquelle nous avons déjà mené le lecteur, et qui était tout simplement la couche la plus inférieure du peuple. Pas une voix ne s’éleva autour du malheureux patient, si ce n’est pour lui faire raillerie de sa soif. Il est certain qu’en ce moment il était grotesque et repoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourprée et ruisselante, son œil égaré, sa bouche écumante de colère et de souffrance, et sa langue à demi tirée. Il faut dire encore que, se fût-il trouvé dans la cohue quelque bonne âme charitable de bourgeois ou de bourgeoise qui eût été tentée d’apporter un verre d’eau à cette misérable créature en peine, il régnait autour des marches infâmes du pilori un tel préjugé de honte et d’ignominie qu’il eût suffi pour repousser le bon Samaritain.
Au bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule un regard désespéré, et répéta d’une voix plus déchirante encore: «À boire!»
Et tous de rire.
«Bois ceci! criait Robin Poussepain en lui jetant par la face une éponge traînée dans le ruisseau. Tiens, vilain sourd! je suis ton débiteur.»
Une femme lui lançait une pierre à la tête: «Voilà qui t’apprendra à nous réveiller la nuit avec ton carillon de damné.
– Hé bien! fils, hurlait un perclus en faisant effort pour l’atteindre de sa béquille, nous jetteras-tu encore des sorts du haut des tours de Notre-Dame?
– Voici une écuelle pour boire! reprenait un homme en lui décochant dans la poitrine une cruche cassée. C’est toi qui, rien qu’en passant devant elle, as fait accoucher ma femme d’un enfant à deux têtes!
– Et ma chatte d’un chat à six pattes! glapissait une vieille en lui lançant une tuile.
– À boire!» répéta pour la troisième fois Quasimodo pantelant.
En ce moment, il vit s’écarter la populace. Une jeune fille bizarrement vêtue sortit de la foule. Elle était accompagnée d’une petite chèvre blanche à cornes dorées et portait un tambour de basque à la main.
L’œil de Quasimodo étincela. C’était la bohémienne qu’il avait essayé d’enlever la nuit précédente, algarade pour laquelle il sentait confusément qu’on le châtiait en cet instant même; ce qui du reste n’était pas le moins du monde, puisqu’il n’était puni que du malheur d’être sourd et d’avoir été jugé par un sourd. Il ne douta pas qu’elle ne vînt se venger aussi, et lui donner son coup comme tous les autres.
Il la vit en effet monter rapidement l’échelle. La colère et le dépit le suffoquaient. Il eût voulu pouvoir faire crouler le pilori, et si l’éclair de son œil eût pu foudroyer, l’égyptienne eût été mise en poudre avant d’arriver sur la plate-forme.
Elle s’approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait vainement pour lui échapper, et, détachant une gourde de sa ceinture, elle la porta doucement aux lèvres arides du misérable.
Alors, dans cet œil jusque-là si sec et si brûlé, on vit rouler une grosse larme qui tomba lentement le long de ce visage difforme et longtemps contracté par le désespoir. C’était la première peut-être que l’infortuné eût jamais versée.
Cependant il oubliait de boire. L’égyptienne fit sa petite moue avec impatience, et appuya en souriant le goulot à la bouche dentue de Quasimodo.
Il but à longs traits. Sa soif était ardente.
Quand il eut fini, le misérable allongea ses lèvres noires, sans doute pour baiser la belle main qui venait de l’assister. Mais la jeune fille, qui n’était pas sans défiance peut-être et se souvenait de la violente tentative de la nuit, retira sa main avec le geste effrayé d’un enfant qui craint d’être mordu par une bête.
Alors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de reproche et d’une tristesse inexprimable.
C’eût été partout un spectacle touchant que cette belle fille, fraîche, pure, charmante, et si faible en même temps, ainsi pieusement accourue au secours de tant de misère, de difformité et de méchanceté. Sur un pilori, ce spectacle était sublime.
Tout ce peuple lui-même en fut saisi et se mit à battre des mains en criant: «Noël! Noël!»
C’est dans ce moment que la recluse aperçut, de la lucarne de son trou, l’égyptienne sur le pilori et lui jeta son imprécation sinistre: «Maudite sois-tu, fille d’Égypte! maudite! maudite!»
V. FIN DE L’HISTOIRE DE LA GALETTE
La Esmeralda pâlit, et descendit du pilori en chancelant. La voix de la recluse la poursuivit encore: «Descends! descends! larronnesse d’Égypte, tu y remonteras!
– La sachette est dans ses lubies», dit le peuple en murmurant; et il n’en fut rien de plus. Car ces sortes de femmes étaient redoutées, ce qui les faisait sacrées. On ne s’attaquait pas volontiers alors à qui priait jour et nuit.
L’heure était venue de remmener Quasimodo. On le détacha, et la foule se dispersa.
Près du Grand-Pont, Mahiette, qui s’en revenait avec ses deux compagnes, s’arrêta brusquement: «À propos, Eustache! qu’as-tu fait de la galette?
– Mère, dit l’enfant, pendant que vous parliez avec cette dame qui était dans le trou, il y avait un gros chien qui a mordu dans ma galette. Alors j’en ai mangé aussi.
– Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangé?
– Mère, c’est le chien. Je lui ai dit, il ne m’a pas écouté. Alors j’ai mordu aussi, tiens!
– C’est un enfant terrible, dit la mère souriant et grondant à la fois. Voyez-vous, Oudarde, il mange déjà à lui seul tout le cerisier de notre clos de Charlerange. Aussi son grand-père dit que ce sera un capitaine. – Que je vous y reprenne, monsieur Eustache. – Va, gros lion!»
LIVRE SEPTIÈME
I. DU DANGER DE CONFIER SON SECRET À UNE CHÈVRE
Plusieurs semaines s’étaient écoulées.
On était aux premiers jours de mars. Le soleil, que Dubartas, ce classique ancêtre de la périphrase, n’avait pas encore nommé le grand-duc des chandelles, n’en était pas moins joyeux et rayonnant pour cela. C’était une de ces journées de printemps qui ont tant de douceur et de beauté que tout Paris, répandu dans les places et les promenades, les fête comme des dimanches. Dans ces jours de clarté, de chaleur et de sérénité, il y a une certaine heure surtout où il faut admirer le portail de Notre-Dame. C’est le moment où le soleil, déjà incliné vers le couchant, regarde presque en face la cathédrale. Ses rayons, de plus en plus horizontaux, se retirent lentement du pavé de la place, et remontent le long de la façade à pic dont ils font saillir les mille rondes-bosses sur leur ombre, tandis que la grande rose centrale flamboie comme un œil de cyclope enflammé des réverbérations de la forge.
On était à cette heure-là.
Vis-à-vis la haute cathédrale rougie par le couchant, sur le balcon de pierre pratiqué au-dessus du porche d’une riche maison gothique qui faisait l’angle de la place et de la rue du Parvis, quelques belles jeunes filles riaient et devisaient avec toute sorte de grâce et de folie. À la longueur du voile qui tombait, du sommet de leur coiffe pointue enroulée de perles, jusqu’à leurs talons, à la finesse de la chemisette brodée qui couvrait leurs épaules en laissant voir, selon la mode engageante d’alors, la naissance de leurs belles gorges de vierges, à l’opulence de leurs jupes de dessous, plus précieuses encore que leur surtout (recherche merveilleuse!), à la gaze, à la soie, au velours dont tout cela était étoffé, et surtout à la blancheur de leurs mains qui les attestait oisives et paresseuses, il était aisé de deviner de nobles et riches héritières. C’était en effet damoiselle Fleur-de-Lys de Gondelaurier et ses compagnes, Diane de Christeuil, Amelotte de Montmichel, Colombe de Gaillefontaine, et la petite de Champchevrier; toutes filles de bonne maison, réunies en ce moment chez la dame veuve de Gondelaurier, à cause de monseigneur de Beaujeu et de madame sa femme, qui devaient venir au mois d’avril à Paris, et y choisir des accompagneresses d’honneur pour madame la Dauphine Marguerite, lorsqu’on l’irait recevoir en Picardie des mains des flamands. Or, tous les hobereaux de trente lieues à la ronde briguaient cette faveur pour leurs filles, et bon nombre d’entre eux les avaient déjà amenées ou envoyées à Paris. Celles-ci avaient été confiées par leurs parents à la garde discrète et vénérable de madame Aloïse de Gondelaurier, veuve d’un ancien maître des arbalétriers du roi, retirée avec sa fille unique, en sa maison de la place du parvis Notre-Dame, à Paris.
Le balcon où étaient ces jeunes filles s’ouvrait sur une chambre richement tapissée d’un cuir de Flandre de couleur fauve imprimé à rinceaux d’or. Les solives qui rayaient parallèlement le plafond amusaient l’œil par mille bizarres sculptures peintes et dorées. Sur des bahuts ciselés, de splendides émaux chatoyaient çà et là; une hure de sanglier en faïence couronnait un dressoir magnifique dont les deux degrés annonçaient que la maîtresse du logis était femme ou veuve d’un chevalier banneret. Au fond, à côté d’une haute cheminée armoriée et blasonnée du haut en bas, était assise, dans un riche fauteuil de velours rouge, la dame de Gondelaurier, dont les cinquante-cinq ans n’étaient pas moins écrits sur son vêtement que sur son visage.
À côté d’elle se tenait debout un jeune homme d’assez fière mine, quoique un peu vaine et bravache, un de ces beaux garçons dont toutes les femmes tombent d’accord, bien que les hommes graves et physionomistes en haussent les épaules. Ce jeune cavalier portait le brillant habit de capitaine des archers de l’ordonnance du roi, lequel ressemble beaucoup trop au costume de Jupiter, qu’on a déjà pu admirer au premier livre de cette histoire, pour que nous en fatiguions le lecteur d’une seconde description.
Les damoiselles étaient assises, partie dans la chambre, partie sur le balcon, les unes sur des carreaux de velours d’Utrecht à cornières d’or, les autres sur des escabeaux de bois de chêne sculptés à fleurs et à figures. Chacune d’elles tenait sur ses genoux un pan d’une grande tapisserie à l’aiguille, à laquelle elles travaillaient en commun, et dont un bon bout traînait sur la natte qui recouvrait le plancher.
Elles causaient entre elles avec cette voix chuchotante et ces demi-rires étouffés d’un conciliabule de jeunes filles au milieu desquelles il y a un jeune homme. Le jeune homme, dont la présence suffisait pour mettre en jeu tous ces amours-propres féminins, paraissait, lui, s’en soucier médiocrement; et tandis que c’était parmi les belles à qui attirerait son attention, il paraissait surtout occupé à fourbir avec son gant de peau de daim l’ardillon de son ceinturon.
De temps en temps la vieille dame lui adressait la parole tout bas, et il lui répondait de son mieux avec une sorte de politesse gauche et contrainte. Aux sourires, aux petits signes d’intelligence de madame Aloïse, aux clins d’yeux qu’elle détachait vers sa fille Fleur-de-Lys, en parlant bas au capitaine, il était facile de voir qu’il s’agissait de quelque fiançaille consommée, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune homme et Fleur-de-Lys. Et à la froideur embarrassée de l’officier, il était facile de voir que, de son côté du moins, il ne s’agissait plus d’amour. Toute sa mine exprimait une pensée de gêne et d’ennui que nos sous-lieutenants de garnison traduiraient admirablement aujourd’hui par: Quelle chienne de corvée!
La bonne dame, fort entêtée de sa fille, comme une pauvre mère qu’elle était, ne s’apercevait pas du peu d’enthousiasme de l’officier, et s’évertuait à lui faire remarquer tout bas les perfections infinies avec lesquelles Fleur-de-Lys piquait son aiguille ou dévidait son écheveau.
«Tenez, petit cousin, lui disait-elle en le tirant par la manche pour lui parler à l’oreille. Regardez-la donc! la voilà qui se baisse.
– En effet», répondait le jeune homme; et il retombait dans son silence distrait et glacial.
Un moment après, il fallait se pencher de nouveau, et dame Aloïse lui disait:
«Avez-vous jamais vu figure plus avenante et plus égayée que votre accordée? Est-on plus blanche et plus blonde? ne sont-ce pas là des mains accomplies? et ce cou-là, ne prend-il pas, à ravir, toutes les façons d’un cygne? Que je vous envie par moments! et que vous êtes heureux d’être homme, vilain libertin que vous êtes! N’est-ce pas que ma Fleur-de-Lys est belle par adoration et que vous en êtes éperdu?
– Sans doute, répondait-il tout en pensant à autre chose.
– Mais parlez-lui donc, dit tout à coup madame Aloïse en le poussant par l’épaule. Dites-lui donc quelque chose. Vous êtes devenu bien timide.»
Nous pouvons affirmer à nos lecteurs que la timidité n’était ni la vertu ni le défaut du capitaine. Il essaya pourtant de faire ce qu’on lui demandait.
«Belle cousine, dit-il en s’approchant de Fleur-de-Lys, quel est le sujet de cet ouvrage de tapisserie que vous façonnez?
– Beau cousin, répondit Fleur-de-Lys avec un accent de dépit, je vous l’ai déjà dit trois fois. C’est la grotte de Neptunus.»
Il était évident que Fleur-de-Lys voyait beaucoup plus clair que sa mère aux manières froides et distraites du capitaine. Il sentit la nécessité de faire quelque conversation.
«Et pour qui toute cette neptunerie? demanda-t-il.
– Pour l’abbaye Saint-Antoine des Champs», dit Fleur-de-Lys sans lever les yeux.
Le capitaine prit un coin de la tapisserie:
«Qu’est-ce que c’est, ma belle cousine, que ce gros gendarme qui souffle à pleines joues dans une trompette?
– C’est Trito», répondit-elle.
Il y avait toujours une intonation un peu boudeuse dans les brèves paroles de Fleur-de-Lys. Le jeune homme comprit qu’il était indispensable de lui dire quelque chose à l’oreille, une fadaise, une galanterie, n’importe quoi. Il se pencha donc, mais il ne put rien trouver dans son imagination de plus tendre et de plus intime que ceci: «Pourquoi votre mère porte-t-elle toujours une cotte-hardie armoriée comme nos grand-mères du temps de Charles VII? Dites-lui donc, belle cousine, que ce n’est plus l’élégance d’à présent, et que son gond et son laurier brodés en blason sur sa robe lui donnent l’air d’un manteau de cheminée qui marche. En vérité, on ne s’assied plus ainsi sur sa bannière, je vous jure.»
Fleur-de-Lys leva sur lui ses beaux yeux pleins de reproche: «Est-ce là tout ce que vous me jurez?» dit-elle à voix basse.
Cependant la bonne dame Aloïse, ravie de les voir ainsi penchés et chuchotant, disait en jouant avec les fermoirs de son livre d’heures: «Touchant tableau d’amour!»
Le capitaine, de plus en plus gêné, se rabattit sur la tapisserie: «C’est vraiment un charmant travail!» s’écria-t-il.
À ce propos, Colombe de Gaillefontaine, une autre belle blonde à peau blanche, bien colletée de damas bleu, hasarda timidement une parole qu’elle adressa à Fleur-de-Lys, dans l’espoir que le beau capitaine y répondrait: «Ma chère Gondelaurier, avez-vous vu les tapisseries de l’hôtel de la Roche-Guyon?
– N’est-ce pas l’hôtel où est enclos le jardin de la Lingère du Louvre? demanda en riant Diane de Christeuil, qui avait de belles dents et par conséquent riait à tout propos.
– Et où il y a cette grosse vieille tour de l’ancienne muraille de Paris, ajouta Amelotte de Montmichel, jolie brune bouclée et fraîche, qui avait l’habitude de soupirer comme l’autre riait, sans savoir pourquoi.
– Ma chère Colombe, reprit dame Aloïse, voulez-vous pas parler de l’hôtel qui était à monsieur de Bacqueville, sous le roi Charles VI? il y a en effet de bien superbes tapisseries de haute lice.
– Charles VI! le roi Charles VI! grommela le jeune capitaine en retroussant sa moustache. Mon Dieu! que la bonne dame a souvenir de vieilles choses!»
Madame de Gondelaurier poursuivait: «Belles tapisseries, en vérité. Un travail si estimé qu’il passe pour singulier!»
En ce moment, Bérangère de Champchevrier, svelte petite fille de sept ans, qui regardait dans la place par les trèfles du balcon, s’écria: «Oh! voyez, belle marraine Fleur-de-Lys, la jolie danseuse qui danse là sur le pavé, et qui tambourine au milieu des bourgeois manants!»
En effet, on entendait le frissonnement sonore d’un tambour de basque.
«Quelque égyptienne de Bohême, dit Fleur-de-Lys en se détournant nonchalamment vers la place.
– Voyons! voyons!» crièrent ses vives compagnes; et elles coururent toutes au bord du balcon, tandis que Fleur-de-Lys, rêveuse de la froideur de son fiancé, les suivait lentement et que celui-ci, soulagé par cet incident qui coupait court à une conversation embarrassée, s’en revenait au fond de l’appartement de l’air satisfait d’un soldat relevé de service. C’était pourtant un charmant et gentil service que celui de la belle Fleur-de-Lys, et il lui avait paru tel autrefois; mais le capitaine s’était blasé peu à peu; la perspective d’un mariage prochain le refroidissait davantage de jour en jour. D’ailleurs, il était d’humeur inconstante et, faut-il le dire? de goût un peu vulgaire. Quoique de fort noble naissance, il avait contracté sous le harnois plus d’une habitude de soudard. La taverne lui plaisait, et ce qui s’ensuit. Il n’était à l’aise que parmi les gros mots, les galanteries militaires, les faciles beautés et les faciles succès. Il avait pourtant reçu de sa famille quelque éducation et quelques manières; mais il avait trop jeune couru le pays, trop jeune tenu garnison, et tous les jours le vernis du gentilhomme s’effaçait au dur frottement de son baudrier de gendarme. Tout en la visitant encore de temps en temps, par un reste de respect humain, il se sentait doublement gêné chez Fleur-de-Lys; d’abord, parce qu’à force de disperser son amour dans toutes sortes de lieux il en avait fort peu réservé pour elle; ensuite, parce qu’au milieu de tant de belles dames roides, épinglées et décentes, il tremblait sans cesse que sa bouche habituée aux jurons ne prît tout d’un coup le mors aux dents et ne s’échappât en propos de taverne. Qu’on se figure le bel effet!
Du reste, tout cela se mêlait chez lui à de grandes prétentions d’élégance, de toilette et de belle mine. Qu’on arrange ces choses comme on pourra. Je ne suis qu’historien.
Il se tenait donc depuis quelques moments, pensant ou ne pensant pas, appuyé en silence au chambranle sculpté de la cheminée, quand Fleur-de-Lys, se tournant soudain, lui adressa la parole. Après tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu’à son cœur défendant.
«Beau cousin, ne nous avez-vous pas parlé d’une petite bohémienne que vous avez sauvée, il y a deux mois, en faisant le contre-guet la nuit, des mains d’une douzaine de voleurs?
– Je crois que oui, belle cousine, dit le capitaine.
– Eh bien, reprit-elle, c’est peut-être cette bohémienne qui danse là dans le parvis. Venez voir si vous la reconnaissez, beau cousin Phœbus.»
Il perçait un secret désir de réconciliation dans cette douce invitation qu’elle lui adressait de venir près d’elle, et dans ce soin de l’appeler par son nom. Le capitaine Phœbus de Châteaupers (car c’est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le commencement de ce chapitre) s’approcha à pas lents du balcon. «Tenez, lui dit Fleur-de-Lys en posant tendrement sa main sur le bras de Phœbus, regardez cette petite qui danse là dans ce rond. Est-ce votre bohémienne?»
Phœbus regarda, et dit:
«Oui, je la reconnais à sa chèvre.
– Oh! la jolie petite chèvre en effet! dit Amelotte en joignant les mains d’admiration.
– Est-ce que ses cornes sont en or de vrai?» demanda Bérangère.
Sans bouger de son fauteuil, dame Aloïse prit la parole: «N’est-ce pas une de ces bohémiennes qui sont arrivées l’an passé par la porte Gibard?
– Madame ma mère, dit doucement Fleur-de-Lys, cette porte s’appelle aujourd’hui porte d’Enfer.»
Mademoiselle de Gondelaurier savait à quel point le capitaine était choqué des façons de parler surannées de sa mère. En effet, il commençait à ricaner en disant entre ses dents: «Porte Gibard! porte Gibard! C’est pour faire passer le roi Charles VI!»
«Marraine, s’écria Bérangère dont les yeux sans cesse en mouvement s’étaient levés tout à coup vers le sommet des tours de Notre-Dame, qu’est-ce que c’est que cet homme noir qui est là haut?»
Toutes les jeunes filles levèrent les yeux. Un homme en effet était accoudé sur la balustrade culminante de la tour septentrionale, donnant sur la Grève. C’était un prêtre. On distinguait nettement son costume, et son visage appuyé sur ses deux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu’une statue. Son œil fixe plongeait dans la place.
C’était quelque chose de l’immobilité d’un milan qui vient de découvrir un nid de moineaux et qui le regarde.
«C’est monsieur l’archidiacre de Josas, dit Fleur-de-Lys.
– Vous avez de bons yeux si vous le reconnaissez d’ici! observa la Gaillefontaine.
– Comme il regarde la petite danseuse! reprit Diane de Christeuil.
– Gare à l’égyptienne! dit Fleur-de-Lys, car il n’aime pas l’Égypte.
– C’est bien dommage que cet homme la regarde ainsi, ajouta Amelotte de Montmichel, car elle danse à éblouir.
– Beau cousin Phœbus, dit tout à coup Fleur-de-Lys, puisque vous connaissez cette petite bohémienne, faites-lui donc signe de monter. Cela nous amusera.
– Oh oui! s’écrièrent toutes les jeunes filles en battant des mains.
– Mais c’est une folie, répondit Phœbus. Elle m’a sans doute oublié, et je ne sais seulement pas son nom. Cependant, puisque vous le souhaitez, mesdamoiselles, je vais essayer.» Et se penchant à la balustrade du balcon, il se mit à crier: «Petite!»
La danseuse ne tambourinait pas en ce moment. Elle tourna la tête vers le point d’où lui venait cet appel, son regard brillant se fixa sur Phœbus, et elle s’arrêta tout court.
«Petite!» répéta le capitaine; et il lui fit signe du doigt de venir.
La jeune fille le regarda encore, puis elle rougit comme si une flamme lui était montée dans les joues, et, prenant son tambourin sous son bras, elle se dirigea, à travers les spectateurs ébahis, vers la porte de la maison où Phœbus l’appelait, à pas lents, chancelante, et avec le regard troublé d’un oiseau qui cède à la fascination d’un serpent.
Un moment après, la portière de tapisserie se souleva, et la bohémienne parut sur le seuil de la chambre, rouge, interdite, essoufflée, ses grands yeux baissés, et n’osant faire un pas de plus.
Bérangère battit des mains.
Cependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. Son apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un effet singulier. Il est certain qu’un vague et indistinct désir de plaire au bel officier les animait toutes à la fois, que le splendide uniforme était le point de mire de toutes leurs coquetteries, et que, depuis qu’il était présent, il y avait entre elles une certaine rivalité secrète, sourde, qu’elles s’avouaient à peine à elles-mêmes, et qui n’en éclatait pas moins à chaque instant dans leurs gestes et leurs propos. Néanmoins, comme elles étaient toutes à peu près dans la même mesure de beauté, elles luttaient à armes égales, et chacune pouvait espérer la victoire. L’arrivée de la bohémienne rompit brusquement cet équilibre. Elle était d’une beauté si rare qu’au moment où elle parut à l’entrée de l’appartement il sembla qu’elle y répandait une sorte de lumière qui lui était propre. Dans cette chambre resserrée, sous ce sombre encadrement de tentures et de boiseries, elle était incomparablement plus belle et plus rayonnante que dans la place publique. C’était comme un flambeau qu’on venait d’apporter du grand jour dans l’ombre. Les nobles damoiselles en furent malgré elles éblouies. Chacune se sentit en quelque sorte blessée dans sa beauté. Aussi leur front de bataille, qu’on nous passe l’expression, changea-t-il sur-le-champ, sans qu’elles se disent un seul mot. Mais elles s’entendaient à merveille. Les instincts de femmes se comprennent et se répondent plus vite que les intelligences d’hommes. Il venait de leur arriver une ennemie: toutes le sentaient, toutes se ralliaient. Il suffit d’une goutte de vin pour rougir tout un verre d’eau; pour teindre d’une certaine humeur toute une assemblée de jolies femmes, il suffit de la survenue d’une femme plus jolie, – surtout lorsqu’il n’y a qu’un homme.
Aussi l’accueil fait à la bohémienne fut-il merveilleusement glacial. Elles la considérèrent du haut en bas, puis s’entre-regardèrent, et tout fut dit. Elles s’étaient comprises. Cependant la jeune fille attendait qu’on lui parlât, tellement émue qu’elle n’osait lever les paupières.
Le capitaine rompit le silence le premier. «Sur ma parole, dit-il avec son ton d’intrépide fatuité, voilà une charmante créature! Qu’en pensez-vous, belle cousine?»
Cette observation, qu’un admirateur plus délicat eût du moins faite à voix basse, n’était pas de nature à dissiper les jalousies féminines qui se tenaient en observation devant la bohémienne.
Fleur-de-Lys répondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dédain: «Pas mal.»
Les autres chuchotaient.
Enfin, madame Aloïse, qui n’était pas la moins jalouse, parce qu’elle l’était pour sa fille, adressa la parole à la danseuse: «Approchez, petite.
– Approchez, petite!» répéta avec une dignité comique Bérangère, qui lui fût venue à la hanche.
L’égyptienne s’avança vers la noble dame.
«Belle enfant, dit Phœbus avec emphase en faisant de son côté quelques pas vers elle, je ne sais si j’ai le suprême bonheur d’être reconnu de vous…»
Elle l’interrompit en levant sur lui un sourire et un regard pleins d’une douceur infinie:
«Oh! oui, dit-elle.
– Elle a bonne mémoire, observa Fleur-de-Lys.
– Or çà, reprit Phœbus, vous vous êtes bien prestement échappée l’autre soir. Est-ce que je vous fais peur?
– Oh! non», dit la bohémienne.
Il y avait, dans l’accent dont cet oh! non, fut prononcé à la suite de cet oh! oui, quelque chose d’ineffable dont Fleur-de-Lys fut blessée.
«Vous m’avez laissé en votre lieu, ma belle, poursuivit le capitaine dont la langue se déliait en parlant à une fille des rues, un assez rechigné drôle, borgne et bossu, le sonneur de cloches de l’évêque, à ce que je crois. On m’a dit qu’il était bâtard d’un archidiacre et diable de naissance. Il a un plaisant nom, il s’appelle Quatre-Temps, Pâques-Fleuries, Mardi-Gras, je ne sais plus! Un nom de fête carillonnée, enfin! Il se permettait donc de vous enlever, comme si vous étiez faite pour des bedeaux! cela est fort. Que diable vous voulait-il donc, ce chat-huant? Hein, dites!
– Je ne sais, répondit-elle.
– Conçoit-on l’insolence! un sonneur de cloches enlever une fille, comme un vicomte! un manant braconner sur le gibier des gentilshommes! Voilà qui est rare. Au demeurant, il l’a payé cher. Maître Pierrat Torterue est le plus rude palefrenier qui ait jamais étrillé un maraud, et je vous dirai, si cela peut vous être agréable, que le cuir de votre sonneur lui a galamment passé par les mains.
– Pauvre homme!» dit la bohémienne chez qui ces paroles ravivaient le souvenir de la scène du pilori.
Le capitaine éclata de rire. «Corne-de-bœuf! voilà de la pitié aussi bien placée qu’une plume au cul d’un porc! Je veux être ventru comme un pape, si…»
Il s’arrêta tout court. «Pardon, mesdames! je crois que j’allais lâcher quelque sottise.
– Fi, monsieur! dit la Gaillefontaine.
– Il parle sa langue à cette créature!» ajouta à demi-voix Fleur-de-Lys, dont le dépit croissait de moment en moment. Ce dépit ne diminua point quand elle vit le capitaine, enchanté de la bohémienne et surtout de lui-même, pirouetter sur le talon en répétant avec une grosse galanterie naïve et soldatesque: «Une belle fille, sur mon âme!
– Assez sauvagement vêtue», dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents.
Cette réflexion fut un trait de lumière pour les autres. Elle leur fit voir le côté attaquable de l’égyptienne. Ne pouvant mordre sur sa beauté, elles se jetèrent sur son costume.
«Mais cela est vrai, petite, dit la Montmichel, où as-tu pris de courir ainsi par les rues sans guimpe ni gorgerette?
– Voilà une jupe courte à faire trembler, ajouta la Gaillefontaine.
– Ma chère, poursuivit assez aigrement Fleur-de-Lys, vous vous ferez ramasser par les sergents de la douzaine pour votre ceinture dorée.