Kitabı oku: «Notre Dame de Paris», sayfa 33
Olivier le Mauvais donc resta immobile, boudant le roi, en regardant Jacques Coictier de travers.
«Oui, oui! le médecin! disait-il entre ses dents.
– Eh! oui, le médecin, reprit Louis XI avec une bonhomie singulière, le médecin a plus de crédit encore que toi. C’est tout simple. Il a prise sur nous par tout le corps, et tu ne nous tiens que par le menton. Va, mon pauvre barbier, cela se retrouvera. Que dirais-tu donc, et que deviendrait ta charge si j’étais un roi comme le roi Chilpéric qui avait pour geste de tenir sa barbe d’une main? – Allons, mon compère, vaque à ton office, rase-moi. Va chercher ce qu’il te faut.»
Olivier, voyant que le roi avait pris le parti de rire et qu’il n’y avait pas même moyen de le fâcher, sortit en grondant pour exécuter ses ordres.
Le roi se leva, s’approcha de la fenêtre, et tout à coup l’ouvrant avec une agitation extraordinaire: «Oh! oui! s’écria-t-il en battant des mains, voilà une rougeur dans le ciel sur la Cité. C’est le bailli qui brûle. Ce ne peut être que cela. Ah! mon bon peuple! voilà donc que tu m’aides enfin à l’écroulement des seigneuries!»
Alors, se tournant vers les Flamands: «Messieurs, venez voir ceci. N’est-ce pas un feu qui rougeoie?»
Les deux Gantois s’approchèrent.
«Un grand feu, dit Guillaume Rym.
– Oh! ajouta Coppenole, dont les yeux étincelèrent tout à coup, cela me rappelle le brûlement de la maison du seigneur d’Hymbercourt. Il doit y avoir une grosse révolte là-bas.
– Vous croyez, maître Coppenole?» Et le regard de Louis XI était presque aussi joyeux que celui du chaussetier. «N’est-ce pas qu’il sera difficile d’y résister?
– Croix-Dieu! Sire! Votre Majesté ébréchera là-dessus bien des compagnies de gens de guerre!
– Ah! moi! c’est différent, repartit le roi. Si je voulais!…»
Le chaussetier répondit hardiment:
«Si cette révolte est ce que je suppose, vous auriez beau vouloir, Sire!
– Compère, dit Louis XI, avec deux compagnies de mon ordonnance et une volée de serpentine, on a bon marché d’une populace de manants.»
Le chaussetier, malgré les signes que lui faisait Guillaume Rym, paraissait déterminé à tenir tête au roi.
«Sire, les suisses aussi étaient des manants. Monsieur le duc de Bourgogne était un grand gentilhomme, et il faisait fi de cette canaille. À la bataille de Grandson, Sire, il criait: Gens de canons! feu sur ces vilains! et il jurait par Saint-Georges. Mais l’avoyer Scharnachtal se rua sur le beau duc avec sa massue et son peuple, et de la rencontre des paysans à peaux de buffle la luisante armée bourguignonne s’éclata comme une vitre au choc d’un caillou. Il y eut là bien des chevaliers de tués par des marauds; et l’on trouva monsieur de Château-Guyon, le plus grand seigneur de la Bourgogne, mort avec son grand cheval grison dans un petit pré de marais.
– L’ami, repartit le roi, vous parlez d’une bataille. Il s’agit d’une mutinerie. Et j’en viendrai à bout quand il me plaira de froncer le sourcil.»
L’autre répliqua avec indifférence:
«Cela se peut, Sire. En ce cas, c’est que l’heure du peuple n’est pas venue.»
Guillaume Rym crut devoir intervenir.
«Maître Coppenole, vous parlez à un puissant roi.
– Je le sais, répondit gravement le chaussetier.
– Laissez-le dire, monsieur Rym mon ami, dit le roi, j’aime ce franc-parler. Mon père Charles septième disait que la vérité était malade. Je croyais, moi, qu’elle était morte, et qu’elle n’avait point trouvé de confesseur. Maître Coppenole me détrompe.»
Alors, posant familièrement sa main sur l’épaule de Coppenole:
«Vous disiez donc, maître Jacques?…
– Je dis, Sire, que vous avez peut-être raison, que l’heure du peuple n’est pas venue chez vous.»
Louis XI le regarda avec son œil pénétrant.
«Et quand viendra cette heure, maître?
– Vous l’entendrez sonner.
– À quelle horloge, s’il vous plaît?»
Coppenole avec sa contenance tranquille et rustique fit approcher le roi de la fenêtre.
«Écoutez, Sire! Il y a ici un donjon, un beffroi, des canons, des bourgeois, des soldats. Quand le beffroi bourdonnera, quand les canons gronderont, quand le donjon croulera à grand bruit, quand bourgeois et soldats hurleront et s’entre-tueront, c’est l’heure qui sonnera.»
Le visage de Louis devint sombre et rêveur. Il resta un moment silencieux, puis il frappa doucement de la main, comme on flatte une croupe de destrier, l’épaisse muraille du donjon. «Oh! que non! dit-il. N’est-ce pas que tu ne crouleras pas si aisément, ma bonne Bastille?»
Et se tournant d’un geste brusque vers le hardi flamand:
«Avez-vous jamais vu une révolte, maître Jacques?
– J’en ai fait, dit le chaussetier.
– Comment faites-vous, dit le roi, pour faire une révolte?
– Ah! répondit Coppenole, ce n’est pas bien difficile. Il y a cent façons. D’abord il faut qu’on soit mécontent dans la ville. La chose n’est pas rare. Et puis le caractère des habitants. Ceux de Gand sont commodes à la révolte. Ils aiment toujours le fils du prince, le prince jamais. Eh bien! un matin, je suppose, on entre dans ma boutique, on me dit: Père Coppenole, il y a ceci, il y a cela, la demoiselle de Flandre veut sauver ses ministres, le grand bailli double le tru de l’esgrin, ou autre chose. Ce qu’on veut. Moi, je laisse là l’ouvrage, je sors de ma chausseterie, et je vais dans la rue, et je crie: À sac! Il y a bien toujours là quelque futaille défoncée. Je monte dessus, et je dis tout haut les premières paroles venues, ce que j’ai sur le cœur; et quand on est du peuple, Sire, on a toujours quelque chose sur le cœur. Alors on s’attroupe, on crie, on sonne le tocsin, on arme les manants du désarmement des soldats, les gens du marché s’y joignent, et l’on va! Et ce sera toujours ainsi, tant qu’il y aura des seigneurs dans les seigneuries, des bourgeois dans les bourgs, et des paysans dans les pays.
– Et contre qui vous rebellez-vous ainsi? demanda le roi. Contre vos baillis? contre vos seigneurs?
– Quelquefois. C’est selon. Contre le duc aussi, quelquefois.»
Louis XI alla se rasseoir, et dit avec un sourire:
«Ah! ici, ils n’en sont encore qu’aux baillis!»
En cet instant Olivier le Daim rentra. Il était suivi de deux pages qui portaient les toilettes du roi; mais ce qui frappa Louis XI, c’est qu’il était en outre accompagné du prévôt de Paris et du chevalier du guet, lesquels paraissaient consternés. Le rancuneux barbier avait aussi l’air consterné, mais content en dessous. C’est lui qui prit la parole:
«Sire, je demande pardon à Votre Majesté de la calamiteuse nouvelle que je lui apporte.»
Le roi en se tournant vivement écorcha la natte du plancher avec les pieds de sa chaise:
«Qu’est-ce à dire?
– Sire, reprit Olivier le Daim avec la mine méchante d’un homme qui se réjouit d’avoir à porter un coup violent, ce n’est pas sur le bailli du palais que se rue cette sédition populaire.
– Et sur qui donc?
– Sur vous, Sire.»
Le vieux roi se dressa debout et droit comme un jeune homme: «Explique-toi, Olivier! explique-toi! Et tiens bien ta tête, mon compère, car je te jure par la croix de Saint-Lô que si tu nous mens à cette heure, l’épée qui a coupé le cou de monsieur de Luxembourg n’est pas si ébréchée qu’elle ne scie encore le tien!»
Le serment était formidable. Louis XI n’avait juré que deux fois dans sa vie par la croix de Saint-Lô.
Olivier ouvrit la bouche pour répondre: «Sire…
– Mets-toi à genoux! interrompit violemment le toi. Tristan, veillez sur cet homme!»
Olivier se mit à genoux, et dit froidement: «Sire, une sorcière a été condamnée à mort par votre cour de parlement. Elle s’est réfugiée dans Notre-Dame. Le peuple l’y veut reprendre de vive force. Monsieur le prévôt et monsieur le chevalier du guet, qui viennent de l’émeute, sont là pour me démentir si ce n’est pas la vérité. C’est Notre-Dame que le peuple assiège.
– Oui-da! dit le roi à voix basse, tout pâle et tout tremblant de colère. Notre-Dame! ils assiègent dans sa cathédrale Notre-Dame, ma bonne maîtresse! – Relève-toi, Olivier. Tu as raison. Je te donne la charge de Simon Radin. Tu as raison. – C’est à moi qu’on s’attaque. La sorcière est sous la sauvegarde de l’église, l’église est sous ma sauvegarde. Et moi qui croyais qu’il s’agissait du bailli! C’est contre moi!»
Alors, rajeuni par la fureur, il se mit à marcher à grands pas. Il ne riait plus, il était terrible, il allait et venait, le renard s’était changé en hyène, il semblait suffoqué à ne pouvoir parler, ses lèvres remuaient, et ses poings décharnés se crispaient. Tout à coup il releva la tête, son œil cave parut plein de lumière, et sa voix éclata comme un clairon. «Main basse, Tristan! main basse sur ces coquins! Va! Tristan mon ami! tue! tue!»
Cette éruption passée, il vint se rasseoir, et dit avec une rage froide et concentrée:
«Ici, Tristan! – Il y a près de nous dans cette Bastille les cinquante lances du vicomte de Gif, ce qui fait trois cents chevaux, vous les prendrez. Il y a aussi la compagnie des archers de notre ordonnance de monsieur de Châteaupers, vous la prendrez. Vous êtes prévôt des maréchaux, vous avez les gens de votre prévôté, vous les prendrez. À l’Hôtel Saint-Pol, vous trouverez quarante archers de la nouvelle garde de monsieur le Dauphin, vous les prendrez; et avec tout cela, vous allez courir à Notre-Dame. – Ah! messieurs les manants de Paris, vous vous jetez ainsi tout au travers de la couronne de France, de la sainteté de Notre-Dame et de la paix de cette république! – Extermine, Tristan! extermine! et que pas un n’en réchappe que pour Montfaucon.»
Tristan s’inclina. «C’est bon, Sire!»
Il ajouta après un silence: «Et que ferai-je de la sorcière?»
Cette question fit songer le roi.
«Ah! dit-il, la sorcière! – Monsieur d’Estouteville, qu’est-ce que le peuple en voulait faire?
– Sire, répondit le prévôt de Paris, j’imagine que, puisque le peuple la vient arracher de son asile de Notre-Dame, c’est que cette impunité le blesse et qu’il la veut pendre.»
Le roi parut réfléchir profondément, puis s’adressant à Tristan l’Hermite: «Eh bien! mon compère, extermine le peuple et pends la sorcière.
– C’est cela, dit tout bas Rym à Coppenole, punir le peuple de vouloir, et faire ce qu’il veut.
– Il suffit, Sire, répondit Tristan. Si la sorcière est encore dans Notre-Dame, faudra-t-il l’y prendre malgré l’asile?
– Pasque-Dieu, l’asile! dit le roi en se grattant l’oreille. Il faut pourtant que cette femme soit pendue.»
Ici, comme pris d’une idée subite, il se rua à genoux devant sa chaise, ôta son chapeau, le posa sur le siège, et regardant dévotement l’une des amulettes de plomb qui le chargeaient: «Oh! dit-il les mains jointes, Notre-Dame de Paris, ma gracieuse patronne, pardonnez-moi. Je ne le ferai que cette fois. Il faut punir cette criminelle. Je vous assure, madame la Vierge, ma bonne maîtresse, que c’est une sorcière qui n’est pas digne de votre aimable protection. Vous savez, madame, que bien des princes très pieux ont outrepassé le privilège des églises pour la gloire de Dieu et la nécessité de l’État. Saint Hugues, évêque d’Angleterre, a permis au roi Édouard de prendre un magicien dans son église. Saint Louis de France, mon maître, a transgressé pour le même objet l’église de monsieur saint Paul; et monsieur Alphonse, fils du roi de Jérusalem, l’église même du Saint-Sépulcre. Pardonnez-moi donc pour cette fois, Notre-Dame de Paris. Je ne le ferai plus, et je vous donnerai une belle statue d’argent, pareille à celle que j’ai donnée l’an passé à Notre-Dame d’Écouys. Ainsi soit-il.»
Il fit un signe de croix, se releva, se recoiffa, et dit à Tristan: «Faites diligence, mon compère. Prenez monsieur de Châteaupers avec vous. Vous ferez sonner le tocsin. Vous écraserez le populaire. Vous pendrez la sorcière. C’est dit. Et j’entends que le pourchas de l’exécution soit fait par vous. Vous m’en rendrez compte. – Allons, Olivier, je ne me coucherai pas cette nuit. Rase-moi.»
Tristan l’Hermite s’inclina et sortit. Alors le roi, congédiant du geste Rym et Coppenole: «Dieu vous garde, messieurs mes bons amis les Flamands. Allez prendre un peu de repos. La nuit s’avance, et nous sommes plus près du matin que du soir.»
Tous deux se retirèrent, et en gagnant leurs appartements sous la conduite du capitaine de la Bastille, Coppenole disait à Guillaume Rym: «Hum! j’en ai assez de ce roi qui tousse! J’ai vu Charles de Bourgogne ivre, il était moins méchant que Louis XI malade.
– Maître Jacques, répondit Rym, c’est que les rois ont le vin moins cruel que la tisane.»
VI. PETITE FLAMBE EN BAGUENAUD
En sortant de la Bastille, Gringoire descendit la rue Saint-Antoine de la vitesse d’un cheval échappé. Arrivé à la porte Baudoyer, il marcha droit à la croix de pierre qui se dressait au milieu de cette place, comme s’il eût pu distinguer dans l’obscurité la figure d’un homme vêtu et encapuchonné de noir qui était assis sur les marches de la croix.
«Est-ce vous, maître?» dit Gringoire.
Le personnage noir se leva.
«Mort et passion! vous me faites bouillir, Gringoire. L’homme qui est sur la tour de Saint-Gervais vient de crier une heure et demie du matin.
– Oh! repartit Gringoire, ce n’est pas ma faute, mais celle du guet et du roi. Je viens de l’échapper belle! Je manque toujours d’être pendu. C’est ma prédestination.
– Tu manques tout, dit l’autre. Mais allons vite. As-tu le mot de passe?
– Figurez-vous, maître, que j’ai vu le roi. J’en viens. Il a une culotte de futaine. C’est une aventure.
– Oh! quenouille de paroles! que me fait ton aventure? As-tu le mot de passe des truands?
– Je l’ai. Soyez tranquille. Petite flambe en baguenaud.
– Bien. Autrement nous ne pourrions pénétrer jusqu’à l’église. Les truands barrent les rues. Heureusement il paraît qu’ils ont trouvé de la résistance. Nous arriverons peut-être encore à temps.
– Oui, maître. Mais comment entrerons-nous dans Notre-Dame?
– J’ai la clef des tours.
– Et comment en sortirons-nous?
– Il y a derrière le cloître une petite porte qui donne sur le Terrain, et de là sur l’eau. J’en ai pris la clef, et j’y ai amarré un bateau ce matin.
– J’ai joliment manqué d’être pendu! reprit Gringoire.
– Eh vite! allons!» dit l’autre.
Tous deux descendirent à grands pas vers la Cité.
VII. CHATEAUPERS À LA RESCOUSSE!
Le lecteur se souvient peut-être de la situation critique où nous avons laissé Quasimodo. Le brave sourd, assailli de toutes parts, avait perdu, sinon tout courage, du moins tout espoir de sauver, non pas lui, il ne songeait pas à lui, mais l’égyptienne. Il courait éperdu sur la galerie. Notre-Dame allait être enlevée par les truands. Tout à coup un grand galop de chevaux emplit les rues voisines, et avec une longue file de torches et une épaisse colonne de cavaliers abattant lances et brides, ces bruits furieux débouchèrent sur la place comme un ouragan: France! France! Taillez les manants! Châteaupers à la rescousse! Prévôté! prévôté!
Les truands effarés firent volte-face.
Quasimodo, qui n’entendait pas, vit les épées nues, les flambeaux, les fers de piques, toute cette cavalerie, en tête de laquelle il reconnut le capitaine Phœbus, il vit la confusion des truands, l’épouvante chez les uns, le trouble chez les meilleurs, et il reprit de ce secours inespéré tant de force qu’il rejeta hors de l’église les premiers assaillants qui enjambaient déjà la galerie.
C’étaient en effet les troupes du roi qui survenaient.
Les truands firent bravement. Ils se défendirent en désespérés. Pris en flanc par la rue Saint-Pierre-aux-Bœufs et en queue par la rue du Parvis, acculés à Notre-Dame qu’ils assaillaient encore et que défendait Quasimodo, tout à la fois assiégeants et assiégés, ils étaient dans la situation singulière où se retrouva depuis, au fameux siège de Turin, en 1640, entre le prince Thomas de Savoie qu’il assiégeait et le marquis de Leganez qui le bloquait, le comte Henri d’Harcourt, Taurinum obsessor idem et obsessus[129], comme dit son épitaphe.
La mêlée fut affreuse. À chair de loup dent de chien, comme dit P. Mathieu. Les cavaliers du roi, au milieu desquels Phœbus de Châteaupers se comportait vaillamment, ne faisaient aucun quartier, et la taille reprenait ce qui échappait à l’estoc. Les truands, mal armés, écumaient et mordaient. Hommes, femmes, enfants se jetaient aux croupes et aux poitrails des chevaux, et s’y accrochaient comme des chats avec les dents et les ongles des quatre membres. D’autres tamponnaient à coups de torches le visage des archers. D’autres piquaient des crocs de fer au cou des cavaliers et tiraient à eux. Ils déchiquetaient ceux qui tombaient.
On en remarqua un qui avait une large faulx luisante, et qui faucha longtemps les jambes des chevaux. Il était effrayant. Il chantait une chanson nasillarde, il lançait sans relâche et ramenait sa faulx. À chaque coup, il traçait autour de lui un grand cercle de membres coupés. Il avançait ainsi au plus fourré de la cavalerie, avec la lenteur tranquille, le balancement de tête et l’essoufflement régulier d’un moissonneur qui entame un champ de blé. C’était Clopin Trouillefou. Une arquebusade l’abattit.
Cependant les croisées s’étaient rouvertes. Les voisins, entendant les cris de guerre des gens du roi, s’étaient mêlés à l’affaire, et de tous les étages les balles pleuvaient sur les truands. Le Parvis était plein d’une fumée épaisse que la mousqueterie rayait de feu. On y distinguait confusément la façade de Notre-Dame, et l’Hôtel-Dieu décrépit, avec quelques hâves malades qui regardaient du haut de son toit écaillé de lucarnes.
Enfin les truands cédèrent. La lassitude, le défaut de bonnes armes, l’effroi de cette surprise, la mousqueterie des fenêtres, le brave choc des gens du roi, tout les abattit. Ils forcèrent la ligne des assaillants, et se mirent à fuir dans toutes les directions, laissant dans le Parvis un encombrement de morts.
Quand Quasimodo, qui n’avait pas cessé un moment de combattre, vit cette déroute, il tomba à deux genoux, et leva les mains au ciel; puis, ivre de joie, il courut, il monta avec la vitesse d’un oiseau à cette cellule dont il avait si intrépidement défendu les approches. Il n’avait plus qu’une pensée maintenant, c’était de s’agenouiller devant celle qu’il venait de sauver une seconde fois.
Lorsqu’il entra dans la cellule, il la trouva vide.
LIVRE ONZIÈME
I. LE PETIT SOULIER
Au moment où les truands avaient assailli l’église, la Esmeralda dormait.
Bientôt la rumeur toujours croissante autour de l’édifice et le bêlement inquiet de sa chèvre éveillée avant elle l’avaient tirée de ce sommeil. Elle s’était levée sur son séant, elle avait écouté, elle avait regardé, puis, effrayée de la lueur et du bruit, elle s’était jetée hors de la cellule et avait été voir. L’aspect de la place, la vision qui s’y agitait, le désordre de cet assaut nocturne, cette foule hideuse, sautelante comme une nuée de grenouilles, à demi entrevue dans les ténèbres, le coassement de cette rauque multitude, ces quelques torches rouges courant et se croisant sur cette ombre comme les feux de nuit qui rayent la surface brumeuse des marais, toute cette scène lui fit l’effet d’une mystérieuse bataille engagée entre les fantômes du sabbat et les monstres de pierre de l’église. Imbue dès l’enfance des superstitions de la tribu bohémienne, sa première pensée fut qu’elle avait surpris en maléfice les étranges êtres propres à la nuit. Alors elle courut épouvantée se tapir dans sa cellule, demandant à son grabat un moins horrible cauchemar.
Peu à peu les premières fumées de la peur s’étaient pourtant dissipées; au bruit sans cesse grandissant, et à plusieurs autres signes de réalité, elle s’était sentie investie, non de spectres, mais d’êtres humains. Alors sa frayeur, sans s’accroître, s’était transformée. Elle avait songé à la possibilité d’une mutinerie populaire pour l’arracher de son asile. L’idée de reperdre encore une fois la vie, Phœbus, qu’elle entrevoyait toujours dans son avenir, le profond néant de sa faiblesse, toute fuite fermée, aucun appui, son abandon, son isolement, ces pensées et mille autres l’avaient accablée. Elle était tombée à genoux, la tête sur son lit, les mains jointes sur sa tête, pleine d’anxiété et de frémissement, et quoique égyptienne, idolâtre et païenne, elle s’était mise à demander avec sanglots grâce au bon Dieu chrétien et à prier Notre-Dame son hôtesse. Car, ne crût-on à rien, il y a des moments dans la vie où l’on est toujours de la religion du temple qu’on a sous la main.
Elle resta ainsi prosternée fort longtemps, tremblant, à la vérité, plus qu’elle ne priait, glacée au souffle de plus en plus rapproché de cette multitude furieuse, ne comprenant rien à ce déchaînement, ignorant ce qui se tramait, ce qu’on faisait, ce qu’on voulait, mais pressentant une issue terrible.
Voilà qu’au milieu de cette angoisse elle entend marcher près d’elle. Elle se détourne. Deux hommes, dont l’un portait, une lanterne, venaient d’entrer dans sa cellule. Elle poussa un faible cri.
«Ne craignez rien, dit une voix qui ne lui était pas inconnue, c’est moi.
– Qui? vous? demanda-t-elle.
– Pierre Gringoire.»
Ce nom la rassura. Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poète. Mais il y avait auprès de lui une figure noire et voilée de la tête aux pieds qui la frappa de silence.
«Ah! reprit Gringoire d’un ton de reproche, Djali m’avait reconnu avant vous!»
La petite chèvre en effet n’avait pas attendu que Gringoire se nommât. À peine était-il entré qu’elle s’était tendrement frottée à ses genoux, couvrant le poète de caresses et de poils blancs, car elle était en mue. Gringoire lui rendait les caresses.
«Qui est là avec vous? dit l’égyptienne à voix basse.
– Soyez tranquille, répondit Gringoire. C’est un de mes amis.»
Alors le philosophe, posant sa lanterne à terre, s’accroupit sur la dalle et s’écria avec enthousiasme en serrant Djali dans ses bras: «Oh! c’est une gracieuse bête, sans doute plus considérable pour sa propreté que pour sa grandeur, mais ingénieuse, subtile et lettrée comme un grammairien! Voyons, ma Djali, n’as-tu rien oublié de tes jolis tours? Comment fait maître Jacques Charmolue?…»
L’homme noir ne le laissa pas achever. Il s’approcha de Gringoire et le poussa rudement par l’épaule. Gringoire se leva.
«C’est vrai, dit-il, j’oubliais que nous sommes pressés. – Ce n’est pourtant point une raison, mon maître, pour forcener les gens de la sorte. – Ma chère belle enfant, votre vie est en danger, et celle de Djali. On veut vous reprendre. Nous sommes vos amis, et nous venons vous sauver. Suivez-nous.
– Est-il vrai? s’écria-t-elle bouleversée.
– Oui, très vrai. Venez vite!
– Je le veux bien, balbutia-t-elle. Mais pourquoi votre ami ne parle-t-il pas?
– Ah! dit Gringoire, c’est que son père et sa mère étaient des gens fantasques qui l’ont fait de tempérament taciturne.»
Il fallut qu’elle se contentât de cette explication. Gringoire la prit par la main, son compagnon ramassa la lanterne et marcha devant. La peur étourdissait la jeune fille. Elle se laissa emmener. La chèvre les suivait en sautant, si joyeuse de revoir Gringoire qu’elle le faisait trébucher à tout moment pour lui fourrer ses cornes dans les jambes.
«Voilà la vie, disait le philosophe chaque fois qu’il manquait de tomber, ce sont souvent nos meilleurs amis qui nous font choir!»
Ils descendirent rapidement l’escalier des tours, traversèrent l’église, pleine de ténèbres et de solitude et toute résonnante de vacarme, ce qui faisait un affreux contraste, et sortirent dans la cour du cloître par la Porte-Rouge. Le cloître était abandonné, les chanoines s’étaient enfuis dans l’évêché pour y prier en commun; la cour était vide, quelques laquais effarouchés s’y blottissaient dans les coins obscurs. Ils se dirigèrent vers la petite porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. L’homme noir l’ouvrit avec une clef qu’il avait. Nos lecteurs savent que le Terrain était une langue de terre enclose de murs du côté de la Cité, et appartenant au chapitre de Notre-Dame, qui terminait l’île à l’orient derrière l’église. Ils trouvèrent cet enclos parfaitement désert. Là, il y avait déjà moins de tumulte dans l’air. La rumeur de l’assaut des truands leur arrivait plus brouillée et moins criarde. Le vent frais qui suit le fil de l’eau remuait les feuilles de l’arbre unique planté à la pointe du Terrain avec un bruit déjà appréciable. Cependant ils étaient encore fort près du péril. Les édifices les plus rapprochés d’eux étaient l’évêché et l’église. Il y avait visiblement un grand désordre intérieur dans l’évêché. Sa masse ténébreuse était toute sillonnée de lumières qui y couraient d’une fenêtre à l’autre; comme, lorsqu’on vient de brûler du papier, il reste un sombre édifice de cendre où de vives étincelles font mille courses bizarres. À côté, les énormes tours de Notre-Dame, ainsi vues de derrière avec la longue nef sur laquelle elles se dressent, découpées en noir sur la rouge et vaste lueur qui emplissait le Parvis, ressemblaient aux deux chenets gigantesques d’un feu de cyclopes.
Ce qu’on voyait de Paris de tous côtés oscillait à l’œil dans une ombre mêlée de lumière. Rembrandt a de ces fonds de tableau.
L’homme à la lanterne marcha droit à la pointe du Terrain. Il y avait là, au bord extrême de l’eau, le débris vermoulu d’une haie de pieux maillée de lattes où une basse vigne accrochait quelques maigres branches étendues comme les doigts d’une main ouverte. Derrière, dans l’ombre que faisait ce treillis, une petite barque était cachée. L’homme fit signe à Gringoire et à sa compagne d’y entrer. La chèvre les y suivit. L’homme y descendit le dernier. Puis il coupa l’amarre du bateau, l’éloigna de terre avec un long croc, et, saisissant deux rames, s’assit à l’avant, en ramant de toutes ses forces vers le large. La Seine est fort rapide en cet endroit, et il eut assez de peine à quitter la pointe de l’île.
Le premier soin de Gringoire en entrant dans le bateau fut de mettre la chèvre sur ses genoux. Il prit place à l’arrière, et la jeune fille, à qui l’inconnu inspirait une inquiétude indéfinissable, vint s’asseoir et se serrer contre le poète.
Quand notre philosophe sentit le bateau s’ébranler, il battit des mains, et baisa Djali entre les cornes. «Oh! dit-il, nous voilà sauvés tous quatre.»
Il ajouta, avec une mine de profond penseur: «On est obligé, quelquefois à la fortune, quelquefois à la ruse, de l’heureuse issue des grandes entreprises.»
Le bateau voguait lentement vers la rive droite. La jeune fille observait avec une terreur secrète l’inconnu. Il avait rebouché soigneusement la lumière de sa lanterne sourde. On l’entrevoyait dans l’obscurité, à l’avant du bateau, comme un spectre. Sa carapoue, toujours baissée, lui faisait une sorte de masque, et à chaque fois qu’il entrouvrait en ramant ses bras où pendaient de larges manches noires, on eût dit deux grandes ailes de chauve-souris. Du reste, il n’avait pas encore dit une parole, jeté un souffle. Il ne se faisait dans le bateau d’autre bruit que le va-et-vient de la rame, mêlé au froissement des mille plis de l’eau le long de la barque.
«Sur mon âme! s’écria tout à coup Gringoire, nous sommes allègres et joyeux comme des ascalaphes! Nous observons un silence de pythagoriciens ou de poissons! Pasque-Dieu! mes amis, je voudrais bien que quelqu’un me parlât. – La voix humaine est une musique à l’oreille humaine. Ce n’est pas moi qui dis cela, mais Didyme d’Alexandrie, et ce sont d’illustres paroles. – Certes, Didyme d’Alexandrie n’est pas un médiocre philosophe. Une parole, ma belle enfant! dites-moi, je vous supplie, une parole. – À propos, vous aviez une drôle de petite singulière moue; la faites-vous toujours? Savez-vous, ma mie, que le parlement a toute juridiction sur les lieux d’asile, et que vous couriez grand péril dans votre logette de Notre-Dame? Hélas! le petit oiseau trochilus fait son nid dans la gueule du crocodile. – Maître, voici la lune qui reparaît. – Pourvu qu’on ne nous aperçoive pas! – Nous faisons une chose louable en sauvant madamoiselle, et cependant on nous pendrait de par le roi si l’on nous attrapait. Hélas! les actions humaines se prennent par deux anses. On flétrit en moi ce qu’on couronne en toi. Tel admire César qui blâme Catilina. N’est-ce pas, mon maître? Que dites-vous de cette philosophie? Moi, je possède la philosophie d’instinct, de nature, ut apes geometriam[130]. – Allons! personne ne me répond. Les fâcheuses humeurs que vous avez là tous deux! Il faut que je parle tout seul. C’est ce que nous appelons en tragédie un monologue. – Pasque-Dieu! – Je vous préviens que je viens de voir le roi Louis onzième et que j’en ai retenu ce jurement. – Pasque-Dieu donc! ils font toujours un fier hurlement dans la Cité. – C’est un vilain méchant vieux roi. Il est tout embrunché dans les fourrures. Il me doit toujours l’argent de mon épithalame, et c’est tout au plus s’il ne m’a pas fait pendre ce soir, ce qui m’aurait fort empêché. – Il est avaricieux pour les hommes de mérite. Il devrait bien lire les quatre livres de Salvien de Cologne Adversus avaritiam[131]. En vérité! c’est un roi étroit dans ses façons avec les gens de lettres, et qui fait des cruautés fort barbares. C’est une éponge à prendre l’argent posée sur le peuple. Son épargne est la ratelle qui s’enfle de la maigreur de tous les autres membres. Aussi les plaintes contre la rigueur du temps deviennent murmures contre le prince. Sous ce doux sire dévot, les fourches craquent de pendus, les billots pourrissent de sang, les prisons crèvent comme des ventres trop pleins. Ce roi a une main qui prend et une main qui pend. C’est le procureur de dame Gabelle et de monseigneur Gibet. Les grands sont dépouillés de leurs dignités et les petits sans cesse accablés de nouvelles foules. C’est un prince exorbitant. Je n’aime pas ce monarque. Et vous, mon maître?»
L’homme noir laissait gloser le bavard poète. Il continuait de lutter contre le courant violent et serré qui sépare la poupe de la Cité de la proue de l’île Notre-Dame, que nous nommons aujourd’hui l’île Saint-Louis.
«À propos, maître! reprit Gringoire subitement. Au moment où nous arrivions sur le Parvis à travers ces enragés truands, votre révérence a-t-elle remarqué ce pauvre petit diable auquel votre sourd était en train d’écraser la cervelle sur la rampe de la galerie des rois? J’ai la vue basse et ne l’ai pu reconnaître. Savez-vous qui ce peut être?»