Kitabı oku: «Traité sur la tolérance», sayfa 3
CHAPITRE VI.
Si l'Intolérance est de droit naturel & de droit humain
LE droit naturel est celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du respect comme à son pere, de la reconnaissance comme à son bienfaicteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultivée par vos mains, vous avez donné & reçu une promesse, elle doit être tenue.
Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que sur ce droit de nature; & le grand principe, le principe universel de l'un & de l'autre, est dans toute la terre: Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît. Or, on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre: Crois ce que je crois & ce que tu ne peux croire, ou tu périras: c'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se contente à présent dans quelques autres Pays de dire: Crois, ou je t'abhorre; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai; monstre, tu n'as pas ma Religion, tu n'as donc point de Religion; il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à ta Ville, à ta Province.
S'il était de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonois détestât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois; celui-ci poursuivrait les Gangarides, qui tomberaient sur les Habitants de l'Indus; un Mogol arracherait le cœur au premier Malabare qu'il trouverait; le Malabare pourrait égorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc; & tous ensemble se jetteraient sur les Chrétiens, qui se sont si long-temps dévorés les uns les autres.
Le droit de l'Intolérance est donc absurde & barbare; c'est le droit des tigres; & il est bien plus horrible: car les tigres ne déchirent que pour manger, & nous nous sommes exterminés pour des paragraphes.
CHAPITRE VII.
Si l'Intolérance a été connue des Grecs
LEs Peuples, dont l'Histoire nous a donné quelques faibles connaissances, ont tous regardé leurs différentes Religions comme des nœuds qui les unissaient tous ensemble; c'était une association du Genre-humain. Il y avait une espece de droit d'hospitalité entre les Dieux comme entre les hommes. Un Etranger arrivait-il dans une Ville, il commençait par adorer les Dieux du Pays; on ne manquait jamais de vénérer les Dieux mêmes de ses ennemis. Les Troyens adressaient des prieres aux Dieux qui combattaient pour les Grecs.
Alexandre alla consulter, dans les Déserts de la Libie, le Dieu Ammon, auquel les Grecs donnerent le nom de Zeus & les Latins de Jupiter, quoique les uns & les autres eussent leur Jupiter & leur Zeus chez eux. Lorsqu'on assiégeait une Ville, on faisait un sacrifice & des prieres aux Dieux de la Ville, pour se les rendre favorables. Ainsi, au milieu même de la guerre, la Religion réunissait les hommes, & adoucissait quelquefois leurs fureurs, si quelquefois elle leur commandait des actions inhumaines & horribles.
Je peux me tromper; mais il me paraît que de tous les anciens Peuples policés, aucun n'a gêné la liberté de penser. Tous avaient une Religion; mais il me semble qu'ils en usaient avec les hommes comme avec leurs Dieux; ils reconnaissaient tous un Dieu suprême, mais ils lui associaient une quantité prodigieuse de Divinités inférieures; ils n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient une foule de systêmes particuliers.
Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu'ils fussent, trouvaient bon que les Epicuriens niassent la Providence & l'existence de l'ame. Je ne parle pas des autres Sectes, qui toutes blessaient les idées saines qu'on doit avoir de l'Etre créateur, & qui toutes étaient tolérées.
Socrate qui approcha le plus près de la connaissance du Créateur, en porta, dit-on, la peine, & mourut martyr de la Divinité; c'est le seul que les Grecs ayent fait mourir pour ses opinions. Si ce fut en effet la cause de sa condamnation, cela n'est pas à l'honneur de l'Intolérance, puisqu'on ne punit que celui qui seul rendit gloire à Dieu, & qu'on honora tous ceux qui donnaient de la Divinité les notions les plus indignes. Les ennemis de la tolérance ne doivent pas, à mon avis, se prévaloir de l'exemple odieux des Juges de Socrate.
Il est évident d'ailleurs, qu'il fut la victime d'un parti furieux animé contre lui. Il s'était fait des ennemis irréconciliables des Sophistes, des Orateurs, des Poëtes, qui enseignaient dans les Ecoles, & même de tous les Précepteurs qui avaient soin des enfants de distinction. Il avoue lui-même dans son Discours rapporté par Platon, qu'il allait de maison en maison prouver à ces Précepteurs qu'ils n'étaient que des ignorants: cette conduite n'était pas digne de celui qu'un Oracle avait déclaré le plus sage des hommes. On déchaîna contre lui un Prêtre, & un Conseiller des cinq cents, qui l'accuserent; j'avoue que je ne sais pas précisément de quoi, je ne vois que du vague dans son apologie; on lui fait dire en général, qu'on lui imputait d'inspirer aux jeunes gens des maximes contre la Religion & le Gouvernement. C'est ainsi qu'en usent tous les jours les calomniateurs dans le monde: mais il faut dans un Tribunal des faits avérés, des chefs d'accusation précis & circonstanciés; c'est ce que le procès de Socrate ne nous fournit point: nous savons seulement qu'il eut d'abord deux cents vingt voix pour lui. Le Tribunal des cinq cents possédait donc deux cents vingt Philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on les trouvât ailleurs. Enfin, la pluralité fut pour la ciguë; mais aussi, songeons que les Athéniens, revenus à eux-mêmes, eurent les accusateurs & les Juges en horreur; que Melitus, le principal auteur de cet Arrêt, fut condamné à mort pour cette injustice; que les autres furent bannis, & qu'on éleva un Temple à Socrate. Jamais la Philosophie ne fut si bien vengée, ni tant honorée. L'exemple de Socrate est au fond le plus terrible argument qu'on puisse alléguer contre l'intolérance. Les Athéniens avaient un Autel dédié aux Dieux étrangers, aux Dieux qu'ils ne pouvaient connaître. Y a-t-il une plus forte preuve, non-seulement d'indulgence pour toutes les Nations, mais encore de respect pour leurs cultes?
Un honnête homme qui n'est ennemi ni de la raison, ni de la littérature, ni de la probité, ni de la patrie, en justifiant depuis peu la Saint-Barthelemi, cite la guerre des Phocéens, nommée la guerre sacrée, comme si cette guerre avait été allumée pour le culte, pour le dogme, pour des arguments de Théologie; il s'agissait de savoir à qui appartiendrait un champ: c'est le sujet de toutes les guerres. Des gerbes de bled ne sont pas un symbole de créance; jamais aucune Ville Grecque ne combattit pour des opinions. D'ailleurs que prétend cet homme modeste & doux? veut-il que nous fassions une guerre sacrée?
CHAPITRE VIII.
Si les Romains ont été tolérants
CHez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu'aux temps où les Chrétiens disputerent avec les Prêtres de l'Empire, vous ne voyez pas un seul homme persécuté pour ses sentiments. Cicéron douta de tout; Lucrece nia tout; & on ne leur en fit pas le plus léger reproche: la licence même alla si loin, que Pline le Naturaliste commence son Livre par nier un Dieu, & par dire que s'il en est un, c'est le Soleil. Cicéron dit, en parlant des Enfers: Non est anus tam excors quæ credat: «Il n'y a pas même de vieille assez imbécille pour les croire.» Juvenal dit: Nec pueri credunt: «Les enfants n'en croyent rien.» On chantait sur le Théâtre de Rome: Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil: «Rien n'est après la mort, la mort même n'est rien.» Abhorrons ces maximes, &, tout au plus, pardonnons-les à un Peuple que les Evangiles n'éclairaient pas; elles sont fausses, elles sont impies; mais concluons que les Romains étaient très-tolérants, puisqu'elles n'exciterent jamais le moindre murmure.
Le grand principe du Sénat & du Peuple Romain était: Deorum offensa diis curæ; «C'est aux Dieux seuls à se soucier des offenses faites aux Dieux.» Ce Peuple Roi ne songeait qu'à conquérir, à gouverner, & à policer l'Univers. Ils ont été nos Législateurs comme nos vainqueurs; & jamais César, qui nous donna des fers, des loix & des jeux, ne voulut nous forcer à quitter nos Druides pour lui, tout grand Pontife qu'il était d'une Nation notre Souveraine.
Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas à tous la sanction publique, mais ils les permirent tous. Ils n'eurent aucun objet matériel de culte sous Numa, point de simulacres, point de statues; bientôt ils en éleverent aux Dieux Majorum Gentium, que les Grecs leur firent connaître. La Loi des douze Tables, Deos peregrinos ne colunto, se réduisit à n'accorder le culte public qu'aux Divinités supérieures ou inférieures approuvées par le Sénat. Isis eut un Temple dans Rome, jusqu'au temps où Tibere le démolit, lorsque les Prêtres de ce Temple, corrompus par l'argent de Mundus, le firent coucher dans le Temple sous le nom du Dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il est vrai que Joseph est le seul qui rapporte cette histoire; il n'était pas contemporain, il était crédule & exagérateur. Il y a peu d'apparence que dans un temps aussi éclairé que celui de Tibere, une Dame de la premiere condition eût été assez imbécille pour croire avoir les faveurs du Dieu Anubis.
Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain que la superstition Egyptienne avait élevé un Temple à Rome avec le consentement public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de la guerre Punique; ils y avaient des Synagogues du temps d'Auguste, & ils les conserverent presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolérance était regardée par les Romains comme la loi la plus sacrée du droit des gens?
On nous dit qu'aussi-tôt que les Chrétiens parurent, ils furent persécutés par ces mêmes Romains qui ne persécutaient personne. Il me paraît évident que ce fait est très-faux; je n'en veux pour preuve que St. Paul lui-même. Chap. 21. & 22.Les Actes des Apôtres nous apprennent que St. Paul étant accusé par les Juifs de vouloir détruire la Loi Mosaïque par Jesus-Christ, St. Jacques proposa à St. Paul de se faire raser la tête, & d'aller se purifier dans le Temple avec quatre Juifs, afin que tout le monde sache que tout ce que l'on dit de vous est faux, & que vous continuez à garder la Loi de Moïse.
Paul, Chrétien, alla donc s'acquitter de toutes les cérémonies Judaïques pendant sept jours; mais les sept jours n'étaient pas encore écoulés, quand des Juifs d'Asie le reconnurent; & voyant qu'il était entré dans le Temple, non-seulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crierent à la profanation: on le saisit, on le mena devant le Gouverneur Félix, & ensuite on s'adressa au Tribunal de Festus. Les Juifs en foule demanderent sa mort; Actes des Apôtres, Chap. 25.Festus leur répondit: Ce n'est point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l'accusé ait ses accusateurs devant lui, & qu'on lui ait donné la liberté de se défendre.
Ces paroles sont d'autant plus remarquables dans ce Magistrat Romain, qu'il paraît n'avoir eu nulle considération pour St. Paul, n'avoir senti pour lui que du mépris; trompé par les fausses lumieres de sa raison, il le prit pour un fou; il lui dit à lui-même qu'il était en démence, Act. des Ap. Ch. 26. v. 34.multæ te litteræ ad insaniam convertunt. Festus n'écouta donc que l'équité de la Loi Romaine, en donnant sa protection à un inconnu qu'il ne pouvait estimer.
Voilà le St. Esprit lui-même qui déclare que les Romains n'étaient pas persécuteurs, & qu'ils étaient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se souleverent contre St. Paul, ce furent les Juifs. St. Jacques, frere de Jesus, fut lapidé par l'ordre d'un Juif Saducéen, & non d'un Romain: les Juifs seuls lapiderent St. Etienne;14 & lorsque St. Paul gardait les manteaux des exécuteurs, certes il n'agissait pas en Citoyen Romain.
Les premiers Chrétiens n'avaient rien sans doute à démêler avec les Romains; ils n'avaient d'ennemis que les Juifs dont ils commençaient à se séparer. On sait quelle haine implacable portent tous les Sectaires à ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte dans les Synagogues de Rome. Suétone dit, dans la Vie de Claude, Judæos impulsore Christo assiduè tumultuantes Roma expulit. Il se trompait, en disant que c'était à l'instigation de Christ: il ne pouvait pas être instruit des détails d'un Peuple aussi méprisé à Rome que l'était le Peuple Juif, mais il ne se trompait pas sur l'occasion de ces querelles. Suétone écrivait sous Adrien, dans le second siecle; les Chrétiens n'étaient pas alors distingués des Juifs aux yeux des Romains. Le passage de Suétone fait voir que les Romains, loin d'opprimer les premiers Chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les persécutaient. Ils voulaient que la Synagogue de Rome eût pour ses freres séparés la même indulgence que le Sénat avait pour elle; & les Juifs chassés revinrent bientôt après; ils parvinrent même aux honneurs malgré les Loix qui les en excluaient: c'est Dion Cassius & Ulpien qui nous l'apprennent.15 Est-il possible qu'après la ruine de Jérusalem les Empereurs eussent prodigué des dignités aux Juifs, & qu'ils eussent persécuté, livré aux bourreaux & aux bêtes, des Chrétiens qu'on regardait comme une secte de Juifs!
Néron, dit-on, les persécuta. Tacite nous apprend qu'ils furent accusés de l'incendie de Rome, & qu'on les abandonna à la fureur du Peuple. S'agissait-il de leur créance dans une telle accusation? Non sans doute. Dirons-nous que les Chinois, que les Hollandais égorgerent, il y a quelques années, dans les Fauxbourgs de Batavia, furent immolés à la Religion? Quelque envie qu'on ait de se tromper, il est impossible d'attribuer à l'intolérance le désastre arrivé sous Néron à quelques malheureux demi-Juifs & demi-Chrétiens.16
CHAPITRE IX.
Des Martyrs
IL y eut dans la suite des Martyrs Chrétiens: il est bien difficile de savoir précisément pour quelles raisons ces Martyrs furent condamnés; mais j'ose croire qu'aucun ne le fut sous les premiers Césars, pour sa seule Religion; on les tolérait toutes; comment aurait-on pu rechercher & poursuivre des hommes obscurs, qui avaient un culte particulier, dans le temps qu'on permettait tous les autres?
Les Titus, les Trajans, les Antonins, les Decius n'étaient pas des barbares: peut-on imaginer qu'ils auraient privé les seuls Chrétiens d'une liberté dont jouissait toute la terre? Les aurait-on seulement osé accuser d'avoir des mysteres secrets, tandis que les mysteres d'Isis, ceux de Mitras, ceux de la Déesse de Syrie, tous étrangers au culte Romain, étaient permis sans contradiction? Il faut bien que la persécution ait eu d'autres causes, & que les haines particulieres, soutenues par la raison d'Etat, ayent répandu le sang des Chrétiens.
Par exemple, lorsque St. Laurent refuse au Préfet de Rome, Cornelius Secularis, l'argent des Chrétiens qu'il avait en sa garde, il est naturel que le Préfet & l'Empereur soient irrités; ils ne savaient pas que St. Laurent avait distribué cet argent aux pauvres, & qu'il avait fait une œuvre charitable & sainte, ils le regarderent comme un réfractaire, & le firent périr.17
Considérons le martyre de St. Polyeucte. Le condamna-t-on pour sa Religion seule? Il va dans le Temple, où l'on rend aux Dieux des actions de graces pour la victoire de l'Empereur Decius; il y insulte les Sacrificateurs, il renverse & brise les Autels & les Statues: quel est le Pays au monde où l'on pardonnerait un pareil attentat? Le Chrétien qui déchira publiquement l'Edit de l'Empereur Dioclétien, & qui attira sur ses freres la grande persécution, dans les deux dernieres années du regne de ce Prince, n'avait pas un zele selon la science; & il était bien malheureux d'être la cause du désastre de son parti. Ce zele inconsidéré qui éclata souvent, & qui fut même condamné par plusieurs Peres de l'Eglise, a été probablement la source de toutes les persécutions.
Je ne compare point, sans doute, les premiers Sacramentaires aux premiers Chrétiens; je ne mets point l'erreur à côté de la vérité: mais Farel, prédécesseur de Jean Calvin, fit dans Arles la même chose que St. Polyeucte avait fait en Arménie. On portait dans les rues la Statue de St. Antoine l'Hermite en procession; Farel tombe avec quelques-uns des siens sur les Moines qui portaient St. Antoine, les bat, les disperse, & jette St. Antoine dans la riviere. Il méritait la mort qu'il ne reçut pas, parce qu'il eut le temps de s'enfuir. S'il s'était contenté de crier à ces Moines, qu'il ne croyait pas qu'un corbeau eût apporté la moitié d'un pain à St. Antoine l'Hermite, ni que St. Antoine eût eu des conversations avec des Centaures & des Satyres, il aurait mérité une forte réprimande, parce qu'il troublait l'ordre; mais si le soir, après la procession, il avait examiné paisiblement l'histoire du corbeau, des Centaures & des Satyres, on n'aurait rien eu à lui reprocher.
Quoi! les Romains auraient souffert que l'infame Antinoüs fût mis au rang des seconds Dieux, & ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous ceux auxquels on n'aurait reproché que d'avoir paisiblement adoré un juste! Quoi! ils auraient reconnu un Dieu suprême18, un Dieu Souverain, maître de tous les Dieux secondaires, attesté par cette formule, Deus optimus maximus, & ils auraient recherché ceux qui adoraient un Dieu unique!
Il n'est pas croyable que jamais il y eût une Inquisition contre les Chrétiens sous les Empereurs, c'est-à-dire, qu'on soit venu chez eux les interroger sur leur créance. On ne troubla jamais sur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Egyptien, ni Bardes, ni Druides, ni Philosophes. Les Martyrs furent donc ceux qui s'éleverent contre les faux Dieux. C'était une chose très-sage, très-pieuse de n'y pas croire; mais enfin, si, non contents d'adorer un Dieu en esprit & en vérité, ils éclaterent violemment contre le culte reçu, quelque absurde qu'il pût être, on est forcé d'avouer qu'eux-mêmes étaient intolérants.
Tertullien, dans son Apologétique, avoue qu'on regardait les Chrétiens comme des factieux; Chap. 39.l'accusation était injuste, mais elle prouvait que ce n'était pas la Religion seule des Chrétiens qui excitait le zele des Magistrats. Chap. 35.Il avoue que les Chrétiens refusaient d'orner leurs portes de branches de laurier dans les réjouissances publiques pour les victoires des Empereurs: on pouvait aisément prendre cette affectation condamnable pour un crime de leze-Majesté.
La premiere sévérité juridique exercée contre les Chrétiens, fut celle de Domitien; mais elle se borna à un exil qui ne dura pas une année: Facile cœptum repressit restitutis quos ipse relegaverat, dit Tertullien. Lactance, dont le style est si emporté, convient que depuis Domitien jusqu'à Decius Chap. 3.l'Eglise fut tranquille & florissante. Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet exécrable animal Decius opprima l'Eglise: post multos annos extitit execrabile animal Decius, qui vexaret Ecclesiam.
On ne veut point discuter ici le sentiment du savant Dodwel, sur le petit nombre des Martyrs; mais si les Romains avaient tant persécuté la Religion Chrétienne, si le Sénat avait fait mourir tant d'innocents par des supplices inusités, s'ils avaient plongé des Chrétiens dans l'huile bouillante, s'ils avaient exposé des filles toutes nues aux bêtes dans le Cirque, comment auraient-ils laissé en paix tous les premiers Evêques de Rome? St. Irenée ne compte pour Martyr, parmi ces Evêques, que le seul Télesphore, dans l'an 139 de l'Ere vulgaire; & on n'a aucune preuve que ce Télesphore ait été mis à mort. Zéphirin gouverna le troupeau de Rome pendant dix-huit années, & mourut paisiblement l'an 219. Il est vrai que dans les anciens Martyrologes, on place presque tous les premiers Papes; mais le mot de martyr n'était pris alors que suivant sa véritable signification: martyre voulait dire témoignage, & non pas supplice.
Il est difficile d'accorder cette fureur de persécution avec la liberté qu'eurent les Chrétiens d'assembler cinquante-six Conciles, que les Ecrivains Ecclésiastiques comptent dans les trois premiers siecles.
Il y eut des persécutions; mais si elles avaient été aussi violentes qu'on le dit, il est vraisemblable que Tertullien, qui écrivit avec tant de force contre le culte reçu, ne serait pas mort dans son lit. On sait bien que les Empereurs ne lurent pas son Apologétique; qu'un Ecrit obscur, composé en Afrique, ne parvient pas à ceux qui sont chargés du gouvernement du monde: mais il devait être connu de ceux qui approchaient le Proconsul d'Afrique; il devait attirer beaucoup de haine à l'Auteur; cependant il ne souffrit point le martyre.
Origene enseigna publiquement dans Alexandrie, & ne fut point mis à mort. Ce même Origene, qui parlait avec tant de liberté aux Païens & aux Chrétiens, qui annonçait Jesus aux uns, qui niait un Dieu en trois Personnes aux autres, avoue expressément dans son troisieme Livre contre Celse, qu'il y a eu très-peu de Martyrs, & encore de loin à loin; cependant, dit-il, les Chrétiens ne négligent rien pour faire embrasser leur Religion par tout le monde; ils courent dans les Villes, dans les Bourgs, dans les Villages.
Il est certain que ces courses continuelles pouvaient être aisément accusées de sédition par les Prêtres ennemis, & pourtant ces missions sont tolérées malgré le Peuple Egyptien, toujours turbulent, séditieux & lâche; Peuple qui avait déchiré un Romain pour avoir tué un chat; Peuple en tout temps méprisable, quoi qu'en disent les admirateurs des pyramides.19
Qui devait plus soulever contre lui les Prêtres & le Gouvernement que St. Grégoire Taumaturge, disciple d'Origene? Grégoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoyé de Dieu, accompagné d'une femme resplendissante de lumiere: cette femme était la Ste. Vierge, & ce vieillard était St. Jean l'Evangéliste. St. Jean lui dicta un symbole, que St. Grégoire alla prêcher. Il passa, en allant à Néocésarée, près d'un Temple où l'on rendait des oracles, & où la pluye l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs signes de croix. Le lendemain, le grand Sacrificateur du Temple fut étonné que les démons qui lui répondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d'oracles: il les appella; les diables vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient plus; ils lui apprirent qu'ils ne pouvaient plus habiter ce Temple, parce que Grégoire y avait passé la nuit, & qu'il y avait fait des signes de croix. Le Sacrificateur fit saisir Grégoire, qui lui répondit: Je peux chasser les démons d'où je veux, & les faire entrer où il me plaîra. Faites-les donc rentrer dans mon Temple, dit le Sacrificateur. Alors Grégoire déchira un petit morceau d'un volume qu'il tenait à la main, & y traça ces paroles: Grégoire, à Sathan; je te commande de rentrer dans ce Temple: on mit ce billet sur l'Autel; les démons obéirent, & rendirent ce jour-là leurs oracles comme à l'ordinaire; après quoi ils cesserent, comme on le sait.
C'est St. Grégoire de Nysse qui rapporte ces faits dans la Vie de St. Grégoire Taumaturge. Les Prêtres des Idoles devaient sans doute être animés contre Grégoire, & dans leur aveuglement le déférer au Magistrat; cependant leur plus grand ennemi n'essuya aucune persécution.
Il est dit dans l'Histoire de St. Cyprien, qu'il fut le premier Evêque de Carthage condamné à la mort. Le martyre de St. Cyprien est de l'an 258, de notre Ere; donc pendant un très-long-temps aucun Evêque de Carthage ne fut immolé pour sa religion. L'Histoire ne nous dit point quelles calomnies s'éleverent contre St. Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le Proconsul d'Afrique fut irrité contre lui. St. Cyprien écrit à Cornelius, Evêque de Rome: Il arriva depuis peu une émotion populaire à Carthage, & on cria par deux fois qu'il fallait me jetter aux lions. Il est bien vraisemblable que les emportements du Peuple féroce de Carthage furent enfin cause de la mort de Cyprien; & il est bien sûr que ce ne fut pas l'Empereur Gallus qui le condamna de si loin pour sa religion, puisqu'il laissait en paix Corneille qui vivait sous ses yeux.
Tant de causes secretes se mêlent souvent à la cause apparente, tant de ressorts inconnus servent à persécuter un homme, qu'il est impossible de démêler, dans les siecles postérieurs, la source cachée des malheurs des hommes les plus considérables, à plus forte raison celle du supplice d'un Particulier qui ne pouvait être connu que par ceux de son parti.
Remarquez que St. Grégoire Taumaturge, & St. Denis, Evêque d'Alexandrie, qui ne furent point suppliciés, vivaient dans le temps de St. Cyprien. Pourquoi, étant aussi connus pour le moins que cet Evêque de Carthage, demeurerent-ils paisibles? & pourquoi St. Cyprien fut-il livré au supplice? N'y a-t-il pas quelque apparence que l'un succomba sous des ennemis personnels & puissants, sous la calomnie, sous le prétexte de la raison d'Etat, qui se joint si souvent à la Religion, & que les autres eurent le bonheur d'échapper à la méchanceté des hommes?
Il n'est guères possible que la seule accusation de Christianisme ait fait périr St. Ignace, sous le clément & juste Trajan, puisqu'on permit aux Chrétiens de l'accompagner & de le consoler quand on le conduisit à Rome20. Il y avait eu souvent des séditions dans Antioche, ville toujours turbulente, où Ignace était Evêque secret des Chrétiens: peut-être ces séditions, malignement imputées aux Chrétiens innocents, exciterent l'attention du Gouvernement, qui fut trompé, comme il est trop souvent arrivé.
St. Siméon, par exemple, fut accusé devant Sapor d'être l'espion des Romains. L'Histoire de son martyre rapporte que le Roi Sapor lui proposa d'adorer le Soleil: mais on sait que les Perses ne rendaient point de culte au Soleil; ils le regardaient comme un emblême du bon principe, d'Oromase, ou Orosmade, du Dieu Créateur qu'ils reconnaissaient.
Quelque tolérant que l'on puisse être, on ne peut s'empêcher de sentir quelque indignation contre ces déclamateurs, qui accusent Dioclétien d'avoir persécuté les Chrétiens, depuis qu'il fut sur le Trône: rapportons-nous-en à Eusebe de Césarée, son témoignage ne peut être récusé; le favori, le panégyriste de Constantin, l'ennemi violent des Empereurs précédents, doit en être cru quand il les justifie: voici ses paroles: Hist. Ecclésiastiq. Liv. 8.«Les Empereurs donnerent long-temps aux Chrétiens de grandes marques de bienveillance; ils leur confierent des Provinces; plusieurs Chrétiens demeurerent dans le Palais; ils épouserent même des Chrétiennes; Dioclétien prit pour son épouse Prisca, dont la fille fut femme de Maximien Galere, &c.
Qu'on apprenne donc de ce témoignage décisif à ne plus calomnier; qu'on juge si la persécution excitée par Galere, après dix-neuf ans d'un regne de clémence & de bienfaits, ne doit pas avoir sa source dans quelque intrigue que nous ne connaissons pas.
Qu'on voye combien la fable de la Légion Thébaine ou Thébéenne, massacrée, dit-on, toute entiere pour la Religion, est une fable absurde. Il est ridicule qu'on ait fait venir cette Légion d'Asie par le grand St. Bernard; il est impossible qu'on l'eût appellée d'Asie pour venir appaiser une sédition dans les Gaules, un an après que cette sédition avait été réprimée: il n'est pas moins impossible qu'on ait égorgé six mille hommes d'Infanterie, & sept cents Cavaliers, dans un passage où deux cents hommes pourraient arrêter une Armée entiere. La relation de cette prétendue boucherie commence par une imposture évidente: Quand la terre gémissait sous la tyrannie de Dioclétien, le Ciel se peuplait de Martyrs. Or cette aventure, comme on l'a dit, est supposée en 286, temps où Dioclétien favorisait le plus les Chrétiens, & où l'Empire Romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner toutes ces discussions, c'est qu'il eut jamais de Légion Thébaine: les Romains étaient trop fiers & trop sensés pour composer une Légion de ces Egyptiens qui ne servaient à Rome que d'esclaves, Verna Canopi: c'est comme s'ils avaient eu une Légion Juive. Nous avons les noms des trente-deux Légions qui faisaient les principales forces de l'Empire Romain; assurément la Légion Thébaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acrostiches des Sibylles qui prédisaient les miracles de Jesus-Christ, & avec tant de pieces supposées, qu'un faux zele prodigua pour abuser la crédulité.
Il est bien difficile que le nom de Chrétien fût déja connu à Rome; Tacite écrivait sous Vespasien & sous Domitien; il parlait des Chrétiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots, odio humani generis convicti, pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'être haïs du Genre-humain, autant que convaincus de haïr le Genre-humain.
En effet que faisoient à Rome ces premiers Missionnaires? Ils tâchaient de gagner quelques ames; ils leur enseignaient la morale la plus pure; ils ne s'élevaient contre aucune puissance; l'humilité de leur cœur était extrême, comme celle de leur état & de leur situation; à peine étaient-ils connus, à peine étaient-ils séparés des autres Juifs: comment le Genre-humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr? & comment pouvaient-ils être convaincus de détester le Genre-humain?
Lorsque Londres brûla, on en accusa les Catholiques; mais c'était après des guerres de Religion, c'était après la conspiration des poudres, dont plusieurs Catholiques, indignes de l'être, avaient été convaincus.
Les premiers Chrétiens du temps de Néron ne se trouvaient pas assurément dans les mêmes termes. Il est très-difficile de percer dans les ténebres de l'Histoire; Tacite n'apporte aucune raison du soupçon qu'on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres; on aurait été bien mieux fondé de soupçonner Charles II d'avoir brûlé Londres: le sang du Roi son Pere, exécuté sur un échafaud aux yeux du Peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse à Charles II. Mais Néron n'avait ni excuse, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs insensées peuvent être en tout Pays le partage du Peuple; nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles & d'aussi injustes.
Tacite, qui connaît si bien le naturel des Princes, devait connaître aussi celui du Peuple, toujours vain, toujours outré dans ses opinions violentes & passageres, incapable de rien voir, & capable de tout dire, de tout croire, & de tout oublier.
Philon dit que Séjan les persécuta sous Tibere; mais qu'après la mort de Séjan, l'Empereur les rétablit dans tous leurs droits. Ils avaient celui des Citoyens Romains, tout méprisés qu'ils étaient des Citoyens Romains; ils avaient part aux distributions de bled, & même, lorsque la distribution se faisait un jour de Sabath, on remettait la leur à un autre jour: c'était probablement en considération des sommes d'argent qu'ils avaient données à l'Etat; car en tout Pays ils ont acheté la Tolérance, & se sont dédommagés bien vîte de ce qu'elle avait coûté.
Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, & que si l'intempérie du climat les eût fait périr, c'eût été une perte légere, vile damnum.
J'ajouterai à cette remarque, que Philon regarde Tibere comme un Prince sage & juste. Je crois bien qu'il n'était juste qu'autant que cette justice s'accordait avec ses intérêts; mais le bien que Philon en dit, me fait un peu douter des horreurs que Tacite & Suétone lui reprochent. Il ne me paraît point vraisemblable qu'un Vieillard infirme de soixante & dix ans, se soit retiré dans l'Isle de Caprée pour s'y livrer à des débauches recherchées qui sont à peine dans la nature, & qui étaient même inconnues à la jeunesse de Rome la plus effrénée: ni Tacite, ni Suétone n'avaient connu cet Empereur; ils recueillaient avec plaisir des bruits populaires; Octave, Tibere, & leurs Successeurs avaient été odieux, parce qu'ils régnaient sur un Peuple qui devait être libre: les Historiens se plaisaient à les diffamer, & on croyait ces Historiens sur leur parole, parce qu'alors on manquait de Mémoires, de Journaux du temps, de Documents: aussi les Historiens ne citent personne; on ne pouvait les contredire; ils diffamaient qui ils voulaient, & décidaient à leur gré du jugement de la postérité. C'est au Lecteur sage de voir jusqu'à quel point on doit se défier de la véracité des Historiens, quelle créance on doit avoir pour les faits publics attestés par des Auteurs graves, nés dans une Nation éclairée; & quelles bornes on doit mettre à sa crédulité sur des Anecdotes que ces mêmes Auteurs rapportent sans aucune preuve.
O! quis res hominumque DeumqueÆternis regis imperiis, & fulmine terres,O Pater, ô hominum divûmque æterna potestas, &c. Horace s'exprime bien plus fortement:
Undè nil majus generatur ipso,Nec viget quidquam simile, aut secundum. On ne chantait autre chose que l'unité de Dieu dans les mysteres auxquels presque tous les Romains étaient initiés. Voyez la belle Hymne d'Orphée; lisez la Lettre de Maxime de Madaure à St. Augustin dans laquelle il dit, qu'il n'y a que des imbécilles qui puissent ne pas reconnaître un Dieu Souverain. Longinien, étant Païen, écrit au même St. Augustin, que Dieu est unique, incompréhensible, ineffable. Lactance lui-même, qu'on ne peut accuser d'être trop indulgent, avoue dans son Livre V, que les Romains soumettent tous les Dieux au Dieu suprême: Illos subjicit & mancipat Deo. Tertullien même, dans son Apologétique, avoue que tout l'Empire reconnaissait un Dieu maître du monde, dont la puissance & la majesté sont infinies. Principem mundi perfectæ potentiæ, & majestatis. Ouvrez sur-tout Platon, le maître de Cicéron dans la Philosophie, vous y verrez qu'il n'y a qu'un Dieu, qu'il faut l'adorer, l'aimer, travailler à lui ressembler par la sainteté & par la justice. Epictete dans les fers, Marc-Antonin sur le Trône, disent la même chose en cent endroits.
Hérodote rapporte que dans les temps fabuleux, un Roi Egyptien, nommé Sésostris, sortit de son Pays dans le dessein formel de conquérir l'Univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Pycrocole ou de Don-Quichote; & sans compter que le nom de Sésostris n'est point Egyptien, on peut mettre cet événement, ainsi que tous les faits antérieurs, au rang des mille & une nuits. Rien n'est plus commun chez les Peuples conquis, que de débiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains Pays, certaines misérables familles se font descendre d'antiques Souverains. Les Prêtres d'Egypte conterent à Hérodote que ce Roi, qu'il appelle Sésostris, était allé subjuguer la Colchide; c'est comme si on disait qu'un Roi de France partit de la Tourraine pour aller subjuguer la Norvege.
On a beau répéter tous ces contes dans mille & mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les Habitants robustes & féroces du Caucase, les Colchidiens, & les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, pénétrerent jusqu'en Egypte: & si les Prêtres de Colchos rapporterent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils ayent été subjugués par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les Rois vaincus par Sésostris venaient tous les ans du fond de leurs Royaumes lui apporter leurs tributs, & que Sésostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler à son char pour aller au Temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidélement copiées. Assurément ces Rois étaient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.
Quant aux pyramides, & aux autres antiquités, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil & le mauvais goût des Princes d'Egypte, & l'esclavage d'un Peuple imbécille, employant ses bras, qui étaient son seul bien, à satisfaire la grossiere ostentation de ses Maîtres. Le gouvernement de ce Peuple, dans les temps mêmes que l'on vante si fort, paraît absurde & tyrannique: on prétend que toutes les Terres appartenaient à leurs Monarques. C'était bien à de pareils esclaves à conquérir le monde!
Cette profonde science des Prêtres Egyptiens est encore un des plus énormes ridicules de l'Histoire ancienne, c'est-à-dire, de la Fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d'onze mille années le Soleil s'était levé deux fois au couchant, & couché deux fois au levant, en recommençant son cours, étaient sans doute bien au-dessous de l'Auteur de l'Almanach de Liege. La Religion de ces Prêtres qui gouvernaient l'Etat, n'était pas comparable à celle des Peuples les plus sauvages de l'Amérique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons; & il n'y a peut-être aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand Lama qui soit aussi absurde.
Leurs Arts ne valent guères mieux que leur Religion; il n'y a pas une seule ancienne statue Egyptienne qui soit supportable, & tout ce qu'ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie sous les Ptolomées & sous les Césars, par des Artistes de Grece: ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la Géométrie.
L'illustre Bossuet s'extasie sur le mérite Egyptien, dans son Discours sur l'Histoire universelle, adressé au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune Prince, mais il contente bien peu les Savants; c'est une très-éloquente déclamation, mais un Historien doit être plus Philosophe qu'Orateur. Au reste, on ne donne cette réflexion sur les Egyptiens que comme une conjecture: quel autre nom peut-on donner à tout ce qu'on dit de l'Antiquité?
Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait répondu qu'il se nommait Théophore, parce qu'il portait Jesus dans son cœur, & que Trajan eût disserté avec lui sur Jesus-Christ? On fait dire à Trajan, à la fin de la conversation: Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorifie de porter en lui le Crucifié, sera mis aux fers, &c. Un Sophiste, ennemi des Chrétiens, pouvait appeller Jesus-Christ le Crucifié; mais il n'est guères probable que dans un Arrêt on se fût servi de ce terme. Le supplice de la croix était si usité chez les Romains, qu'on ne pouvait, dans le style des Loix, désigner par le Crucifié l'objet du culte des Chrétiens, & ce n'est pas ainsi que les Loix & les Empereurs prononcent leurs jugements.
On fait ensuite écrire une longue Lettre par St. Ignace aux Chrétiens de Rome: Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je suis. Certainement, s'il lui fut permis d'écrire aux Chrétiens de Rome, ces Chrétiens n'étaient donc pas recherchés; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu à son Empire: ou si ces Chrétiens étaient sous le fléau de la persécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant; c'était les exposer, les livrer; c'était se rendre leur délateur.
Il semble que ceux qui ont rédigé ces actes, devaient avoir plus d'égard aux vraisemblances & aux convenances. Le martyre de St. Polycarpe fait naître encore plus de doutes. Il est dit qu'une voix cria du haut du Ciel, Courage, Polycarpe! que les Chrétiens l'entendirent, mais que les autres n'entendirent rien: il est dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau, & que le bûcher fut en flammes, ces flammes s'écarterent de lui, & formerent un arc au-dessus de sa tête; qu'il en sortit une colombe; que le Saint, respecté par le feu, exhala une odeur d'aromates qui embauma toute l'assemblée: mais que celui dont le feu n'osait approcher, ne put résister au tranchant du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner à ceux qui trouvent dans ces Histoires plus de piété que de vérité.