Kitabı oku: «Quentin Durward»
INTRODUCTION
«Et un homme qui a fait des pertes. – Allez!»
SHAKSPEARE. Beaucoup de bruit pour rien.
QUAND l'honnête Dogberry1 récapitule tous ses titres à la considération, qui, à son avis, auraient dû le mettre à l'abri de l'apostrophe injurieuse que lui adresse Monsieur le gentilhomme Conrade, il est remarquable qu'il ne parle pas avec plus d'emphase même de ses deux robes (chose assez importante dans certaine ci-devant capitale que je connais2), ni de ce qu'il est un aussi joli morceau de chair que qui ce soit dans Messine, ni même de l'argument conclusif qu'il est un camarade assez riche, que de ce qu'il est un homme qui a fait des pertes.
Dans le fait, j'ai toujours observé que les enfans de la prospérité, soit pour ne pas éblouir de tout l'éclat de leur splendeur ceux que le destin a traités moins favorablement, soit parce qu'ils pensent qu'il est aussi honorable pour eux de s'être élevés en dépit des calamités, qu'il l'est pour une forteresse d'avoir soutenu un siège; j'ai toujours observé, dis-je, que ces gens-là ne manquent jamais de vous entretenir des pertes que leur occasionne la dureté des temps. Vous dînez rarement à une table bien servie, sans que les intervalles entre le champagne, le bourgogne et le vin du Rhin soient remplis, si votre Amphitryon est un capitaliste, par des plaintes sur la baisse de l'intérêt de l'argent, et sur la difficulté de trouver à placer celui qui reste improductif entre ses mains; ou, si c'est un propriétaire, par de tristes commentaires sur l'arriéré des rentes et la diminution des loyers. Cela produit son effet. Les convives soupirent, et secouent la tête en cadence avec leur hôte, regardent le buffet chargé d'argenterie, savourent de nouveau les excellens vins qui circulent rapidement autour de la table, et pensent à la noble bienveillance qui, ainsi lésée, fait un usage hospitalier de ce qui lui reste; ou, ce qui est encore plus flatteur, ils s'étonnent de la nature de cette richesse qui, nullement diminuée malgré ces pertes, continue, comme le trésor inépuisable du généreux Aboulcasem, à fournir des distributions copieuses sans qu'il y paraisse. Cette manie de doléances a pourtant ses bornes, de même que les plaintes des valétudinaires, qui, comme ils le savent tous, sont le passe-temps le plus agréable, tant qu'ils ne sont affectés que de maladies chroniques. Mais je n'ai jamais entendu un homme dont le crédit va véritablement en baissant, parler de la diminution de ses fonds; et mon médecin, homme aussi humain qu'habile, m'assure qu'il est fort rare que ceux qui sont attaqués d'une bonne fièvre, ou de quelque autre de ces maladies aiguës
Dont la crise mortelle aussi-bien que prochaine
Pronostique la fin de la machine humaine, trouvent dans leurs souffrances un sujet de conversation amusante.
Ayant bien posé toutes ces choses, je ne puis plus cacher, à mes lecteurs que je ne suis ni assez oublié, ni assez bas en finances pour ne pas avoir ma part de la détresse qui afflige en ce moment les capitalistes et les propriétaires des trois-royaumes. Vos auteurs qui dînent avec une côtelette de mouton, peuvent être charmés que le prix en soit tombé à trois pence la livre, et se féliciter, s'ils ont des enfans, de ce que le pain de quatre livres ne leur coûte plus que six pence; mais nous qui appartenons à cette classe que la paix et l'abondance ruinent, – nous qui avons des terres et des bœufs, et qui vendons ce que ces pauvres glaneurs sont obligés d'acheter, – nous sommes réduits au désespoir précisément par les mêmes causes qui feraient illuminer tous les greniers de Grub-Street3, si Grub-Street avait jamais des bouts de chandelle de reste. Je mets donc en avant, avec fierté, mon droit de partager les calamités qui ne tombent que sur les riches; je me déclare, comme Dogberry, un camarade assez riche, et cependant un homme qui a fait des pertes.
Avec le même esprit de généreuse émulation, j'ai eu recours récemment au remède universel contre le mal de l'impécuniosité4 pendant un court séjour dans un climat méridional; par-là, non-seulement j'ai épargné plusieurs voitures de charbon, mais j'ai eu aussi le plaisir d'exciter une compassion générale pour la décadence de ma fortune parmi ceux qui, si j'eusse continué à dépenser mes revenus au milieu d'eux, auraient pu me voir pendre sans que cela les inquiétât beaucoup: ainsi, tandis que je bois mon vin ordinaire, mon brasseur trouve que le débit de sa petite bière diminue. Tandis que je vide mon flacon à cinq francs, ma portion quotidienne de Porto5 reste au comptoir de mon marchand de vin. Tandis que ma côtelette à la Maintenon fume sur mon assiette, le formidable aloyau reste accroché à une cheville dans la boutique de mon ami à tablier bleu, le boucher du village. En un mot, tout ce que je dépense ici forme un déficit aux lieux de mon domicile habituel. Jusqu'aux petits sous que gagne le garçon perruquier, et même la croûte de pain que je donne à son petit chien au derrière tondu et aux yeux rouges, c'est encore autant de perdu pour mon ancien ami le barbier et pour l'honnête Trusty, gros mâtin qui est dans ma cour. C'est ainsi que j'ai le bonheur de savoir à chaque instant du jour que mon absence est sentie et regrettée par ceux qui s'inquiéteraient fort peu de moi, s'ils me voyaient dans mon cercueil, pourvu qu'ils pussent compter sur la pratique de mes héritiers. J'excepte pourtant solennellement de cette accusation d'égoïsme et d'indifférence le fidèle Trusty, mon chien de cour, dont j'ai raison de croire que les politesses à mon égard avaient des principes plus désintéressés que celles d'aucune des personnes qui m'aident à dépenser les revenus que je dois a la libéralité du public.
Hélas! à l'avantage d'exciter cette sympathie chez soi sont attachés de grands inconvéniens personnels.
Veux-tu me voir pleurer? pleure d'abord toi-même, dit Horace; et véritablement je pleurerais quelquefois quand je songe que mes jouissances domestiques, devenues des besoins par l'habitude, ont été échangées pour les équivalens étrangers que le caprice et l'amour de la nouveauté ont mis à la mode. Je ne puis m'empêcher d'avouer que mon estomac, conservant ses goûts nationaux, soupire après la bonne tranche de bœuf, apprêtée à la manière de Dolly, servie toute chaude en sortant du gril, brune à l'extérieur, et devenant écarlate au premier coup de couteau. Tous les mets délicats inscrits sur la carte de Véry, et ses mille manières d'orthographier ses bifsteks de mouton ne peuvent y suppléer. Ensuite le fils de ma mère n'a aucun goût pour les libations claires; et aujourd'hui qu'on peut avoir la drèche presque pour rien, je suis convaincu qu'une double mesure de John Barley-Corn6 doit avoir changé cette pauvre créature domestique, la petite bière, en une liqueur vingt fois plus généreuse que ce breuvage acide et sans force qu'on honore ici du nom de vin, quoique sa substance et ses qualités la rendent plutôt semblable, à l'eau de la Seine. Les vins français de première qualité sont assez bons; il n'y a rien à dire contre le château-margot et le sillery; et cependant je ne puis oublier la qualité généreuse de mon excellent vin vieux d'Oporto. Enfin, jusqu'au garçon et à son chien, quoique ce soient tous deux des animaux assez divertissans, et qu'ils fassent mille singeries qui ne laissent pas d'amuser, cependant il y avait plus de franche gaieté dans le clignement d'œil avec lequel notre vieux Packwood avait coutume d'annoncer au village les nouvelles de la matinée, que toutes les gambades d'Antoine ne pourraient en exprimer dans le cours d'une semaine; et dans le mouvement de queue du vieux Trusty, il y avait plus de sympathie humaine et canine, que dans la patience de son rival Toutou, se fût-il tenu sur ses pattes de derrière pendant toute une année.
Ces signes de repentir viennent peut-être un peu tard, et je conviens (car je dois une franchise sans réserve à mon cher ami le public) qu'ils ont été un peu accélérés par la conversion de ma nièce Christy à l'ancienne foi papale, grâce à un certain prêtre madré de notre voisinage; et par le mariage de ma tante Dorothée à un capitaine de cavalerie à demi-solde, ci-devant membre de la Légion-d'Honneur, qui, à ce qu'il nous assure, serait aujourd'hui officier-général, si notre ancien ami Buonaparte avait continué à vivre et à triompher. Quant à Christy, je dois avouer que la tête lui avait tellement tourné à Édimbourg, en courant jusqu'à cinq routs7 par nuit, que, quoique je me méfiasse un peu des causes et des moyens de sa conversion, je ne fus pas fâché de voir qu'elle commençait à envisager les choses sous un aspect sérieux, n'importe de quelle manière. D'ailleurs la perte ne fut pas très-grande pour moi, car le couvent m'en a débarrassé pour une pension fort raisonnable. Mais le mariage terrestre de ma tante Dorothée était une chose toute différente des épousailles spirituelles de ma nièce: d'abord elle avait 2000 livres sterling, placées dans les trois pour cent, et qui sont aussi-bien perdues pour ma famille que si l'on avait fait un biffage général sur le grand livre de la dette publique; car qui aurait cru que ma tante Dorothée se fût mariée? Bien plus, qui aurait jamais pensé qu'une femme, ayant cinquante ans d'expérience, aurait épousé un squelette français, dont les bras et les jambes, offrant les mêmes dimensions, semblaient deux compas entr'ouverts, placés perpendiculairement l'un sur l'autre, et tournant sur un pivot commun tout juste assez fort pour figurer un corps? Tout le reste n'était que moustaches, pelisses et pantalons. Elle aurait pu acheter un polk de véritables cosaques en 1815, pour la moitié de la fortune qu'elle a abandonnée à cet épouvantail militaire. Mais il est inutile d'en dire davantage sur ce sujet, d'autant plus qu'elle en était venue au point de citer Rousseau pour le sentiment: – qu'il n'en soit plus question.
Ayant ainsi expectoré ma bile contre un pays qui n'en est pas moins un pays fort agréable, et auquel je n'ai nul reproche à faire, puisque c'est moi qui l'ai cherché, et non lui qui m'a cherché, j'en viens au but plus direct de cette Introduction. Si je ne compte pas trop, mon cher public, sur la continuation de vos bonnes grâces (quoique, pour dire la vérité, la constance et l'uniformité de goût soient des qualités sur lesquelles ceux qui courtisent vos faveurs doivent à peine compter), ce but pourra peut-être me dédommager des pertes et dommages que j'ai essuyés en amenant ma tante Dorothée dans le pays des beaux sentimens, des moustaches noires, des jambes fines, des gros mollets et des membres sans corps; car je vous assure que le drôle, comme le disait mon ami L***, est un vrai pâté d'abatis, tout ailerons et pattes. Si elle avait choisi sur le contrôle de la demi-paie un montagnard écossais à grandes phrases, ou un fils élégant de la verte Erin8 je n'aurais pas dit un seul mot; mais, de la manière dont l'affaire s'est arrangée, il est bien difficile de se garantir d'un mouvement de rancune en voyant ma tante dépouiller si gratuitement ses héritiers légitimes. Mais… – silence, ma mauvaise humeur, – et offrons à notre cher public un sujet plus agréable pour nous et plus intéressant pour les autres.
À force de boire le breuvage acide dont j'ai déjà parlé, et de fumer des cigares, art dans lequel je ne suis pas novice, je parvins peu à peu, tout en buvant et en fumant, à faire une sorte de connaissance avec un homme comme il faut. Je veux dire qu'il était du petit nombre de ces vieux échantillons de noblesse qu'on trouve encore en France, et qui, comme ces statues antiques et mutilées, objets d'un culte suranné et oublié, commandent encore un certain respect et une certaine estime, même à ceux qui ne leur accordent volontairement ni l'un ni l'autre.
En fréquentant le café du village, je fus d'abord frappé de l'air singulier de dignité et de gravité de ce vieux gentilhomme, de son attachement constant pour les bas et les souliers, au mépris des demi-bottes et des pantalons. Je remarquai la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, et la petite cocarde blanche de son chapeau à bras. Il y avait en lui quelque chose d'intéressant; et, d'ailleurs, sa gravité semblait d'autant plus piquante au milieu de la vivacité de tous ceux qui l'entouraient, comme l'ombre d'un arbre touffu frappe davantage les regards dans un paysage éclairé par les rayons ardens du soleil. Je fis, pour lier connaissance avec lui, les avances que le lieu, les circonstances et les mœurs du pays autorisaient: c'est-à-dire, je me plaçai près de lui; et, tout en fumant mon cigare d'un air calme et de manière que chaque bouffée intermittente de fumée était presque imperceptible, je lui adressai ce petit nombre de questions que partout, et surtout en France, le savoir-vivre autorise un étranger à faire, sans l'exposer au reproche d'impertinence. Le marquis de Haut-Lieu, car c'était un marquis, fut aussi laconique et aussi sentencieux que la politesse française le permettait; il répondit à toutes mes questions, mais ne m'en fit aucune, et ne m'encouragea nullement à lui en adresser d'autres.
La vérité était que, n'étant pas très-accessible pour les étrangers de quelque nation qu'ils fussent, ni même pour ceux de ses compatriotes qu'il ne connaissait pas, le marquis avait surtout une réserve toute particulière à l'égard des Anglais. Ce sentiment pouvait être un reste de l'ancien préjugé national; peut-être aussi venait-il de l'idée qu'il avait conçue que l'Anglais est un peuple hautin, fier de sa bourse, et pour qui le rang, joint à une fortune bornée, est un objet de dérision autant que de pitié; ou peut-être enfin qu'en réfléchissant sur certains événemens récens, il éprouvait, comme Français, quelque mortification, même des succès qui avaient rétabli son Maître sur le trône, et qui lui avaient rendu à lui-même des propriétés forts diminuées, d'ailleurs, et un château dilapidé. Son aversion pourtant n'allait jamais au-delà de cet éloignement pour la société des Anglais. Lorsque les affaires de quelque étranger exigeaient l'intervention de son crédit, il l'accordait toujours avec toute la courtoisie d'un gentilhomme français qui sait ce qu'il se doit à lui-même et ce qu'il doit à l'hospitalité nationale.
Enfin, par quelque hasard, le marquis découvrit que l'individu qui fréquentait depuis peu le même café que lui était écossais, circonstance qui milita puissamment en ma faveur. Il m'informa que quelques-uns de ses ancêtres étaient d'origine écossaise; et il croyait même que sa maison avait encore quelques parens dans ce qu'il lui plaisait d'appeler la province de Hanguisse en écosse. La parenté avait été reconnue de part et d'autre au commencement du siècle dernier; et, pendant son exil, car on peut bien penser que le marquis avait joint les rangs de l'armée de Condé et partagé les privations et les infortunes de l'émigration, il avait eu l'envie une fois d'aller renouer connaissance avec ses parens d'écosse, et réclamer leur protection: – Mais, tout bien réfléchi, me dit-il, il ne s'était pas soucié de se présenter à eux dans une situation qui n'aurait pu leur faire que peu d'honneur, ou qu'ils auraient pu regarder comme leur imposant quelque fardeau et leur faisant même quelque honte; il avait donc cru que le mieux était de s'en rapporter à la Providence, et de se tirer d'affaire comme il le pourrait. Qu'avait-il fait pour cela? c'est ce que je n'ai pu savoir, mais jamais rien, j'en suis sûr, capable de compromettre la loyauté de cet excellent vieillard, qui soutint ses opinions et conserva sa loyauté contre vent et marée, jusqu'à ce que le temps l'eût ramené, vieux et indigent, dans un pays qu'il avait quitté à la fleur de l'âge, riche alors et animé par un ressentiment qui se promettait une prompte vengeance. J'aurais pu rire de quelques traits du caractère du marquis, particulièrement de ses préjugés relativement à la noblesse et à la politique, si je l'avais connu dans des circonstances plus prospères; mais dans la position où il était, quand même ses préjugés n'auraient pas eu une base honorable, quand ils n'auraient pas été purs de tout motif bas et intéressé, on devait le respecter comme nous respectons le confesseur et le martyr d'une religion qui n'est pas tout-à-fait la nôtre.
Peu à peu, devenus bons amis, nous bûmes notre café, fumâmes notre cigare, et prîmes notre bavaroise ensemble pendant plus de six semaines; des deux côtés, les affaires ne mirent pas grande interruption à ce commerce. Ayant, non sans difficulté, trouvé la clef de ses questions relativement à l'écosse, grâce à une heureuse conjecture que la province de Hanguisse ne pouvait être que notre comté d'Angus, je fus en état de répondre d'une manière plus ou moins satisfaisante à tout ce qu'il demanda sur les alliances qu'il avait dans ce pays: à ma grande surprise, le marquis connaissait la généalogie de quelques-unes des familles les plus distinguées de ce comté, beaucoup mieux que je n'aurais pu m'y attendre.
De son côté, il éprouva tant de satisfaction de notre liaison, qu'il en vint jusqu'à prendre la résolution de m'inviter à dîner au château de Haut-Lieu, château très digne de ce nom, puisqu'il est situé sur une hauteur qui commande les bords de la Loire. Cet édifice est à environ trois milles du village où j'avais fixé mon domicile temporaire; et, quand je le vis pour la première fois, je pardonnai aisément la mortification qu'éprouvait le propriétaire en recevant un hôte dans l'asile qu'il s'était formé au milieu des ruines du palais de ses ancêtres. Avec une gaieté qui couvrait évidemment un sentiment plus profond, il m'avait préparé peu à peu à la vue du lieu que je devais visiter. Il en eut même tout le temps le jour qu'il me conduisit à cette antique demeure, dans son petit cabriolet traîné par un grand cheval normand.
Les restes du château de Haut-Lieu sont situés sur une belle colline qui domine les bords de la Loire, et qui conduisait, divisée en diverses terrasses, par des degrés en pierre, ornés de statues et d'autres embellissemens artificiels, jusqu'au fleuve même. Toute cette décoration architecturale, les parterres de fleurs odoriférantes et les bosquets d'arbres exotiques avaient disparu depuis bien des années pour faire place aux travaux plus profitables du vigneron. Cependant les terrasses nivelées et les pentes artificielles, travaux exécutés trop solidement pour pouvoir être détruits, subsistent encore, et prouvent combien l'art avait été judicieusement employé pour embellir la nature.
Il est peu de ces maisons de plaisance parfaitement conservées aujourd'hui; car l'inconstance de la mode a effectué en Angleterre le changement total que la dévastation et la fureur populaire ont accompli de l'autre côté du détroit. Quant à moi, je me contente de souscrire à l'opinion du meilleur juge de notre temps9, qui pense que nous avons poussé à l'excès notre goût pour la simplicité, et que le voisinage d'une habitation imposante exige des embellissemens plus recherchés que ceux qu'on doit au gazon et aux sentiers sablés. Une situation éminemment pittoresque serait peut-être dégradée par une tentative pour y introduire des décorations artificielles; mais combien de sites où l'intervention de plus d'ornemens d'architecture qu'il n'est d'usage d'en employer aujourd'hui me semblerait indispensable pour racheter la nudité uniforme d'une grande maison s'élevant solitairement au milieu d'une pelouse de verdure, et qui ne paraît pas plus en rapport avec tout ce qui l'environne, que si elle était sortie de la ville pour aller prendre l'air.
Comment le goût vint à changer si subitement et si complètement, c'est une circonstance assez singulière; et l'on ne peut l'expliquer que par le principe d'après lequel, dans une comédie de Molière, les trois amis du père lui recommandent un remède pour guérir la mélancolie de sa fille, et qui est de remplir son appartement de tableaux, de tapisseries ou de porcelaines, suivant le commerce différent que fait chacun de ces donneurs de conseil10. En faisant l'application de ces motifs secrets au cas dont il s'agit, nous découvrirons peut-être qu'autrefois l'architecte traçait lui-même les jardins et les parterres qui entouraient une maison; naturellement il déployait son art en y plaçant des vases et des statues, en y distribuant des terrasses et des escaliers garnis de balustrades ornées, tandis que le jardinier, placé à un rang subordonné, faisait en sorte que le règne végétal se conformât au goût dominant: pour y réussir, il taillait ses haies vives en remparts avec des tours et des créneaux, et ses arbustes isolés comme l'aurait fait un statuaire. Mais, depuis ce temps, la roue a tourné: le jardinier décorateur, comme on l'appelle, est presque au niveau de l'architecte; et de là vient l'usage libéral et excessif que le premier fait de la pioche et de la hache, et l'ostentation avec laquelle le second ne vise qu'à faire une ferme ornée, aussi conforme à la simplicité que déploie la nature dans la contrée environnante, que cela peut s'accorder avec l'agrément et la propreté nécessaires dans les avenues de la résidence d'un riche propriétaire.
La célérité du cabriolet de monsieur le marquis avait été grandement retardée par l'embonpoint de Jean-Roastbeef11 que le cheval normand maudissait probablement d'aussi bon cœur que son compatriote exécrait autrefois l'obésité d'un stupide serf saxon; mais la digression que je viens de terminer lui a donné le temps de gravir la colline par une chaussée tournante, maintenant en fort mauvais état. Nous aperçûmes enfin une longue file de bâtimens découverts et tombant en ruines, qui tenaient à l'extrémité occidentale du château.
– M'adressant à un Anglais, me dit alors le marquis, je dois justifier le goût de mes ancêtres, qui ont joint à leur château cette rangée d'écuries; car je sais que, dans votre pays, on a coutume de les placer à quelque distance. Mais ma famille mettait un orgueil héréditaire à ses chevaux; et, comme mes aïeux aimaient à les aller voir fréquemment, ils n'auraient pu le faire si commodément, s'ils les avaient éloignés davantage. Avant la révolution, j'avais trente beaux chevaux dans ces bâtimens ruinés.
Ce souvenir d'une magnificence passée lui échappa par hasard; car, en général, il faisait très-rarement allusion à son ancienne opulence. Il fit cette réflexion tout simplement, sans avoir l'air d'attacher de l'importance à la fortune qu'il avait possédée autrefois, ou de demander qu'on le plaignît de l'avoir perdue. Elle éveilla pourtant quelques idées tristes, et nous gardâmes tous deux le silence pendant le peu de temps que dura encore notre voyage.
En arrivant à la porte du château, je vis sortir d'une sorte de masure, qui n'était qu'une partie de l'ancienne loge du portier, une paysanne pleine de vivacité, dont les yeux étaient noirs comme du jais et brillans comme des diamans. Elle vint à nous avec un sourire qui laissait apercevoir des dents assez belles pour faire envie à bien des duchesses, et elle tint la bride du cheval pendant que nous descendions de cabriolet.
– Il faut que Madelon exerce aujourd'hui le métier de palefrenier, dit le marquis en lui faisant un signe de tête gracieux, en retour de la révérence profonde qu'elle avait adressée à monseigneur. Son mari est allé au marché; et, quant à La Jeunesse, il a tant d'occupations, qu'il en perd presque l'esprit. – Madelon était la filleule de mon épouse, et destinée à être la femme de chambre de ma fille, continua le marquis pendant que nous passions sous la porte principale, dont le cintre était surmonté des armoiries mutilées des anciens seigneurs de Haut-Lieu et à moitié cachées sous la mousse et le gramen, sans compter les branches de quelques arbrisseaux sortis des fentes du mur.
Cette dernière phrase, qui me fit comprendre, en passant, que je voyais en lui un époux, un père, privé de son épouse et de sa fille, augmenta mon respect pour un infortuné vieillard que tout ce qui avait rapport à sa situation actuelle devait, sans aucun doute, entretenir dans ses réflexions mélancoliques. Après une pause d'un instant il continua d'un ton plus gai.
– Mon pauvre La Jeunesse vous amusera, dit-il; et, soit dit en passant, il a dix ans de plus que moi (le marquis en a plus de soixante), il me rappelle un acteur du Roman comique, qui jouait lui seul dans toute une pièce. Il prétend remplir à la fois les rôles de maître-d'hôtel, de chef de cuisine, de sommelier, de valet de chambre, et de tous les domestiques à la fois. Il me rappelle aussi quelquefois un personnage de la Bride12 de Lammermoor. Vous devez avoir lu ce roman, car c'est l'ouvrage d'un de vos gens de lettres qu'on appelle, je crois, le chevalier Scott.
– Oui, précisément; lui-même. – J'oublie toujours les mots qui commencent par cette lettre impossible13.
Cette observation écarta des souvenirs plus pénibles, car j'avais à redresser mon ami français sur deux points. Je n'eus raison qu'avec peine pour le premier; car le marquis, avec toute sa répugnance pour les Anglais, ayant passé trois mois à Londres, prétendait que notre langue n'offrait aucune difficulté qui pût l'arrêter un instant, et il en appela à tous les dictionnaires, depuis le plus ancien jusqu'au plus nouveau, pour prouver que bride signifiait la bride d'un cheval. Son scepticisme sur cette question de philologie était tel, que, lorsque je me hasardai à lui dire que, dans tout le roman, il n'était pas une seule fois question de bride, il rejeta gravement la faute de cette inconséquence sur le malheureux auteur. J'eus ensuite la franchise de l'informer, d'après des motifs que personne ne pouvait connaître comme moi, que l'homme de lettres, mon compatriote, dont je parlerai toujours avec le respect que méritent ses talens, n'était pas responsable des ouvrages frivoles qu'il plaisait au public de lui attribuer avec trop de générosité et de précipitation. Surpris par l'impulsion du moment, j'aurais peut-être été plus loin, et confirmé ma dénégation par une preuve positive, en lui disant que personne ne pouvait avoir écrit des ouvrages dont j'étais l'auteur; mais le marquis m'épargna le désagrément de me trahir ainsi, en me répliquant, avec beaucoup de sang-froid, qu'il était charmé d'apprendre que de pareilles bagatelles n'avaient pas été écrites par un homme de condition.
– Nous les lisons, ajouta-t-il, comme nous écoutons les plaisanteries débitées par un comédien, ou comme nos ancêtres écoutaient celles d'un bouffon de profession, dont ils s'amusaient, quoiqu'ils eussent été bien fâchés de les entendre sortir de la bouche d'un homme qui aurait eu de meilleurs droits pour être admis dans leur société.
Cette déclaration me rappela complètement à ma prudence ordinaire; et je craignis tellement de me laisser surprendre, que je n'osai pas même expliquer au digne aristocrate, mon ami, que l'individu qu'il avait nommé devait son avancement, à ce que j'avais entendu dire, à certains ouvrages qu'on pouvait, sans lui faire injure, comparer à des romans en vers.
La vérité est qu'indépendamment de quelques autres préjugés injustes auxquels j'ai déjà fait allusion, le marquis avait contracté une horreur mêlée de mépris pour toute espèce d'écrivains, à l'exception peut-être de ceux qui composent un volume in-folio sur la jurisprudence ou la théologie; et il regardait l'auteur d'un roman, d'une nouvelle, d'un poème, ou d'un ouvrage de critique, comme on regarde un reptile venimeux, c'est-à-dire avec crainte et dégoût. – L'abus de la presse, disait-il, surtout dans ses productions, les plus légères, a empoisonné en Europe toutes les sources de la morale, et regagne encore peu à peu une influence nouvelle après avoir été réduite au silence par le bruit de la guerre. – Il regardait tous les écrivains, excepté ceux du plus gros et du plus lourd calibre, comme dévoués à la mauvaise cause, depuis Rousseau et Voltaire, jusqu'à Pigault-Lebrun et l'auteur des romans écossais, quoiqu'il convînt qu'il les lisait pour passer le temps; cependant, comme Pistol mangeant son poireau14, il ne dévorait l'histoire qu'en exécrant la tendance de l'ouvrage qui l'occupait. Cette observation me fit reculer le franc aveu que ma vanité avait projeté de faire, et j'amenai le marquis à de nouvelles remarques sur le château de ses ancêtres. – Ici, me dit-il, était le théâtre sur lequel mon père obtint plus d'une fois un ordre pour faire paraître quelques-uns des principaux acteurs de la Comédie-Française, quand le roi et madame de Pompadour venaient l'y voir, ce qui lui arriva plus d'une fois. Là-bas, plus au centre, était la salle baronniale, où le seigneur exerçait sa juridiction féodale, quand son bailli avait quelque criminel à juger, car nous avions, comme vos anciens nobles écossais, le droit de haute et basse justice, fossa cum furcâ, comme le disent les juristes. En dessous est la chambre de la question, c'est-à-dire où l'on donnait la torture; et véritablement je suis fâché qu'un droit si sujet à abus ait jamais été accordé à personne. Mais, ajouta-t-il avec un air de dignité que semblait même augmenter le souvenir des atrocités que ses ancêtres avaient commises dans le souterrain dont il me montrait les soupiraux grillés, – tel est l'effet de la superstition, que même encore aujourd'hui, les paysans n'osent approcher de ces cachots dans lesquels on dit que le courroux de mes aïeux commit plus d'un acte de cruauté.
Comme nous approchions de la fenêtre, et que je montrais quelque curiosité de voir ce séjour de terreur, nous entendîmes sortir des éclats de rire de cet abîme souterrain, et nous découvrîmes aisément qu'ils partaient d'un groupe d'enfans qui s'étaient emparés de ce caveau abandonné, pour y jouer à Colin-Maillard.
Le marquis fut un peu déconcerté, et il eut recours à sa tabatière; mais il se remit sur-le-champ. – Ce sont les enfans de Madelon, dit-il, et ils se sont familiarisés avec ces voûtes qui inspirent la terreur au reste des habitans. D'ailleurs, pour vous dire la vérité, ces pauvres enfans sont nés depuis l'époque des prétendues lumières qui ont banni la superstition et la religion en même temps; cela me fait penser à vous dire que c'est aujourd'hui un jour maigre. Je n'ai d'autres convives que vous et le curé de ma paroisse, et je ne blesserais pas volontiers ses opinions. D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton plus ferme et perdant toute contrainte: l'adversité m'a donné sur ce sujet d'autres idées que celles qu'inspire la prospérité; et je remercie le ciel de ne pas rougir en vous avouant que je suis les commandemens de mon église.