Kitabı oku: «La Tempête»
NOTICE SUR LA TEMPÊTE
«Je ne saurais jurer que cela soit ou ne soit pas réel,» dit, à la fin de la Tempête, le vieux Gonzalo tout étourdi des prestiges qui l'ont environné depuis son arrivée dans l'île. Il semble que, par la bouche de l'honnête homme de la pièce, Shakspeare ait voulu exprimer l'effet général de ce charmant et singulier ouvrage. Brillant, léger, diaphane comme les apparitions dont il est rempli, à peine se laisse-t-il saisir à la réflexion; à peine, à travers ces traits mobiles et transparents, se peut-on tenir pour certain d'apercevoir un sujet, une contexture de pièce, des aventures, des sentiments, des personnages réels. Cependant tout y est, tout s'y révèle; et, dans une succession rapide, chaque objet à son tour émeut l'imagination, occupe l'attention et disparaît, laissant pour unique trace la confuse émotion du plaisir et une impression de vérité à laquelle on n'ose refuser ni accorder sa croyance.
«C'est ici surtout, dit Warburton, que la sublime et merveilleuse imagination de Shakspeare s'élève au-dessus de la nature sans abandonner la raison, ou plutôt entraîne avec elle la nature par delà ses limites convenues.» Tout est à la fois, dans ce tableau, fantastique et vrai. Comme s'il était le créateur de l'ouvrage, comme s'il était le véritable enchanteur entouré des illusions de son art, Prospero, en s'y montrant à nous, semble le seul corps opaque et solide au milieu d'un peuple de légers fantômes revêtus des formes de la vie, mais dépourvus des apparences de la durée. Quelques minutes s'écouleront à peine que l'aimable Ariel, plus léger encore que lorsqu'il arrive avec la pensée, va échapper au contact même de la baguette magique, et, libre des formes qu'on lui prescrit, libre de toute forme sensible, va se dissoudre dans le vague de l'air, où s'évanouira pour nous son existence individuelle. N'est-ce pas un prestige de la magie que cette demi-intelligence qui paraît luire dans le grossier Caliban? et ne semble-t-il pas qu'en mettant le pied hors de l'île désenchantée où il va être laissé à lui-même, nous allons le voir retomber dans son état naturel de masse inerte, s'assimilant par degrés à la terre dont il est à peine distinct? Que deviendront, loin de notre vue, cet Antonio, ce Sébastien, si prompts à concevoir le dessein du crime, cet Alonzo, si facilement et légèrement accessible à tous les sentiments? Que deviendront ces jeunes amants, sitôt et si complétement épris, et qui, pour nous, semblent n'avoir eu d'autre existence que d'aimer, d'autre destination que de faire passer devant nos yeux les ravissantes images de l'amour et de l'innocence? Chacun de ces personnages ne nous révèle que la portion de son caractère qui convient à sa situation présente; aucun d'eux ne nous dévoile en lui-même ces abîmes de la nature, ces profondes sources de la pensée où descend si souvent et si avant Shakspeare; mais ils en déploient sous nos yeux tous les effets extérieurs: nous ne savons d'où ils viennent, mais nous reconnaissons parfaitement ce qu'ils semblent être; véritables visions dont nous ne sentons ni la chair ni les os, mais dont les formes nous sont distinctes et familières.
Aussi, par la souplesse et la légèreté de leur nature, ces créatures singulières se prêtent-elles à une rapidité d'action, à une variété de mouvements dont peut-être aucune autre pièce de Shakspeare ne fournit d'exemple; il n'en est pas de plus amusante, de plus animée, où une gaieté vive et même bouffonne se marie plus naturellement à des intérêts sérieux, à des sentiments tristes et à de touchantes affections: c'est une féerie dans toute la force du terme, dans toute la vivacité des impressions qu'on en peut recevoir.
Le style de la Tempête participe de cette espèce de magie. Figuré, vaporeux, portant à l'esprit une foule d'images et d'impressions vagues et fugitives comme ces formes incertaines que dessinent les nuages, il émeut l'imagination sans la fixer, et la tient dans cet état d'excitation indécise qui la rend accessible à tous les prestiges dont voudra l'amuser l'enchanteur. Il est de tradition en Angleterre que le célèbre lord Falkland1, M. Selden et lord C.J. Vaughan, regardaient le style du rôle de Caliban, dans la Tempête, comme tout à fait particulier à ce personnage, et comme une création de Shakspeare. Johnson est d'un avis opposé; mais, en admettant que la tradition soit fondée, l'autorité de Johnson ne suffirait pas pour infirmer celle de lord Falkland, esprit éminemment élégant et remarquable, à ce qu'il paraît, par une finesse de tact qui, du moins dans la critique, a souvent manqué au docteur. D'ailleurs lord Falkland, presque contemporain de Shakspeare puisqu'il était né plusieurs années avant sa mort, aurait droit d'en être cru de préférence sur des nuances de langage qui, cent cinquante ans plus tard, devaient se perdre pour Johnson sous une couleur générale de vétusté. Si donc l'on avait quelque titre pour décider entre eux, on serait plutôt tenté d'ajouter foi à l'opinion de lord Falkland, et même d'appliquer à l'ouvrage entier ce qu'il a dit du seul rôle de Caliban. Du moins peut-on remarquer que le style de la Tempête paraît, plus qu'aucun autre ouvrage de Shakspeare, s'éloigner de ce type général d'expression de la pensée qui se retrouve et se conserve plus ou moins partout, à travers la différence des idiomes. Il faut probablement attribuer en partie ce fait à la singularité de la situation et à la nécessité de mettre en harmonie tant de conditions, de sentiments, d'intérêts divers, enveloppés pour quelques heures dans un sort commun et dans une même atmosphère surnaturelle. Dans aucune de ses pièces, d'ailleurs, Shakspeare ne s'est montré aussi sobre de jeux de mots.
Il serait assez difficile de déterminer précisément à quel ordre de merveilleux appartient celui qu'il a employé dans la Tempête. Ariel est un véritable sylphe; mais les esprits que lui soumet Prospero, fées, lutins, farfadets appartiennent aux superstitions populaires du Nord. Caliban tient à la fois du gnome et du démon; son existence de brute n'est animée que par une malice infernale; et le O ho! o ho! par lequel il répond à Prospero lorsque celui-ci lui reproche d'avoir voulu déshonorer sa fille, était l'exclamation, probablement l'espèce de rire attribué en Angleterre au diable dans les anciens mystères où il jouait un rôle. Selebos, qu'invoque le monstre comme le dieu et peut-être le mari de sa mère, passait pour être le diable ou le dieu des Patagons qui le représentaient, disait-on, avec des cornes à la tête. On ne saurait trop se figurer de quelle manière doit être fait ce Caliban qu'on prend si souvent pour un poisson; il paraît qu'on le représente avec les bras et les jambes couverts d'écailles; il me semble qu'une tête de poisson, ou quelque chose de pareil, serait assez nécessaire pour donner de la vraisemblance aux méprises dont il est l'objet. Mais Shakspeare peut fort bien n'y avoir pas regardé de si près, et s'être peu embarrassé de se rendre à lui-même un compte exact de la figure qui convenait à son monstre. Il s'est joué avec son sujet, et l'a laissé couler de sa brillante imagination revêtu des teintes poétiques qu'il y recevait en passant. La légèreté de son travail se fait assez connaître par les différentes inadvertances qui lui sont échappées; comme par exemple lorsqu'il fait dire à Ferdinand que le duc de Milan et son brave fils ont péri dans la tempête, quoiqu'il ne soit pas question de ce fils dans tout le reste de la pièce, et que rien ne puisse faire supposer qu'il existe dans l'île, bien qu'Ariel qui assure d'ailleurs à Prospero que personne n'a péri, n'ait renfermé sous les écoutilles que les gens de l'équipage.
La Tempête est une pièce assez régulière quant aux unités, puisque l'orage qui submerge le vaisseau dans la première scène se passe en vue de l'île, et que toute l'action n'embrasse pas un intervalle de plus de trois heures. Quelques commentateurs ont pensé que Shakspeare pouvait avoir eu pour objet de répondre, par cet échantillon de ce qu'il pouvait faire, aux continuelles critiques de Ben Johnson sur l'irrégularité de ses ouvrages. Le docteur Johnson pense autrement, et regarde cette circonstance comme un effet du hasard et le résultat naturel du sujet; mais ce qui pourrait donner lieu de croire que du moins Shakspeare a voulu se prévaloir de cet avantage, c'est le soin avec lequel les différents personnages, jusqu'au bosseman qui a dormi pendant toute la durée de l'action, marquent le temps qui s'est écoulé depuis le commencement. Il y a plus; lorsqu'Ariel avertit Prospero qu'ils approchent de la sixième heure, celle où son maître lui a promis que finiraient leurs travaux: «Je l'ai annoncé, dit Prospero, au moment où j'ai soulevé la tempête.» Ce mot paraîtrait même indiquer une intention que le poëte a voulu faire sentir.
On ignore où Shakspeare a puisé le sujet de la Tempête; il paraît cependant assez certain qu'il l'a emprunté à quelque nouvelle italienne que jusqu'à présent on n'a pu parvenir à retrouver.
La chronologie de M. Malone place en 1612 la composition de la Tempête, ce qui s'accorde difficilement cependant avec une autre conjecture assez vraisemblable. En lisant le Masque, représenté devant Ferdinand et Miranda, il est impossible de n'être pas frappé de l'idée que la Tempête a été faite d'abord pour être représentée à quelque fête de mariage; et la légèreté du sujet, la brillante incurie qui se fait remarquer dans la composition, confirment tout à fait cette conjecture. M. Holt, l'un des commentateurs de Shakspeare, a pensé que le mariage sur lequel le poëte verse tant de bénédictions, par la bouche de Junon et de Cérès, pourrait bien être celui du comte d'Essex, qui épousa en 1611 lady Frances Howard, ou plutôt termina en cette année son mariage, contracté dès l'année 1606, mais dont les voyages du comte, et probablement la jeunesse des contractants, avaient jusqu'alors retardé la consommation. Cette dernière circonstance paraît même assez clairement indiquée dans la scène où l'on insiste principalement sur la continence qu'ont promis de garder les jeunes époux jusqu'au parfait accomplissement de toutes les cérémonies nécessaires. Ne serait-il pas possible de supposer que, composée en 1611 pour le mariage du comte d'Essex, cette pièce ne fut représentée à Londres que l'année suivante?
PERSONNAGES
ALONZO, roi de Naples.
SÉBASTIEN, frère d'Alonzo.
PROSPERO, duc légitime de Milan.
ANTONIO, son frère, usurpateur du duché de Milan.
FERDINAND, fils du roi de Naples.
GONZALO, vieux et fidèle conseiller du roi de Naples.
ADRIAN, FRANCISCO, seigneurs napolitains.
CALIBAN, sauvage abject et difforme.
TRINCULO, bouffon.
STEPHANO, sommelier ivre.
LE MAÎTRE du vaisseau, LE BOSSEMAN et des MATELOTS.
MIRANDA, fille de Prospero.
ARIEL, génie aérien.
IRIS, CÉRÈS, JUNON, NYMPHES, MOISSONNEURS, génies employés dans le ballet.
AUTRES génies soumis à Prospero.
La scène représente d'abord la mer et un vaisseau, puis une île inhabitée.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Sur un vaisseau en mer. Une tempête mêlée de tonnerre et d'éclairs.
(Entrent le maître et le bosseman.)
LE MAÎTRE. – Bosseman?
LE BOSSEMAN. – Me voici, maître. Où en sommes-nous?
LE MAÎTRE. – Bon, parlez aux matelots. – Manoeuvrez rondement, ou nous courons à terre. De l'entrain! de l'entrain!
LE BOSSEMAN. – Allons, mes enfants! courage, courage, mes enfants! vivement, vivement, vivement! Ferlez le hunier. – Attention au sifflet du maître. – Souffle, tempête, jusqu'à en crever si tu peux.
(Entrent Alonzo, Sébastien, Antonio, Ferdinand, Gonzalo et plusieurs autres.)
ALONZO. – Cher bosseman, je vous en prie, ne négligez rien. Où est le maître? Montrez-vous des hommes.
LE BOSSEMAN. – Restez en bas, je vous prie.
ANTONIO. – Bosseman, où est le maître?
LE BOSSEMAN. – Ne l'entendez-vous pas? Vous troublez la manoeuvre. Restez dans vos cabines, vous aidez la tempête.
GONZALO. – Voyons, mon cher, un peu de patience.
LE BOSSEMAN. – Quand la mer en aura. Hors d'ici! – Les vagues se soucient bien de la qualité de roi. En bas! Silence! laissez-nous tranquilles.
GONZALO. – Fort bien! cependant n'oublie pas qui tu as à bord.
LE BOSSEMAN. – Personne qui me soit plus cher que moi-même. Vous êtes un conseiller: si vous pouvez imposer silence à ces éléments, et rétablir le calme à l'instant, nous ne remuerons plus un seul cordage; usez de votre autorité. Si vous ne le pouvez, rendez grâces d'avoir vécu si longtemps, et allez dans votre cabine vous préparer aux mauvaises chances du moment, s'il faut en passer par là. – Courage, mes enfants! – Hors de mon chemin, vous dis-je.
GONZALO. – Ce drôle me rassure singulièrement. Il n'a rien d'un homme destiné à se noyer; tout son air est celui d'un gibier de potence. Bon Destin, tiens ferme pour la potence, et que la corde qui lui est réservée nous serve de câble, car le nôtre ne nous est pas bon à grand' chose. S'il n'est pas né pour être pendu, notre sort est pitoyable.
(Ils sortent.)
(Rentre le bosseman.)
LE BOSSEMAN. – Amenez le mât de hune. Allons, plus bas, plus bas. Mettez à la cape sous la grande voile risée. (Un cri se fait entendre dans le corps du vaisseau.) Maudits soient leurs hurlements! Leur voix domine la tempête et la manoeuvre. (Entrent Sébastien, Antonio et Gonzalo.) – Encore! que faites-vous ici? Faut-il tout laisser là et se noyer? Avez-vous envie de couler bas?
SÉBASTIEN. – La peste soit de tes poumons, braillard, blasphémateur, mauvais chien!
LE BOSSEMAN. – Manoeuvrez donc vous-même.
ANTONIO. – Puisses-tu être pendu, maudit roquet! Puisses-tu être pendu, vilain drôle, insolent criard! Nous avons moins peur d'être noyés que toi.
GONZALO. – Je garantis qu'il ne sera pas noyé, le vaisseau fût-il mince comme une coquille de noix, et ouvert comme la porte d'une dévergondée2.
LE BOSSEMAN. – Serrez le vent! serrez le vent! Prenons deux basses voiles et élevons-nous en mer. Au large!
(Entrent des matelots mouillés.)
LES MATELOTS. – Tout est perdu. – En prières! en prières! Tout est perdu.
(Ils sortent.)
LE BOSSEMAN. – Quoi! faut-il que nos bouches soient glacées par la mort?
GONZALO. – Le roi et le prince en prières! Imitons-les, car leur sort est le nôtre.
SÉBASTIEN. – Ma patience est à bout.
ANTONIO. – Nous périssons par la trahison de ces ivrognes. Ce bandit au gosier énorme, je voudrais le voir noyé et roulé par dix marées.
GONZALO. – Il n'en sera pas moins pendu, quoique chaque goutte d'eau jure le contraire et bâille de toute sa largeur pour l'avaler.
(Bruit confus au dedans du navire.)
DES VOIX. – Miséricorde! nous sombrons, nous sombrons… Adieu, ma femme et mes enfants. Mon frère, adieu. Nous sombrons, nous sombrons, nous sombrons.
ANTONIO. – Allons tous périr avec le roi.
(Il sort.)
SÉBASTIEN. – Allons prendre congé de lui.
(Il sort.)
GONZALO. – Que je donnerais de bon coeur en ce moment mille lieues de mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n'importe. – Les décrets d'en haut soient accomplis! Mais, au vrai, j'aurais mieux aimé mourir à sec.
(Il sort.)
SCÈNE II
(La partie de l'île qui est devant la grotte de Prospero.)
PROSPERO ET MIRANDA entrent.
MIRANDA. – Si c'est vous, mon bien-aimé père, qui par votre art faites mugir ainsi les eaux en tumulte, apaisez-les. Il semble que le ciel serait prêt à verser de la poix enflammée, si la mer, s'élançant à la face du firmament, n'allait en éteindre les feux. Oh! j'ai souffert avec ceux que je voyais souffrir! Un brave vaisseau, qui sans doute renfermait de nobles créatures, brisé tout en pièces! Oh! leur cri a frappé mon coeur. Pauvres gens! ils ont péri. Si j'avais été quelque puissant dieu, j'aurais voulu précipiter la mer dans les gouffres de la terre, avant qu'elle eût ainsi englouti ce beau vaisseau et tous ceux qui le montaient.
PROSPERO. – Recueillez vos sens, calmez votre effroi; dites à votre coeur compatissant qu'il n'est arrivé aucun mal.
MIRANDA. – O jour de malheur!
PROSPERO. – Il n'y a point eu de mal. Je n'ai rien fait que pour toi (toi que je chéris, toi ma fille) qui ne sais pas encore qui tu es, et ignores d'où je suis issu, et si je suis quelque chose de plus que Prospero, le maître de la plus pauvre caverne, ton père et rien de plus.
MIRANDA. – Jamais l'envie d'en savoir davantage n'entra dans mes pensées.
PROSPERO. – Il est temps que je t'apprenne quelque chose de plus. Viens m'aider; ôte-moi mon manteau magique. – Bon. (Il quitte son manteau.) Couche là, mon art. – Toi, essuie tes yeux, console-toi. Ce naufrage, dont l'affreux spectacle a remué en toi toutes les vertus de la compassion, a été, par la prévoyance de mon art, disposé avec tant de précaution qu'il n'y a pas une âme de perdue, que pas un seul cheveu n'est tombé de la tête d'aucune créature sur ce vaisseau dont tu as entendu le cri, et que tu as vu sombrer. Assieds-toi, car il faut maintenant que tu en saches davantage.
MIRANDA. – Vous avez souvent commencé à m'apprendre qui je suis; mais vous vous êtes toujours arrêté me laissant à des conjectures sans terme, et finissant par ces mots: Restons-en là, pas encore.
PROSPERO. – L'heure est venue maintenant; voici l'instant précis où tu dois ouvrir ton oreille: obéis et sois attentive. Peux-tu te souvenir d'une époque de ta vie où nous n'étions pas encore venus dans cette caverne? Je ne crois pas que tu le puisses, car tu n'avais pas alors plus de trois ans.
MIRANDA. – Certainement, seigneur, je peux m'en souvenir.
PROSPERO. – De quoi te souviens-tu? d'une autre demeure ou de quelque autre personne? Dis-moi quelle est l'image qui est restée gravée dans ton souvenir?
MIRANDA. – Tout cela est bien loin, et plutôt comme un songe que comme une certitude que ma mémoire puisse me garantir. N'avais-je pas jadis quatre ou cinq femmes qui prenaient soin de moi?
PROSPERO. – Tu les avais, Miranda; tu en avais même davantage. Mais comment se peut-il que ce souvenir vive encore dans ta mémoire? que vois-tu encore dans cet obscur passé, dans cet abîme du temps? Si tu te rappelles quelque chose de ce qui a précédé ton arrivée dans cette île, tu dois aussi te rappeler comment tu y es venue.
MIRANDA. – Cependant je ne m'en souviens pas.
PROSPERO. – Il y a douze ans, ma fille, il y a douze ans, ton père était duc de Milan et un puissant prince.
MIRANDA. – Seigneur, n'êtes-vous pas mon père?
PROSPERO. – Ta mère était un modèle de vertu, et elle m'a dit que tu étais ma fille. Ton père était duc de Milan, et son unique héritière était une princesse, pas moins que je ne te le dis.
MIRANDA. – O ciel! faut-il avoir joué de malheur pour être venus ici! Ou bien, est-ce pour nous un bonheur qu'il en soit arrivé ainsi?
PROSPERO. – L'un et l'autre, mon enfant, l'un et l'autre. On m'a cruellement joué, comme tu le dis3, et c'est ainsi que nous avons été chassés de là; mais c'est par un grand bonheur que nous sommes arrivés ici.
MIRANDA. – Oh! le coeur me saigne en songeant aux peines dont je renouvelle en vous l'idée, et qui sont sorties de ma mémoire. Je vous en prie, continuez.
PROSPERO. – Mon frère, – ton oncle, appelé Antonio, – et, je t'en prie, remarque bien ceci: qu'un frère ait pu être si perfide; – lui que dans le monde entier je chérissais le plus après toi, lui à qui j'avais confié le gouvernement de mon État! et alors, de toutes les principautés, mon État était le premier, Prospero était le premier parmi les ducs, le premier en dignité, et, dans les arts libéraux, sans égal. Ces arts faisant toute mon étude, je me déchargeai du gouvernement sur mon frère, et, transporté, ravi dans mes secrètes occupations, je devins étranger à mon État. Ton perfide oncle… M'écoutes-tu?
MIRANDA. – Avec la plus grande attention, seigneur.
PROSPERO. – Dès qu'il se fut perfectionné dans l'art d'accorder les grâces ou de les refuser, de connaître ceux qu'il faut avancer et ceux qu'il faut abattre pour s'être trop élevés, il créa de nouveau mes créatures; – je veux dire qu'il les changea ou qu'il les transforma. Alors, ayant la clef des emplois et des employés, il monta tous les coeurs au ton qui plaisait à son oreille; et bientôt il fut le lierre qui enveloppa mon arbre princier et épuisa le suc de ma verdure. – Tu ne me suis pas. – Je t'en prie, écoute-moi.
MIRANDA. – Mon cher seigneur, j'écoute.
PROSPERO. – Ainsi, négligeant tous les intérêts de ce monde, dévoué tout entier à la retraite et au soin d'enrichir mon esprit de biens qui, s'ils n'étaient pas si secrets, seraient mis au-dessus de tout ce qu'estime le vulgaire, j'éveillai dans mon perfide frère un mauvais naturel: ma confiance, comme un bon père, engendra en lui une perfidie égale non moins que contraire à ma confiance, et en vérité elle n'avait point de limites; c'était une confiance sans réserve. Ainsi, devenu maître non-seulement de ce que me rendaient mes revenus, mais encore de ce que mon pouvoir était en état d'exiger, comme un homme qui, à force de se répéter, a rendu sa mémoire si coupable envers la vérité qu'il finit par croire à son propre mensonge, il crut qu'il était en effet le duc, parce qu'il se voyait substitué à mon pouvoir, parce qu'il exécutait les actes extérieurs de la souveraineté, et qu'il jouissait de ses prérogatives. De là son ambition croissante… M'écoutes-tu?
MIRANDA. – Seigneur, votre récit guérirait la surdité.
PROSPERO. – Pour supprimer toute distance entre ce rôle qu'il joue et celui dont il joue le rôle, il faut qu'il devienne réellement duc de Milan. Pour moi, pauvre homme, ma bibliothèque était un assez grand duché. Il me juge désormais inhabile à toute royauté temporelle: il se ligue avec le roi de Naples, et (tant il était altéré du pouvoir!) il consent à lui payer un tribut annuel, à lui faire hommage, à soumettre sa couronne ducale à la couronne royale; et mon duché (hélas! pauvre Milan), qui jusque-là n'avait jamais courbé la tête, il le condamne au plus honteux abaissement.
MIRANDA. – O ciel!
PROSPERO. – Remarque bien les conditions du traité et l'événement qui suivit, et dis-moi s'il est possible que ce soit là un frère.
MIRANDA. – Ce serait pour moi un péché de former sur ma grand'mère quelque pensée déshonorante: un sein vertueux a plus d'une fois produit de mauvais fils.
PROSPERO. – Voici les conditions de leur pacte. Ce roi de Naples, mon ennemi invétéré, écoute la requête de mon frère, c'est-à-dire qu'en retour des offres que je t'ai dites d'un hommage et d'un tribut dont j'ignore la valeur, il devait m'exclure à l'instant, moi et les miens, de mon duché, et faire passer à mon frère mon beau Milan avec tous ses honneurs. En conséquence, ils levèrent une armée de traîtres, et, un soir, à l'heure de minuit marquée pour l'exécution de leur projet, Antonio ouvrit les portes de Milan. Au plus profond de l'obscurité, des hommes apostés me chassèrent de la ville, moi et toi qui pleurais.
MIRANDA. – Hélas! quelle pitié! moi qui ne me souviens plus comment je pleurai alors, je suis prête à pleurer: je sens des larmes prêtes à couler de mes yeux.
PROSPERO. – Écoute un moment encore, et je vais t'amener à l'affaire qui nous presse aujourd'hui, et sans laquelle toute cette narration serait la plus ridicule du monde.
MIRANDA. – Mais d'où vient qu'alors ils ne nous tuèrent pas sur-le-champ?
PROSPERO. – Bien demandé, jeune fille; mon récit amenait naturellement la question. Mon enfant, ils n'osèrent pas, tant était grande l'affection que me portait mon peuple; ils n'osèrent pas non plus marquer cette affaire d'un signe aussi sanglant; mais ils peignirent de belles couleurs leurs criminels desseins: en un mot, ils nous traînèrent rapidement à bord d'une barque, et nous menèrent à quelques lieues en mer: là, ils avaient préparé la carcasse d'un bateau pourri, sans agrès, sans cordages, sans mâts ni voiles; les rats mêmes, avertis par l'instinct, l'avaient quitté. Ce fut là qu'ils nous hissèrent, et nous envoyèrent adresser nos gémissements à la mer qui mugissait contre nous, et soupirer aux vents qui, nous rendant avec pitié nos soupirs, ne nous firent du mal qu'avec de tendres ménagements.
MIRANDA. – Hélas! quel embarras je dus être alors pour vous!
PROSPERO. – Oh! tu étais un chérubin qui me sauva. Quand je mêlais à la mer mes larmes amères, quand je gémissais sous mon fardeau, tu souris, remplie d'une force qui venait du ciel, et je sentis naître en moi assez de courage pour supporter tout ce qui pourrait arriver.
MIRANDA. – Comment pûmes-nous aborder à un rivage?
PROSPERO. – Par une providence toute divine. Nous avions quelque nourriture et un peu d'eau fraîche qu'un noble Napolitain, Gonzalo, chargé en chef de l'exécution de ce dessein, nous avait données par pitié; il nous donna de plus de riches vêtements, du linge, des étoffes, et autres meubles nécessaires qui depuis nous ont bien servi; et de même, sachant que j'aimais mes livres, sa bonté me pourvut d'un certain nombre de volumes tirés de ma bibliothèque, et qui me sont plus précieux que mon duché.
MIRANDA. – Je voudrais bien voir quelque jour cet homme.
PROSPERO. – Maintenant je me lève; demeure encore assise, et écoute comment finirent nos tribulations maritimes. Nous arrivâmes dans cette île où nous sommes ici; devenu ton instituteur, je t'ai fait faire plus de progrès que n'en peuvent faire d'autres princesses qui ont plus de temps à dépenser en loisirs inutiles, et des maîtres moins vigilants.
MIRANDA. – Que le ciel vous en récompense! A présent, seigneur, dites-moi, je vous prie, car cela agite toujours mon esprit, quel a été votre motif pour soulever cette tempête?
Le sens de ce passage, tel qu'il me paraît probable, est impossible à rendre en français. J'ai cherché seulement à en approcher autant qu'il se pouvait sans trop de grossièreté.
Foul play, dans la question de Miranda, signifie mauvaise chance; dans la réponse de Prospero, il signifie artifices coupables. Prospero joue ici sur le mot d'une manière que la différence des langues ne permet pas de rendre avec une entière exactitude, à moins de défigurer le naturel du dialogue, ce qui serait, ce me semble, une inexactitude encore plus grande.