Kitabı oku: «Le conte d'hiver»
NOTICE SUR LE CONTE D'HIVER
Cette pièce embrasse un intervalle de seize années; une princesse y naît au second acte et se marie au cinquième. C'est la plus grande infraction à la loi d'unité de temps dont Shakspeare se soit rendu coupable; aussi n'ignorant pas les règles comme on a voulu quelquefois le dire, et prévoyant en quelque sorte les clameurs des critiques, il a pris la peine au commencement du quatrième acte, d'évoquer le Temps lui-même qui vient faire en personne l'apologie du poëte; mais les critiques auraient voulu sans doute que ce personnage allégorique eût aussi demandé leur indulgence pour deux autres licences; la première est d'avoir violé la chronologie jusqu'à faire de Jules Romain le contemporain de l'oracle de Delphes; la seconde d'avoir fait de la Bohême un royaume maritime. Ces fautes impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient réconcilier Aristote avec Shakspeare, qu'ils ont répudié le Conte d'hiver dans l'héritage du poëte; et qu'aveuglés par leurs préventions, ils n'ont pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle de beautés dont Shakspeare seul est capable. C'est encore dans une nouvelle romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu'il faut chercher l'idée première du Conte d'hiver; à moins que, comme quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure à la pièce, ce qui est moins probable. Nous allons faire connaître l'histoire de Dorastus et Faunia par un abrégé des principales circonstances.
Longtemps avant l'établissement du christianisme, régnait en Bohême un roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son épouse. Il en eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son ami, vint le féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le séjour qu'il fit à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita une telle jalousie dans le coeur de Pandosto, qu'il chargea son échanson Franio de l'empoisonner. Franio eut horreur de cette commission, révéla tout à Égisthus, favorisa son évasion et l'accompagna en Sicile. Pandosto furieux tourna toute sa vengeance contre la reine, l'accusa publiquement d'adultère, la fit garder à vue pendant sa grossesse, et, dès qu'elle fut accouchée, il envoya chercher l'enfant dans la prison, le fit mettre dans un berceau et l'exposa à la mer pendant une tempête.
Le procès de Bellaria fut ensuite instruit juridiquement. Elle persista à protester de son innocence, et le roi voulant que son témoignage fût reçu pour toute preuve, Bellaria demanda celui de l'oracle de Delphes. Six courtisans furent envoyés en ambassade à la Pythonisse qui confirma l'innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans héritier si l'enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle-même subitement.
Pandosto au désespoir se serait tué lui-même si on n'eût retenu son bras. Peu à peu ce désespoir dégénéra en mélancolie et en langueur; le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le tombeau de Bellaria.
La nacelle sur laquelle l'enfant avait été exposé flotta pendant deux jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de Sicile. Un berger occupé à chercher en ce lieu une brebis qu'il avait perdue, aperçut la nacelle et y trouva l'enfant enveloppé d'un drap écarlate brodé d'or, ayant au cou une chaîne enrichie de pierres précieuses, et à côté de lui une bourse pleine d'argent. Il l'emporta dans sa chaumière et l'éleva dans la simplicité des moeurs pastorales; mais Faunia, c'est le nom que donna le berger à la jeune fille, était si belle que l'on parla bientôt d'elle à la cour; Dorastus, fils du roi de Sicile, fut curieux de la voir, en devint amoureux, et sacrifiant les espérances de son avenir et la main d'une princesse de Danemark à la bergère qu'il aimait, s'enfuit secrètement avec elle. Le confident du prince était un nommé Capino qui allait tout préparer pour favoriser la fuite des deux amants, lorsqu'il rencontra Porrus le père supposé de Faunia. Malgré le déguisement dont Dorastus s'était servi pour faire la cour à sa fille adoptive, Porrus avait enfin reconnu le prince, et, craignant le ressentiment du roi, venait lui révéler qu'il n'était que le père nourricier de Faunia, en lui portant les bijoux trouvés dans la nacelle.
Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il l'entraîne au vaisseau où étaient déjà les fugitifs. Porrus est forcé de les suivre. La navigation ne fut pas heureuse, et le navire échoua sur les côtes de Bohême. On voit que Shakspeare ne s'est pas inquiété d'être plus savant géographe que le romancier.
Redoutant la cruauté de Pandosto, le prince résolut d'attendre incognito sous le nom de Méléagre, l'occasion de se réfugier dans une contrée plus hospitalière; mais la beauté de Faunia fit encore du bruit: le roi de Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut le projet de s'en faire aimer; il mit Dorastus en prison de peur qu'il ne fût un obstacle à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses à Faunia qui les rejeta constamment avec dédain.
Cependant le roi de Sicile était parvenu à découvrir les traces de son fils. Il envoie ses ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et prier le roi de mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia.
Pandosto se hâte de tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du traitement qu'il lui a fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et lui explique le message de son père.
Porrus, Faunia et Capino sont mandés; on leur lit leur sentence de mort. Mais Porrus raconte tout ce qu'il sait de Faunia, et montre les bijoux qu'il a trouvés auprès d'elle. Le roi reconnaît sa fille, récompense Capino, et fait Porrus chevalier.
Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d'Hermione, la touchante résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et courageux de Pauline; les scènes de jalousie et de tendresse conjugale, et surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour avec tant d'innocence, et où Shakspeare a fait preuve d'une imagination qui a toute la fraîcheur et la grâce de la nature au printemps. Il ne faut pas y chercher les caractères encore intéressants, quoique subalternes, d'Antigone, de Camillo, du vieux berger et de son fils, si fier d'être fait gentilhomme qu'il ne croit plus que les mots qu'il employait jadis soient dignes de lui: «Ne pas le jurer, à présent que je suis gentilhomme! Que les paysans le disent eux, moi je le jurerai.»
Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c'est celui de ce fripon Autolycus, si original que l'on pardonne à Shakspeare d'avoir oublié de faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors du dénoument.
Walpole prétend que le Conte d'hiver peut être rangé parmi les drames historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement l'intention de flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte. Selon lui, l'art de Shakspeare ne se montre nulle part avec plus d'adresse; le sujet était trop délicat pour être mis sur la scène sans voile; il était trop récent, et touchait la reine de trop près pour que le poëte pût hasarder des allusions autrement que dans la forme d'un compliment. La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le caractère d'Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d'instrument à ses passions impétueuses. Non-seulement le plan général de la pièce, mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention, qu'ils sont plus près de l'histoire que de la fiction. Hermione accusée dit:
… For honour,
'Tis a derivative from me to mine.
And it only that I stand for.
«Quant à l'honneur, il doit passer de moi à mes enfants, et c'est lui seul que je veux défendre.»
Ces mots semblent pris de la lettre d'Anne Boleyn au roi avant son exécution. Mamilius, le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans l'enfance, ne fait que confirmer l'opinion, la reine Anne ayant mis au monde un enfant mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant en ce qu'il n'aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n'était destinée à peindre Élisabeth, c'est celui où Pauline décrivant les traits de la princesse qu'Hermione vient de mettre au monde, dit en parlant de sa ressemblance avec son père:
She has the very trick of his frown.
«Elle a jusqu'au froncement de son sourcil.»
Il y a une objection qui embarrasse Walpole, c'est une phrase si directement applicable à Élisabeth et à son père, qu'il n'est guère possible qu'un poëte ait osé la risquer. Pauline dit encore au roi:
'Tis yours
And might we lay the old proverb to your charge
So like you 'tis worse.
«C'est votre enfant, et il vous ressemble tant que nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe, il vous ressemble tant que c'est tant pis.»
Walpole prétend que cette phrase n'aurait été insérée qu'après la mort d'Élisabeth.
On a plusieurs fois voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce du Conte d'hiver, nous ne citerons que l'essai de Garrick, qui n'en conserva que la partie tragique, et la réduisit en trois actes.
Selon Malone, Shakspeare aurait composé cette pièce en 1604.
PERSONNAGES
LÉONTES, roi de Sicile.
MAMILIUS, son fils.
CAMILLO, )
ANTIGONE, )
CLÉOMÈNE,) seigneurs de Sicile.
DION, )
UN AUTRE SEIGNEUR de Sicile.
ROGER, gentilhomme sicilien.
UN GENTILHOMME attaché au prince Mamilius.
POLIXÈNE, roi de Bohême.
FLORIZEL, son fils.
ARCHIDAMUS, seigneur de Bohême.
OFFICIERS de la cour de justice.
UN VIEUX BERGER, père supposé de Perdita.
SON FILS.
UN MARINIER.
UN GEÔLIER.
UN VALET du vieux berger.
AUTOLYCUS, filou.
LE TEMPS, personnage faisant l'office de choeur.
HERMIONE, femme de Léontes.
PERDITA, fille de Léontes et d'Hermione.
PAULINE, femme d'Antigone.
ÉMILIE,) suivantes
DEUX AUTRES DAMES,) de la reine.
MOPSA, )
DORCAS,) jeunes bergères.
SATYRES DANSANT, BERGERS ET BERGÈRES,
GARDES, SEIGNEURS, DAMES ET
SUITE, ETC.
La scène est tantôt en Sicile, tantôt en Bohême
ACTE PREMIER
SCÈNE I
La Sicile. Antichambre dans le palais de Léontes
CAMILLO, ARCHIDAMUS
ARCHIDAMUS. – S'il vous arrive, Camillo, de visiter un jour la Bohême, dans quelque occasion semblable à celle qui a réclamé maintenant mes services, vous trouverez, comme je vous l'ai dit, une grande différence entre notre Bohême et votre Sicile.
CAMILLO. – Je crois que, l'été prochain, le roi de Sicile se propose de rendre à votre roi la visite qu'il lui doit à si juste titre.
ARCHIDAMUS. – Si l'accueil que vous recevrez est au-dessous de celui que nous avons reçu, notre amitié nous justifiera; car en vérité…
CAMILLO. – Je vous en prie…
ARCHIDAMUS. – Vraiment, et je parle avec connaissance et franchise, nous ne pouvons mettre la même magnificence… et une si rare… Je ne sais comment dire. Allons, nous vous donnerons des boissons assoupissantes, afin que vos sens incapables de sentir notre insuffisance ne puissent du moins nous accuser, s'ils ne peuvent nous accorder des éloges.
CAMILLO. – Vous payez beaucoup trop cher ce qui vous est donné gratuitement.
ARCHIDAMUS. – Croyez-moi, je parle d'après mes propres connaissances, et d'après ce que l'honnêteté m'inspire.
CAMILLO. – La Sicile ne peut se montrer trop amie de la Bohême. Leurs rois ont été élevés ensemble dans leur enfance; et l'amitié jeta dès lors entre eux de si profondes racines, qu'elle ne peut que s'étendre à présent. Depuis que l'âge les a mûris pour le trône, et que les devoirs de la royauté ont séparé leur société, leurs rapprochements, sinon personnels, ont été royalement continués par un échange mutuel de présents, de lettres et d'ambassades amicales; en sorte qu'absents, ils paraissaient être encore ensemble; ils se donnaient la main comme au-dessus d'une vaste mer, et ils s'embrassaient, pour ainsi dire, des deux bouts opposés du monde. Que le ciel entretienne leur affection!
ARCHIDAMUS. – Je crois qu'il n'est point dans le monde de malice ou d'affaire qui puissent l'altérer. Vous avez une consolation indicible dans le jeune prince Mamilius. Je n'ai jamais connu de gentilhomme d'une plus grande espérance.
CAMILLO. – Je conviens avec vous qu'il donne de grandes espérances. C'est un noble enfant; un jeune prince, qui est un vrai baume pour le coeur de ses sujets; il rajeunit les vieux coeurs: ceux qui, avant sa naissance, allaient déjà avec des béquilles, désirent vivre encore pour le voir devenir homme.
ARCHIDAMUS. – Et sans cela ils seraient donc bien aises de mourir?
CAMILLO. – Oui, s'ils n'avaient pas quelque autre motif pour excuser leur désir de vivre.
ARCHIDAMUS. – Si le roi n'avait pas de fils, ils désireraient vivre sur leurs béquilles jusqu'à ce qu'il en eût un.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Une salle d'honneur dans le palais
LÉONTES, HERMIONE, MAMILIUS, POLIXÈNE, CAMILLO, et suite
POLIXÈNE. – Déjà le berger a vu changer neuf fois l'astre humide des nuits, depuis que nous avons laissé notre trône vide; et j'épuiserais, mon frère, encore autant de temps à vous faire mes remerciements, que je n'en partirais pas moins chargé d'une dette éternelle. Ainsi, comme un chiffre placé toujours dans un bon rang, je multiplie, avec un merci, bien d'autres milliers qui le précèdent.
LÉONTES. – Différez encore quelque temps vos remerciements: vous vous acquitterez en partant.
POLIXÈNE. – Seigneur, c'est demain: je suis tourmenté par les craintes de ce qui peut arriver ou se préparer pendant notre absence. Veuillent les dieux que nuls vents malfaisants ne soufflent sur mes États, et ne me fassent dire: mes inquiétudes n'étaient que trop fondées! et d'ailleurs je suis resté assez longtemps pour fatiguer Votre Majesté.
LÉONTES. – Mon frère, nous sommes trop solide pour que vous puissiez venir à bout de nous.
POLIXÈNE. – Point de plus long séjour.
LÉONTES. – Encore une huitaine.
POLIXÈNE. – Très-décidément, demain.
LÉONTES. – Nous partagerons donc le temps entre nous; et, en cela, je ne veux pas être contredit.
POLIXÈNE. – Ne me pressez pas ainsi, je vous en conjure. Il n'est point de voix persuasive; non, il n'en est point dans le monde, qui pût me gagner aussitôt que la vôtre, et il en serait ainsi aujourd'hui, si ma présence vous était nécessaire, quand le besoin exigerait de ma part un refus. Mes affaires me rappellent chez moi; y mettre obstacle, ce serait me punir de votre affection; et un plus long séjour deviendrait pour vous une charge et un embarras; pour nous épargner ces deux inconvénients, adieu, mon frère.
LÉONTES. – Vous restez muette, ma reine? Parlez donc.
HERMIONE. – Je comptais, seigneur, garder le silence jusqu'à ce que vous l'eussiez amené à protester avec serment qu'il ne resterait pas; vous le suppliez trop froidement, seigneur. Dites-lui que vous êtes sûr que tout va bien en Bohême; le jour d'hier nous a donné ces nouvelles satisfaisantes: dites-lui cela, et il sera forcé dans ses derniers retranchements.
LÉONTES. – Bien dit, Hermione.
HERMIONE. – S'il disait qu'il languit de revoir son fils, ce serait une bonne raison; et s'il dit cela, laissez-le partir; s'il jure qu'il en est ainsi, il ne doit pas rester plus longtemps, nous le chasserons d'ici avec nos quenouilles. – (A Polixène.) Cependant je me hasarderai à vous demander de nous prêter encore une semaine de votre royale présence. Quand vous recevrez mon époux en Bohême, je vous recommande de l'y retenir un mois au delà du terme marqué pour son départ: et pourtant en vérité, Léontes, je ne vous aime pas d'une minute de moins, que toute autre femme n'aime son époux. – Vous resterez?
POLIXÈNE. – Non, madame.
HERMIONE. – Oh! mais vous resterez.
POLIXÈNE. – Je ne le puis vraiment pas.
HERMIONE. – Vraiment? Vous me refusez avec des serments faciles; mais quand vous chercheriez à déplacer les astres de leur sphère par des serments, je vous dirais encore: Seigneur, on ne part point. Vraiment vous ne partirez point: le vraiment d'une dame a autant de pouvoir que le vraiment d'un gentilhomme. Voulez-vous encore partir? forcez-moi de vous retenir comme prisonnier, et non pas comme un hôte; et alors vous payerez votre pension en nous quittant, et serez par là dispensé de tous remerciements; qu'en dites-vous? êtes-vous mon prisonnier, ou mon hôte? Par votre redoutable vraiment, il faut vous décider à être l'un ou l'autre.
POLIXÈNE. – Votre hôte, alors, madame! car être votre prisonnier emporterait l'idée d'une offense, qu'il m'est moins aisé à moi de commettre qu'à vous de punir.
HERMIONE. – Ainsi je ne serai point votre geôlier, mais votre bonne hôtesse. Allons, il me prend envie de vous questionner sur les tours de mon seigneur et les vôtres, lorsque vous étiez jeunes. Vous deviez faire alors de jolis petits princes.
POLIXÈNE. – Nous étions, belle reine, deux étourdis, qui croyaient qu'il n'y avait point d'autre avenir devant eux, qu'un lendemain semblable à aujourd'hui, et que notre enfance durerait toujours.
HERMIONE. – Mon seigneur n'était-il pas le plus fou des deux?
POLIXÈNE. – Nous étions comme deux agneaux jumeaux, qui bondissaient ensemble au soleil, et bêlaient l'un après l'autre; notre échange mutuel était de l'innocence pour de l'innocence; nous ne connaissions pas l'art de faire du mal, non: et nous n'imaginions pas qu'aucun homme en fit. Si nous avions continué cette vie, et que nos faibles intelligences n'eussent jamais été exaltées par un sang plus impétueux, nous aurions pu répondre hardiment au ciel, non coupables, en mettant à part la tache héréditaire.
HERMIONE. – Vous nous donnez à entendre par là que depuis vous avez fait des faux pas.
POLIXÈNE. – O dame très-sacrée, les tentations sont nées depuis lors: car dans ces jours où nous n'avions pas encore nos plumes, ma femme n'était qu'une petite fille; et votre précieuse personne n'avait pas encore frappé les regards de mon jeune camarade.
HERMIONE. – Que la grâce du ciel me soit en aide! Ne tirez aucune conséquence de tout ceci, de peur que vous ne disiez que votre reine et moi nous sommes de mauvais anges. Et pourtant, poursuivez: nous répondrons des fautes que nous vous avons fait commettre, si vous avez fait votre premier péché avec nous, et que vous avez continué de pécher avec nous, et que vous n'ayiez jamais trébuché qu'avec nous.
LÉONTES, à Hermione. – Est-il enfin gagné?
HERMIONE. – Il restera, seigneur.
LÉONTES. – Il n'a pas voulu y consentir, à ma prière. Hermione, ma bien-aimée, jamais vous n'avez parlé plus à propos.
HERMIONE. – Jamais?
LÉONTES. – Jamais, qu'une seule fois.
HERMIONE. – Comment? j'ai parlé deux fois à propos? et quand a été la première, s'il vous plaît? Je vous en prie, dites-le-moi. Rassasiez-moi d'éloges, et engraissez-m'en comme un oiseau domestique; une bonne action qu'on laisse mourir, sans en parler, en tue mille autres qui seraient venues à la suite; les louanges sont notre salaire: vous pouvez avec un seul doux baiser nous faire avancer plus de cent lieues, tandis qu'avec l'aiguillon vous ne nous feriez pas parcourir un seul acre. Mais allons au but. Ma dernière bonne action a été de l'engager à rester: quelle a donc été la première? Celle-ci a une soeur aînée, ou je ne vous comprends pas: ah! fasse le ciel qu'elle se nomme vertu! Mais j'ai déjà parlé une fois à propos: quand? Je vous en prie, dites-le-moi, je languis de le savoir.
LÉONTES. – Eh bien! ce fut quand trois tristes mois expirèrent enfin d'amertume, et que tu ouvris ta main blanche pour frapper dans la mienne en signe d'amour; – tu dis alors: Je suis à vous pour toujours.
HERMIONE. – Allons, c'est vertu. – Ainsi, voyez-vous, j'ai parlé à propos deux fois: la première, afin de conquérir pour toujours mon royal époux; la seconde, afin d'obtenir le séjour d'un ami pour quelque temps.
(Elle présente la main à Polixène.)
LÉONTES, à part. – Trop de chaleur quand on mêle de si près l'amitié, on finit bientôt par mêler les personnes: j'ai en moi un tremor cordis: mon coeur bondit; mais ce n'est pas de joie, ce n'est pas de joie. – Cet accueil peut avoir une apparence honnête: il peut puiser sa liberté dans la cordialité, dans la bonté du naturel, dans un coeur affectueux, et être convenable pour qui le montre: il le peut, je l'accorde. Mais de se serrer ainsi les mains, de se serrer les doigts comme ils le font en ce moment, et de se renvoyer des sourires d'intelligence, comme un miroir; et puis de soupirer comme le signal de mort du cerf: oh! c'est là un genre d'accueil qui ne plaît ni à mon coeur, ni à mon front. – Mamilius, es-tu mon enfant?
MAMILIUS. – Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES. – Vraiment! c'est mon beau petit coq. Quoi! as-tu noirci ton nez? On dit que c'est une copie du mien. Allons, petit capitaine, il faut être propre. Je veux dire propre1 au moins, capitaine, quoique ce mot s'applique également au boeuf, à la génisse et au veau. Quoi, toujours jouant du virginal2 sur sa main. (Observant Polixène et Hermione.) (A son fils.) Mon petit veau, es-tu bien mon veau?
MAMILIUS. – Oui, si vous le voulez bien, mon seigneur.
LÉONTES. – Il te manque la peau rude et cette crue que je me sens au front pour me ressembler parfaitement. – Et pourtant, nous nous ressemblons comme deux oeufs: ce sont les femmes qui le disent, et elles disent tout ce qu'elles veulent. Mais quand elles seraient fausses, comme les mauvais draps reteints en noir, comme les vents, comme les eaux; fausses comme les dés que désire un homme qui ne connaît point de limite entre le tien et le mien; cependant il serait toujours vrai de dire que cet enfant me ressemble. Allons, monsieur le page, regardez-moi avec votre oeil bleu-de-ciel. – Petit fripon, mon enfant chéri, ta mère peut-elle?.. se pourrait-il bien?.. O imagination! tu poignardes mon coeur, tu rends possibles des choses réputées impossibles, tu as un commerce avec les songes… (Comment cela peut-il être?..) avec ce qui n'a aucune réalité: toi, force coactive, qui t'associes au néant; – il devient croyable que tu peux t'unir à quelque chose de réel, et tu le fais au delà de ce qu'on te commande; j'en fais l'expérience par les idées contagieuses qui empoisonnent mon cerveau et qui endurcissent mon front.
POLIXÈNE. – Qu'a donc le roi de Sicile?
HERMIONE. – Il paraît un peu troublé.
POLIXÈNE, au roi. – Qu'avez-vous, seigneur, et comment vous trouvez-vous? Comment allez-vous, mon cher frère?
HERMIONE. – Vous avez l'air d'être agité de quelque pensée: êtes-vous ému, seigneur?
LÉONTES. – Non, en vérité. (A part.) Comme la nature trahit quelquefois sa folie et sa tendresse pour être le jouet des coeurs durs! – En considérant les traits de mon fils, il m'a semblé que je reculais de vingt-trois années; et je me voyais en robe, dans mon fourreau de velours vert; mon épée emmuselée: de crainte qu'elle ne mordît son maître et ne lui devînt funeste, comme il arrive souvent à ce qui sert d'ornement. Combien je devais ressembler alors, à ce que j'imagine, à ce pépin, à cette gousse de pois verts, à ce petit gentilhomme! – Mon bon monsieur, voulez-vous échanger votre argent contre des oeufs3?
MAMILIUS. – Non, seigneur, je me battrais.
LÉONTES. – Oui-da! Que ton lot4 dans la vie soit d'être heureux! – Mon frère, êtes-vous aussi fou de votre jeune prince que nous vous semblons l'être du nôtre?
POLIXÈNE. – Quand je suis chez moi, seigneur, il fait tout mon exercice, tout mon amusement, toute mon occupation. Tantôt il est mon ami dévoué et tantôt mon ennemi, mon flatteur, mon guerrier, mon homme d'État, tout enfin: il me rend un jour de juillet aussi court qu'un jour de décembre; et par la variété de son humeur enfantine, il me guérit d'idées qui m'épaissiraient le sang.
LÉONTES. – Ce petit écuyer a le même office près de moi: nous allons nous promener nous deux; et nous vous laissons, seigneur, à vos affaires plus sérieuses. – Hermione, montrez combien vous nous aimez dans l'accueil que vous ferez à votre frère: que tout ce qu'il y a de plus cher en Sicile soit regardé comme de peu de valeur; après vous et mon jeune promeneur, c'est lui qui a le plus de droits sur mon coeur.
HERMIONE. – Si vous nous cherchiez, nous serons à vous dans le jardin; vous y attendrons-nous?
LÉONTES. – Suivez à votre gré vos penchants: on vous trouvera, pourvu que vous soyez sous le ciel. (A part, observant Hermione.) – Je pêche en ce moment, quoique tu n'aperçoives point l'hameçon. Va, poursuis. Comme elle tient son bec tendu vers lui! et comme elle s'arme de toute l'audace d'une femme devant son époux indulgent! (Polixène, Hermione, sortent avec leur suite.) Les voilà partis! M'y voilà enfoncé jusqu'aux genoux, me voilà cornard par-dessus les oreilles! (A Mamilius.) Va, mon enfant, va jouer. – Ta mère joue aussi, et moi aussi: mais je joue un rôle si fâcheux, qu'il me conduira au tombeau au milieu des sifflets; les mépris et les huées seront ma cloche funèbre. Va, mon enfant, va jouer. Il y a eu, ou je suis bien trompé, des hommes déshonorés avant moi; et à présent, au moment même où je parle, il est plus d'un époux qui tient avec confiance sa femme sous le bras et qui ne songe guère qu'elle a reçu des visites en son absence, et que son vivier a été pêché par le premier venu, par monsieur Sourire, son voisin. Enfin, c'est toujours une consolation qu'il y ait d'autres hommes qui aient des grilles, et que ces grilles soient, comme les miennes, ouvertes contre leur volonté. Si tous les hommes qui ont des femmes déloyales s'abandonnaient au désespoir, la dixième partie du genre humain se pendrait. C'est un mal sans remède: c'est quelque planète licencieuse dont l'influence se fait sentir partout où elle domine; et sa puissance, croyez-le, s'étend de l'orient à l'occident, du nord au midi. Conclusion, il n'y a point de barrières pour garder une femme; retiens cela. Elle laisse entrer et sortir l'ennemi avec armes et bagages: des milliers d'hommes comme moi ont cette maladie et ne la sentent pas. – Eh bien! mon enfant?
MAMILIUS. – On dit que je vous ressemble.
LÉONTES. – Oui, c'est une sorte de consolation. (Il aperçoit Camillo.) Quoi! Camillo ici?
CAMILLO. – Oui, mon bon seigneur.
LÉONTES, à Mamilius. – Va jouer, Mamilius, tu es un brave garçon. – (Mamilius sort.) Eh bien! Camillo, ce grand monarque prolonge son séjour.
CAMILLO. – Vous avez bien de la peine à faire tenir son ancre dans votre port; vous aviez beau la jeter, elle revenait toujours à vous.
LÉONTES. – Y as-tu fait attention?
CAMILLO. – Il ne voulait pas céder à vos prières; ses affaires devenaient toujours plus urgentes.
LÉONTES. – T'en es-tu aperçu? Voilà donc déjà des gens autour de moi qui murmurent tout bas et se disent à l'oreille: «Le roi de Sicile est un… et cætera.» C'est déjà bien avancé, lorsque je viens à le sentir le dernier. – Comment s'est-il déterminé à rester, Camillo?
CAMILLO. – Sur les prières de la vertueuse reine.
LÉONTES. – De la reine, soit: – vertueuse, cela devrait être, sans doute; mais voilà, cela n'est pas. Cette idée-là est-elle entrée dans quelque autre cervelle que la tienne? Car ta conception est d'une nature absorbante, elle attire à elle plus de choses que les esprits vulgaires. Cela n'est-il remarqué que par les intelligences plus fines, par quelques têtes d'un génie extraordinaire? Les créatures subalternes pourraient bien être tout à fait aveugles dans cette affaire: parle.
CAMILLO. – Dans cette affaire, seigneur? Je crois que tout le monde comprend que le roi de Bohême fait ici un plus long séjour.
LÉONTES. – Tu dis?
CAMILLO. – Qu'il fait ici un plus long séjour.
LÉONTES. – Oui, mais pourquoi?
CAMILLO. – Pour satisfaire Votre Majesté et se rendre aux instances de notre gracieuse souveraine.
LÉONTES. – Se rendre aux instances de votre souveraine? se rendre? Je n'en veux pas davantage. – Camillo, je t'ai confié les plus chers secrets de mon coeur aussi bien que ceux de mon conseil; et, comme un prêtre, tu as purifié mon sein; je t'ai toujours quitté comme un pénitent converti: mais je me suis trompé sur ton intégrité, c'est-à-dire trompé sur ce qui m'en offrait l'apparence.
CAMILLO. – Que le ciel m'en préserve, seigneur!
LÉONTES. – Oui, de le souffrir. – Tu n'es pas honnête, ou, si ton penchant t'y porte, tu es un lâche qui coupes le jarret à l'honnêteté et l'empêches de suivre sa course naturelle; ou autrement, il faut te regarder comme un serviteur initié dans ma confiance intime et négligent à y répondre; ou bien comme un insensé qui voit chez moi jouer un jeu où je perds le plus riche de mes trésors, et qui prend le tout en badinage.
CAMILLO. – Mon noble souverain, je puis être négligent, insensé et timide; nul homme n'est si exempt de ces défauts que sa négligence, sa folie et sa timidité ne se montrent quelquefois dans la multitude infinie des affaires de ce monde. Si jamais, seigneur, j'ai été négligent dans les vôtres à dessein, c'est une folie à moi; si jamais j'ai joué exprès le rôle d'un insensé, ç'aura été par négligence et faute de réfléchir assez aux conséquences; si jamais la crainte m'a fait hésiter dans une entreprise dont l'issue me semblait douteuse et dont l'exécution était réclamée à grands cris par la nécessité, ç'a été par une timidité qui souvent attaque le plus sage. Ce sont là, seigneur, autant d'infirmités ordinaires dont l'homme le plus honnête n'est jamais exempt. Mais, j'en conjure Votre Majesté, parlez-moi plus clairement; faites-moi connaître et voir en face ma faute, et si je la renie, c'est qu'elle ne m'appartient pas.
LÉONTES. – N'avez-vous pas vu, Camillo (mais cela est hors de doute, vous l'avez vu, ou le verre de votre lunette est opaque comme la corne d'un homme déshonoré), ou entendu dire (car sur une chose aussi visible la rumeur publique ne peut pas se taire), ou pensé en vous-même (car il n'y aurait pas de faculté de penser dans l'homme qui ne le penserait pas) que ma femme m'est infidèle? – Si tu veux l'avouer (ou autrement nie avec impudence, nie que tu aies des yeux, des oreilles et une pensée), conviens donc que ma femme est un cheval de bois5 et qu'elle mérite un nom aussi infâme que la dernière des filles qui livre sa personne avant d'avoir engagé sa foi; dis-le et soutiens-le.
CAMILLO. – Je ne voudrais pas rester là en écoutant noircir ainsi ma souveraine maîtresse sans en tirer sur-le-champ vengeance. Malédiction sur moi-même! vous n'avez jamais proféré de parole plus indigne que celle-là; la répéter serait un crime, aussi grand que celui que vous imaginez, quand il serait vrai.