Kitabı oku: «Le marchand de Venise», sayfa 2
SCÈNE III
Venise. – Une place publique
Entrent BASSANIO, SHYLOCK
SHYLOCK. – Trois mille ducats? – Bien.
BASSANIO. – Oui, monsieur, pour trois mois.
SHYLOCK. – Pour trois mois? – Bien.
BASSANIO. – Pour lesquels, comme je vous disais, Antonio s'engagera.
SHYLOCK. – Antonio s'engagera? – Bien.
BASSANIO. – Pourrez-vous me rendre service? Me ferez-vous ce plaisir? Aurai-je votre réponse?
SHYLOCK. – Trois mille ducats, pour trois mois, et Antonio engagé.
BASSANIO. – Votre réponse à cela?
SHYLOCK. – Antonio est bon.
BASSANIO. – Auriez-vous ouï dire quelque chose de contraire?
SHYLOCK. – Oh! non, non, non, non. En disant qu'il est bon, je veux seulement vous faire comprendre qu'il est suffisamment sûr. Cependant ses ressources reposent sur des suppositions. Il a un vaisseau frété pour Tripoli, un autre dans les Indes, et en outre j'ai appris sur le Rialto qu'il en avait un troisième au Mexique, un quatrième en Angleterre, et d'autres entreprises encore de côté et d'autre. Mais les vaisseaux ne sont que des planches, les matelots que des hommes. Il y a des rats de terre et des rats d'eau, et des voleurs d'eau comme des voleurs de terre, je veux dire qu'il y a des pirates; et puis aussi les dangers de la mer, les vents, les rochers. Néanmoins l'homme est suffisant. – Trois mille ducats… je crois pouvoir prendre son obligation.
BASSANIO. – Soyez assuré que vous le pouvez.
SHYLOCK. – Je m'assurerai que je le peux; et pour m'en assurer, j'y réfléchirai. Puis-je parler à Antonio?
BASSANIO. – Si vous vouliez dîner avec nous?
SHYLOCK. – Oui, pour sentir le porc! pour manger de l'habitation dans laquelle votre prophète, le Nazaréen, a par ses conjurations fait entrer le diable! Je veux bien faire marché d'acheter avec vous, faire marché de vendre avec vous, parler avec vous, me promener avec vous, et ainsi de suite; mais je ne veux pas manger avec vous, ni boire avec vous, ni prier avec vous. Quelles nouvelles sur le Rialto? – Mais qui vient ici?
BASSANIO. – C'est le seigneur Antonio.
(Entre Antonio.)
SHYLOCK, à part. – Comme il a l'air d'un hypocrite publicain! je le hais parce qu'il est chrétien, mais je le hais bien davantage parce qu'il a la basse simplicité de prêter de l'argent gratis et qu'il fait baisser à Venise le taux de l'usance3. Si je puis une fois prendre ma belle4, j'assouvirai pleinement la vieille aversion que je lui porte. Il hait notre sainte nation, et dans les lieux d'assemblées des marchands, il invective contre mes marchés, mes gains bien acquis, qu'il appelle intérêts. Maudite soit ma tribu si je lui pardonne!
BASSANIO. – Shylock, entendez-vous?
SHYLOCK. – Je me consultais sur les fonds que j'ai en main pour le moment, et autant que ma mémoire peut me le rappeler, je vois que je ne saurais vous faire tout de suite la somme complète de trois mille ducats. N'importe; Tubal, un riche Hébreu de ma tribu me fournira ce qu'il faut. Mais doucement; pour combien de mois les voulez-vous? (A Antonio.) Maintenez-vous en joie, mon bon seigneur. C'était de Votre Seigneurie que nous nous entretenions à l'instant même.
ANTONIO. – Shylock, quoique je ne prête ni n'emprunte à intérêt, cependant pour fournir aux besoins pressants d'un ami, je dérogerai à ma coutume. (A Bassanio.) Est-il instruit de la somme que vous désirez?
SHYLOCK. – Oui, oui, trois mille ducats.
ANTONIO. – Et pour trois mois.
SHYLOCK. – J'avais oublié. Pour trois mois; vous me l'aviez dit. A la bonne heure. Faites votre billet, et puis je verrai… Mais écoutez, il me semble que vous venez de dire que vous ne prêtez ni n'empruntez à intérêt.
ANTONIO. – Jamais.
SHYLOCK. – Quand Jacob faisait paître les brebis de son oncle Laban… Ce Jacob (au moyen de ce que fit en sa faveur sa prudente mère) fut le troisième possesseur des biens de notre saint Abraham… Oui, ce fut le troisième.
ANTONIO. – A quel propos revient-il ici? Prêtait-il à intérêt?
SHYLOCK. – Non, il ne prêtait pas à intérêt, non, si vous voulez, pas précisément à intérêt. Remarquez bien ce que Jacob faisait. Laban et lui étant convenus que tous les nouveau-nés qui seraient rayés de deux couleurs appartiendraient à Jacob pour son salaire; sur la fin de l'automne, les brebis étant en chaleur allaient chercher les béliers, et quand ces couples portant toison en étaient arrivés au moment de consommer l'oeuvre de la génération, le rusé berger vous levait l'écorce de certains bâtons, et dans l'instant précis de l'acte de nature, les présentait aux brebis échauffées, qui, concevant alors, quand le temps de l'enfantement était venu, mettaient bas des agneaux bariolés, lesquels étaient pour Jacob. C'était là un moyen de gagner; et Jacob fut béni du ciel; et le gain est une bénédiction, pourvu qu'on ne le vole pas.
ANTONIO. – Jacob, monsieur, donnait là ses services pour un salaire très-incertain, pour une chose qu'il n'était pas en son pouvoir de faire arriver, mais que la seule main du ciel règle et façonne à son gré. Ceci a-t-il été écrit pour légitimer le prêt à intérêt? Votre or et votre argent sont-ils des brebis et des béliers?
SHYLOCK. – Je ne saurais vous dire; du moins je les fais engendrer aussi vite. Mais faites attention à cela, seigneur.
ANTONIO, à Bassanio. – Et vous, remarquez, Bassanio, que le diable peut employer à ses fins les textes de l'Écriture. Une méchante âme qui s'autorise d'un saint témoignage ressemble à un scélérat qui a le sourire sur ses lèvres, à une belle pomme dont le coeur est pourri. Oh! de quels beaux dehors se couvre la friponnerie!
SHYLOCK. – Trois mille ducats! c'est une bonne grosse somme. Trois mois sur les douze… Voyons un peu l'intérêt.
ANTONIO. – Eh bien! Shylock, vous serons-nous redevables?
SHYLOCK. – Seigneur Antonio, mainte et mainte fois vous m'avez fait des reproches au Rialto sur mes prêts et mes usances. Je n'y ai jamais répondu qu'en haussant patiemment les épaules, car la patience est le caractère distinctif de notre nation. Vous m'avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j'use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours, c'est bon. Vous venez à moi alors, et vous dites: «Shylock, nous voudrions de l'argent.» Voilà ce que vous me dites, vous qui avez expectoré votre rhume sur ma barbe; qui m'avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. C'est de l'argent que vous demandez! Je devrais vous répondre, dites, ne devrais-je pas vous répondre ainsi: «Un chien a-t-il de l'argent? Est-il possible qu'un roquet prête trois mille ducats?» Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l'attitude d'un esclave, vous dire d'une voix basse et timide: «Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m'avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m'avez appelé chien; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter tant d'argent?»
ANTONIO. – Je suis tout prêt à t'appeler encore de même, à cracher encore sur toi, à te repousser encore de mon pied. Si tu nous prêtes cet argent, ne nous le prête pas comme à des amis, car l'amitié a-t-elle jamais exigé qu'un stérile métal produisît pour elle dans les mains d'un ami? mais prête plutôt ici à ton ennemi. S'il manque à son engagement, tu auras meilleure grâce à exiger sa punition.
SHYLOCK. – Eh! mais voyez donc comme vous vous emportez! Je voudrais être de vos amis, gagner votre affection, oublier les avanies que vous m'avez faites, subvenir à vos besoins présents, et ne pas exiger un denier d'usure pour mon argent, et vous ne voulez pas m'entendre! L'offre est pourtant obligeante.
ANTONIO. – Ce serait, en effet, par obligeance.
SHYLOCK. – Et je veux l'avoir cette obligeance; venez avec moi chez un notaire, me signer un simple billet, et pour nous divertir, nous stipulerons qu'en cas que vous ne me rendiez pas, à tels jour et lieu désigné, la somme ou les sommes exprimées dans l'acte, vous serez condamné à me payer une livre juste de votre belle chair, coupée sur telle partie du corps qu'il me plaira choisir.
ANTONIO. – J'y consens sur ma foi, et, en signant un pareil billet, je dirai que le Juif est rempli d'obligeance.
BASSANIO. – Vous ne ferez pas pour mon compte un billet de la sorte; j'aime mieux rester dans l'embarras.
ANTONIO. – Eh! ne craignez rien, mon cher: je n'encourrai pas la condamnation. Dans le courant de ces deux mois-ci, c'est-à-dire encore un mois avant l'échéance du billet, j'attends des retours pour neuf fois sa valeur.
SHYLOCK. – O père Abraham! ce que c'est que ces chrétiens, comme la dureté de leurs procédés les rend soupçonneux sur les intentions des autres! Dites-moi, s'il ne payait pas au terme marqué, que gagnerais-je en exigeant qu'il remplît la condition proposée? Une livre de la chair d'un homme, prise sur un homme, ne me serait pas si bonne ni si profitable que de la chair de mouton, de boeuf ou de chèvre. C'est pour m'acquérir ses bonnes grâces que je lui fais cette offre d'amitié: s'il veut l'accepter, à la bonne heure! sinon, adieu; et je vous prie de ne pas mal interpréter mon attachement.
ANTONIO. – Oui, Shylock, je signerai ce billet.
SHYLOCK. – En ce cas, allez m'attendre chez le notaire; donnez-lui vos instructions sur ce billet bouffon. Je vais prendre les ducats, donner un coup d'oeil à mon logis que j'ai laissé sous la garde très-peu sûre d'un négligent coquin, et je vous rejoins dans l'instant.
(Il sort.)
ANTONIO. – Dépêche-toi, aimable Juif. Cet Hébreu se fera chrétien; il devient traitable.
BASSANIO. – Je n'aime pas de belles conditions accordées par un misérable.
ANTONIO. – Allons: il ne peut y avoir rien à craindre; mes vaisseaux arriveront un mois avant le terme.
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
A Belmont
Fanfare de cors. Entrent LE PRINCE DE MAROC avec sa suite, PORTIA, NÉRISSA,
et plusieurs autres personnes de sa suite.
LE PRINCE DE MAROC. – Ne vous choquez point de la couleur de mon teint: c'est la sombre livrée de ce soleil à la brune chevelure dont je suis voisin, et près duquel je fus nourri. Faites-moi venir le plus beau des enfants du Nord, où les feux de Phoebus dégèlent à peine les glaçons suspendus aux toits, et faisons sur nous une incision en votre honneur, pour savoir quel sang est le plus rouge du sien ou du mien. Dame, je puis te le dire, cette figure a intimidé le brave. Je jure, par mon amour, que les vierges les plus honorées de nos climats en ont été éprises. Je ne voudrais pas changer de couleur, à moins que ce ne fût pour vous dérober quelques pensées, mon aimable reine.
PORTIA. – Je ne me laisse pas conduire dans mon choix par la seule délicatesse des yeux d'une fille. D'ailleurs la loterie à laquelle est remis mon sort ôte à ma volonté le droit d'une libre décision. Mais mon père n'eût-il pas circonscrit mon choix, et n'eût-il pas, dans sa sagesse, déterminé que je me donnerais pour femme à celui qui m'obtiendra par les moyens que je vous ai dits, vous me paraîtriez, prince renommé, tout aussi digne de mon affection qu'aucun de ceux que j'aie vus jusqu'ici se présenter.
LE PRINCE DE MAROC. – Je vous en rends grâces. Je vous prie, conduisez-moi à ces coffres, pour y essayer ma fortune. Par ce cimeterre, qui a tué le sophi et un prince de Perse, et qui a gagné trois batailles sur le sultan Soliman, je voudrais, pour t'obtenir, foudroyer de mes regards l'oeil le plus farouche, vaincre en bravoure le coeur le plus intrépide de l'univers, arracher les petits ours des mamelles de leur mère; que dis-je? insulter au lion rugissant après sa proie. Mais, hélas! cependant, quand Hercule et Lichas joueront aux dés pour décider lequel vaut le mieux des deux, le plus haut point peut sortir de la main la plus faible; et voilà Hercule vaincu par son page. Et moi, conduit de même par l'aveugle fortune, je puis manquer ce qu'obtiendra un moins digne, et en mourir de douleur.
PORTIA. – Il vous en faut courir les chances, et renoncer à choisir; ou, avant de choisir, il faut jurer que si vous choisissez mal, vous ne parlerez à l'avenir de mariage à aucune femme. Ainsi, faites bien vos réflexions.
LE PRINCE DE MAROC. – Je m'y soumets: allons, conduisez-moi à la décision de mon sort.
PORTIA. – Rendons-nous d'abord au temple. Après le dîner, vous tirerez votre lot.
LE PRINCE DE MAROC. – A la fortune, donc, qui va me rendre le plus heureux ou le plus malheureux des hommes!
(Ils sortent.)
SCÈNE II
A Venise. – Une rue
Entre LANCELOT GOBBO
LANCELOT. – Sûrement, ma conscience me permettra de fuir la maison de ce Juif, mon maître. Le diable est à mes trousses, et me tente en me disant: Gobbo, Lancelot Gobbo, bon Lancelot, ou bon Gobbo, ou bon Lancelot Gobbo, servez-vous de vos jambes; prenez votre élan, et décampez. Ma conscience me dit: Non; prends garde, honnête Lancelot; prends garde, honnête Gobbo; ou, comme je l'ai dit, honnête Lancelot Gobbo, ne t'enfuis pas; rejette la pensée de te fier à tes talons. Et là-dessus l'intrépide démon me presse de faire mon paquet: Allons, dit le diable; hors d'ici, dit le diable; par le ciel, arme-toi de courage, dit le diable, et sauve-toi. Alors ma conscience, se jetant dans les bras de mon coeur, me dit fort prudemment: Mon honnête ami Lancelot, toi, le fils d'un honnête homme, ou plutôt d'une honnête femme; car, au fait, mon père eut sur son compte quelque chose; il s'éleva à quelque chose; il avait un certain arrière-goût… Bien, ma conscience me dit: Lancelot, ne bouge pas; va-t'en, dit le diable; ne bouge pas, dit ma conscience. – Et moi je dis: Ma conscience, votre conseil est bon; je dis: Démon, votre conseil est bon. En me laissant gouverner par ma conscience, je resterais avec le Juif mon maître, qui, Dieu me pardonne, est une espèce de diable; et en fuyant de chez le Juif, je me laisserais gouverner par le démon qui, sauf votre respect, est le diable en personne: sûrement le Juif est le diable même incarné; et, en conscience, ma conscience n'est qu'une manière de conscience brutale, de venir me conseiller de rester avec le Juif. Allons, c'est le diable qui me donne un conseil d'ami; je me sauverai, démon: mes talons sont à tes ordres; je me sauverai.
(Entre le vieux Gobbo avec un panier.)
GOBBO. – Monsieur le jeune homme, vous-même, je vous prie: quel est le chemin de la maison de monsieur le Juif?
LANCELOT, à part. – O ciel! c'est mon père légitime; il a la vue plus que brouillée; elle est tout à fait déguerpie5, en sorte qu'il ne me reconnaît pas. Je veux voir ce qui en sera.
GOBBO. – Monsieur le jeune gentilhomme, je vous prie, quel est le chemin pour aller chez monsieur le Juif?
LANCELOT. – Tournez sur votre main droite, au premier détour; mais, au plus prochain détour, tournez sur votre gauche; puis ma foi, au premier détour, ne tournez ni à droite ni à gauche; mais descendez indirectement vers la maison du Juif.
GOBBO. – Fontaine de Dieu! ce sera bien difficile à trouver. Pourriez-vous me dire si un nommé Lancelot, qui demeure avec lui, y demeure ou non?
LANCELOT. – Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot? – Faites bien attention à présent. (A part.) – Je vais lui faire monter l'eau aux yeux. – Parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?
GOBBO. – Il n'est pas un monsieur; c'est le fils d'un pauvre homme. Son père, quoique ce soit moi qui le dise, est un honnête homme excessivement pauvre, et qui, Dieu merci, a encore envie de vivre.
LANCELOT. – Allons, que son père soit ce qu'il voudra; nous parlons du jeune monsieur Lancelot.
GOBBO. – De l'ami de Votre Seigneurie, et de Lancelot tout court, monsieur.
LANCELOT. – Mais, je vous prie, ergo, vieillard, ergo, je vous en conjure; parlez-vous du jeune monsieur Lancelot?
GOBBO. – De Lancelot, sous votre bon plaisir, monsieur.
LANCELOT. -Ergo, monsieur Lancelot; ne parlez point de monsieur Lancelot, père; car le jeune gentilhomme (en conséquence des destins et des destinées, et de toutes ces bizarres façons de parler, comme les trois soeurs, et autres branches de science) est vraiment décédé; ou, comme qui dirait tout simplement, parti pour le ciel.
GOBBO. – Que Dieu m'en préserve! Ce garçon était le bâton de ma vieillesse, mon seul soutien.
LANCELOT. – Est-ce que je ressemble à un gourdin, ou à un appui de hangar, à un bâton, à une béquille? Me reconnaissez-vous, père?
GOBBO. – Hélas! non, je ne vous reconnais point, mon jeune monsieur; mais, je vous en prie, dites-moi, mon garçon, Dieu fasse paix à son âme! est-il vivant ou mort?
LANCELOT. – Ne me connaissez-vous point, père?
GOBBO. – Hélas! monsieur, j'ai la vue trouble et je ne vous connais point.
LANCELOT. – Eh bien! si vous aviez vos yeux, vous pourriez bien risquer de ne pas me reconnaître; c'est un habile père que celui qui connaît son enfant. Allons, vieillard; je vais vous donner des nouvelles de votre fils. – Donnez-moi votre bénédiction. La vérité se montrera au grand jour: un meurtre ne peut rester longtemps caché; au lieu que le fils d'un homme le peut; mais à la fin la vérité se montrera.
GOBBO. – Je vous en prie, monsieur, levez-vous; je suis certain que vous n'êtes point Lancelot, mon garçon.
LANCELOT. – Je vous en conjure, ne bavardons pas plus longtemps là-dessus. Donnez-moi votre bénédiction. Je suis Lancelot, qui était votre garçon, qui est votre fils, et qui sera votre enfant.
GOBBO. – Je ne puis croire que vous soyez mon fils.
LANCELOT. – Je ne sais qu'en penser: mais je suis Lancelot, le valet du Juif; et je suis sûr que Marguerite, votre femme, est ma mère.
GOBBO. – Oui, en effet, elle se nomme Marguerite: je jurerai que si tu es Lancelot, tu es ma chair, et mon sang. Dieu soit adoré! Quelle barbe tu as acquise! Il t'est venu plus de poil au menton qu'il n'en est venu sur la queue à Dobbin, mon limonier.
LANCELOT. – Il paraîtrait en cela que la queue de Dobbin augmente à rebours; car je suis sûr que la dernière fois que je l'ai vu, il avait plus de poil à la queue que je n'en ai sur la face.
GOBBO. – Seigneur! que tu es changé! – Comment vous accordez-vous ensemble, ton maître et toi? Je lui apporte un présent: comment êtes-vous ensemble aujourd'hui?
LANCELOT. – Fort bien, fort bien. Mais quant à moi, comme j'ai arrêté de m'enfuir de chez lui, je ne m'arrêterai plus que je n'aie fait un bout de chemin. Mon maître est un vrai Juif. Lui faire un présent! Faites-lui présent d'une hart: je meurs de faim à son service: vous pouvez compter mes doigts par le nombre de mes côtes. Mon père, je suis bien aise que vous soyez venu: donnez-moi votre présent pour un monsieur Bassanio, qui fait faire maintenant à ses gens de très-belles livrées neuves: si je ne le sers pas, je courrai tant que Dieu a de terre. O rare bonheur! Tenez, le voici lui-même; adressez-vous à lui, mon père, car je veux devenir Juif, si je sers le Juif plus longtemps.
(Entre Bassanio, suivi de Léonardo et d'autres domestiques.)
BASSANIO. – Vous pouvez l'arranger ainsi; – mais faites si bien diligence, que le souper soit prêt au plus tard pour cinq heures. – Aie soin que ces lettres soient remises. Donne les livrées à faire, et prie Gratiano de venir dans l'instant me trouver chez moi.
(Sort un domestique.)
LANCELOT. – Allez à lui, mon père.
GOBBO. – Dieu bénisse Votre Seigneurie!
BASSANIO. – Bien obligé: me veux-tu quelque chose?
GOBBO. – Voilà mon fils, monsieur, un pauvre garçon…
LANCELOT. – Non pas un pauvre garçon, monsieur; c'est le valet du riche Juif, qui voudrait, monsieur, comme mon père vous le spécifiera…
GOBBO. – Il a, monsieur, une grande rage, comme qui dirait, de servir…
LANCELOT. – Effectivement, le court et le long de la chose, est que je sers le Juif, et j'ai bien envie, comme mon père vous le spécifiera…
GOBBO. – Son maître et lui, sauf le respect dû à Votre Seigneurie, ne sont guère cousins ensemble.
LANCELOT. – Pour abréger, la vérité est que le Juif m'ayant maltraité, c'est la cause que je… comme mon père, qui est, comme je l'espère, un vieillard, vous le détaillera.
GOBBO. – J'ai ici quelques paires de pigeons que je voudrais offrir à Votre Seigneurie, et ma prière est que…
LANCELOT. – En peu de mots, la requête est impertinente pour mon compte, à moi, comme Votre Seigneurie le saura par cet honnête vieillard; et quoique ce soit moi qui le dise, quoiqu'il soit vieux, cependant c'est un pauvre homme, et mon père.
BASSANIO. – Qu'un de vous parle pour deux. – Que voulez-vous?
LANCELOT. – Vous servir, monsieur.
GOBBO. – C'est là où le bât nous blesse, monsieur.
BASSANIO. – Je te connais très-bien: tu as obtenu ta requête. Shylock, ton maître, m'a parlé aujourd'hui même, et t'a fait réussir, supposé que ce soit réussir que de quitter le service d'un riche Juif, pour te mettre à la suite d'un si pauvre gentilhomme que moi.
LANCELOT. – Le vieux proverbe est très-bien partagé entre mon maître Shylock et vous, monsieur: vous avez la grâce de Dieu, monsieur, et lui, il a de quoi.
BASSANIO. – C'est fort bien dit: bon père, va avec ton fils. – Prends congé de ton ancien maître, et informe-toi de ma demeure, pour t'y rendre. (A ses gens.) Qu'on lui donne une livrée plus galonnée que celle de ses camarades. Ayez-y l'oeil.
LANCELOT. – Mon père, entrons. – Je ne sais pas me procurer du service; non, je n'ai jamais eu de langue dans ma tête. – Allons (considérant la paume de sa main), si de tous les hommes en Italie, qui ouvrent la main pour jurer sur l'Évangile, il y en a un qui présente une plus belle table… je dois faire fortune; tenez, voyez seulement cette ligne de vie! Pour les mariages, ce n'est qu'une bagatelle; quinze femmes, hélas! ce ne serait rien; onze veuves et neuf pucelles, ce n'est que le simple nécessaire d'un homme. Et ensuite échapper trois fois au danger de se noyer, et courir risque de la vie sur le bord d'un lit de plume… Ce n'est pas grand'chose en effet que de se tirer de là. Allons, si la fortune est femme, c'est une bonne pâte de femme de m'avoir donné de pareils linéaments. – Venez, mon père, je vais prendre congé du Juif dans un clin d'oeil.
(Lancelot et Gobbo sortent.)
BASSANIO. – Je te prie, cher Léonardo, songe à ce que je t'ai recommandé. Quand tu auras tout acheté et distribué comme je te l'ai dit, reviens promptement; car je traite chez moi, ce soir, mes meilleurs amis. Dépêche-toi, va.
LÉONARDO. – Je ferai tout cela de mon mieux.
(Entre Gratiano.)
GRATIANO. – Où est votre maître?
LÉONARDO. – Là-bas, monsieur, qui se promène…
(Léonardo sort.)
GRATIANO. – Seigneur Bassanio!
BASSANIO. – Ha! Gratiano!
GRATIANO. – J'ai une demande à vous faire.
BASSANIO. – Elle vous est accordée.
GRATIANO. – Vous ne pouvez me refuser; il faut absolument que je vous accompagne à Belmont.
BASSANIO. – Très-bien, j'y consens. – Mais écoute, Gratiano. – Tu es trop sans façon, trop brusque; tu as un ton de voix trop tranchant. – Ce sont des qualités qui te vont assez bien, et qui à nos yeux ne semblent pas des défauts; mais partout où tu n'es pas connu, te dirai-je? elles annoncent quelque chose de trop libre. – Je t'en prie, prends la peine de tempérer ton esprit trop pétulant par quelques grains de retenue, de peur que l'irrégularité de tes manières ne soit interprétée à mon désavantage dans le lieu où je vais, et ne me fasse perdre mes espérances.
GRATIANO. – Seigneur Bassanio, écoutez-moi; si je ne prends pas le maintien le plus modeste, si je ne parle pas respectueusement, ne laissant échapper que quelques jurons de temps à autre; si je ne me présente pas de l'air plus grave, toujours des livres de prières dans ma poche; si même, lorsqu'on dira les grâces, je ne ferme pas les yeux avec componction en tenant ainsi mon chapeau, et poussant un soupir, et disant amen; enfin si je n'observe pas la civilité jusqu'au scrupule, comme un homme formé à toute la gravité de maintien requise pour plaire à sa grand'mère, ne vous fiez plus jamais à moi.
BASSANIO. – Allons, nous verrons comment vous vous conduirez.
GRATIANO. – Oui, mais j'excepte la soirée d'aujourd'hui: vous ne me jugerez pas sur ce que nous ferons ce soir.
BASSANIO. – Oh! non: ce serait dommage. Je vous inviterai au contraire à déployer votre plus grande gaieté; car nous avons des amis qui se proposent de se réjouir; mais adieu, je vous laisse: j'ai quelques affaires.
GRATIANO. – Et moi, il faut que j'aille trouver Lorenzo et les autres; mais nous vous rendrons visite à l'heure du souper.