Kitabı oku: «Le roi Jean»
NOTICE SUR LE ROI JEAN
Shakspeare n'a point écrit ses drames historiques dans l'ordre chronologique et pour reproduire sur le théâtre, comme ils s'étaient successivement développés en fait, les événements et les personnages de l'histoire d'Angleterre. Il ne songeait pas à travailler sur un plan ainsi général et systématique. Il composait ses pièces selon que telle ou telle circonstance lui en fournissait l'idée, lui en inspirait la fantaisie, ou lui en imposait la nécessité, ne se souciant guère de la chronologie des sujets ni de l'ensemble que tels ou tels ouvrages pouvaient former. Il a porté sur la scène presque toute l'histoire d'Angleterre, du treizième au seizième siècle, depuis Jean sans Terre jusqu'à Henri VIII, commençant par le quinzième siècle et le roi Henri VI pour remonter ensuite au treizième siècle et au roi Jean, et ne finissant qu'après avoir plusieurs fois encore interverti l'ordre des siècles et des rois. Voici, selon ses plus savants commentateurs, selon M. Malone, entre autres, la chronologie théâtrale de ses six drames historiques:
1° Première partie du roi Henri VI (roi de 1422 à 1461), composée en 1589.
2° Deuxième partie de Henri VI, 1591.
3° Troisième partie de Henri VI, 1591.
4° Le Roi Jean (de 1199 à 1216), 1596.
5° Le Roi Richard II (de 1377 à 1399), 1597.
6° Le Roi Richard III (de 1483 à 1485), 1599.
7° Première partie du roi Henri IV (de 1399 à 1413), 1597.
8° Deuxième partie de Henri IV, 1598.
9° Le Roi Henri V (de 1413 à 1422), 1599.
10° Le Roi Henri VIII (de 1509 à 1547), 1601.
Mais après avoir exactement indiqué l'ordre chronologique de la composition des drames historiques de Shakspeare, il faut, pour en bien apprécier le caractère et l'enchaînement dramatique, les replacer comme nous le faisons dans l'ordre vrai des événements; ainsi seulement on assiste au spectacle du génie de Shakspeare déroulant et ranimant l'histoire de son pays.
En choisissant pour sujet d'une tragédie le règne de Jean sans Terre, Shakspeare s'imposait la nécessité de ne pas respecter scrupuleusement l'histoire. Un règne où, dit Hume, «l'Angleterre se vit déjouée et humiliée dans toutes ses entreprises,» ne pouvait être représenté dans toute sa vérité devant un public anglais et une cour anglaise; et le seul souvenir du roi Jean auquel la nation doive attacher du prix, la grande Charte, n'était pas de ceux qui devaient intéresser vivement une reine telle qu'Élisabeth. Aussi la pièce de Shakspeare ne présente-t-elle qu'un sommaire des dernières années de ce règne honteux; et l'habileté du poëte s'est employée à voiler le caractère de son principal personnage sans le défigurer, à dissimuler la couleur des événements sans les dénaturer. Le seul fait sur lequel Shakspeare ait pris nettement la résolution de substituer l'invention à la vérité, ce sont les rapports de Jean avec la France; il faut assurément toutes les illusions de la vanité nationale pour que Shakspeare ait pu présenter et pour que les Anglais aient supporté le spectacle de Philippe-Auguste succombant sous l'ascendant de Jean sans Terre. C'est tout au plus ainsi qu'on aurait pu l'offrir à Jean lui-même lorsqu'enfermé à Rouen, tandis que Philippe s'emparait de ses possessions en France, il disait tranquillement: «Laissez faire les Français, je reprendrai en un jour ce qu'ils mettent des années à conquérir.» Tout ce qui, dans la pièce de Shakspeare, est relatif à la guerre avec la France, semble avoir été inventé pour la justification de cette gasconnade du plus lâche et du plus insolent des princes.
Dans le reste du drame, l'action même et l'indication des faits qu'il n'était pas possible de dissimuler, suffisent pour faire entrevoir ce caractère où le poëte n'a pas osé pénétrer, où il n'eût pu même pénétrer qu'avec dégoût; mais ni un pareil personnage, ni cette manière gênée de le peindre n'étaient susceptibles d'un grand effet dramatique; aussi Shakspeare a-t-il fait porter l'intérêt de sa pièce sur le sort du jeune Arthur; aussi a-t-il chargé Faulconbridge de ce rôle original et brillant où l'on sent qu'il se complaît, et qu'il ne se refuse guère dans aucun de ses ouvrages.
Shakspeare a présenté le jeune duc de Bretagne à l'âge où pour la première fois on eut à faire valoir ses droits après la mort de Richard, c'est-à-dire environ à douze ans. On sait qu'Arthur en avait vingt-cinq ou vingt-six, qu'il était déjà marié et intéressant par d'aimables et brillantes qualités lorsqu'il fut fait prisonnier par son oncle; mais le poëte a senti combien ce spectacle de la faiblesse aux prises avec la cruauté était plus intéressant dans un enfant; et d'ailleurs, si Arthur n'eût été un enfant, ce n'est pas sa mère qu'il eût été permis de mettre en avant à sa place; en supprimant le rôle de Constance, Shakspeare nous eût peut-être privés de la peinture la plus pathétique qu'il ait jamais tracée de l'amour maternel, l'un des sentiments où il a été le plus profond.
En même temps qu'il a rendu le fait plus touchant, il en a écarté l'horreur en diminuant l'atrocité du crime. L'opinion la plus généralement répandue, c'est qu'Hubert de Bourg, qui ne s'était chargé de faire périr Arthur que pour le sauver, ayant en effet trompé la cruauté de son oncle par de faux rapports et par un simulacre d'enterrement, Jean, qui fut instruit de la vérité, tira d'abord Arthur du château de Falaise où il était sous la garde d'Hubert, se rendit lui-même de nuit et par eau à Rouen, où il l'avait fait renfermer, le fit amener dans son bateau, le poignarda de sa main, puis attacha une pierre à son corps et le jeta dans la rivière. On conçoit qu'un véritable poëte ait écarté une semblable image. Indépendamment de la nécessité d'absoudre son principal personnage d'un crime aussi odieux, Shakspeare a compris combien les lâches remords de Jean, quand il voit le danger où le plonge le bruit de la mort de son neveu, étaient plus dramatiques et plus conformes à la nature générale de l'homme que cet excès d'une brutale férocité; et, certes, la belle scène de Jean avec Hubert, après la retraite des lords, suffit bien pour justifier un pareil choix. D'ailleurs le tableau que présente Shakspeare saisit trop vivement son imagination et acquiert à ses yeux trop de réalité pour qu'il ne sente pas qu'après la scène incomparable où Arthur obtient sa grâce d'Hubert, il est impossible de supporter l'idée qu'aucun être humain porte la main sur ce pauvre enfant, et lui fasse subir de nouveau le supplice de l'agonie à laquelle il vient d'échapper; le poëte sait de plus que le spectacle de la mort d'Arthur, bien que moins cruel, serait encore intolérable si, dans l'esprit des spectateurs, il était accompagné de l'angoisse qu'y ajouterait la pensée de Constance; il a eu soin de nous apprendre la mort de la mère avant de nous rendre témoin de celle du fils; comme si, lorsque son génie a conçu, à un certain degré, les douleurs d'un sentiment ou d'une passion, son âme trop tendre s'en effrayait et cherchait pour son propre compte à les adoucir. Quelque malheur que peigne Shakspeare, il fait presque toujours deviner un malheur plus grand devant lequel il recule et qu'il nous épargne.
Le caractère du bâtard Faulconbridge a été fourni à Shakspeare par une pièce de Rowley, intitulée: The troublesome Reign of King John, qui parut en 1591, c'est-à-dire cinq ans avant celle de Shakspeare, composée, à ce qu'on croit, en 1596. La pièce de Rowley fut réimprimée en 1611 avec le nom de Shakspeare, artifice assez ordinaire aux libraires et aux éditeurs du temps. Cette circonstance, et l'aisance avec laquelle Shakspeare a puisé dans cet ouvrage, ont fait croire à plusieurs critiques qu'il y avait mis la main, et que la Vie et la mort du roi Jean n'était qu'une refonte du premier ouvrage; mais il ne paraît pas qu'il y ait eu aucune part.
Selon sa coutume, en empruntant à Rowley ce qui lui a convenu, Shakspeare a ajouté de grandes beautés à son orignal, mais il en a conservé presque toutes les erreurs. Ainsi Rowley a supposé que c'était le duc d'Autriche qui avait tué Richard Coeur de Lion, et en même temps il fait tuer le duc d'Autriche par Faulconbridge, personnage historique dont parle Mathieu Pâris sous le nom de Falçasius de Brente, fils naturel de Richard, et qui, selon Hollinshed, tua le vicomte de Limoges pour venger la mort de son père, tué, comme on sait, au siége de Chaluz, château appartenant à ce seigneur. Pour concilier la version de Hollinshed avec la sienne, Rowley a fait de Limoges le nom de famille du duc d'Autriche, qu'il nomme ainsi, Limoges, duc d'Autriche. Shakspeare l'a suivi exactement en ceci. C'est de même au duc d'Autriche qu'il attribue la mort de Richard; c'est de même le duc d'Autriche qui, dans la pièce, reçoit la mort de la main de Faulconbridge; et quant à la confusion des deux personnages, il paraît que Shakspeare ne s'en est pas fait plus de scrupule que Rowley, si l'on en peut juger par l'interpellation de Constance au duc d'Autriche dans la première scène du troisième acte, où, s'adressant à lui, elle s'écrie: ô Limoges, ô Austria! Le caractère de Faulconbridge est une de ces créations du génie de Shakspeare où se retrouve la nature de tous les temps et de tous les pays: Faulconbridge est le vrai soldat, le soldat de fortune, ne reconnaissant personnellement de devoir inflexible qu'envers le chef auquel il a dévoué sa vie et de qui il a reçu la récompense de son courage, et cependant ne demeurant étranger à aucun des sentiments sur lesquels se fondent les autres devoirs, obéissant même à ces instincts d'une rectitude naturelle toutes les fois qu'ils ne se trouvent pas en contradiction avec le voeu de soumission et de fidélité implicite auquel appartient son existence, et même sa conscience: il sera humain, généreux, il sera juste aussi souvent que ce voeu ne lui ordonnera pas l'inhumanité, l'injustice, la mauvaise foi; il juge bien les choses auxquelles il se soumet, et n'est dans l'erreur que sur la nécessité de s'y soumettre; il est habile autant que brave, et n'aliène point son jugement en renonçant à le suivre; c'est une nature forte que les circonstances et le besoin d'employer son activité en un sens quelconque ont réduite à une infériorité morale dont une disposition plus calme et des réflexions plus approfondies sur la véritable destination des hommes l'auraient vraisemblablement préservée. Mais, avec le tort de n'avoir pas cherché assez haut les objets de sa fidélité et de son dévouement, Faulconbridge a le mérite éminent d'un dévouement et d'une fidélité inébranlables, vertus singulièrement hautes, et par le sentiment dont elles émanent, et par les grandes actions dont elles peuvent être la source. Son langage est, comme sa conduite, le résultat d'un mélange de bon sens et d'ardeur d'imagination qui enveloppe souvent la raison dans un fracas de paroles très-naturel aux hommes de la profession et du caractère de Faulconbridge; sans cesse livrés à l'ébranlement des scènes et des actions les plus violentes, ils ne peuvent trouver dans le langage ordinaire de quoi rendre les impressions dont se compose l'habitude de leur vie.
Le style général de la pièce est moins ferme et d'une couleur moins prononcée que celui de plusieurs autres tragédies du même poëte; la contexture de l'ouvrage est aussi un peu vague et faible, ce qui tient au défaut d'une idée unique qui ramène sans cesse toutes les parties à un même centre. La seule idée de ce genre qu'on puisse apercevoir dans le Roi Jean, c'est la haine de la domination étrangère l'emportant sur la haine d'une usurpation tyrannique. Pour que cette idée fût saillante et occupât constamment l'esprit du spectateur, il faudrait qu'elle se reproduisît partout, que tout contribuât à faire ressortir le malheur de la lutte entre ces deux sentiments; mais ce plan, un peu vaste pour un ouvrage dramatique, devenait d'ailleurs inconciliable avec la réserve que s'imposait Shakspeare sur le caractère du roi: aussi une grande partie de la pièce se passe-t-elle en discussions de peu d'intérêt, et dans le reste les événements ne sont pas assez bien amenés; les lords changent trop légèrement de parti, soit d'abord à cause de la mort d'Arthur, soit ensuite par un motif de crainte personnelle, qui ne présente pas sous un point de vue assez honorable leur retour à la cause d'Angleterre. L'emprisonnement du roi Jean n'est pas non plus préparé avec le soin que met d'ordinaire Shakspeare à fonder et à justifier la moindre circonstance de son drame: rien n'indique ce qui a pu porter le moine à une action aussi désespérée, puisqu'en ce moment Jean était réconcilié avec Rome. La tradition à laquelle Shakspeare a emprunté ce fait apocryphe attribue l'action du moine au besoin de se venger d'un mot offensant que lui avait dit le roi. On ne sait trop ce qui a pu porter Shakspeare à adopter ce conte, dont il a tiré si peu de parti: peut-être a-t-il voulu donner aux derniers moments de Jean quelque chose d'une souffrance infernale, sans avoir recours à des remords qui en effet n'eussent pas été plus d'accord avec le caractère réel de ce méprisable prince qu'avec la manière adoucie dont le poëte l'a tracé.
PERSONNAGES
LE ROI JEAN.
LE PRINCE HENRI son fils, depuis le roi Henri III.
ARTHUR, duc de Bretagne, fils de Geoffroy, dernier duc de Bretagne; et frère aîné du roi Jean.
GUILLAUME MARESHALL, comte de Pembroke.
GEOFFROY FITZ-PETER, comte d'Essex, grand justicier d'Angleterre.
GUILLAUME LONGUE-ÉPÉE, comte de Salisbury.
ROBERT BIGOT, comte de Norfolk.
HUBERT.
ROBERT FAULCONBRIDGE, fils de sir Robert Faulconbridge.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE, son frère utérin, bâtard du roi Richard Ier.
JACQUES GOURNEY, attaché au service de lady Faulconbridge.
PIERRE DE POMFRET, prophète.
PHILIPPE, roi de France.
LOUIS, dauphin.
L'ARCHIDUC D'AUTRICHE.
LE CARDINAL PANDOLPHE, légat du pape.
MELUN, seigneur français.
CHATILLON, ambassadeur de France envoyé au roi Jean.
ÉLÉONORE, veuve du roi Henri II, et mère du roi Jean.
CONSTANCE, mère d'Arthur.
BLANCHE, fille d'Alphonse, roi de Castille, et nièce du roi Jean.
LADY FAULCONBRIDGE, mère du bâtard et de Robert Faulconbridge.
SEIGNEURS, DAMES, CITOYENS D'ANGERS, OFFICIERS, SOLDATS, HÉRAUTS, MESSAGERS, ET AUTRES GENS DE SUITE.
La scène est tantôt en Angleterre, et tantôt en France
ACTE PREMIER
SCÈNE I
Northampton. – Une salle de représentation dans le palais
Entrent LE ROI JEAN, LA REINE ÉLÉONORE, PEMBROKE, ESSEX, et SALISBURY avec CHATILLON
LE ROI JEAN. – Eh bien, Châtillon, parlez; que veut de nous la France?
CHATILLON. – Ainsi, après vous avoir salué, parle le roi de France, par moi son ambassadeur, à Sa Majesté, à Sa Majesté usurpée d'Angleterre.
ÉLÉONORE. – Étrange début! Majesté usurpée!
LE ROI JEAN. – Silence, ma bonne mère, écoutez l'ambassade.
CHATILLON. – Philippe de France, suivant les droits et au nom du fils de feu Geoffroy votre frère, Arthur Plantagenet, fait valoir ses titres légitimes à cette belle île et son territoire, l'Irlande, Poitiers, l'Anjou, la Touraine, le Maine, vous invitant à déposer l'épée qui usurpe la domination de ces différents titres, et à la remettre dans la main du jeune Arthur, votre neveu, votre royal et vrai souverain.
LE ROI JEAN. – Et que s'ensuivra-t-il si nous nous y refusons?
CHATILLON. – L'impérieuse entremise d'une guerre sanglante et cruelle, pour ressaisir par la force des droits que la force seule refuse.
LE ROI JEAN. – Ici nous avons guerre pour guerre, sang pour sang, hostilité pour hostilité: c'est ainsi que je réponds au roi de France.
CHATILLON. – Dès lors recevez par ma bouche le défi de mon roi, dernier terme de mon ambassade.
LE ROI JEAN. – Porte-lui le mien, et va-t'en en paix. – Sois aux yeux de la France comme l'éclair; car avant que tu aies pu annoncer que j'y viendrai, le tonnerre de mon canon s'y fera entendre. Ainsi donc, va-t'en! sois la trompette de ma vengeance et le sinistre présage de votre ruine. – Qu'on lui donne une escorte honorable; Pembroke, veillez-y. – Adieu, Châtillon.
(Châtillon et Pembroke sortent.)
ÉLÉONORE. – Eh bien, mon fils! n'ai-je pas toujours dit que cette ambitieuse Constance n'aurait point de repos qu'elle n'eût embrasé la France et le monde entier pour les droits et la cause de son fils? Quelques faciles arguments d'amour auraient pu cependant prévenir et arranger ce que le gouvernement de deux royaumes doit régler maintenant par des événements terribles et sanglants.
LE ROI JEAN. – Nous avons pour nous notre solide possession et notre droit.
ÉLÉONORE. – Votre solide possession bien plus que votre droit; autrement cela irait mal pour vous et moi; ma conscience confie ici à votre oreille ce que personne n'entendra jamais que le ciel, vous et moi.
(Entre le shérif de Northampton, qui parle bas à Essex.)
ESSEX. – Mon souverain, on apporte ici de la province, pour être soumis à votre justice, le plus étrange différend dont j'aie jamais entendu parler: introduirai-je les parties?
LE ROI JEAN. – Qu'elles approchent. – Nos abbayes et nos prieurés payeront les frais de cette expédition. (Le shérif rentre avec Robert Faulconbridge et Philippe son frère bâtard.) Quelles gens êtes-vous?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Je suis moi, votre fidèle sujet, un gentilhomme né dans le comté de Northampton, et fils aîné, comme je le suppose, de Robert Faulconbridge, soldat fait chevalier sur le champ de bataille par Coeur de Lion, dont la main conférait l'honneur.
LE ROI JEAN. – Et toi, qui es-tu?
ROBERT FAULCONBRIDGE. – Le fils et l'héritier du même Faulconbridge.
LE ROI JEAN. – Celui-ci est l'aîné, et tu es l'héritier? Vous ne veniez donc pas de la même mère, ce me semble.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Très-certainement de la même mère, puissant roi; cela est bien connu, et du même père aussi, à ce que je pense; mais pour la connaissance certaine de cette vérité, je vous en réfère au ciel et à ma mère; quant à moi j'en doute, comme peuvent le faire tous les enfants des hommes.
ÉLÉONORE. – Fi donc! homme grossier, tu diffames ta mère et blesses son honneur par cette méfiance.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Moi, madame? Non, je n'ai aucune raison pour cela; c'est la prétention de mon frère, et non pas la mienne; s'il peut le prouver, il me chasse de cinq cents bonnes livres de revenu au moins. Que le ciel garde l'honneur de ma mère, et mon héritage avec!
LE ROI JEAN. – Un bon garçon tout franc. – Pourquoi ton frère, étant le plus jeune, réclame-t-il ton héritage?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Je ne sais pas pourquoi, si ce n'est pour s'emparer du bien. Une fois il m'a insolemment accusé de bâtardise: que je sois engendré aussi légitimement que lui, oui ou non, c'est ce que je mets sur la tête de ma mère; mais que je sois aussi bien engendré que lui, mon souverain (que les os qui prirent cette peine pour moi reposent doucement), comparez nos visages, et jugez vous-même, si le vieux sir Robert nous engendra tous deux, s'il fut notre père; – que celui-là lui ressemble. O vieux sir Robert, notre père, je remercie le ciel à genoux de ce que je ne vous ressemble pas!
LE ROI JEAN. – Quelle tête à l'envers le ciel nous a envoyée là!
ÉLÉONORE. – Il a quelque chose du visage de Coeur de Lion, et l'accent de sa voix le rappelle; ne découvrez-vous pas quelques traces de mon fils dans la robuste structure de cet homme?
LE ROI JEAN. – Mon oeil a bien examiné les formes et les trouve parfaitement celles de Richard. Parle, drôle, quels sont tes motifs pour prétendre aux biens de ton frère?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Parce qu'il a une moitié du visage semblable à mon père; avec cette moitié de visage il voudrait avoir tous mes biens. Une pièce de quatre sous 1 à demi face, cinq cents livres de revenu!
ROBERT FAULCONBRIDGE. – Mon gracieux souverain, lorsque mon père vivait, votre frère l'employait beaucoup.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Fort bien; mais cela ne fait pas que vous puissiez, monsieur, vous emparer de mon bien; il faut que vous nous disiez comment il employait ma mère.
ROBERT FAULCONBRIDGE. – Une fois il l'envoya en ambassade en Allemagne pour y traiter avec l'empereur d'affaires importantes de ce temps-là. Le roi se prévalut de son absence, et tout le temps qu'elle dura, il séjourna chez mon père. Vous dire comment il y réussit, j'en ai honte, mais la vérité est la vérité. De vastes étendues de mer et de rivages étaient entre mon père et ma mère, (comme je l'ai entendu dire à mon père lui-même), lorsque ce vigoureux gentilhomme que voilà fut engendré. A son lit de mort il me légua ses terres par testament, et jura par sa mort que celui-ci, fils de ma mère, n'était point à lui; ou que s'il l'était, il était venu au monde quatorze grandes semaines avant que le cours du temps fût accompli. Ainsi donc, mon bon souverain, faites que je possède ce qui est à moi, les biens de mon père, suivant la volonté de mon père.
LE ROI JEAN. – Jeune homme, ton frère est légitime; la femme de ton père le conçut après son mariage; et si elle n'a pas joué franc jeu, à elle seule en est la faute; faute dont tous les maris courent le hasard du jour où ils prennent femme. Dis-moi, si mon frère, qui, à ce que tu dis, prit la peine d'engendrer ce fils, avait revendiqué de ton père ce fils comme le sien, n'est-il pas vrai, mon ami, que ton père aurait pu retenir ce veau, né de sa vache, en dépit du monde entier; oui, ma foi, il l'aurait pu: donc, si étant à mon frère, mon frère ne pouvait pas le revendiquer, ton père non plus ne peut point le refuser, lors même qu'il n'est pas à lui. – Cela est concluant. – Le fils de ma mère engendra l'héritier de ton père; l'héritier de ton père doit avoir les biens de ton père.
ROBERT FAULCONBRIDGE. – La volonté de mon père n'aura donc aucune force, pour déposséder l'enfant qui n'est pas le sien?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Pas plus de force, monsieur, pour me déposséder que n'en eut sa volonté pour m'engendrer, à ce que je présume.
ÉLÉONORE. – Qu'aimerais-tu mieux: être un Faulconbridge et ressembler à ton frère, pour jouir de ton héritage, ou être réputé le fils de Coeur de Lion, seigneur de ta bonne mine, et pas de biens avec?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Madame, si mon frère avait ma tournure et que j'eusse la sienne, celle de sir Robert, à qui il ressemble, si mes jambes étaient ces deux houssines comme celles-là, que mes bras fussent ainsi rembourrés comme des peaux d'anguille, ma face si maigre, que je craignisse d'attacher une rose à mon oreille, de peur qu'on ne dît: voyez où va cette pièce de trois liards 2, et que je fusse, à raison de cette tournure, héritier de tout ce royaume, je ne veux jamais bouger de cette place, si je ne donnais jusqu'au dernier pouce pour avoir ma figure. Pour rien au monde je ne voudrais être sir Rob 3.
ÉLÉONORE. – Tu me plais: veux-tu renoncer à ta fortune, lui abandonner ton bien et me suivre? Je suis un soldat et sur le point de passer en France.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Frère, prenez mon bien, je prendrai, moi, la chance qui m'est offerte. Votre figure vient de gagner cinq cents livres de revenu; cependant, vendez-la cinq sous, et ce sera cher. – Madame, je vous suivrai jusqu'à la mort.
ÉLÉONORE. – Ah! mais je voudrais que vous y arrivassiez avant moi.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – L'usage à la campagne est de céder à nos supérieurs.
LE ROI JEAN. – Quel est ton nom?
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Philippe, mon souverain, c'est ainsi que commence mon nom. Philippe, fils aîné de la femme du bon vieux sir Robert.
LE ROI JEAN. – Dès aujourd'hui porte le nom de celui dont tu portes la figure. Agenouille-toi Philippe, mais relève-toi plus grand, relève-toi sir Richard et Plantagenet.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Frère du côté maternel, donnez-moi votre main; mon père me donna de l'honneur, le vôtre vous donna du bien. – Maintenant, bénie soit l'heure de la nuit ou du jour où je fus engendré en l'absence de sir Robert!
ÉLÉONORE. – La vraie humeur des Plantagenets! – Je suis ta grand'mère, Richard; appelle-moi ainsi.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Par hasard, madame, et non par la bonne foi. Eh bien, quoi? légèrement à gauche, un peu hors du droit chemin, par la fenêtre ou par la lucarne: qui n'ose sortir le jour marche nécessairement de nuit; tenir est tenir, de quelque manière qu'on y soit parvenu; de près ou de loin a bien gagné qui a bien visé; et je suis moi, de quelque façon que j'aie été engendré.
LE ROI JEAN. – Va, Faulconbridge, tu as maintenant ce que tu voulais: un chevalier sans terre te fait écuyer terrier. – Venez, madame, et vous aussi Richard, venez. Hâtons-nous de partir pour la France, pour la France, cela est plus que nécessaire.
PHILIPPE FAULCONBRIDGE. – Frère, adieu: que la fortune te soit favorable, car tu fus engendré dans la voie de l'honnêteté. (Tous les personnages sortent, excepté Philippe.) D'un pied d'honneur plus riche que je n'étais, mais plus pauvre de bien, bien des pieds de terrain. – Allons, actuellement je puis faire d'une Jeannette une lady. -Bonjour, sir Richard.-Dieu vous le rende, mon ami. – Et s'il s'appelle George, je l'appellerai Pierre; car un honneur de date récente oublie le nom des gens: ce serait trop attentif et trop poli pour votre changement de destinée. – Et votre voyageur 4. – Lui et son cure-dent ont leur place aux repas de ma seigneurie; et lorsque mon estomac de chevalier est satisfait, alors je promène ma langue autour de mes dents, et j'interroge mon élégant convive sur les pays qu'il a parcourus: Mon cher monsieur (c'est ainsi que je commence, appuyé sur mon coude), je vous supplie… – Voilà la demande, et voici incontinent la réponse, comme dans un alphabet: O monsieur, dit la réponse, à vos ordres très-honorés, à votre service, à votre disposition, monsieur… -Non, monsieur, dit la question: c'est moi, mon cher monsieur, qui suis à la vôtre… et la réponse devinant toujours ainsi ce que veut la demande, épargne un dialogue de compliments, et nous entretient des Alpes, des Apennins, des Pyrénées et de la rivière du Pô, arrivant ainsi à l'heure du souper. Voilà la société digne de mon rang, et qui cadre avec un esprit ambitieux comme le mien! car c'est un vrai bâtard du temps (ce que je serai toujours quoique je fasse) celui qui ne se pénètre pas des moeurs qu'il observe, et cela, non-seulement par rapport à ses habitudes de corps et d'esprit, ses formes extérieures et son costume, mais qui ne sait pas encore débiter de son propre fonds le doux poison, si doux au goût du siècle: ce que toutefois je ne veux point pratiquer pour tromper, mais que je veux apprendre pour éviter d'être trompé, et pour semer de fleurs les degrés de mon élévation. – Mais, qui vient si vite en costume de cheval? Quelle est cette femme postillon? N'a-t-elle point de mari qui prenne la peine de sonner du cor devant elle? (Entrent lady Faulconbridge et Jacques Gourney.) O Dieu! c'est ma mère! Quoi! vous à cette heure, ma bonne dame? qui vous amène si précipitamment ici, à la cour?
LADY FAULCONBRIDGE. – Où est ce misérable, ton frère? où est celui qui pourchasse en tous sens mon honneur?
LE BATARD. – Mon frère Robert? le fils du vieux sir Robert? le géant Colbrand 5, cet homme puissant? est-ce le fils de sir Robert que vous cherchez ainsi?
LADY FAULCONBRIDGE. – Le fils de sir Robert! Oui, enfant irrespectueux, le fils de sir Robert: pourquoi ce mépris pour sir Robert? Il est le fils de sir Robert, et toi aussi.
LE BATARD. – Jacques Gourney, voudrais-tu nous laisser pour un moment?
GOURNEY. – De tout mon coeur, bon Philippe.
LE BATARD. – Philippe! le pierrot 6! – Jacques, il court des bruits… Tantôt je t'en dirai davantage. (Jacques sort.) – Madame je ne suis point le fils du vieux sir Robert; sir Robert aurait pu manger un vendredi saint toute la part qu'il a eue en moi, sans rompre son jeûne; Sir Robert pouvait bien faire, mais de bonne foi, avouez-le, a-t-il pu m'engendrer? Sir Robert ne le pouvait pas; nous connaissons de ses oeuvres. – Ainsi donc, ma bonne mère, à qui suis-je redevable de ces membres? Jamais sir Robert n'a aidé à faire cette jambe.
LADY FAULCONBRIDGE. – T'es-tu ligué avec ton frère, toi, qui pour ton propre avantage devrais défendre mon honneur? Que veut dire ce mépris, varlet indiscipliné 7?
LE BATARD. – Chevalier, chevalier, ma bonne mère, comme Basilisco . Je viens d'être armé; et j'ai le coup sur mon épaule. Mais, ma mère, je ne suis plus le fils de sir Robert; j'ai renoncé à sir Robert et à mon héritage; nom, légitimité, tout est parti; ainsi, ma bonne mère, faites-moi connaître mon père; c'est quelque homme bien tourné, j'espère: qui était-ce, ma mère?
LADY FAULCONBRIDGE. – As-tu nié d'être un Faulconbridge?
LE BATARD. – D'aussi grand coeur que je renie le diable.
LADY FAULCONBRIDGE. – Le roi Richard Coeur de Lion fut ton père; séduite par une poursuite assidue et pressante, je lui donnai place dans le lit de mon mari. Que le ciel ne me l'impute point à péché! Tu fus le fruit d'une faute qui m'est encore chère, et à laquelle je fus trop vivement sollicitée, pour pouvoir me défendre.
LE BATARD. – Maintenant, par cette lumière, si j'étais encore à naître, madame, je ne souhaiterais pas un plus noble père. Il est des fautes privilégiées sur la terre, et la vôtre est de ce nombre: votre faute ne fut point folie. Il fallait bien mettre votre coeur à la discrétion de Richard, comme un tribut de soumission à son amour tout-puissant; de Richard dont le lion intrépide ne put soutenir la furie et la force incomparable, ni préserver son coeur royal de la main du héros 9. Celui qui ravit de force le coeur des lions, peut facilement s'emparer de celui d'une femme. Oui, ma mère, de toute mon âme je vous remercie de mon père! Qu'homme qui vive ose dire que vous ne fîtes pas bien, lorsque je fus engendré, j'enverrai son âme aux enfers. Venez, madame, je veux vous présenter à mes parents; et ils diront que le jour où Richard m'engendra, si tu lui avais dit non, c'eût été un crime. Quiconque dit que c'en fut un en a menti; je dis, moi, que ce n'en fut pas un.