Kitabı oku: «Le roi Lear», sayfa 3
(Sortent Lear, Kent et la suite.)
GONERILLE. – Remarquez-vous ceci, seigneur?
ALBANIE. – Gonerille, tout l'amour que j'ai pour vous ne peut me rendre assez partial…
GONERILLE. – De grâce, soyez tranquille. – Holà, Oswald! (Au fou.) – Vous, l'ami, plus coquin que fou, suivez votre maître.
LE FOU. – Noncle Lear, noncle Lear, attends-moi, et emmène ton fou avec toi.
Un renard qu'on a pris
Et une fille de cette espèce
Seraient bientôt dépêchés,
Si de ma cape je pouvais acheter une corde.
C'est ainsi que le fou vous quitte le dernier.
(Il sort.)
GONERILLE. – Cet homme a été bien conseillé. Cent chevaliers! il serait en effet politique et prudent de lui laisser sous la main cent chevaliers tout prêts; oui, afin qu'à la moindre chimère, pour un mot, une fantaisie, au plus léger sujet de plainte ou de dégoût, il puisse, protégeant son radotage par ces forces, tenir nos vies à sa merci. Oswald, m'a-t-on entendu?
ALBANIE. – Vous pourriez pousser trop loin vos craintes.
GONERILLE. – Cela est plus sûr que de s'y fier. Laissez-moi continuer à tenir éloignés les maux que je crains, plutôt que de craindre toujours d'en être surprise. Je connais son coeur. Tout ce qu'il a dit là, je l'ai mandé à ma soeur. Si elle veut le soutenir lui et cent chevaliers, maintenant que je lui en ai montré tous les inconvéniens… (Entre Oswald.) – Eh bien! Oswald, avez-vous écrit cette lettre pour ma soeur?
OSWALD. – Oui, madame.
GONERILLE. – Prenez avec vous quelque suite, et montez promptement à cheval. Instruisez ma soeur tout au long de mes craintes particulières, et ajoutez-y les raisons que vous jugerez convenables pour leur donner plus de consistance. Allons, partez, et pressez votre retour. (Oswald sort.) – (A Albanie.) Non, non, seigneur, cette pacifique douceur et conduite que vous tenez, bien que je ne la blâme pas, vous attire plus souvent, souffrez que je vous le dise, le reproche de manquer de sagesse, qu'elle ne vaut d'éloges à votre dangereuse bonté.
ALBANIE. – Jusqu'où s'étend la portée de votre vue, c'est ce que j'ignore. En nous agitant pour trouver le mieux, nous gâtons souvent le bien.
GONERILLE. – Mais en ce cas…
ALBANIE. – Bien, bien; on verra l'événement.
(Ils sortent.)
SCÈNE V
Une cour devant le palais d'Albanie
Entrent LEAR, KENT, LE FOU
LEAR, à Kent. – Prenez les devants, et rendez-vous à Glocester avec cette lettre. N'informez ma fille de ce que vous pouvez savoir qu'autant qu'elle vous questionnera sur ma lettre. Si vous ne faites pas la plus grande diligence, j'y arriverai avant vous.
KENT. – Je ne dormirai point, seigneur, que je n'aie remis votre lettre.
(Il sort.)
LE FOU. – Si la cervelle d'un homme était dans ses talons, ne courrait-elle pas risque de gagner des engelures?
LEAR. – Oui, mon enfant.
LE FOU. – Alors tiens-toi en gaieté, je te conseille, car ton esprit n'ira pas en pantoufles.
LEAR. – Ha, ha, ha!
LE FOU. – Tu verras comme ton autre fille se conduira tendrement avec toi, car, bien qu'elle ressemble autant à celle-ci qu'une pomme sauvage à une reinette, cependant je puis dire ce que je puis dire.
LEAR. – Qu'as-tu à dire, mon enfant?
LE FOU. – Il n'y aura pas dans ce cas-ci plus de différence de goût entre elles deux qu'entre une pomme sauvage et une pomme sauvage. Saurais-tu me dire pourquoi on a le nez au milieu du visage?
LEAR. – Non.
LE FOU. – Eh! vraiment, c'est pour qu'il y ait un oeil de chaque côté du nez, afin que ce qu'un homme ne peut pas flairer, il puisse le regarder.
LEAR. – C'est moi qui l'ai mise dans son tort16.
LE FOU. – Peux-tu me dire comment une huître fait son écaille?
LEAR. – Non.
LE FOU. – Ni moi non plus, mais je te dirai pourquoi un limaçon a une maison.
LEAR. – Pourquoi, mon enfant?
LE FOU. – Eh bien! c'est pour y mettre sa tête, et non pas pour l'abandonner à ses filles et laisser ses cornes sans abri.
LEAR. – J'oublierai ma bonté naturelle. – Un si bon père! – Mes chevaux sont-ils prêts?
LE FOU. – Tes ânes se sont mis après. – La raison qui fait que les sept étoiles ne sont pas plus de sept est une bien bonne raison!
LEAR. – Parce qu'elles ne sont pas huit?
LE FOU. – Précisément. Tu serais un très-bon fou.
LEAR. – Le reprendre de force17! – Monstrueuse ingratitude!
LE FOU. – Si tu étais mon fou, noncle, je t'aurais fait battre pour être devenu vieux avant le temps.
LEAR. – Comment cela?
LE FOU. – Tu n'aurais pas dû être vieux avant d'être sage.
LEAR. – Oh! que je ne devienne pas fou! que je ne sois pas fou! Ciel miséricordieux, conserve-moi de la modération. Je ne voudrais pas devenir fou. (Entre un gentilhomme.) – Eh bien! mes chevaux sont-ils prêts?
LE GENTILHOMME. – Tout prêts, mon seigneur.
LEAR. – Viens, mon enfant18.
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une cour dans le château du duc de Glocester
Entrent EDMOND ET CURAN, par différents côtés
EDMOND. – Dieu te garde, Curan.
CURAN. – Et vous aussi, monsieur. J'ai vu votre père, et je lui ai annoncé que le duc de Cornouailles et Régane son épouse arriveront ici ce soir.
EDMOND. – Et pourquoi cela?
CURAN. – Vraiment, je n'en sais rien. Vous avez su les nouvelles qui circulent, j'entends celles qu'on dit tout bas, car ce ne sont encore que des propos à l'oreille.
EDMOND. – Non: dites-moi, je vous prie, quelles sont ces nouvelles?
CURAN. – Vous est-il parvenu quelque chose de ces bruits étranges d'une guerre prochaine entre le duc d'Albanie et le duc de Cornouailles?
EDMOND. – Pas un mot.
CURAN. – Vous en entendrez parler avec le temps. Adieu, monsieur.
(Il sort.)
EDMOND. – Le duc ici ce soir! – Très-bien, c'est au mieux, voilà qui entre de toute nécessité dans l'enchaînement de mes projets. Mon père a placé des gardes pour arrêter mon frère. – J'ai à exécuter ici quelque chose d'assez délicat. Célérité, fortune, à l'ouvrage! – Mon frère; un mot, mon frère; descendez, vous dis-je. (Entre Edgar.) – Mon père vous fait observer, ô seigneur: fuyez de ce château; on lui a découvert le lieu où vous êtes caché. Dans ce moment vous pouvez profiter de la nuit. – N'avez-vous point parlé contre le duc de Cornouailles? Il arrive dès ce soir, en grande diligence, et Régane avec lui. N'avez-vous rien dit de ses préparatifs contre le duc d'Albanie? Pensez-y bien.
EDGAR. – Pas un mot, j'en suis sûr.
EDMOND. – J'entends venir mon père. Pardonnez; pour mieux dissimuler il faut que je tire l'épée contre vous; tirez, ayez l'air de vous défendre. – Allons, battez-vous bien. – Rendez-vous! venez devant mon père! – Holà! des lumières ici. – Fuyez, mon frère. – Des torches, des torches! (Edgar s'enfuit.) – Bon, adieu. – Un peu de sang tiré donnerait bonne idée de la terrible défense que j'ai faite. (Il se blesse au bras.) J'ai vu des ivrognes en faire davantage pour plaisanter. – Mon père! mon père! – Arrête! arrête! Quoi! point de secours!
(Entrent Glocester et des domestiques avec des torches.)
GLOCESTER. – Eh bien! Edmond, où est ce scélérat?
EDMOND. – Il était ici caché dans les ténèbres, son épée bien affilée hors du fourreau, murmurant de méchants charmes, et conjurant la lune de lui être favorable, comme sa divinité.
GLOCESTER. – Mais où est-il?
EDMOND. – Voyez, seigneur, mon sang coule.
GLOCESTER. – Où est ce misérable, Edmond?
EDMOND. – Il s'est enfui de ce côté, voyant qu'il ne pouvait par aucun moyen…
GLOCESTER. – Qu'on le poursuive. Holà! courez après lui. (Sort un domestique.) – Qu'il ne pouvait… quoi?
EDMOND. – Me persuader d'assassiner Votre Seigneurie, mais que je lui parlais des dieux vengeurs qui dirigent tous leurs foudres contre les parricides; que je lui disais de combien de noeuds puissants et redoublés les enfants sont liés envers leur père; en un mot, seigneur, voyant avec quelle aversion je combattais ses projets dénaturés, dans un féroce transport il m'a attaqué avec l'épée qu'il tenait à la main, et, avant que j'eusse eu le temps de me mettre en garde, il m'a percé le bras. Mais lorsqu'il m'a vu reprendre mes esprits, et qu'encouragé par la justice de ma cause j'avançais sur lui, peut-être aussi effrayé par le bruit que j'ai fait, il a pris tout soudainement la fuite.
GLOCESTER. – Qu'il fuie tant qu'il voudra, il ne pourra dans ce pays se dérober à la poursuite; et une fois pris, ce sera vite fait. Le noble duc mon maître, mon digne chef et patron, vient ici ce soir: sous son autorité je ferai publier que celui qui pourra découvrir ce lâche assassin et l'amener à la potence peut compter sur ma reconnaissance; et pour celui qui le cachera, la mort.
EDMOND. – Lorsque j'ai cherché à le dissuader de son dessein, le trouvant résolu à l'exécuter, je l'ai menacé, avec des malédictions, de tout découvrir. Il m'a répondu: «Toi, un bâtard, qui n'as rien au monde, penses-tu, si je voulais te démentir, qu'aucune opinion qu'on eût pu se former de ta probité, de ta vertu, de ton mérite, pût suffire pour donner confiance en tes paroles? Eh! non, ce que je voudrais nier (et je nierais ceci, dusses-tu me montrer précisément tel que je suis) tournerait à mon gré contre toi; j'imputerais tout à tes suggestions, à tes complots, à tes damnables artifices: il faudrait que tu parvinsses à rendre les gens imbéciles, pour les empêcher de penser que les avantages que tu dois tirer de ma mort ont été un aiguillon actif et puissant pour t'engager à la chercher.»
GLOCESTER. – Scélérat endurci et consommé! Désavouerait-il son écriture? – Je ne l'ai jamais engendré. – Écoutez, voici la trompette du duc: j'ignore pourquoi il vient. – Je vais faire fermer tous les ports. – Le scélérat n'échappera pas: il faut bien que le duc m'accorde cette grâce. – D'ailleurs je vais envoyer son signalement au loin et au près, afin que dans tout le royaume on puisse le reconnaître. – Et toi, mon loyal et véritable fils, je vais m'occuper de te rendre apte à posséder mes biens.
(Entrent Cornouailles, Régane, suite.)
CORNOUAILLES. – Eh bien! mon noble ami, depuis un instant seulement que je suis arrivé ici, j'ai appris d'étranges nouvelles.
RÉGANE. – Si elles sont vraies, de toutes les vengeances qui peuvent atteindre le coupable, il n'en est point qui égale son crime. Mais comment vous trouvez-vous, seigneur?
GLOCESTER. – Oh! madame, mon vieux coeur est brisé, il est brisé!
RÉGANE. – Quoi! le filleul de mon père attenter à vos jours! celui que mon père a nommé! votre Edgar!
GLOCESTER. – Oh! madame, madame, ma honte voudrait le cacher.
RÉGANE. – Ne vivait-il pas en compagnie de ces libertins de chevaliers qui composent la suite de mon père?
GLOCESTER. – Je n'en sais rien, madame. C'est trop mal, trop mal, trop mauvais!
EDMOND. – Oui, madame, il était avec eux.
RÉGANE. – Je ne m'étonne plus de ses méchantes inclinations. C'est eux qui l'auront engagé à se défaire de ce vieillard, pour avoir à dépenser et à dissiper ses revenus. Ce soir j'ai été bien instruite sur leur compte par ma soeur, et j'ai pris mes mesures. S'ils viennent pour séjourner dans ma maison, ils ne m'y trouveront point.
CORNOUAILLES. – Ni moi non plus, Régane, je t'assure. Edmond, j'apprends que vous avez rempli envers votre père le rôle d'un fils.
EDMOND. – C'était mon devoir, seigneur.
GLOCESTER. – Il a mis au jour les projets de ce misérable; il a même reçu la blessure que vous voyez, en cherchant à se saisir de lui.
CORNOUAILLES. – Le poursuit-on?
GLOCESTER. – Oui, mon bon seigneur.
CORNOUAILLES. – S'il est arrêté, il n'y a plus à craindre aucun mal de sa part. Faites-en ce que vous voudrez, et employez-y mon autorité comme il vous plaira. – Quant à vous, Edmond, qui venez de faire éclater si hautement votre vertu et votre obéissance, vous serez à nous. Nous avons grand besoin de caractères sur qui l'on puisse reposer une entière confiance; et d'abord nous nous emparons de vous.
EDMOND. – Je vous servirai fidèlement, seigneur, quoi qu'il arrive19.
GLOCESTER. – Je remercie pour lui Votre Grâce.
CORNOUAILLES. – Vous ne savez pas pourquoi nous sommes venus vous voir?
RÉGANE. – A cette heure extraordinaire, cherchant notre chemin sous l'oeil ténébreux de la nuit? – Noble Glocester, ce sont des affaires de quelque importance, et sur lesquelles nous pouvons avoir besoin de vous consulter. Notre père nous a écrit, et notre soeur aussi, sur quelques différends, et j'ai pensé qu'il valait mieux répondre de tout autre lieu que de notre maison. Leurs divers messagers attendent ailleurs nos dépêches. Mon bon vieux ami, reprenez courage, et donnez-nous vos utiles conseils dans l'affaire qui nous occupe et qui demande d'être promptement décidée.
GLOCESTER. – Madame, disposez de moi: Vos Seigneuries sont les très-bienvenues.
(Ils sortent.)
SCÈNE II
Devant le château de Glocester
Entrent KENT ET OSWALD, de différents côtés
OSWALD. – Je te souhaite le bonjour20, l'ami. Es-tu de la maison?
KENT. – Oui.
OSWALD. – Où pourrons-nous mettre nos chevaux?
KENT. – Dans le bourbier.
OSWALD. – Je t'en prie, si tu m'aimes, dis-le-moi.
KENT. – Je ne t'aime pas.
OSWALD. – A la bonne heure, je ne m'en soucie guère.
KENT. – Si je te tenais dans le parc de Lipsbury21, je t'obligerais bien à t'en soucier.
OSWALD. – Et pourquoi me traites-tu ainsi? Je ne te connais pas.
KENT. – Et moi, compagnon, je te connais.
OSWALD. – Et pour qui me connais-tu?
KENT. – Pour un fripon, un bélître, un mangeur de restes, un vil et orgueilleux faquin, un mendiant, habillé gratis22, à cent livres de gages; un drôle aux sales chausses de laine, un poltron, une espèce qui porte ses querelles devant le juge; un délié fripon de bâtard23, officieux, soigneux; un coquin qui hérite d'un coffre, un gredin qui serait entremetteur par manière de bon service, qui n'a en lui que de quoi faire un maraud, un pleutre, un lâche, un pendard24; le fils et héritier d'une chienne dégénérée, et que je ferai geindre à coups de fouet si tu t'avises de nier la moindre syllabe de ce que j'ajoute à ton nom.
OSWALD. – Quelle étrange espèce d'homme es-tu donc, de venir accabler d'injures quelqu'un qui ne te connaît pas et que tu ne connais pas?
KENT. – Et toi, quel effronté valet es-tu donc, de dire que tu ne me connais pas? Est-ce qu'il s'est passé deux jours depuis que je t'ai pris aux jambes et que je t'ai battu en présence du roi? – L'épée à la main, fripon. Il est nuit, mais la lune brille: je vais te tailler en soupe au clair de la lune. L'épée à la main, indigne canaille de bâtard25; l'épée à la main. (Il tire son épée.)
OSWALD. – Laisse-moi, je n'ai rien à démêler avec toi.
KENT. – Tirez donc, gredin. Vous venez apporter des lettres contre le roi, et prenez le parti de mademoiselle Vanité26 contre son royal père. L'épée à la main, drôle, ou je vais taillader vos mollets de telle façon… L'épée à la main, gredin; à la besogne.
OSWALD. – Au secours! au meurtre! au secours!
KENT, en le frappant. – Pousse donc, lâche; tiens ferme, gredin, tiens ferme, franc misérable; frappe donc.
OSWALD. – Au secours! au meurtre! à l'assassin!
(Entrent Edmond, Cornouailles, Régane, Glocester et des domestiques.)
EDMOND. – Eh bien! qu'est-ce? Séparez-vous!
KENT. – Avec vous, mon petit bonhomme, si cela vous convient; je vous en montrerai. Avancez, mon jeune maître.
GLOCESTER. – Des épées, des armes? De quoi s'agit-il?
CORNOUAILLES. – Arrêtez, sur votre vie. – Si quelqu'un frappe un coup de plus, il est mort. – De quoi s'agit-il?
RÉGANE. – C'est le messager de notre soeur et celui du roi.
CORNOUAILLES. – Quelle est la cause de votre querelle? Parlez.
OSWALD. – Je puis à peine respirer, seigneur.
KENT. – Cela n'a rien d'étonnant; votre valeur a tellement fait rage! Lâche coquin, la nature te renie, c'est un tailleur qui t'a fait!
CORNOUAILLES. – Tu es un singulier corps. Un tailleur faire un homme!
KENT. – Oui, seigneur, un tailleur: un tailleur de pierres ou un peintre ne l'aurait pas si mal fait, n'eût-il mis que deux heures à l'ouvrage.
CORNOUAILLES. – Mais répondez donc: comment s'est élevée cette querelle?
OSWALD. – Seigneur, ce vieux brutal dont j'ai ménagé la vie par considération pour sa barbe grise…
KENT. – Toi, bâtard! Z dans l'alphabet27! zéro en chiffre! – Monseigneur, laissez-moi faire; je vais piler en mortier ce sale vilain, et j'en replâtrerai les murs d'un cabinet. —Épargner ma barbe grise! toi, espèce de pierrot?
CORNOUAILLES. – Paix, insolent. Brutal coquin, ne savez-vous pas le respect…
KENT. – Si fait, seigneur; mais la colère a ses priviléges.
CORNOUAILLES. – Et pourquoi es-tu en colère?
KENT. – De ce qu'un misérable comme celui-là a une épée quand il n'a pas d'honneur. Ces drôles à la face riante, semblables aux rats, rongent les saints noeuds qui sont serrés pour les pouvoir délier; ils caressent toutes les passions révoltées dans le coeur de leurs maîtres; ils apportent au feu de l'huile, de la neige aux froideurs glacées; ils renient, affirment, et tournent leur bec d'alcyon à tous les vents et à toutes les variations de l'humeur de leurs maîtres, n'ayant, comme le chien, d'autre instinct que de suivre. – La peste sur ton visage d'épileptique! Penses-tu rire de mes discours comme de ceux d'un fou? Oison que tu es, si je te tenais dans la plaine de Sarum, je te ramènerais devant moi en criant jusqu'aux marais de Camelot.
CORNOUAILLES. – Eh quoi! es-tu fou, vieux bonhomme?
GLOCESTER. – Comment s'est élevée cette querelle? Explique-toi?
KENT. – Il n'y a pas plus d'antipathie entre les contraires qu'entre moi et ce coquin.
CORNOUAILLES. – Pourquoi l'appelles-tu coquin? quel est son crime?
KENT. – Sa figure ne me plaît pas.
CORNOUAILLES. – Ni la mienne peut-être, ni celle de Glocester et de Régane?
KENT. – Seigneur, je fais profession d'être un homme tout uni: j'ai vu dans mon temps de meilleures figures que je n'en vois sur les épaules actuellement devant mes yeux.
CORNOUAILLES. – Ce sera quelque gaillard qui, loué une fois pour la rondeur de ses manières, a depuis affecté une insolente rudesse, et qui se force à un personnage tout à fait différent de ses façons naturelles. – «Il ne sait pas flatter, lui; c'est un honnête homme, tout franc; il faut qu'il dise la vérité: si elle est bien reçue, tant mieux; si elle déplaît, c'est un homme tout uni…» – Oh! je connais ces drôles-là: sous leur rondeur ils cachent plus de ruses et des desseins plus pervers que vingt sots faiseurs de révérences attentifs à déployer l'exactitude de leur civilité.
KENT. – Seigneur, en bonne foi, dans la pure vérité, avec la permission de votre présence auguste, dont l'influence, comme les feux rayonnants dont se couvre le front flamboyant de Phébus…
CORNOUAILLES. – Que veux-tu dire par là?
KENT. – C'est pour changer de style, puisque le mien vous déplaît si fort. – Je sais, seigneur, que je ne suis pas un flatteur; celui qui vous a trompé avec l'accent de la franchise était un franc fripon, et c'est pour ma part ce que je ne ferai point, dussé-je y être convié par la crainte d'encourir votre ressentiment.
CORNOUAILLES. – En quoi l'avez-vous offensé?
OSWALD. – Jamais en rien. Dernièrement il plut au roi son maître de me frapper sur un malentendu: alors celui-ci se mit de la partie, et, flattant sa colère, me prit aux jambes par derrière, et lorsque je fus à terre, m'insulta, m'injuria, et se donna tellement les airs d'un homme de courage, qu'il se fit honneur et s'attira les éloges du roi, pour s'être attaqué à un homme qui cédait lui-même; et, tout fier de ce redoutable exploit, il est venu tirer l'épée contre moi!
KENT. – Il n'y a pas un seul de ces fripons, de ces poltrons-là, près de qui Ajax ne soit un imbécile.
CORNOUAILLES. – Qu'on apporte les ceps. Vieux coquin d'entêté, vénérable vantard, nous vous apprendrons…
KENT. – Seigneur, je suis trop vieux pour apprendre. Ne faites pas apporter des ceps pour moi; je sers le roi; c'est lui qui m'a envoyé vers vous; et c'est rendre peu de respect et montrer une trop audacieuse malveillance à la personne auguste de mon maître, que de mettre son envoyé dans les ceps.
CORNOUAILLES. – Qu'on apporte les ceps. – Comme j'ai vie et honneur, il y restera jusqu'à midi.
RÉGANE. – Jusqu'à midi? Jusqu'à la nuit, seigneur, et toute la nuit aussi.
KENT. – Eh quoi! madame, si j'étais le chien de votre père, vous ne me traiteriez pas ainsi.
RÉGANE. – Mais pour son coquin, mon cher, je n'y manquerai pas.
CORNOUAILLES. – C'est tout à fait un drôle de l'espèce de ceux dont nous parle notre soeur. – Allons, qu'on apporte les ceps.
(On apporte des ceps.)
GLOCESTER. – Permettez-moi de prier Votre Altesse de n'en pas agir ainsi. Sa faute est grande, et le bon roi son maître saura l'en punir; mais la peine que vous voulez lui faire subir ne s'applique qu'aux petits larcins et aux délits vulgaires des misérables les plus vils et les plus méprisés. Le roi prendrait sûrement en mauvaise part que vous l'eussiez assez peu considéré dans la personne de son messager pour mettre celui-ci dans les ceps.
CORNOUAILLES. – Je le prends sur moi.
RÉGANE. – Et ma soeur pourrait trouver bien plus mauvais qu'un de ses gentilhommes eût été insulté, attaqué, parce qu'il exécutait les ordres dont elle l'a chargé. – Allons, entravez-lui les jambes. (Au duc.) – Venez, mon bon seigneur, allons.
(On met Kent dans les ceps. – Régane et Cornouailles sortent.)
GLOCESTER. – J'en suis bien fâché pour toi, mon ami: c'est la volonté du duc, et tout le monde sait qu'il ne faut pas chercher à l'adoucir ni à le retenir. Mais j'intercéderai pour toi.
KENT. – N'en faites rien, seigneur, je vous prie. J'ai veillé, j'ai beaucoup marché; je vais dormir quelque temps, et puis je sifflerai: la fortune d'un honnête homme peut sortir de ses talons. Je vous souhaite le bonjour.
GLOCESTER. – Le duc est à blâmer en ceci: on prendra mal la chose.
(Il sort.)
KENT. – Bon roi, tu vas, suivant le proverbe populaire, quitter la bénédiction du ciel pour la chaleur du soleil28. – Approche-toi, flambeau de ce globe inférieur, afin qu'à tes rayons vivifiants je puisse lire cette lettre. – Les miracles n'apparaissent presque jamais qu'aux malheureux. Je le vois, c'est de Cordélia: elle a été fort heureusement instruite de ma marche mystérieuse. – Elle trouvera moyen d'intervenir dans ces monstrueux désordres, et s'occupe à remédier aux pertes qui ont été faites. – Je me sens excédé de fatigues et de veilles: profitez-en, mes yeux appesantis, pour ne pas voir cette honteuse demeure. – Fortune, bonsoir; souris encore une fois, et fais tourner ta roue. (Il s'endort.)