Kitabı oku: «Germaine», sayfa 13
–Les femmes n'écrivent bien que les lettres. Elles n'ont pas la spécialité des testaments.
–Alors, je poursuis:
«Moi, Honorine Lavenaze, veuve Chermidy, saine de corps et d'esprit, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Gomez, marquis de los Montes de Hierro, fils unique du comte de Villanera, mon ancien amant.» C'est signé.
–Et demain matin, ça sera diablement parafé, allez!
–Je parie que non.
–Vous me défiez de mourir?
–Oui, certes.
–Et pourquoi ne me tuerais-je pas, s'il vous plaît?
–Parce que cela ferait trop de plaisir à trois ou quatre honnêtes gens de ma connaissance. Adieu, madame.»
La porte ne fut pas plutôt refermée sur le docteur, que le Tas sortit d'une chambre voisine en compagnie de Mantoux.
XIII
LE COUTEAU
Mathieu Mantoux ne pouvait se consoler de la guérison de Germaine. Il accusait le droguiste de lui avoir vendu de l'arsenic frelaté et du poison de mauvais aloi. Dans sa douleur, il négligeait son service et s'égarait en rêvant autour de la villa. Le but de ses promenades était toujours ce joli petit domaine dont il avait été seigneur en espérance. A force de le contempler, il le connaissait dans ses moindres détails, comme s'il y avait été élevé dès l'âge le plus tendre. Il savait combien la maison avait de fenêtres, et il n'était pas un arbre dans le jardin qui ne lui rappelât quelque souvenir. Il avait franchi la clôture plus d'une fois; ce qui n'était pas difficile. Ce paradis terrestre était fermé d'une haie de cactus et d'aloès, formidable défense si l'on prend soin de l'entretenir; mais trois ou quatre aloès avaient fleuri au mois d'août, et la fleur tue la plante. Ainsi la barrière infranchissable était tombée en quelques endroits, et la livrée fluette de Mantoux se faufilait sans accroc dans l'enceinte prohibée.
Le 26 septembre, vers quatre heures du soir, ce coquin mélancolique rêvait à son malheur en longeant la clôture. Il se rappelait avec une douceur amère ses premières entrevues avec le Tas et l'accueil obligeant de Mme Chermidy. Lorsqu'il comparait sa situation présente à celle qu'il avait rêvée, il se trouvait le plus malheureux des hommes; car on croit avoir perdu ce qu'on a manqué de gagner. L'apparition d'une masse énorme qui se mouvait pesamment dans le jardin rompit le cours de ses idées. Il se frotta les yeux et se demanda un instant s'il voyait le Tas ou son ombre: mais les ombres n'ont pas tant de corps. Le Tas l'aperçut et lui fit signe d'accourir. Elle songeait justement au moyen de le rencontrer.
«Hé bien! lui dit-elle, vous voilà, bel infirmier? Vous avez bien soigné votre maîtresse; elle est guérie!»
Il répondit avec un gros soupir: «Peu de chance!
–Nous sommes seuls, reprit le Tas, personne ne peut nous entendre, et il n'y a pas de temps à perdre. Es-tu content de voir que ta maîtresse se porte bien?
–Certainement, mademoiselle. Pourtant votre dame m'avait promis autre chose.
–Qu'est-ce qu'elle t'avait promis?
–Que madame passerait bientôt, et que j'aurais douze cents francs de rente.
–Tu aurais mieux aimé ça, pas vrai?
–Dame! j'aurais été propriétaire, et me voilà chez les autres pour le reste de mes jours.
–Et l'idée ne t'est pas venue de donner un coup de main à la maladie?»
Mantoux la regarda entre les yeux avec un trouble évident. Il ne savait pas s'il avait affaire à un juge ou à un complice. Elle le tira d'embarras en ajoutant: «Je te connais; je t'ai vu à Toulon. Quand je t'ai déniché à Corbeil, je savais ton histoire.
–Mais alors vous en êtes! Vous aviez votre idée en m'envoyant ici?
–Bien sûr. S'il n'y avait pas eu de l'ouvrage à faire, j'aurais été chercher un honnête homme. Il y en a assez, Dieu merci! Il y en a même trop!
–Voilà donc le pourquoi des douze cents francs de rente?
–Parbleu!
–Je parie que c'est vous qui m'avez écrit la lettre anonyme!
–Qui serait-ce donc?
–Mais quel intérêt aviez-vous?
–Quel intérêt? Ta maîtresse a volé son mari à la mienne. Comprends-tu maintenant?
–Je commence.
–Il fallait commencer plutôt, imbécile!
–Je n'ai pas compris, c'est vrai. Pourtant j'ai travaillé.
–Avec quoi?
–J'ai acheté de l'arsenic; elle en a pris un peu tous les soirs.
–Ta parole?
–Sur mon honneur!
–Tu n'en auras pas mis assez.
–J'avais peur d'être pris. Ça se retrouve dans les corps morts.
–Lâche!
–Tiens! on ne se fait pas couper le cou pour douze cents francs de rente.
–Madame t'aurait donné tout ce que tu aurais voulu.
–Il fallait me le dire. Maintenant il est trop tard.
–Il n'est jamais trop tard. Viens parler à madame.»
C'est dans une chambre contiguë au salon que Mantoux attendit le départ de M. Le Bris. Quelques paroles de la conversation traversèrent la porte et vinrent à ses oreilles. Cependant, il ne comprenait encore qu'à moitié le marché qu'on voulait faire avec lui. Il aborda Mme Chermidy avec une méfiance respectueuse. La veuve ne jugea pas à propos d'entrer en explication avec lui tant qu'elle n'aurait pas reçu une réponse de don Diego. Elle était fort agitée, et elle arpentait le salon dans tous les sens. Elle écoutait le Tas sans l'entendre, et regardait le forçat sans le voir. La courtoisie du comte de Villanera lui était assez connue pour qu'elle vit dans son absence et son silence des symptômes effrayants.
«Il ne m'aime donc plus! disait-elle. Passe encore pour l'indifférence; je saurais bien réchauffer sa froideur! Mais il faut qu'on m'ait noircie à ses yeux, qu'on lui ait tout conté, qu'il me méprise! Sans cela, il ne m'aurait jamais traitée ainsi. M'offrir de l'argent par l'intermédiaire de cet odieux Le Bris! Et en quels termes, grands dieux! S'il me voit des mêmes yeux que son ambassadeur, s'il ne m'estime plus, j'aurai beau faire: il ne reviendra jamais. Veuf ou non, il est perdu pour moi. Alors! à quoi bon…? pure vengeance? Eh bien, soit: je me vengerai! Mais attendons. S'il n'accourt pas ici lorsqu'il aura lu mon message, c'est que tout est perdu!
–Madame, interrompit Mantoux, il faut que j'aille servir mon dîner, et si madame a quelque chose à me commander….
–Va servir ton dîner, lui dit-elle. Tu es à moi. Écoute bien tout ce qu'ils diront, pour me le répéter.
–Oui, madame.
–Un instant! Peut-être M. de Villanera viendra-t-il ici dans la soirée. En ce cas, je n'ai pas besoin de toi. Cependant, promène-toi dans nos environs demain matin. S'il ne devait pas me faire de visite…. mais c'est impossible! tu accourrais ici dès qu'il serait couché. L'heure n'y fait rien. Le Tas dormira peut-être; sonne toujours, je t'ouvrirai la porte.
–C'est inutile, madame; on a été serrurier, et j'ai encore mes outils.
–Bien; je t'attendrai. Mais je suis sûre que le comte viendra.»
Mantoux servit à table; mais il eut beau tendre ses deux oreilles à la conversation, le nom de Mme Chermidy ne fut pas même prononcé. On dînait en famille, avec un seul étranger, M. Stevens. La vieille comtesse lui demanda si la loi anglaise permettait aux magistrats d'expulser les vagabonds sans autre forme de procès. M. Stevens répondit que la législation de son pays protégeait la liberté individuelle jusque dans ses abus. Le docteur reprit en souriant:
«Voilà qui va bien; et quid quant aux aventurières?
–On les traite un peu plus sévèrement.
–Mais quand elles ont cinq ou six millions de capital?
–Si vous en connaissez beaucoup de cette espèce, docteur, envoyez-les toutes en Angleterre. On leur ouvrira la porte à deux battants; on les couronnera de roses et elles épouseront des lords.»
Mme de Villanera fit la moue, et l'on parla d'autre chose.
Durant tout le repas, le vieux duc tint ses yeux attachés sur la figure de Mantoux. Cette cervelle impotente, ce vieillard perclus de la mémoire, sut reconnaître un homme qu'il avait vu une seule fois chez Mme Chermidy. Il le prit à part après le dessert et l'emmena mystérieusement dans sa chambre:
«Où est-elle? lui dit-il. Tu la connais, toi; tu sais où elle est cachée, car on me la cache!
–Monsieur le duc, reprit-il, je ne sais pas de qui….
–Je te parle d'Honorine! Tu sais bien, Honorine, la dame de la rue du Cirque?
–Mme Chermidy?
–Ah! tu vois que tu la connais. Je suis sûr que tu l'as vue. Ma fille aussi l'a vue! le docteur aussi! tout le monde, enfin, excepté moi!… Va me la chercher, je ferai ta fortune.»
Mantoux répondit:
«Je peux jurer à monsieur le duc que je ne sais pas où est Mme Chermidy.
–Dis-le-moi donc, nigaud! je n'en parlerai à personne: cela restera entre nous deux.» Il ajouta d'un ton de menace: «Si tu ne me la montres pas ce soir, je te ferai couper la tête.»
Le forçat tressaillit, comme si ce vieillard pouvait lire dans sa conscience. Mais le duc avait déjà changé de note: il pleurait.
«Mon enfant, disait-il, je n'ai pas de secret pour toi. Il faut que je te fasse part du malheur qui nous menace. Honorine veut se tuer cette nuit, elle l'a dit au docteur; elle a envoyé son testament à mon gendre. Ils prétendent qu'elle n'en fera rien et qu'elle a voulu nous faire peur; mais je la connais mieux qu'eux tous. Elle se tuera certainement. Pourquoi ne se tuerait-elle pas? Elle m'a bien tué, moi qui te parle! As-tu remarqué ce grand couteau qui était sur sa cheminée à Paris? Elle me l'a enfoncé dans le coeur un jour, je m'en souviens bien. C'est avec ce couteau-là qu'elle se frappera cette nuit, si je n'arrive pas à temps. Veux-tu me conduire chez elle.»
Mantoux protesta qu'il ne savait point l'adresse de la dame, mais il ne parvint pas à persuader le vieil insensé. Jusqu'à dix heures du soir, M. de La Tour d'Embleuse le suivit partout, au jardin, à l'office, à la cuisine, avec la patience d'un sauvage. «Tu auras beau faire, lui disait-il; il faudra bien que tu ailles chez elle, et je t'y suivrai!»
On se couche de bonne heure aux îles Ioniennes. A minuit toute la maison dormait, excepté le duc et Mantoux. Le forçat descendit à pas de loup sans faire craquer l'escalier disjoint qui conduisait à sa chambre. En traversant le jardin du nord, il crut voir glisser une ombre entre les oliviers. Il se jeta dans la campagne et marcha le long des clôtures, par des sentiers détournés, vers la propriété qu'il connaissait si bien. L'ombre acharnée le suivit de loin jusqu'à la haie de l'enclos. Il se demanda si la peur n'avait pas troublé sa vue et s'il n'était pas victime d'une hallucination; il prit son courage à deux mains, revint sur ses pas et chercha l'ennemi: la route était déserte, et l'apparition s'était perdue dans la nuit.
Une obscurité profonde enveloppait la petite maison. La seule fenêtre éclairée était celle de Mme Chermidy, au rez-de-chaussée: Mantoux comprit qu'il était attendu. Il déroula un trousseau de fausses clefs qu'il avait enveloppé dans des linges pour étouffer le bruit du fer, mais il n'eut pas le temps de crocheter la porte: Mme Chermidy la lui ouvrit. «Parlez bas, dit-elle. Le Tas vient de s'endormir.»
Les deux complices entrèrent dans la chambre, et le premier objet qui frappa les yeux de Mantoux fut le poignard dont le duc lui avait parlé.
«Hé bien! demanda la veuve; M. de Villanera est couché!
–Oui, madame.
L'infâme! Qu'est-ce qu'ils ont dit à dîner?
–Il n'ont pas parlé de madame.
–Pas un mot?
–Non; mais, après le dîner, M. le duc m'a demandé l'adresse de madame.
Je l'ai trouvé bien baissé.
–Il n'a pas dit autre chose?
–Des bêtises. Que madame voulait se tuer, qu'elle avait écrit son testament.
–J'ai dit; j'ai écrit; pour forcer le comte à venir me voir. Et il est couché?
–Oh! bien certainement, madame. La chambre de monsieur est tout près des nôtres, dans le petit escalier. Monsieur a éteint sa bougie à onze heures.
–Écoute: s'ils avaient dit du mal de moi à table, il faudrait me le répéter sans crainte; je ne m'en fâcherais pas, j'en serais même heureuse.
–Ils n'ont pas ouvert la bouche sur madame.
–Ah! je leur annonce que je vais me tuer ce soir, et ils ne prennent pas seulement la peine de dire que c'est bien fait!
–Ils ne se sont pas plus occupés de madame que si madame n'était pas au monde.
–C'est bien; je leur rappellerai que je suis vivante. Le Tas m'a dit que tu avais donné de l'arsenic à la comtesse?
–Oui, madame; ça n'a pas pris.
–Si tu lui donnais un coup de couteau, ça prendrait peut-être.
–Oh! madame! un coup de couteau! c'est bien les affaires.
–Quelle différence y a-t-il?
–D'abord, madame, la comtesse était malade, et la maladie a bon dos.
Tuer une personne qui se porte bien! il y a plus d'ouvrage.
–On te payera suivant l'ouvrage.
–Et si je suis pris!
–Trouve un bateau, gagne la Turquie: la justice ne te poursuivra pas jusque-là.
–J'avais dans l'idée de rester ici. Je voulais acheter un bien.
–La terre est pour rien chez les Turcs.
–C'est égal. Ça vaut cinquante mille francs, ce que madame demande.
–Cinquante mille?
–Ah ça, j'espère que madame ne va pas marchander!
–Soit. Marché conclu.
–Et argent comptant?
–Comptant.
–Avez-vous de quoi? Car enfin, si vous ne me payez pas la somme, je n'irai pas vous la réclamer à Paris.
–J'ai cent mille francs dans mon secrétaire.
–Je demande cinq minutes de réflexion.
–Réfléchis.»
Mantoux se tourna vers la cheminée, prit machinalement le poignard corse de Mme Chermidy, essaya la pointe sur le bout de son doigt, et fit ployer la lame sur le plancher. Mme Chermidy ne regardait même pas: elle attendait le résultat de sa délibération.
«J'ai mon affaire, dit-il. J'aimerais mieux rester ici que de m'en aller en Turquie, parce que nos gens sont mieux traités à Corfou; parce que j'ai appris un peu d'italien, et que je n'apprendrai pas le turc; enfin, parce que le jardin et la maison que vous avez loués sont à ma convenance.
–Comment diable veux-tu…?
–J'ai trouvé le moyen. Au lieu de donner le coup de couteau à madame, je vous le donne, à vous. D'abord, je touche cent mille francs et non plus cinquante mille. Ensuite, personne ne s'avisera de m'accuser ou de me poursuivre, puisque vous avez fait votre testament pour vous suicider cette nuit. On vous trouvera dans votre lit, percée de votre couteau, et l'on verra que vous êtes de parole. Enfin, soit dit sans vous offenser, j'aime mieux tuer une coquine comme vous qu'une honnête femme comme ma maîtresse, qui m'a toujours bien traité. C'est un premier pas que je vais essayer dans le bon chemin, et j'espère que le Dieu d'Abraham et de Jacob me saura gré d'avoir fait sa besogne.
XIV
LA JUSTICE
L'ombre qui avait suivi Mantoux depuis la villa Dandolo jusqu'au jardin de Mme Chermidy était le duc de La Tour d'Embleuse.
Un instinct aussi infaillible que le raisonnement apprit à l'insensé que Mathieu était attendu chez la belle Arlésienne. Il guetta son départ; il attendit l'heure au fond d'un corridor obscur de la villa. Lorsqu'il entendit le forçat ouvrir la porte de sa chambre, il sut étouffer sa voix et comprimer le rire nerveux qui secouait son vieux corps depuis la tête jusqu'aux pieds. Pour descendre l'escalier à la suite de son guide, il prit soin d'ôter ses chaussures, et il fit tout le chemin pieds nus, dans les cailloux et dans les herbes coupantes, dans les buissons qui ensanglantaient chacun de ses pas. Il ne s'aperçut ni de la longueur de la route, ni des détours interminables, ni de la fatigue, ni de la douleur. L'empire d'une idée fixe le rendait insensible à tout; il ne craignait rien au monde que de perdre son conducteur ou d'en être aperçu. Lorsque Mantoux doublait le pas, le duc courait derrière lui comme s'il avait eu des ailes; quand le forçat retournait la tête, le duc se couchait sur le ventre, rampait dans les fossés ou se glissait sous une haie épineuse de cactus ou de grenadiers.
Il s'arrêta enfin à la lisière de l'enclos. Une voix secrète lui dit que la seule fenêtre qui brillait au rez-de-chaussée de la maison était celle de Mme Chermidy. Il vit son guide s'arrêter à la porte. Une femme vint ouvrir, et ce vieux coeur bondit d'une joie désordonnée en reconnaissant la créature qui l'attirait.
Elle n'était donc pas morte! Il pourrait la voir, lui parler, et peut-être la rattacher à la vie! Son premier mouvement fut de s'élancer sur elle, mais il se retint et se blottit. Il était sûr qu'elle ne se tuerait pas en présence du domestique. Il se promit d'attendre qu'elle fût seule pour tomber chez elle, la surprendre, l'étonner, et lui arracher le poignard de la main.
Il garda son affût durant une grande heure, sans s'apercevoir de la longueur du temps. Il aimait Mme Chermidy comme il n'avait aimé ni sa femme ni sa fille. Il sentait germer dans son cerveau des idées de dévouement, d'abnégation, de petits soins désintéressés, d'humble esclavage. Cet amour absolu, irréfléchi, sans mesure et sans restriction, n'était pas un sentiment nouveau pour lui: c'est ainsi que depuis soixante ans il s'aimait lui-même. Son égoïsme avait changé d'objet sans changer de caractère. Il aurait immolé le monde entier au caprice de Mme Chermidy, comme autrefois à son propre intérêt ou à son plaisir.
Depuis le jour où l'ingrate l'avait quitté, il n'avait pas vécu. Son coeur ne pouvait plus battre qu'auprès d'elle; ses poumons ne respiraient que dans l'air qu'elle avait respiré. Il s'en allait à travers le monde comme un corps inerte lancé dans le vide.
Quelquefois une lueur de raison se glissait dans son esprit. Il se disait: «Je suis un vieux fou. Pourquoi me suis-je avisé de lui parler d'amour? En vérité l'amour sied bien à un barbon de mon âge! Qu'elle m'accorde un peu d'amitié, j'aurai tout ce que je mérite. Qu'elle me souffre dans sa maison comme un père, je trouverai dans un coin de mon coeur des sentiments paternels. Elle est malheureuse, elle pleure l'abandon de Villanera; je la consolerai par de bonnes paroles.» L'espérance de la voir bientôt lui donnait la fièvre. Ses yeux fatigués par l'insomnie le piquaient douloureusement, mais il espérait pleurer lorsqu'il tomberait aux pieds d'Honorine. Dans les grandes douleurs de la vie, nos yeux se désaltèrent avec des larmes. M. de La Tour d'Embleuse, assis dans un coin du jardin, en face de la maison, ressemblait à l'animal qui a couru trois jours dans le désert à la poursuite d'une eau fraîche, et qui s'arrête sur son dernier bond, devant la source convoitée, l'oeil allumé, la langue pendante.
Le dernier flambeau s'éteignit dans la chambre, et la fenêtre qu'il couvait du regard se confondit avec toutes les autres dans l'obscurité. Mais la maison, invisible pour un indifférent, ne l'était pas pour M. de La Tour d'Embleuse, et la fenêtre où tendait sa dernière convoitise brillait comme un soleil à ses yeux illuminés. Il vit Mantoux sortir de la maison et s'enfuir à travers champs, d'une course éperdue, sans retourner la tête en arrière. Alors il sortit de sa cachette et s'avança à pas de loup jusqu'à la fenêtre bien-aimée, dont ses yeux fixes et hagards n'avaient pas encore démordu. Il ne s'avisa même pas d'aller voir si la porte était fermée, tant cette fenêtre le possédait! Il s'accouda sur le bord, il palpa les châssis et les carreaux; il appuya sa figure contre une vitre, y colla son nez et sa bouche, et rafraîchit au contact du verre ses lèvres embrasées.
Une nuit profonde régnait au dedans comme au dehors, mais les sens malades du vieux fou croyaient voir Mme Chermidy à genoux au pied de son lit, plongeant sa tête dans ses mains, et ouvrant à la prière ses belles lèvres roses. Pour attirer son attention vers lui, il frappa doucement à la fenêtre: personne ne répondit. Alors il crut la voir endormie; car les hallucinations les plus contradictoires se succédaient dans son esprit. Il réfléchit longuement au moyen d'arriver jusqu'à elle sans l'éveiller en sursaut et sans lui faire peur. Pour atteindre son but, il se sentait capable de tout, même de démolir un pan de mur sans autres outils que ses dix doigts. En caressant la fenêtre, il sentit que les vitraux étaient enfermés dans un châssis de plomb. Il entreprit de déchausser un carreau avec ses ongles. Il se mit à la besogne et s'y escrima de si bon coeur, qu'il finit par en venir à bout. Ses ongles se retournaient quelquefois sur le plomb, ou se cassaient sur le verre; ses doigts hachés par vingt petites entailles saignaient tous à la fois; il n'en tenait compte, et s'il s'arrêtait de temps en temps, c'était pour lécher son sang, tendre l'oreille, épier les bruits du dedans et s'assurer qu'Honorine dormait toujours.
Lorsque le carreau fut déchaussé aux trois quarts, il le tira doucement par le bas, l'ébranla à petits coups, s'arrêtant chaque fois que le verre craquait un peu ou qu'une secousse trop vive faisait résonner toute la fenêtre. Enfin sa patience fut récompensée: la feuille transparente lui resta dans les mains. Il la déposa sans bruit sur le sable de l'allée, fit une gambade en appuyant l'index sur ses lèvres, et revint humer l'air de la chambre par l'ouverture qu'il avait faite. Il en gonflait sa poitrine avec une volupté avide: c'était la première fois qu'il respirait depuis dix jours.
Il allongea sa main dans la chambre, tâta la fenêtre à l'intérieur, trouva l'espagnolette et la saisit. Les carreaux étaient petits, l'ouverture étroite, le châssis lui coupait le bras et gênait ses mouvements; cependant la fenêtre céda en criant sur ses gonds. Le duc s'effraya de ce bruit et pensa que tout était perdu. Il s'enfuit jusqu'au fond du jardin et grimpa dans un arbre, les yeux fixés sur la maison, l'oreille ouverte à tous les bruits. Il écouta longtemps, et n'entendit pas autre chose que la plainte douce et mélancolique des crapauds qui chantaient au bord du chemin. Il redescendit de son observatoire et marcha des pieds et des mains jusqu'à la fenêtre, tantôt baissant la tête pour n'être pas vu, tantôt la levant pour voir et pour entendre. Il revint à la place d'où la peur l'avait chassé, et il s'assura qu'Honorine dormait toujours.
La croisée s'ouvrit toute grande et ne cria plus. L'air de la nuit entra dans la maison sans éveiller la belle dormeuse. Le duc enjamba la fenêtre et se coula subtilement dans la chambre. La joie et la peur le faisaient trembler comme un arbre secoué par le vent. Il chancelait sur sa base, sans oser se retenir aux meubles voisins. La chambre était encombrée d'objets de toute sorte, de malles ouvertes et fermées, et même de meubles renversés. Le duc se gouverna à travers ce désordre avec des précautions infinies. Il marchait à tâtons, effleurant chaque chose sans la toucher, et promenant dans l'ombre ses doigts meurtris. A chaque pas qu'il faisait, il murmurait à voix basse: «Honorine! êtes-vous là? m'entendez-vous? C'est moi, votre vieil ami; le plus malheureux, le plus respectueux de vos amis. N'ayez pas peur; ne craignez rien, pas même que je vous fasse des reproches. J'étais fou à Paris, mais le voyage m'a changé. C'est un père qui vient vous consoler. Ne vous tuez pas: j'en mourrais!»
Il s'arrêta, se tut et prêta l'oreille. Il n'entendit que les battements de son coeur. La peur le prit; il s'assit un instant sur le plancher pour calmer son émotion et apaiser le bouillonnement de ses veines.
«Honorine! cria-t-il en se relevant, êtes-vous morte?» Ce fut la mort en personne qui lui répondit. Il trébucha contre un meuble et ses mains nagèrent dans une mare de sang.
Il tomba sur ses genoux, appuya ses bras sur le lit, et resta jusqu'au jour dans la même posture. Il ne se demanda point comment ce malheur avait pu arriver. Il n'éprouva ni surprise ni regret; le sang afflua au cerveau, et tout fut dit. Sa tête n'était plus qu'une cage ouverte d'où la raison s'était envolée. Il passa les dernières heures de la nuit, accoudé sur un cadavre, qui se refroidit graduellement jusqu'au matin.
Lorsque le Tas vint voir si sa belle cousine était éveillée, elle entendit à travers la porte un cri aigre et discordant comme le chant du geai. Elle vit un vieillard ensanglanté qui remuait la tête en tout sens, comme pour la jeter loin de son corps. Le duc de la Tour d'Embleuse criait: «Aca! aca! aca!» C'est tout ce qui lui restait du don de la parole, le plus beau privilège de l'homme. Sa figure grimaçait horriblement, ses yeux s'ouvraient et se fermaient par ressorts; ses jambes étaient paralysées, son corps cloué sur le fauteuil, ses mains mortes.
Le Tas n'avait jamais connu qu'un sentiment humain: elle adorait sa maîtresse. C'est le sort des parents pauvres de s'attacher furieusement à leur famille, soit pour l'aimer, soit pour la haïr. La monstrueuse fille se jeta sur le corps de sa maîtresse avec un cri dont on ne trouverait d'exemple que dans le désert. Elle la pleura comme les tigresses doivent pleurer leurs petits. Elle arracha le couteau d'une grande et profonde blessure qui ne saignait plus; elle emporta dans ses bras ce beau corps inanimé; elle le couvrit de caresses folles. Si les âmes pouvaient se partager en deux, elle eût ressuscité à ses frais sa chère Honorine. La rage succéda bientôt à la douleur. Le Tas ne douta pas un instant que le duc ne fût l'assassin. Elle rejeta le cadavre sur le lit et courut de toute sa masse sur M. de la Tour d'Embleuse. Elle le battit à tour de bras, lui mordit les mains, et chercha ses yeux pour les arracher. Mais le duc était insensible au mal physique. Il répondit à toutes ces violences par ce cri uniforme qui devait être désormais son seul langage. Les animaux ont des sons différents pour exprimer la joie ou la douleur; mais l'homme atteint de folie paralytique gît au dernier degré de l'échelle des êtres. Le Tas se lassa de le battre avant qu'il se doutât qu'il était battu.
Cependant Germaine, belle et souriante comme le matin, éveillait sa mère et son mari, assistait à la toilette de son fils, et descendait au jardin pour respirer l'air embaumé de l'automne. M. Le Bris et M. Stevens ne tardèrent pas à les rejoindre. La brise de la mer caressait doucement les feuilles luisantes de rosée. Les belles oranges et les cédrats énormes se balançaient au bout des ramilles vertes; les jujubes ridées et les pistaches sonores tombaient pêle-mêle au pied des arbres; les olives tachaient de noir le feuillage clairet des oliviers; les lourdes grappes de raisin jaune pendaient le long des treilles au milieu des pampres rougis par les premiers froids; les figues de la seconde récolte distillaient le miel à grosses gouttes, et quelques grenades oubliées riaient au milieu du feuillage, comme ces nymphes joufflues de Virgile qui se cachent pour se montrer. La saison des fleurs était passée, mais les beaux fruits jaunes et rouges sont les fleurs savoureuses de l'automne, et les yeux se réjouissent de les regarder.
Toute la famille était réunie autour du petit Gomez qui lutinait une tortue familière. M. de La Tour d'Embleuse manquait seul au rendez-vous matinal. Ses fenêtres étaient encore fermées, et l'on respectait son sommeil. Mathieu Mantoux, qui redoublait de zèle depuis que le docteur l'avait maintenu en place, lavait activement son linge au bord d'un petit ruisseau qui courait à la mer.
Le domestique de M. Stevens vint en toute hâte appeler son maître. Un crime avait été commis dans le voisinage; tout le canton était en émoi, et l'on courait au juge comme au feu. M. Stevens, en prenant congé de ses amis, demanda au messager quelques détails sur l'événement.
«Je ne sais rien, répondit l'homme. C'est, dit-on, une Française qu'on a trouvée morte dans son lit.
–Tout près d'ici? interrompit le docteur.
–A un quart de lieue.
–Ne dit-on pas que c'est une nouvelle débarquée!
–Je le crois; mais sa servante ne parle que le français, et l'on n'a pas pu comprendre….
–Vous avez vu la servante? Une grosse femme?
–Énorme.
–Voilà qui va bien, dit M. Le Bris. Cher monsieur Stevens, on sonne le déjeuner, et, si vous m'en croyez, vous viendrez vous mettre à table. La morte se porte bien, je vous le garantis.»
M. Stevens, homme grave, ne comprit pas la plaisanterie. Le docteur ajouta: «La loi anglaise punit-elle les gens qui promettent de se suicider et qui ne tiennent pas leur parole?
–Non; mais elle punit le suicide lorsqu'il est prouvé.
–Allons, je n'ai pas de bonheur avec la loi anglaise.»
M. Stevens reprit: «Sérieusement, docteur, avez-vous quelque motif de croire à une fausse alerte?
–Je vous donne mon billet que la dame en question n'a pas reçu une égratignure. Je la connais de reste, et elle est trop amoureuse de sa peau blanche pour y faire des trous.
–Mais si elle a été assassinée!
–N'en croyez rien, mon excellent ami. Vous connaissez-vous en oiseaux de volière?
–Pas trop.
–Alors vous ne savez pas quelle différence il y a entre les mésanges à tête bleue et les mésanges à tête noire?
–Non.
–Les mésanges à tête bleue sont de jolies petites bêtes qui se laissent tuer sans résistance; les mésanges à tête noire sont celles qui tuent les autres. Eh bien! la dame en question est une mésange à tête noire. Allons déjeuner.
–Je ne comprends pas, dit M. Stevens. Pourquoi me ferait-on appeler?
–Juge très-subtil, si l'on vous fait chercher ici, ce n'est pas pour avoir le plaisir de causer avec vous. C'est pour attirer une autre personne qui ne se dérangera pas. Qu'en dites-vous, cher comte?
–Il a raison,» dit la douairière.
Le comte ne répondait pas. Il était plus ému qu'il ne voulait le paraître. Germaine lui tendit la main et lui dit: «Allez avec M. Stevens, mon ami; et espérons que le docteur aura dit vrai.
–Parbleu! dit M. Le Bris, j'y vais aussi; je me mets de la partie, quoiqu'on ne m'ait pas invité. Mais, si la dame n'est pas morte sans rémission, je jure sur mon bonnet de docteur que le comte ne lui dira pas un mot.»
M. Stevens, le comte et le docteur montèrent en voiture. Dix minutes après, ils s'arrêtaient devant la maison de Mme Chermidy. Du plus loin qu'ils l'aperçurent, le docteur changea d'avis et pensa qu'un malheur était arrivé. Une foule compacte assiégeait l'enclos, et les Maltais de la police, accourus à la nouvelle du crime, ne suffisaient pas à contenir la curiosité publique.
«Diable! dit M. Le Bris, est-ce que la petite dame se serait tuée pour nous faire pièce? Je ne la croyais pas si forte que cela.»
M. de Villanera mangeait sa moustache sans rien dire. Il avait aimé Mme Chermidy pendant trois ans, et il s'était cru sincèrement aimé. Son coeur se déchirait à l'idée qu'elle avait pu se tuer pour lui. Les souvenirs du passé se révoltaient contre toutes les affirmations du docteur et plaidaient victorieusement la cause d'Honorine.