Kitabı oku: «Germaine», sayfa 9
Cette parole fut d'autant plus pénible à Mantoux, qu'il venait de jeter son dévolu sur une petite propriété plantée d'arbres, avec maison de maître, un nid à souhait pour une famille d'honnêtes gens. L'idée lui vint de casser cet engin de destruction qui menaçait sa fortune à venir. Mais il s'avisa qu'on le mettrait à la porte, et qu'il perdrait ses gages avec sa pension. Il se résigna à n'être qu'un bon domestique.
Par malheur, ses camarades jasaient hautement sur le régime végétal auquel il s'était soumis. Mme de Villanera en prit alarme, s'informa de tout, décida qu'il était juif incorrigible, relaps et tout ce qui s'en suit. Elle lui demanda s'il lui convenait de chercher une place à Corfou, ou s'il lui plaisait mieux de retourner en France. Il eut beau gémir, demander grâce, et recourir à l'intervention charitable de la bonne Germaine, Mme de Villanera n'entendait pas raison sur cet article-là. Tout ce qu'il obtint, c'est qu'il resterait en place jusqu'à l'arrivée de son remplaçant.
Il avait un mois devant lui: voici comme il en profita. Il acheta quelques grammes d'acide arsénieux et les cacha dans sa chambre. Il en prit une pincée, la ration de deux hommes environ, et il la fit dissoudre dans un grand verre d'eau. Il mit le verre à l'office, sur une planche très-haute où l'on ne pouvait atteindre qu'en montant sur une chaise; et, sans perdre de temps, il jeta quelques gouttes de ce liquide empoisonné dans l'eau sucrée de la malade. Il se promit de recommencer tous les jours, de tuer lentement sa maîtresse, et de mériter, en dépit du petit appareil, les bienfaits de Mme Chermidy.
IX
LETTRES DE CHINE ET DE PARIS
A MONSIEUR MATHIEU MANTOUX, CHEZ M. LE COMTE DE VILLANERA, VILLA DANDOLO, A CORFOU.
Sans date.
Tu ne me connais pas, et je te connais aussi bien que si je t'avais inventé. Tu es un ancien pensionnaire du gouvernement à l'école navale de Toulon; c'est là que je t'ai vu pour la première fois. Je t'ai rencontré depuis à Corbeil; tu n'y faisais pas de brillantes affaires, et la police avait les yeux sur toi. Tu as eu le bonheur de tomber sur une grosse bête de Parisienne qui t'a procuré une bonne place, avec l'espérance d'une pension. La dame de la rue du Cirque et sa femme de chambre te prennent pour un innocent; on dit que tes maîtres t'honorent de leur confiance. Si la malade que tu soignes avait pris son passage pour l'autre monde, tu serais riche, considéré, et tu vivrais en bourgeois dans le pays que tu choisirais. Malheureusement, elle ne s'est pas décidée, et tu n'as pas eu l'esprit de la pousser dans le bon chemin. Tant pis pour toi; tu garderas ton nom de Peu-de-chance. Le commissaire de police de Corbeil te fait chercher. On est sur ta trace. Si tu ne prends pas tes mesures, on saura te trouver là-bas. Je t'y ai bien trouvé, moi qui t'écris! Es-tu curieux d'aller cueillir du poivre à Cayenne? Travaille donc, fainéant! la fortune est dans tes mains, aussi vrai que je m'appelle…. Mais tu n'as pas besoin de savoir mon nom. Je ne suis ni Rabichon, ni Lebrasseur, ni Chassepic. Je suis, dans l'espérance que tu sauras comprendre tes intérêts,
Ton ami,
X. Y. Z.
MADAME CHERMIDY AU DOCTEUR LE BRIS.
Paris, 13 août 1853.
La Clef des coeurs, mon charmant ami, voici une grande et magnifique nouvelle. Mme de Sévigné vous la ferait attendre pendant deux pages; moi, je vais plus vite en besogne et je vous la livre du premier coup. Je suis veuve, mon ami! veuve sans appel! veuve en dernier ressort! veuve comme si le notaire y avait passé! J'ai reçu la nouvelle officielle, l'acte mortuaire, les compliments du ministère de la marine, le sabre et les épaulettes du défunt, et une pension de 750 francs pour rouler carrosse sur mes vieux jours. Veuve! veuve! veuve! il n'y a pas un plus joli mot dans la langue française. Je me suis habillée de noir; je me promène à pied dans les rues, et j'ai des démangeaisons d'arrêter les passants pour leur apprendre que je suis veuve.
J'ai reconnu dans cette occasion que je n'étais pas une femme ordinaire. J'en sais plus d'une qui aurait pleuré par faiblesse humaine et pour donner une petite satisfaction à ses nerfs; moi, j'ai ri comme une folle et je me suis roulé sur le Tas qui n'en pouvait mais. Il n'y a plus de Chermidy; Chermidy n'est plus; pas plus de Chermidy que sur la main; nous avons le droit de dire feu Chermidy!
Vous savez, tombeau des secrets, que je n'avais jamais aimé cet homme-là. Il ne m'était de rien. Je portais son nom, j'avais supporté ses bourrades; deux ou trois soufflets qu'il m'a donnés étaient les seuls liens que l'amour eût formés entre nous. Le seul homme que j'aie aimé, mon véritable mari, mon époux devant Dieu, ne s'est jamais appelé Chermidy. Ma fortune ne vient pas de ce matelot; je ne lui dois rien, et je serais bien hypocrite de le pleurer. N'avez-vous pas assisté à notre dernière entrevue? Vous souvient-il de la grimace conjugale qui embellissait ses traits? Si vous n'aviez pas été présent, il m'aurait fait un mauvais parti; ces maris marins sont capables de tout. Les cartes m'ont souvent prédit que je mourrais de mort violente: c'est que les cartes connaissaient M. Chermidy. Il m'aurait tordu le cou tôt ou tard, et il aurait dansé à mon enterrement. C'est moi qui ris, qui danse et qui dis des folies: je suis dans le cas de légitime défense!
C'est une bonne histoire, allez! que celle de cette mort. On n'a jamais vu chinoiserie pareille, et je la mettrai sur mon étagère. Tous mes amis sont venus hier m'apporter leurs compliments de condoléance. Ils s'étaient fait des figures de deuil; mais je leur ai conté l'événement, et je les ai égayés en un tour de main. Nous avons ri, sans débrider, jusqu'à minuit et demi.
Figurez-vous, mon cher docteur, que la Naïade s'était embossée devant Ky-Tcheou. Je n'ai jamais pu trouver l'endroit sur la carte, et j'en suis au désespoir. Les géographes d'aujourd'hui sont des êtres bien incomplets. Ky-Tcheou doit être au sud de la presqu'île de Corée, sur la mer du Japon. J'ai bien trouvé Kin-Tcheou, mais c'est dans la province de Ching-King, sur le golfe Leou-Toung, dans la mer Jaune. Mettez-vous à la place d'une pauvre veuve, qui ne sait pas sous quelle latitude on l'a privée de son mari!
Quoi qu'il en soit, les magistrats de Ky-Tcheou, ou Kin-Tcheou, à l'embouchure de la rivière Li-Kiang avaient malmené deux missionnaires français. Le mandarin gouverneur, ou père de la ville, le puissant Gou-Ly, consacrait tous ses loisirs à faire des niches aux étrangers. Il y a trois factoreries européennes dans ce lieu de plaisance. Un Français qui achète de la soie exerçait les fonctions d'agent consulaire. Il avait un drapeau devant sa porte et les missionnaires logeaient chez lui. Gou-Ly fit arrêter les deux prêtres et les accusa d'avoir prêché une religion étrangère. Ils auraient eu mauvaise grâce à s'en défendre, puisqu'ils étaient venus précisément pour cela. Ils furent condamnés; et le bruit courut qu'on les avait mis à mort. C'est dans ces circonstances que l'amiral envoya la Naïade pour voir un peu ce qui se passait. Le commandant fit venir Gou-Ly à son bord: vous représentez-vous mon mari en tête-à-tête avec ce Chinois? Gou-Ly protesta que les missionnaires se portaient bien, mais qu'ils avaient enfreint les lois du pays et qu'ils devaient rester six mois en prison. Mon mari demanda à les voir; on offrit de les lui montrer à travers les grilles. Il se transporta le soir même aux portes de la prison, avec une compagnie de débarquement. Il vit deux missionnaires en habit ecclésiastique, qui gesticulaient à la fenêtre. Le consul français les reconnut, et tout le monde fut content.
Mais le lendemain on vint apprendre au consul que les missionnaires avaient été parfaitement égorgés huit jours avant l'arrivée de la Naïade. On entendit plus de vingt témoins qui certifièrent le fait. Mon Chermidy remit son uniforme, débarqua ses hommes, retourna à la prison et enfonça les portes, malgré les gestes des missionnaires qui lui faisaient de grands bras pour le renvoyer au navire. Il trouva dans le cachot deux figures de cire, modelées avec une perfection chinoise: c'étaient les missionnaires qu'on lui avait montrés la veille.
Mon mari entra dans une belle colère. Il ne souffre pas qu'on le trompe: c'est un travers que je lui ai toujours connu. Il revint à bord et jura son grand juron qu'il bombarderait la ville si les meurtriers n'étaient pas punis. Le mandarin, tremblant comme la feuille, fit sa soumission et condamna les juges à se voir scier entre deux planches. Pour le coup, mon mari n'eut rien à dire.
Mais la législation du pays permet à tout condamné à mort de fournir un remplaçant. Il y a des agences spéciales qui, moyennant cinq ou six mille francs et de belles promesses décident un pauvre diable à se laisser couper en deux. Les Chinois de la basse classe, qui grouillent pêle-mêle avec les animaux, ne tiennent pas énormément à la vie. Vous comprenez, pour ce qu'ils en font! Ils se décident volontiers à la mener courte et bonne lorsqu'on leur offre un millier de piastres à manger en trois jours. Mon mari accepta les remplaçants, assista au supplice, et fit sa paix avec l'ingénieux Gou-Ly. Il poussa la clémence jusqu'à l'inviter à dîner pour le lendemain avec les magistrats qui s'étaient fait remplacer. C'était agir en bon diplomate; car, enfin, qu'est-ce que la diplomatie? L'art de pardonner les injures aussitôt qu'on s'en est vengé.
Gou-Ly et ses complices vinrent dîner en grande cérémonie à bord de la Naïade. Le dessert fut interrompu par un incendie magnifique: le navire flambait comme une allumette. On fit jouer les pompes en temps utile; l'accident fut mis sur le dos d'un aide de cuisine, et l'on fit des excuses au vénérable Gou-Ly.
Vous trouvez le récit un peu long? Patience! nous n'avons plus longtemps à vivre. Le mandarin voulut lui rendre sa politesse; il l'invita pour le lendemain à un de ces banquets où triomphe la prodigalité chinoise. Nous sommes de pauvres sires au prix de ces originaux-là. On a beaucoup admiré ce gentleman qui mangea à lui seul un dîner de cinq cents francs au Café de Paris: les Chinois sont bien d'une autre force! On annonça au commandant des ragoûts saupoudrés de perles fines, des nids d'hirondelles aux langues de faisan doré, et la célèbre omelette aux oeufs de paon qu'on fait sur la table en tuant chaque femelle pour lui arracher son oeuf. Mon Chermidy, simple comme un aviron, ne devina pas que c'était lui qui payerait la carte. Il se léchait les lèvres, au dire des rapports officiels, et il se promettait d'écouter de toutes ses oreilles les comédies qui assaisonnent un festin chinois.
Il descendit à terre avec le consul et quatre hommes d'escorte, par une belle pluie battante. Vous pouvez croire qu'il n'avait pas oublié son grand uniforme. Une députation de magistrats le reçut à l'échelle avec tous les compliments de rigueur. Je suppose qu'il ne fut pas mécontent de la harangue. Si les Chinois adorent les compliments, les marins ne les détestent pas. On le hissa sur un petit cheval du pays. Je le vois d'ici, trottant en pincettes. L'animal (soit dit sans équivoque) enfonçait dans la boue jusqu'aux genoux; les villes de Chine sont pavées d'un macadam à deux fins, carrossable et navigable. Douze jeunes gens vêtus de soie rose marchaient à sa droite et à sa gauche, une plume de paon à la main. Ils chantaient du haut de leur nez les louanges du grand, du puissant, de l'invincible Chermidy, et ils agaçaient doucement sa monture avec les barbes de leurs plumes. Les petits chatouillaient les naseaux, les grands caressaient l'intérieur des oreilles, si bien et si longtemps que l'animal se cabra. Le cavalier, maladroit comme un marin, tomba sur le dos. Les enfants coururent à lui et lui demandèrent tous à la fois s'il s'était fait mal, s'il n'avait besoin de rien, s'il voulait de l'eau pour se laver, si l'on pouvait lui faire respirer quelque chose; et, tout en parlant, ils tirèrent leurs petits couteaux de leurs poches et lui coupèrent le cou sans bruit, sans scandale, jusqu'à ce que la tête fût complètement détachée du tronc.
C'est le consul qui a raconté cette histoire. Il n'en aurait parlé à personne, je le crains bien, sans le secours des quatre matelots qui lui sauvèrent la vie et le ramenèrent à bord. Je m'arrête ici; la pièce n'est plus intéressante dès l'instant où le héros est enterré. Vous saurez la suite par les journaux et par la lettre ci-jointe que les officiers de la Naïade ont pris la peine de m'adresser. Je regrette sincèrement la mort du mandarin Gou-Ly. S'il vivait encore, je lui ferais une pension de nids d'hirondelles pour le reste de ses jours. Depuis que mon bonheur dépend d'un double veuvage, je me suis toujours promis de partager un million entre les âmes charitables qui me délivreraient de mes ennemis. Il y avait cinq cent mille francs dans mon secrétaire pour ce mandarin qui n'est plus.
Tombeau des secrets, vous brûlerez ma lettre, n'est-il pas vrai? Brûlez aussi les journaux qui parleront de cette affaire. Il ne faut pas que don Diego apprenne que je suis libre tant qu'il sera enchaîné lui-même. Épargnons à nos amis des regrets trop cruels. Surtout ne lui dites pas que le noir m'embellit.
Soignez bien la personne à qui vous vous êtes dévoué. Quoi qu'il arrive, vous aurez le mérite de l'avoir fait vivre au delà de toute espérance. Si l'on vous avait dit que vous quittiez Paris pour sept ou huit mois, mangeriez-vous de si bons becfigues? Lorsqu'elle sera guérie ou autre chose vous reviendrez à Paris, et nous vous referons une clientèle; car je suis sûre qu'excepté moi, vos malades ne vous reconnaîtront plus.
M. le duc de La Tour d'Embleuse, qui me fait l'honneur de dîner quelquefois à la maison, m'a priée de vous chercher un autre domestique. J'avais pris mes renseignements à la hâte sur le premier que je vous ai envoyé. On me l'a dépeint ces jours derniers comme un être à craindre. Chassez-le donc au plus tôt, ou gardez-le sous votre responsabilité, jusqu'à l'arrivée du remplaçant.
Adieu, la Clef des coeurs. Mon coeur vous est ouvert depuis longtemps, et si vous n'êtes pas le meilleur de tous mes amis, il n'y a point de ma faute. Conservez-moi mon mari et mon fils, et je serai pour la vie,
Toute à vous, HONORINE.
LES OFFICIERS DE LA NAÏADE A MADAME CHERMIDY.
Hong-Kong, 2 avril 1853.
Madame,
Les officiers et les élèves embarqués à bord de la Naïade remplissent un pénible devoir en venant joindre leurs regrets à la douleur bien légitime que vous causera la perte du commandant Chermidy.
Une odieuse trahison a enlevé à la France un de ses officiers les plus honorables et les plus expérimentés: à vous, madame, un mari dont chacun pouvait apprécier la bonté et la douceur; à nous, un chef ou plutôt un camarade qui tenait à honneur de nous alléger du poids du service en se réservant la plus lourde part.
En vous renvoyant les insignes de son grade qu'il avait conquis si laborieusement, notre seul regret, madame, est de ne pouvoir y joindre cette étoile des braves qu'il méritait depuis longtemps par la durée comme par l'importance de ses services, et qui l'attendait sans doute au port, à la fin d'une campagne que nous achèverons sans lui.
C'est une faible consolation, madame, dans une douleur comme la vôtre, que le plaisir de la vengeance. Cependant nous sommes fiers de pouvoir vous dire que nous avons fait à notre brave commandant de glorieuses funérailles. Lorsque M. le consul et les quatre matelots qui avaient été les témoins du crime nous en apportèrent la nouvelle à bord, le plus ancien des enseignes de vaisseau, succédant à l'excellent officier que nous avions perdu, fit évacuer les personnes, et les marchandises des factoreries européennes, et nous commençâmes contre la ville un feu soutenu qui la mit en cendres en moins de deux jours. Gou-Ly et ses complices se croyaient en sûreté dans la forteresse. La compagnie de débarquement, sous les ordres de l'un de nous, les assiégea pendant une semaine avec deux pièces de canon qu'on avait transportées à terre. Tous nos hommes furent admirables: ils vengeaient leur commandant. La Naïade n'appareilla, pour rallier le pavillon amiral, qu'après avoir puni impitoyablement le mandarin gouverneur et tous ceux qui s'étaient rassemblés autour de sa personne. A l'heure où nous écrivons, madame, il n'y a plus de ville appelée Ky-Tcheou; il n'y a plus qu'un monceau de cendres qu'on peut appeler le tombeau du commandant Chermidy.
Agréez, madame, l'hommage des sentiments de profonde sympathie avec lesquels nous avons l'honneur d'être,
Vos très-humbles et très-dévoués serviteurs.
(Suivent les signatures.)
X
LA CRISE
L'époque la plus heureuse dans la vie d'une jolie fille est l'année qui précède son mariage. Toute femme qui voudra bien rappeler ses souvenirs reverra avec un sentiment de regret cet hiver béni entre tous où son choix était fait, mais ignoré du monde. Une foule de prétendants timides et indécis s'empressaient autour d'elle, se disputaient son bouquet ou son éventail, et l'enveloppaient d'une atmosphère d'amour qu'elle respirait avec ivresse. Elle avait distingué dans la foule l'homme à qui elle voulait se donner; elle ne lui avait rien promis; elle éprouvait une certaine joie à le traiter comme les autres et à lui cacher sa préférence. Elle se plaisait à le faire douter du bonheur, à le promener de l'espérance à la crainte, à l'éprouver un peu chaque soir. Mais, au fond du coeur, elle lui immolait tous ses rivaux, et déposait à ses pieds tous les hommages qu'elle feignait d'accueillir. Elle se promettait de payer richement tant de persévérance et de résignation. Et surtout elle savourait ce plaisir éminemment féminin, de commander à tous et d'obéir à un seul.
Cette période triomphale avait manqué à la vie de Germaine. L'année qui précéda son mariage avait été la plus triste et la plus misérable de sa pauvre jeunesse. Mais l'année qui suivit lui apporta quelques dédommagements. Elle vivait à Corfou dans un cercle d'admirations passionnées. Tous ceux qui l'approchaient, vieux et jeunes, éprouvaient pour elle un sentiment voisin de l'amour. Elle portait sur son beau front ce signe de mélancolie qui apprend à tout le monde qu'une femme n'est pas heureuse. C'est un attrait auquel les hommes ne résistent guère. Les plus hardis craignent de s'offrir à celle qui paraît ne manquer de rien; mais la tristesse enhardit les plus timides, et c'est à qui essayera de les consoler. Les médecins ne manquaient pas à cette jeune âme affligée. Le jeune Dandolo, un des hommes les plus brillants des sept îles, l'entourait de ses soins, l'éblouissait de son esprit, et lui imposait son amitié superbe avec l'autorité d'un homme qui a toujours réussi. Gaston de Vitré promenait autour d'elle une sollicitude inquiète. Le bel enfant se sentait naître à une vie nouvelle. Il n'avait rien changé à ses habitudes, ses travaux et ses plaisirs marchaient du même pas qu'autrefois; mais lorsqu'il lisait auprès de sa mère, il voyait luire des soleils entre les pages du livre; il s'arrêtait comme ébloui au milieu de sa lecture; il rêvait à propos d'un vers qui ne l'avait jamais frappé. Le baiser du soir qu'il donnait à Mme de Vitré brûlait le front de sa mère. Lorsqu'il priait, à genoux, la tête appuyée contre son lit, il voyait passer entre ses yeux et ses paupières des images étranges.
Il ne dormait plus tout d'une pièce, comme autrefois; son sommeil était entrecoupé. Il se levait bien avant le jour et courait dans la campagne avec une impatience fébrile. Son fusil était plus léger sur son épaule; ses pieds couraient plus lestement dans les herbes desséchées. Il s'aventurait plus loin sur la mer, et ses bras, plus robustes, se réjouissaient de pousser les avirons; mais quel que fût le but de sa promenade, un charme invisible le jetait tous les jours dans le voisinage de Germaine. Il y arrivait par terre et par mer; il se tournait vers elle comme la boussole vers l'étoile, sans avoir conscience du pouvoir qui l'attirait. On l'accueillait en ami, on avait du plaisir à le voir et l'on ne s'en cachait pas. Cependant il était toujours pressé de partir, il n'entrait qu'en passant, sa mère l'attendait; il s'asseyait à peine. Mais le soleil couchant le trouvait encore auprès de la chère convalescente, et il s'étonnait de voir que les journées fussent si courtes au mois d'août.
M. Stevens, homme pesant, corps grave, marquait le pas derrière le fauteuil de Germaine comme un régiment d'infanterie; il avait pour elle ces attentions réfléchies et mesurées qui font la force des hommes de cinquante ans. Il lui apportait des bonbons et lui contait des histoires; il lui prodiguait ces petits soins auxquels une femme n'est jamais insensible. Germaine ne méprisait pas cette bonne grosse amitié, paternelle dans la forme, moins paternelle cependant que celle du docteur Delviniotis. Elle récompensait aussi d'un doux regard le capitaine Brétignières, cet excellent homme à qui il ne manquait qu'un plumet. Elle se réjouissait de le voir courir autour d'elle avec tout le fracas d'une fantasia arabe. Elle avait une amitié bien tendre pour M. Le Bris; et le petit docteur, accoutumé à faire une cour innocente à toutes ses malades, ne savait pas au juste ce qu'il éprouvait pour la jeune comtesse de Villanera. Elle changeait à vue d'oeil, et cette beauté renaissante pouvait emporter en un instant la fragile barrière qui sépare l'amitié de l'amour.
Tous ces sentiments mal définis et plus difficiles à nommer qu'à décrire faisaient la joie de la maison et le bonheur de Germaine. Elle trouvait une grande différence entre son dernier hiver de Paris et son premier été de Corfou. La villa et le jardin respiraient la gaieté, l'espérance et l'amour. On entendait des éclats de voix et des éclats de rire. Tous les hôtes rivalisaient d'esprit et de bonne humeur, et Germaine se sentait renaître à la douce chaleur de tous ces coeurs dévoués qui battaient pour elle. Si elle prit soin d'attiser le feu par une innocente coquetterie, c'est qu'elle tenait à s'assurer la conquête de son mari.
Les souvenirs pénibles de son mariage s'étaient peu à peu effacés de sa mémoire. Elle avait oublié la cérémonie lugubre de Saint-Thomas d'Aquin, et elle se regardait comme une fiancée qu'on attend pour aller à l'église. Elle ne pensait plus à Mme Chermidy; elle n'éprouvait pas ce froid intérieur que donne la crainte d'une rivale. Son mari lui apparaissait comme un homme nouveau; elle croyait être une femme nouvelle, née d'hier. N'est-ce pas naître une seconde fois que d'échapper à une mort certaine? Elle faisait remonter sa naissance au printemps; elle disait en souriant: «Je suis une enfant de quatre mois.» La vieille comtesse la confirmait dans cette idée en la prenant dans ses bras comme une petite fille.
Ce qui aurait pu la rappeler à la réalité, c'est la présence du marquis. Il était difficile d'oublier que cet enfant avait une mère, et que cette mère pouvait venir un jour ou l'autre réclamer le bonheur qu'on lui avait pris. Mais Germaine s'était accoutumée à regarder le petit Gomez comme son fils. L'amour maternel est si bien inné chez les femmes, qu'il se développe longtemps avant le mariage. On voit des petites filles de deux ans offrir le sein à leur poupée. Le marquis de los Montes de Hierro était le poupée de Germaine. Elle se négligeait elle-même pour s'occuper de son fils. Elle avait fini par le trouver beau; ce qui prouve qu'elle avait un vrai coeur de mère. Don Diego la regardait avec complaisance lorsqu'elle serrait dans ses bras ce petit gnome basané. Il se réjouissait de voir que la grimace héréditaire des Villanera ne faisait plus peur à sa femme.
Tous les soirs, à neuf heures, les maîtres et les valets se réunissaient au salon pour prier en commun. La vieille comtesse était fort attachée à cet usage religieux et aristocratique. Elle lisait les oraisons elle-même en latin. Les domestiques grecs s'associaient dévotement à la prière commune, malgré le schisme qui les sépare des chrétiens d'Occident. Mathieu Mantoux s'agenouillait dans un coin obscur, d'où il pouvait tout voir sans être vu, et de là il cherchait à lire les ravages de l'arsenic sur la figure de Germaine.
Il n'avait pas manqué une seule fois d'empoisonner le verre d'eau qu'il lui apportait tous les soirs. Il espérait que l'arsenic pris à petites doses accélérerait le progrès de la maladie, sans laisser de traces visibles. C'est un préjugé répandu dans les classes ignorantes: on croit à l'action des poisons lents. Maître Mantoux, justement surnommé Peu-de-chance, ne pouvait pas savoir que le poison tue les gens d'un seul coup, ou point. Il croyait que les milligrammes d'arsenic ingérés dans le corps s'additionnaient à la longue pour former des grammes; il comptait sans le travail infatigable de la nature qui répare incessamment tous les désordres intérieurs. S'il avait pris une meilleure leçon de toxicologie, ou s'il s'était rappelé l'exemple de Mithridate, il aurait compris que les empoisonnements microscopiques produisent un tout autre effet que celui qu'il espérait. Mais Mathieu Mantoux n'avait pas lu l'histoire.
Ce qui l'aurait encore étonné davantage, c'est que l'arsenic, absorbé à petites doses, est un remède contre la phthisie. Il ne la guérit pas toujours, mais du moins il procure un vrai soulagement au malade. Les molécules de poison viennent se brûler dans les poumons au contact de l'air extérieur, et produisent une respiration factice. C'est quelque chose que de respirer à l'aise, et Germaine le sentit bien. L'arsenic coupe la fièvre, ouvre l'appétit, facilite le sommeil, rétablit l'embonpoint; il ne nuit pas à l'effet des autres remèdes; il y aide quelquefois.
M. Le Bris avait pensé souvent à traiter Germaine par cette méthode, mais un scrupule bien naturel l'avait arrêté en route. Il n'était pas sûr de sauver la malade, et ce diable d'arsenic lui rappelait Mme Chermidy. Mathieu Mantoux, docteur moins timoré, accéléra les effets de l'iode et la guérison de Germaine.
Germaine aspira de l'iode pur depuis le 1er août jusqu'au 1er septembre. Le docteur assistait chaque matin à l'inspiration; M. Delviniotis lui tenait souvent compagnie. Ce mode de traitement n'est pas infaillible, mais il est doux et facile. Un courant d'air chaud dissout lentement un centigramme d'iode, et l'apporte sans effort et sans douleur jusque dans les poumons. L'iode pur n'enivre pas les malades comme la teinture d'iode; il ne dessèche pas la bouche comme l'éther iodhydrique; il ne provoque pas la toux. Son seul défaut est de laisser dans la bouche un petit goût de rouille, auquel on se fait aisément. M. Le Bris et M. Delviniotis accoutumèrent doucement Germaine à ce médicament nouveau. Dans son impatience de guérir, elle aurait voulu brusquer son mal et l'emporter de vive force; mais ils ne lui permirent qu'une inspiration tous les matins, et de très-courte durée: trois minutes, quatre au plus. Avec le temps, ils augmentèrent la dose, et, à mesure que la guérison s'avançait, ils donnèrent jusqu'à deux centigrammes par jour.
La cure marchait avec une rapidité incroyable, grâce à la collaboration discrète de Mathieu Mantoux. Un étranger qui se serait fait présenter à la villa Dandolo n'aurait pas deviné qu'il y avait une malade. A la fin du mois d'août, Germaine était fraîche comme une fleur, ronde comme un fruit. Dans ce beau jardin où la nature avait accumulé toutes ses merveilles, le soleil ne voyait rien de plus brillant que cette jeune femme toute neuve qui sortait de la maladie comme un bijou de son écrin. Non-seulement les couleurs de la jeunesse refleurissaient sur son visage, mais la santé métamorphosait tous les jours les formes amaigries de son corps. Les douces ondées d'un sang généreux gonflaient lentement sa peau rose et transparente; tous les ressorts de la vie, relâchés par trois années de douleur, se tendaient avec une joie visible.
Les témoins de cette transfiguration miraculeuse bénissaient la science comme on bénit Dieu. Mais le plus heureux de tous était peut-être le docteur Le Bris. La guérison de Germaine apparaissait aux autres comme une espérance, à lui seul comme une certitude. En auscultant sa chère malade, il vérifiait tous les jours la décroissance du mal; il voyait la guérison dans ses effets et dans ses causes; il mesurait comme au compas le terrain qu'il avait gagné sur la mort. L'auscultation, méthode admirable que la science moderne doit au génie d'Hippocrate, permet au médecin de lire à livre ouvert dans le corps de son malade. Les ressorts invisibles qui s'agitent en nous produisent, dans leur marche régulière, un bruit aussi constant que le mouvement d'une pendule. L'oreille du médecin, lorsqu'elle s'est accoutumée à entendre cette harmonie de la santé, reconnaît à des signes certains le plus petit désordre intérieur. La maladie se raconte et s'explique elle-même à l'observateur intelligent; il assiste aux progrès de la vie ou de la mort comme le témoin caché derrière une porte devine les moindres incidents d'un combat ou d'une querelle. Un son mat désigne au médecin les parties du poumon où l'air ne pénètre plus; un râle particulier lui indique ces cavernes envahissantes qui caractérisent la dernière période de la phthisie. M. Le Bris reconnut bientôt que les parties imperméables à l'air se circonscrivaient de jour en jour; que le râle s'éteignait peu à peu; que l'air rentrait en chantant dans les cellules vivifiées qui enveloppaient les cavernes cicatrisées. Il avait dessiné, pour la vieille comtesse, la carte exacte des ravages que la maladie avait faits dans la poitrine de la jeune femme. Tous les matins, il traçait au crayon un nouveau contour qui attestait le progrès quotidien de la guérison. Balzac a supposé un étrange malade, dont la vie, figurée par une peau de chagrin, va se rétrécissant chaque jour. Le dessin du docteur Le Bris se rétrécissait tous les matins, pour le salut de Germaine.
Le 31 du mois d'août, M. Le Bris, heureux comme un vainqueur, donna un coup de pied jusqu'à la ville. La campagne était de son goût; mais il ne dédaignait pas un petit tour sur l'esplanade, au son des fifres et des cornemuses militaires. En regardant la fumée des bateaux à vapeur, il croyait se rapprocher de Paris. Il dînait volontiers à la table des officiers anglais; volontiers il se promenait dans les rues marchandes. Il admirait les soldats tout de blanc habillés, avec un chapeau de paille, des gants jaunes et des souliers vernis, à l'heure où ces braves gens, suivis de leur petite famille, vont acheter leur tranche de jambon et leur pain à sandwiches. Il reposait ses yeux sur d'admirables étalages de fruits verts que les marchands entretiennent dans une propreté anglaise. L'un frotte des prunes sur sa manche pour les faire reluire; l'autre étrille avec une brosse à chapeaux le velours rose des pêches. C'est un admirable tohu-bohu de melons gros comme des citrouilles, de citrons gros comme des melons, de prunes grosses comme des citrons et de raisins gros comme des prunes. Peut-être aussi le jeune docteur lorgnait-il avec une certaine complaisance les jolies Grecques accoudées sur leurs fenêtres dans un cadre de cactus en fleur. Dans ce pays de bonhomie, les petites bourgeoises ne se font pas scrupule d'envoyer des baisers à l'étranger qui passe, comme les bouquetières de Florence lui lancent des bouquets dans sa voiture. Si leur père les aperçoit, il les soufflette rudement, au nom de la morale, et cela donne un peu de variété au tableau.