Sadece Litres'te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 4», sayfa 14

Yazı tipi:

Deux jours après ils étaient sur la route de Normandie; Amélie et Henri étaient dans une calèche bien fermée, Annette sur le siége; Louis courait en avant et faisait préparer les chevaux… Ils allaient fort vite… Henri payait les guides comme s'il allait chercher une couronne… Souvent il regardait à sa montre.

– Nous ne marchons pas, s'écriait-il; et ils allaient comme le vent.

Enfin, vers le milieu du second jour, ils atteignirent la dernière poste de la grande route: c'était un pauvre village comme la plupart de ceux qui sont près de la mer, en Normandie, de ce côté surtout. À peine Henri fut-il arrivé qu'il fit demander un fermier qui devait fournir des chevaux pour aller au château de C***, terme du voyage. En peu d'instants les chevaux furent prêts: on aurait dit qu'ils attendaient… Les voyageurs repartirent aussitôt, au grand contentement de Henri, dont l'empressement semblait avoir redoublé depuis qu'il avait entretenu le fermier.

À mesure qu'ils avançaient, la route devenait plus difficile. Les grandes pluies d'automne avaient tellement dégradé le chemin, que la calèche pouvait à peine avancer. Vers le soir le temps se couvrit, et de longues rafales annoncèrent un orage. Amélie, qui jamais n'avait voyagé que dans le midi de la France et en Italie, était désagréablement surprise de ce froid sombre, de ce ciel gris et de cet air âpre qui racontait toutes les souffrances que devait éprouver le pauvre dans cette contrée inhospitalière; tout à coup elle entend un bruit d'une nature étrange. Le postillon s'était arrêté pour laisser souffler les chevaux; Amélie entendit alors comme les acclamations de plusieurs milliers de voix, mais sans rien voir. C'était comme la rumeur d'une ville éloignée; et ce bruit avait son accroissement et son affaiblissement. Cette régularité était solennelle… et au milieu de ce pays presque sauvage, le soir, au moment où la nuit commence à envelopper tout ce qui est autour de nous d'un voile sombre, ce bruit avait un mystère qui devait frapper l'âme d'Amélie d'une sorte de terreur…; et à mesure que la voiture avançait, il devenait plus retentissant.

– Mon Dieu, dit-elle enfin, rompant le long silence qui s'était établi entre elle et Henri depuis le village où ils avaient quitté la grande route, mon Dieu, quel bruit étonnant! – C'est la mer, lui répondit en souriant son mari, c'est le bruit de l'Océan dans sa majesté et sa beauté lorsque la tempête commence à soulever ses vagues.

Dans ce même moment, un beau spectacle s'offrit aux yeux d'Amélie: la voiture était parvenue au sommet d'une petite colline de sable; et tout à coup, comme si un rideau s'était levé, l'Océan, avec ses vagues, ses falaises et ses grèves solitaires, déroula l'immense tableau de ses beautés devant Amélie. Alors elle oublia sa terreur passagère et fut saisie d'admiration… Toutefois elle frissonnait encore. La belle mer d'Italie, avec ses rivages fleuris et embaumés, ses bords enchantés; Venise et ses bouquets de roses; l'Adriatique, ses barques et ses gondoliers toujours poétiques, ne voguant sur ses eaux claires que pour une fête ou pour l'amour, avaient, pour une femme comme Amélie, une poésie plus sensible que la voix solennelle de l'Océan et la sombre grandeur de ses scènes. Mais Henri, à la vue de la mer, fit une exclamation qui révélait la joie de son cœur…: on voyait qu'il retrouvait un lieu chéri et préféré… Cette joie se peignait dans ses yeux, dans sa physionomie radieuse, que la lune éclairait en ce moment.

– Tiens, dit-il à sa femme en levant la main vers un rocher qui s'élevait d'une hauteur de plus de quatre-vingts pieds au-dessus des falaises qui, en cet endroit, bordaient le rivage, tiens, voilà ton château; vois pour quel lieu tu as quitté le palais enchanté que tu habitais il y a deux jours.

Amélie suivit la direction de la main de Henri, et aperçut, en effet, tout en haut du rocher, quelques tourelles qui se dessinaient en noir sur l'azur ardoisé du ciel… Placé au sommet de ce roc escarpé incessamment battu des flots et exposé au courant d'une marée presque furieuse en cet endroit, dont les lames se brisaient avec fracas contre les écueils au bas du rocher, ce château semblait une de ces décorations fantastiques que l'imagination évoque à la suite d'une vieille légende. Aussi, l'impression que produisit la première vue du château de C*** sur Amélie fut un effroi qu'elle ne put cacher à Henri et qu'elle ne chercha même pas à lui dissimuler; car, se jetant dans ses bras, elle cacha sa tête dans son sein en s'écriant: – Ah! mon ami, quel horrible lieu!

Henri l'embrassa avec tendresse en cherchant à la rassurer. Il lui dit que, parvenus au château, la grandeur du spectacle qu'elle verrait lui en ferait oublier la première et pénible impression, et que, d'ailleurs, de l'autre côté du rocher qu'ils allaient tourner, elle aurait une route facile et moins solitaire. En effet, ils entraient alors dans un misérable village formé de quelques cabanes de pêcheurs… Mais cette petite peuplade était déjà couchée et endormie, et les voyageurs ne furent accueillis, en la traversant, que par les longs aboiements des chiens qui, se mêlant au bruit de la mer et de la tempête, formèrent l'harmonie qui salua Amélie et son mari à leur arrivée dans leur antique manoir…

Comme Henri l'avait annoncé en effet, la voiture parvint sans peine au grand portail gothique du château; la plate-forme sur laquelle elle s'arrêta était recouverte d'un gazon court et épais qui avait fleuri en cet endroit sous la protection de l'édifice qui le garantissait du vent salin de la mer. Quant à l'édifice lui-même, son aspect, lorsqu'elle en fut près, ne diminua pas la terreur que de loin il avait inspirée à Amélie. On voyait que cette habitation avait été abandonnée pendant bien des années. Sa construction était antique, mais grossière, et sans rappeler ces admirables édifices du moyen âge avec leurs dentelles de pierre, leurs tourelles romantiques, et tout ce qui éveillait l'imagination du voyageur et lui faisait retrouver, au milieu d'un château en ruines, la châtelaine et ses pages, ses troubadours et son chapelain. Le château de C*** était plus vieux que le moyen âge. Sa construction était grossière, en pierres brutes et grisâtres, prises évidemment dans les rochers du rivage; ses fenêtres, peu nombreuses, étroites et fort élevées, étaient distribuées avec un grand mépris de la régularité. Malgré sa solidité réelle et fort apparente, une partie du bâtiment avait cédé à l'action du temps et des éléments, et n'offrait plus que des ruines. On voyait que les hommes avaient aidé à tous deux, ce qu'ils font toujours lorsqu'il s'agit de détruire: les poutres avaient été arrachées, pour faire du feu, par les pauvres vassaux, et les murs s'étaient enfin écroulés: la partie gauche du château était demeurée seule habitable et intacte.

Lorsque cette habitation désolée s'offrit ainsi aux yeux de la jeune femme accoutumée à tout le luxe et à toutes les douceurs d'une vie toujours heureuse, elle ferma un moment les yeux pour ne rien voir… Mais ensuite elle fut rappelée à elle-même par la voix de Henri. – Je l'ai voulu, se dit-elle à elle-même, pourquoi me plaindre et lui faire de la peine?

Et tout aussitôt elle courut légèrement à son mari, qui, déjà dans la cour du château, commençait à se repentir d'avoir eu la pensée d'amener Amélie au château de C***. Mais elle l'aborda en riant, plaisanta la première sur la ressemblance de son manoir avec le vieux château d'Udolphe dans les Apennins, et fut si bonne et si aimable, que Henri, tout joyeux, se dit:

– J'ai bien fait… Elle fera tout ce que je voudrai.

Toutefois la terreur d'Amélie fut plus forte que sa résolution en traversant la cour solitaire et en montant l'escalier tournant qui conduisait à son appartement… Elle se serrait contre Henri, et, s'appuyant sur sa poitrine, elle fermait les yeux, se laissant conduire comme un enfant.

La chambre où elle fut conduite était convenable… Les meubles en étaient vieux mais propres, et un feu brillant, qu'avait allumé le vieux concierge, lui donnait une gaieté d'aspect qui fit oublier à Amélie ses fatigues et ses terreurs.

Sa nuit fut paisible. Elle dormit comme on dort à dix-huit ans lorsqu'on est fatigué. Le lendemain, la vue magnifique qui s'offrit à elle à son réveil lui fit non-seulement tout oublier, mais lui donna le désir de prolonger son séjour à C***. Le soleil brillait dans un ciel bien bleu, et les vagues, la veille si furieuses, au matin, étaient calmes et limpides, et portaient les barques des pêcheurs du hameau qui étaient au bas du château. Henri lui apprit qu'elle pourrait se promener facilement quand elle le voudrait sur la mer, en prévenant quelques heures d'avance, parce que les écueils qu'elle avait aperçus en arrivant, et qui l'avaient tant effrayée, n'étaient que du côté de la route. – Mais dans cette partie, poursuivit-il en indiquant celle qui bordait les ruines, il y a une espèce de port naturel où la mer est paisible.

– Est-ce que les vaisseaux peuvent y aborder? demanda Amélie.

– Des vaisseaux! dit vivement Henri…! des vaisseaux!.. Vous ai-je dit cela?.. Non sans doute!.. Comment voulez-vous que des vaisseaux puissent arriver ici?.. N'allez pas dire une chose comme cela à Paris, car on rirait de vous, ma chère.

Il dit ce peu de mots avec une telle vivacité, qu'Amélie fut étonnée…; mais cette impression fut passagère, et bientôt elle l'oublia d'autant plus facilement, que Henri mit une telle activité à faire préparer une embarcation, que le matin même elle put se promener sur la mer… Henri la conduisit sur la côte à deux ou trois lieues, dans un pays ravissant. De hautes falaises abritaient des bois de chênes et de bouleaux, qui, ayant conservé leurs feuilles, étaient d'un prix inestimable à cette époque de l'année où tous les bois sont dépouillés… Le lieu où Henri avait conduit Amélie était presque désert: quelques maisons construites depuis peu, mais n'ayant qu'un étage et pour une ou deux personnes seulement, formaient le hameau où se trouvait Amélie…; elle n'y vit que trois ou quatre femmes dont le langage la surprit… il n'avait rien de celui de cette province… Henri connaissait les hommes, à ce qu'elle présuma; car il parla longtemps avec deux d'entre eux, et leur conférence fut même assez longue, tandis qu'Amélie, accompagnée d'Annette, s'amusait à parcourir le bois et à ramasser des coquillages sur le rivage…

Tout à coup le temps, qui avait été beau depuis le matin, se couvrit, et le vent recommença à souffler avec violence. Amélie descendit rapidement et courut à Henri, qui paraissait toujours sérieusement occupé avec les deux hommes qui l'avaient reçu à sa descente de la barque… Le temps paraissait surtout les occuper:

– Mon ami, je t'assure que je n'aurai pas peur, dit Amélie, se penchant sur son mari.

Il se retourna vivement, et lui saisissant la main:

– Quoi donc! s'écria-t-il, avez-vous entendu ce que je disais?

Amélie sourit de la véhémence de son mari…

– Moi! dit-elle; je n'ai rien entendu… Eh! que voulais-tu donc que j'entendisse d'ailleurs?..

– Je craignais que tu ne t'effrayasses de ce que ces hommes disaient du temps, dit-il en se reprenant ensuite, comme honteux de sa vivacité.

– Oh! je suis aguerrie maintenant, et je braverais une tempête, je crois!.. et puis avec toi, mon Henri, que ne braverais-je pas!

– Viens, lui dit-il, partons, car la tempête va nous surprendre.

Le retour fut heureux, malgré le gros temps; mais vers le soir la tempête se déclara… Henri était dans une violente agitation… rien ne pouvait expliquer son inquiétude. Amélie fut livrée de nouveau à une foule de pensées qui troublaient sa raison… Elle en vint à croire que son mari attendait quelqu'un!.. une femme!.. et qu'il était inquiet pour sa vie… En effet, rien ne pouvait expliquer pourquoi, malgré la pluie et le vent, Henri allait sur le haut du rocher pour faire allumer des feux et établir une sorte de fanal; cette occupation dura une partie de la soirée… Vers onze heures la tempête s'apaisa; alors seulement Henri rentra dans la chambre de sa femme, qui, pendant son absence, était demeurée en prières et pleurant. En lui voyant cette tristesse, son mari fut presque irrité et le lui témoigna durement.

– Je t'ai emmenée avec moi, Amélie, pour être une consolation et un accroissement à ma douleur et à ma tristesse. Je suis un malheureux!.. un paria!.. je te l'ai dit; pourquoi n'as-tu pas voulu me croire?.. Je me proposais de t'ouvrir mon cœur ici… mais si tu n'es qu'une enfant insensée, comment le puis-je faire?..

Amélie se repentit… demanda pardon, l'obtint, et tous deux se couchèrent accablés des fatigues de la journée.

Amélie dormait profondément, lorsqu'elle fut à demi réveillée par un bruit sourd semblable à un coup de canon… Elle ouvrit les yeux, tout était encore sombre… elle écouta avec attention… le même bruit se répéta.

– Éveillerai-je Henri? se dit-elle… Non… Mais dans le même moment elle comprit que Henri était éveillé comme elle, car il se pencha pour écouter si elle dormait… Elle ne dit rien… alors Henri se leva doucement avec une grande circonspection… Il passa seulement une redingote, s'enveloppa de son manteau, et se penchant sur sa femme, qu'il croyait endormie, il effleura son front et ses cheveux de ses lèvres…; puis s'élançant hors de la chambre, elle l'entendit qui courait rapidement dans les vastes corridors du château.

Où allait-il ainsi à cette heure de la nuit?.. Amélie, demeurée seule, fut d'abord stupide d'étonnement; il lui était démontré que son mari attendait quelqu'un… Cette sollicitude du soir pour le fanal… cette course nocturne… l'homme du parc à Paris!..

– Mon Dieu, qu'est-ce donc que cela peut être? s'écriait Amélie dans l'angoisse de son cœur…

Elle pleura… Sa position lui parut ce qu'elle n'était pas… elle se crut trahie… elle s'affligea sans mesure… – Oh! s'écriait-elle, pourquoi ai-je quitté ma mère?..

Vers le matin elle entendit des pas à la porte de sa chambre, puis cette porte s'ouvrit lentement… c'était Henri… il s'avança doucement vers le lit, se pencha de nouveau, et ses lèvres se posèrent encore sur les cheveux et le front d'Amélie… Ces deux baisers du départ et du retour tombèrent sur son cœur comme une douce rosée… Mais pourquoi s'éloigner d'elle au milieu de la nuit?.. pourquoi ce silence surtout? En quelques secondes Henri fut auprès d'elle, et profondément endormi.

Lorsque le lendemain tous deux s'éveillèrent, la matinée était avancée. Le soleil n'éclairait pas comme la veille la vaste chambre gothique, et la mer grondait toujours furieuse au bas du roc escarpé. La nature était triste comme l'âme de la pauvre Amélie… Henri au contraire était plus gai que jamais sa femme ne l'avait vu. Il était seulement agité, et de grandes pensées semblaient l'occuper. Après le déjeuner il dit à Amélie qu'il devait descendre au village pour différents travaux… Il partit en effet et demeura tout le jour absent, ne revint que le soir, et parut encore absorbé dans une méditation qui ne parut à Amélie qu'une preuve de plus de ce qu'elle redoutait. Comme toutes les jalousies, la sienne était insensée: si Henri la trahissait, l'eût-il emmenée avec lui?.. Mais la passion ne raisonne pas, et Amélie s'y abandonnait entièrement.

– Amélie, lui dit Henri, je serai peut-être obligé de partir demain matin pour demeurer absent un jour entier… Je compte sur toi-même pour que ces heures ne te paraissent pas trop longues…

– Partir!.. s'écria Amélie avec un accent d'aigreur hautaine qu'elle ne put déguiser; et où donc allez-vous encore?..

– Je n'aime pas les questions faites sur ce ton, répondit Henri; je te dirai où je vais lorsque tu le mériteras par ta raison et ta douceur.

Amélie pleura… demanda de nouveau et obtint son pardon, et la paix revint encore au milieu d'eux… mais seulement en apparence…

Le lendemain matin, Amélie, à son réveil, se trouva seule: Henri était parti avant le jour, lui dit Annette en l'habillant…

La journée fut mélancolique pour Amélie. Le temps était sombre et pluvieux… Le vent soufflait dans les longues galeries du vieux château inhabité et renvoyait des sons effrayants dans la partie où se tenait Amélie… Ces vastes chambres toutes dégarnies de meubles, ces dalles grises sur lesquelles résonnaient les pas avec de longs échos dans les salles désertes, cette physionomie mélancolique prit un redoublement de tristesse aux yeux d'Amélie dans cette journée, où, seule avec elle-même et son inquiétude, elle entrevoyait un autre avenir s'ouvrir devant elle, mais vaguement et sans savoir ce qu'elle avait à en redouter… Vers le soir, cette inquiétude incertaine se changea en une terreur réelle… Les objets prirent une forme, une voix pour lui parler et lui dire des paroles effrayantes… La journée s'écoula enfin, mais au milieu d'une telle agitation qu'Amélie ne comprit rien à ce qu'elle éprouvait… Annette ne disait rien… mais ses regards parlaient pour elle, et lorsque Amélie, cédant enfin à sa terreur et à ses impressions intérieures, fondit en larmes en s'écriant qu'elle était bien malheureuse, Annette se mit à genoux auprès d'elle, pleura sur ses mains froides et tremblantes, et répéta de sa douce voix:

– Ah! oui, ma pauvre maîtresse!.. bien malheureuse!..

Rien ne redouble l'affliction d'une femme qui pleure comme de voir pleurer avec elle. Amélie le prouva, et ses sanglots, longtemps retenus, sortirent alors avec angoisse de son sein. Toutefois avec les larmes arrivèrent les consolations, car c'est être consolée déjà que de pouvoir parler de ses peines à l'amie qui pleure avec vous… Annette était une sœur plutôt qu'une femme de chambre, et Amélie en lui parlant croyait parler à la comtesse de M***.

Comment Amélie n'avait-elle pas fait la remarque que ce précepteur dont le comte Henri avait parlé à Paris n'était pas au château? Annette l'avait très-bien remarqué, elle, et le fit observer à sa maîtresse. Amélie tressaillit. C'était vrai… et jamais depuis trois jours Henri n'en avait parlé. Il avait oublié le mensonge qu'il avait fait à Paris… Ce fait accrut encore les inquiétudes d'Amélie… Le vieillard qui était concierge était un vieux domestique du père d'Henri… Lui-même l'avait dit à Annette.

Les deux femmes passèrent la nuit à causer, mais bien bas, car tout leur faisait peur dans cette vaste solitude, et l'écho de leurs voix suffisait pour les effrayer. Elles fermèrent exactement la porte de l'appartement et ne l'ouvrirent que le lendemain à la femme du vieux concierge, lorsqu'elle vint apporter le déjeuner.

La journée fut triste et plus sombre que celle de la veille… Le temps devenait de plus en plus menaçant… La tempête était furieuse… Le roc sur lequel était bâti le château était quelquefois ébranlé par les vagues qui se venaient briser sur lui… À chaque coup Amélie tressaillait… À chaque rafale de vent qui entr'ouvrait la porte mal close, elle songeait à son ravissant appartement de la rue d'Anjou à Paris, et une larme roulait sur sa joue pâle en voyant cet abandon, cet isolement qui l'entouraient de leur glaciale douleur…

– Mon Dieu, disait-elle à Annette, que suis-je venue chercher dans ce malheureux séjour!..

Annette ne répondait rien… Mais voulant au moins distraire sa maîtresse, dès que le jour fut venu, elle courut partout avec la légèreté d'une jeune fille de vingt ans, vive et gaie, et tant que le jour dura et éclaira les vieilles murailles du manoir, elle eut le courage d'aller jusque dans les ruines, malgré tout ce que lui avait dit la vieille concierge… Elle lui avait raconté de longues histoires de revenants, d'apparitions… et Annette, qui n'avait peur que des vivants, en avait fait une longue énumération à sa maîtresse; et pour lui prouver qu'elle était brave, elle allait à tout instant parcourir le château dans toutes ses parties, puis revenait la chercher, croyant la distraire en la conduisant pour voir une vieille armure oubliée dans une galerie, ou bien un meuble antique tombant en poussière. Amélie se laissait conduire par complaisance… Mais après le dîner, se sentant fatiguée, elle se refusa à parcourir de nouveau le château… Annette partit donc seule cette fois, et laissa sa maîtresse au coin de son feu et ensevelie dans ses réflexions…

Le jour était tout à fait baissé. Amélie, inquiète de ne pas voir revenir Henri, songeait avec douleur à la différence de cette triste réalité avec le beau rêve que son imagination de jeune fille lui avait offert… Seule maintenant dans un vieux château, loin de tous les siens, de ses amis, abandonnée… elle pleurait… lorsque sa porte s'ouvrit doucement, et quelqu'un qu'elle ne reconnut pas d'abord s'approcha lentement d'elle: c'était Annette… À la lueur du feu qui, de la cheminée, éclairait à peine cette vaste chambre, Amélie vit en frémissant la pâleur de la jeune fille… Elle tremblait et pouvait à peine se soutenir.

– Madame, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise, nous sommes perdues si nous ne partons de suite pour Paris.

– Qu'y a-t-il? s'écria Amélie…

– Silence!.. Et Annette mit un doigt sur ses lèvres… en se retournant pour voir si personne n'était derrière elle; puis elle s'approcha de sa maîtresse et lui dit très-bas:

– Madame veut-elle savoir où est M. le comte et ce qu'il fait?

– Oh! s'écria Amélie, conduis-moi à l'instant… viens…

Et elle entraînait la jeune fille…

– Un moment, dit Annette…

Et allumant une bougie, elle la cacha derrière sa main, puis elle dit à sa maîtresse de la suivre… Elle lui fit parcourir de vastes chambres, des galeries délabrées, des chambres abandonnées; enfin elles arrivèrent dans une pièce assez petite dans laquelle Annette laissa sa lumière. Puis, montant deux marches qui conduisaient à un cabinet obscur dans lequel il n'y avait aucun meuble, comme, au reste, dans toutes les pièces qu'elles venaient de parcourir, Annette se leva sur la pointe de ses pieds devant une ouverture en œil-de-bœuf qui était pratiquée dans l'un des murs de ce petit réduit, et engagea sa maîtresse à faire comme elle.

Amélie ne distingua rien d'abord de ce qui était au-dessous d'elle. C'était comme un vaste hangar, une cour couverte, pleine de ballots, de caisses… des faisceaux d'armes étaient dans un coin de cette halle… des voiles de vaisseaux, un vaste drapeau étaient suspendus au-dessus de la voûte et flottaient agités par le vent, qui pénétrait dans cette salle immense, malgré les portes en planches qui la fermaient. Des centaines de bougies jetaient une vive lumière, et dans le premier moment Amélie éblouïe ne put rien distinguer; mais insensiblement son œil s'accoutuma à distinguer les objets qui étaient au-dessous d'elle… et, d'abord, elle vit ces ballots et ces caisses, ces armes, ces drapeaux… Mais un grand bruit qui se faisait entendre sans qu'elle pût voir ce qui le produisait lui inspira plus de curiosité que le reste… Tout à coup un éclat brillant frappe ses yeux, il est suivi de vives acclamations… Amélie voit enfin au-dessous d'elle une table immense qui occupe le milieu de cette halle… autour de cette table sont assis au moins cent hommes vêtus de bleu, portant l'habit et le chapeau de marin174. Il y avait aussi d'autres hommes vêtus comme les paysans le sont en France. Parmi eux, Amélie reconnut les deux hommes de la côte voisine qu'Henri paraissait connaître le jour où il l'y conduisit… Enfin, ses yeux familiarisés parcourent la table une autre fois… elle y trouve des figures étranges, des costumes bizarres, mais rien qui puisse justifier l'intérêt qui l'a conduite en ce lieu… Elle allait descendre de son observatoire et demander à Annette ce qu'elle voulait lui montrer, lorsque tout à coup un cri étouffé lui échappe… ses yeux ont rencontré un objet… Mais non, ce n'est pas lui… Dieu puissant, ce ne peut être Henri, son Henri, là… au milieu de ces misérables… hurlant dans la fureur de l'ivresse et blasphémant les noms les plus saints… Mais elle ne peut plus douter… c'est Henri, c'est bien lui… Dieu tout-puissant!.. il est assis sur un siége plus élevé… il est habillé comme eux… et même il les préside… il partage leurs excès… il dirige l'orgie!.. il est enfin un de ceux qu'Amélie a sous les yeux… Pendant une demi-heure, peut-être, elle demeura clouée à cette fatale fenêtre, où sa destinée l'avait amenée… Ce qu'elle vit, ce qu'elle entendit la convainquit, hélas! qu'elle ne rêvait pas, et que la réalité était là devant elle!.. La sensation qu'elle éprouva fut d'une telle nature, qu'elle crut un moment mourir en voyant Henri, cet homme qu'elle aimait, cet homme dont elle portait le nom, présider une orgie de brigands!.. et réserver pour ces hommes le sourire de ses lèvres et la joie de son cœur… oui… Amélie crut mourir… Au moment où elle allait quitter cette fenêtre qui lui avait montré son malheur, quelques voix seulement se faisaient entendre.

– Il faudra beaucoup d'argent pour cette expédition, commandant, disait l'un des hommes de la côte à Henri.

– J'en aurai, disait Henri.

– Et comment?

– Que vous importe? vous en aurez.

– Oui, oui, dit l'un des hommes, cela s'entend…

Et il fit le signe de mettre quelqu'un en joue.

Amélie frémit… elle quitta enfin ce lieu maudit et retourna dans sa chambre à demi morte de frayeur. Vers minuit Henri revint de son voyage. Il paraissait accablé de fatigue, et fut moins tendre pour sa femme; mais une heure avait suffi pour rendre cette froideur moins sensible. Le lendemain il sortit encore. Ce fut pendant son absence qu'Amélie fit avec Annette le plan que celle-ci exécuta. Amélie écrivit à la comtesse qu'il fallait qu'aussitôt sa lettre reçue, un courrier envoyé de Paris vînt la chercher à C***, dont elle donnait l'adresse de manière à ne se pas tromper. Cet homme devait avoir l'ordre de ramener Amélie, parce que la comtesse était fort mal.

– Je vous dirai pour quel motif j'en agis ainsi, ne dites pas un mot de ma lettre au marquis.

Annette se leva avant le jour, et eut le courage d'aller au village de la poste porter ce paquet. Elle arriva au moment du passage du courrier et vit partir la lettre. Tout allait bien.

Revenue au château sans qu'on se fût aperçu de son absence, Annette rendit le courage et l'espérance à sa maîtresse. Les deux jours s'écoulèrent comme les autres, Henri fut presque toujours absent, et toujours les mêmes assemblées et les mêmes orgies dans la grande salle furent vues par Annette et par Amélie!.. Le troisième jour, au matin, une calèche attelée de quatre chevaux de poste entra dans la cour du château, et le valet de chambre de confiance de la comtesse remit une lettre à Amélie; elle contenait ce qui était convenu.

– Ah! s'écria Amélie, je vais partir à l'instant. Lisez, dit-elle à son mari en lui donnant la lettre.

– Je ne puis t'accompagner, mais il faut partir, dit aussitôt le malheureux jeune homme.

Et, serrant sa femme dans ses bras, il la fit monter en voiture, la recommanda aux soins du valet de chambre de la comtesse, et, veillant lui-même à ce que tout fût bien dans la voiture, il l'embrassa, lui promit de la rejoindre bientôt, et donna lui-même l'ordre aux postillons de partir, et surtout d'aller vite… Le malheureux!..

Amélie, en se séparant de lui, fut saisie d'un sentiment qui lui fit éprouver une vive angoisse. – Je souffre bien, disait-elle quelquefois à Annette…

Mais la terreur revenait l'assaillir de nouveau, et les remords s'effaçaient devant elle…

Arrivée à Paris, elle ne put résister aux instances de sa mère adoptive, et lui raconta tout ce qu'elle avait vu et entendu. Il leur fut démontré que le marquis ne savait rien. Quant à Henri, les deux femmes, dans leur sagesse, ne le virent pas très-coupable. En conséquence, il fut arrêté entre elles qu'il fallait le taire au marquis…

– Comme au monde entier! s'écria Amélie…

La comtesse ne répondit rien… Mais le lendemain matin elle s'en fut chez Fouché.

– Mon cher duc, lui dit-elle, je viens vous rendre gratis un bon office… mais cependant à une condition.

– Quelle est-elle?

– Vous allez le savoir. Vous faites si bien votre affaire qu'il y a dans une province de France une troupe d'hommes qui conspirent contre le gouvernement, et vous n'en savez rien… Quelqu'un parmi eux m'intéresse vivement, et avant de rien vous dire j'exige votre parole d'honneur de Français et de chrétien qu'il aura la vie sauve et la liberté; enfin arrêtez les autres et ne lui faites rien, cela est clair, je pense.

– Fort clair, en effet… Et où se trouve cette troupe?

– Vous n'en saurez pas un mot jusqu'à votre serment…

– Eh bien! je m'y engage… Je vous donne ma parole d'honneur de Français et de chrétien que le chef de votre troupe aura la vie et la liberté sauves.

La comtesse crut à L'HONNEUR, à LA FOI et au PATRIOTISME de Fouché!!.. et elle parla… À mesure que ses paroles frappèrent l'oreille de Fouché, les petits yeux de l'homme du comité de salut public scintillèrent d'un feu joyeux et sanglant.

– Oh! quel service vous me rendez!.. s'écria-t-il; enfin, voilà plus de dix mois que je suis à la recherche de cette troupe qui depuis un an m'a été signalée par mes agents de l'Angleterre, et depuis près de six mois par ceux du Calvados auxquels elle a toujours échappé… Le chef est, dit-on, le fils d'un homme tué à Quiberon… il a juré de venger la mort de son père sur tout ce qui reste de l'époque de la révolution, et il a surtout juré mort à l'Empereur!.. et à moi, m'a-t-on assuré!..

– Eh! non!.. C'est faux!.. c'est absurde!.. C'est mon neveu, s'écria la comtesse, et vous l'avez fait rentrer il y a un an!..

Fouché se frappa le front.

– Mais vous avez juré!.. dit la comtesse.

– Oui, oui… répondit Fouché; aussi soyez tranquille.

La comtesse s'éloigna, mais non sans répéter: Songez à votre serment…

Quinze jours après cette conversation on lisait dans les journaux: «Une bande de chouans, chassée du Calvados, dont elle troublait la sûreté sur les routes et dans les campagnes, presque traquée par la gendarmerie et au moment d'être saisie, s'était subitement échappée et dérobée à l'autorité. Elle vient d'être retrouvée et entièrement détruite, ainsi que tout ce qui tenait à elle.»

Le même jour, la comtesse reçut un paquet cacheté qui contenait l'extrait mortuaire d'Henri de C***, fusillé à Caen, le… 1809175.

174.La veste bleue, le chapeau ciré.
175.L'histoire qu'on vient de lire n'aurait aucun mérite si elle était composée. Elle est vraie dans tous les points: cette sinistre aventure a eu lieu effectivement dans l'année 1809, et la catastrophe fut ce que je dis ici. Madame de C*** est remariée maintenant.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
301 s. 2 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
Telif hakkı:
Public Domain