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Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 4», sayfa 13

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Ce fut un événement dans le salon de madame de M***, le jour où sa nièce y fit son entrée… Les jeunes personnes la regardèrent avec envie, les mères avec humeur, et les hommes avec l'espérance de lui plaire… On pense bien que les rangs devaient être pressés, car Amélie était une héritière comme on n'en voit pas beaucoup… elle était riche, noble, jeune et belle…

La comtesse de M*** s'attacha bientôt à sa nièce et l'aima d'une affection de mère. La jeune fille y répondit avec son âme qui était aimante et même passionnée, malgré l'apparence de froideur qui semblait l'envelopper.

– Amélie, lui dit un jour sa tante, il faut te marier.

– Pourquoi, ma tante? est-ce donc une condition expresse attachée au nom de femme que de prendre un mari? Je suis heureuse comme je suis, laissez-moi rêver la vie… Mon Dieu, le réveil ne viendra que trop tôt!.. d'ailleurs je ne veux pas vous quitter!..

Et puis elle se penchait sur les mains de la comtesse, les baisait, et la comtesse, l'embrassant à son tour, disait:

– En vérité, tu as raison, mon enfant… Je ne sais pas comment je pourrais me séparer de toi!..

Mais les prétendants ne se découragèrent pas, et lorsqu'ils surent que la tante et la nièce ne voulaient pas se séparer, ils déclarèrent qu'ils demeureraient chez madame de M***, si elle le voulait.

Amélie recevait froidement tous ces hommages, et sans qu'il parût qu'un seul même l'eût touchée… Elle était toujours aussi sérieuse… Sa figure mélancolique ne s'animait d'aucune pensée intérieure à l'approche de ses prétendants… On était alors en 1809, et Amélie avait dix-huit ans.

Un jour madame de M*** parut occupée d'un grand intérêt… Elle, qui ne sortait jamais, demeurait des journées entières hors de chez elle; et sa nièce, sa fille pour mieux dire, ne sut ce qui l'avait autant intéressée que lorsque la réussite eut couronné l'œuvre… La comtesse de M***, parente éloignée de Barras, avait eu le crédit de sauver après la terreur un homme qui devait tout redouter d'une réaction, car cet homme était Fouché. Contre l'ordinaire des méchants, il en avait été reconnaissant… et lorsque madame de M*** lui demandait un service, il le lui rendait avec autant de bonne grâce que cet homme pouvait en mettre à quelque chose. Cette fois madame de M*** dit à Fouché que ce qu'elle lui demandait était sans doute difficile, mais qu'elle serait ensuite des mois et même des années sans avoir recours à son obligeance, s'il lui accordait ce qu'elle sollicitait de lui.

Le service en effet était éminent: il s'agissait de faire rentrer un homme qui, sur la liste des émigrés en 1793, n'avait en 1800 fait aucune des diligences pour se mettre en règle, ne voulant pas rentrer en France à cette époque. Mais depuis, les choses avaient pris un autre aspect. Il voyait que la puissance de Napoléon s'affermissait de jour en jour, et chaque jour aussi le besoin de revoir sa patrie se faisait sentir plus vif et plus pressant.

«Je sens qu'on peut vivre quelque temps loin de sa patrie, ma vieille amie, écrivait-il à la comtesse de M***; mais il faut s'en rapprocher pour mourir. On sent le besoin de fermer ses yeux là où ils se sont ouverts… Que je vous doive ce bonheur, et il sera double pour moi.»

C'était pour cet ami de sa jeunesse, ce frère de ses vieux jours, que la comtesse insistait aussi vivement auprès de Fouché. Enfin ses vives instances eurent un entier succès, et son ami revit la France.

Le marquis de R***, aussitôt qu'il fut arrivé à Paris, accourut chez son amie devenue sa bienfaitrice… Ils furent bien heureux de se revoir, et cette joie fut pure des deux côtés: car celle qui obligeait vit qu'on était vraiment reconnaissant, et on est alors si heureux d'avoir pu réussir!..

– Mais je ne serai complètement satisfait que lorsque vous aurez obtenu pour mon fils adoptif la même faveur que pour moi, dit le marquis à son amie.

Et il lui raconta qu'après le désastre de Quiberon, il avait recueilli le fils d'un cousin avec lequel il était intimement lié, et là, sur le champ de bataille même, à son cousin mourant, il avait juré de servir de père à son fils… L'enfant avait entendu le serment, et Dieu l'avait reçu… car le père avait été martyr pour une cause sainte.

– Quel âge a donc votre fils adoptif? demanda la comtesse.

– Vingt-huit ans.

– Eh quoi! son père l'emmenait aussi jeune pour l'exposer aux chances d'une bataille?

Le marquis sourit avec une expression presque triste: – Vous ne connaissez pas Henri, répondit-il… vous ne savez pas quelle âme ardente il y a dans cet être que moi-même je ne connais pas encore, bien que je sois cependant ce qu'il aime le plus au monde après son pays… car la France est pour lui la mère qu'il a perdue… C'est donc lui qui a voulu suivre son père lorsque le duc de C*** vint chercher la mort à Quiberon… Si vous voulez que ma joie soit entière, obtenez que Henri soit rappelé comme moi.

La comtesse revit Fouché; elle pressa de nouveau, et la grâce du jeune homme fut ajoutée à celle de son père adoptif…

La nouvelle lui en fut aussitôt transmise, et peu de jours après il était à Paris.

Henri de C*** ne se fit pas d'abord présenter chez la comtesse…; elle en fut surprise, et ne put s'empêcher d'en faire un reproche au marquis de R***.

– Que voulez-vous? lui dit son ami; j'ai assez vu votre nièce pour être convaincu que lui plaire est une entreprise dans laquelle il est fort difficile de réussir… Elle est jolie, riche; mon fils adoptif n'a qu'une fortune médiocre; elle pourrait croire qu'il vient ici pour se faire aimer d'elle. Henri n'a aucune prétention; mais il est si beau… si remarquable, qu'il pourrait certes bien en avoir, et…

– Et pourquoi, dit vivement la comtesse, ne ferions-nous pas un mariage qui rapprocherait nos deux familles encore plus qu'elles ne le sont?.. Amélie n'a jamais aimé, elle ne veut même pas se marier…; mais votre fils peut lui plaire, mon ami, et combien je serais heureuse s'il lui était réservé de fondre la glace de ce cœur que rien encore n'a pu toucher!..

Le marquis parla à son fils adoptif de cette présentation; le jeune homme s'y refusa.

– Madame de M*** ne peut voir une offense dans mon refus, dit Henri; j'ai pour elle une profonde reconnaissance, mais je hais le monde et ne vais nulle part.

Le marquis insista: ce fut d'abord en vain… Henri semblait redouter d'entrer dans cette maison… Était-ce un pressentiment!.. Enfin, vaincu par les sollicitations réitérées de son père, il consentit à l'y accompagner, et un soir où le marquis savait trouver ces dames seules, il conduisit Henri à l'hôtel de M***.

Henri de C*** devait produire une vive impression sur les personnes qui le voyaient pour la première fois, depuis qu'il avait atteint ce degré d'une beauté mélancolique et mâle qui lui donnait un aspect tout à fait remarquable. Sa taille était élevée et élégante; sa tournure, d'une distinction de bonne compagnie, si rare à rencontrer, car il ne faut pas confondre l'extraordinaire avec la distinction… Sa figure était belle aussi; mais c'était surtout par son expression qu'elle plaisait. En voyant cette physionomie pâle, au regard prolongé et pensif, au sourire triste et presque toujours railleur, comme s'il eût voulu se punir lui-même de cette apparence de gaieté, on se disait que cet homme avait beaucoup souffert, et un sentiment attractif portait aussitôt vers lui…; mais lorsque ensuite on fixait ses yeux sur les siens, lorsqu'on voyait flamboyer son regard au récit d'une action généreuse et résolue; lorsque, repoussant les boucles blondes et naturelles de sa chevelure, il découvrait un front où siégeaient de profondes pensées, on se disait aussi que cet homme avait une destinée mystérieuse dont les intérêts étaient forts et puissants.

Henri parlait peu; mais son silence n'était jamais l'expression du dédain. On voyait que sa vie était grandement remplie, et que son silence n'était qu'un refuge dans ses propres pensées.

Son père le présenta à la comtesse, puis à Amélie. Il témoigna convenablement sa reconnaissance à la comtesse, causa peu, mais dans ce qu'il dit laissa voir un esprit et des connaissances auxquels Amélie n'était pas habituée… Elle fut touchée de cette nouvelle impression qu'elle recevait et en eut de la reconnaissance. Elle fut aussi plus affectueuse pour Henri. En lui parlant, sa voix devenait plus douce; on voyait qu'elle craignait de s'avancer et de heurter avec maladresse un homme souvent frappé et jusqu'à la douleur…

Henri, accueilli avec amitié et confiance dans la maison de la comtesse, y fut bientôt attiré par un charme qu'il ne chercha plus à éviter… Amélie s'habitua tellement à le voir, que lorsque par hasard une journée s'écoulait sans que Henri eût paru à l'hôtel de M***, elle était triste et ne pouvait dormir; Henri avait également pris l'habitude de passer ses soirées auprès d'Amélie et de sa tante… Il leur faisait la lecture des ouvrages nouveaux qui paraissaient; puis il racontait, tandis que les femmes travaillaient, les horreurs des guerres vendéennes et ce massacre de Quiberon!.. mais alors il changeait de nature: il devenait un lion… Sa longue et blonde chevelure frémissait sous l'impression qu'il recevait de ses propres paroles… Il peignait d'abord, il décrivait, et puis ensuite sa voix se montait à un degré d'énergie qui faisait trembler ceux qui écoutaient le malheureux enfant recevant le dernier soupir et la bénédiction d'un père au milieu de ses frères égorgés, et lui-même au moment d'être un glorieux martyr de plus dans cette sanglante journée.

Lorsque Henri parlait de cette funeste affaire, il oubliait la vie… il oubliait tout… Alors Amélie le regardait avec une expression qu'il fut quelque temps à ne pas comprendre d'abord; mais lorsqu'enfin, les yeux remplis de larmes, et suivant le regard de feu du noble jeune homme, elle ne chercha plus à cacher ce qu'elle éprouvait, alors Henri vit qu'il était aimé… Son premier mouvement fut de lever les mains et les yeux au ciel, et de remercier Dieu d'avoir envoyé à lui un noble cœur pour comprendre et consoler le sien… Il sortit de sa poitrine un objet qu'il y tenait soigneusement caché; et s'agenouillant ensuite, il pria longtemps; tout à coup une pensée vint troubler sa religieuse méditation. – Eh quoi, dit-il, je me réjouis d'être aimé! mais ai-je le droit de chercher l'amour et ses joies? non, je me dois à d'autres soins!.. Cependant!..

Et il retombait accablé sous une foule de pensées qui l'oppressaient et lui donnaient une douleur poignante qui troublait ses idées et lui ravissait toute force et toute ardeur.

Amélie était allée auprès de sa tante. – J'aime Henri de C***, lui avait-elle dit, et je ne puis être heureuse qu'avec lui…

Sa tante l'embrassa avec effusion, et lui apprit alors que, depuis longtemps, cette union était son vœu le plus cher, ainsi que celui du marquis.

Le même jour, la comtesse envoya chercher son vieil ami. – Tout va bien, lui dit-elle; Amélie aime Henri, et je crois que leur affection est mutuelle: ainsi donc nous ne ferons qu'une même famille.

Le marquis la regarda tristement et ne répondit rien. Il lui donna seulement une lettre à lire. Elle était de Henri…

– Je pars pour la Normandie, mon père, écrivait-il. Je me suis aperçu que mes affaires souffraient de cette oisiveté dans laquelle je vis depuis quelque temps… Je pars pour visiter plusieurs des propriétés qui m'ont été rendues. Écrivez-moi à C***, poste restante.

En apprenant le départ subit de Henri, Amélie ressentit une douleur inconnue… elle résista d'abord, mais enfin elle succomba et fut plusieurs semaines dans un état alarmant… Jamais elle n'avait mis en doute l'amour de Henri, et perdre en même temps l'illusion de cet amour et la réalité de sa présence, c'était trop pour une femme qui n'avait de force que pour aimer. Cette force avait longtemps sommeillé; mais aussi, à son réveil, elle était puissante et gigantesque, et ne trouvait plus maintenant d'aliment que dans sa douleur.

Ne recevant aucune nouvelle de Henri, son père se décida enfin à lui annoncer le danger de mademoiselle de P…

– Reviens aussitôt, lui disait son père; tu as peut-être tué une femme comme jamais tu n'en trouveras une pour l'approcher de ton cœur!

Trois jours après Henri était à Paris…

En le voyant, le marquis n'eut pas la force de lui adresser un reproche. Sa pâleur avait redoublé et son abattement était profond. On voyait que les jours et les nuits s'étaient aussi succédé pour lui dans les souffrances et peut-être même les pleurs… Il ne répondit rien à ce que lui dit son père, et se contenta de demander à avoir un entretien avec Amélie lorsqu'elle serait en état de le supporter…

En apprenant le retour de Henri, mademoiselle de P… comprit que l'affection qu'elle avait pour lui était un saint et solennel amour… Une joie si pure inonda son âme, qu'elle ne put douter alors que Dieu lui avait envoyé Henri pour qu'il fût son époux…

– Je sens que je ne puis vivre sans lui, dit-elle à sa tante, et ma vie est désormais attachée à la sienne.

Lorsqu'ils se revirent, ils sourirent tristement à la vue du changement qui s'était opéré en eux dans les jours qui les avaient séparés… Amélie fut celle qui ressentit le plus de joie de ce moment, cependant mutuellement souhaité… Henri était grave et même sévère en abordant Amélie. Il comprit que cette femme mourrait s'il la repoussait, et pourtant, bien qu'il l'aimât, une force mystérieuse les séparait l'un de l'autre.

– Amélie, lui dit Henri en s'asseyant près d'elle et prenant dans les siennes sa main froide et humide, Amélie, on veut nous unir. Je vous aime et vous m'aimez, et pourtant je crains que nous ne puissions être l'un à l'autre.

Amélie s'écria: Pourquoi être aussi cruel avec moi?.. ne me parlez pas ainsi.

– Écoutez-moi, Amélie, poursuivit Henri; il faut alors que nous nous entendions, et que nous tirions de notre affection une consolation pour tous deux. Vous m'aimez, et je vous aime aussi; mais cet amour, quelle joie peut-il vous donner? Je suis malheureux, voyez-vous; et m'aimer c'est vouloir s'associer à mon malheur… En aurez-vous le courage?

Amélie leva les mains et les yeux au ciel… Henri poursuivit:

– Écoutez, Amélie, cet instant est solennel; dites-moi si vous vous sentez la force d'être la compagne d'un homme qui a souffert et doit souffrir encore?

Amélie se leva et dit d'un accent assuré: – Je jure que je serai votre épouse avec joie et bonheur…

Henri la serra contre son cœur, et c'est ainsi qu'ils furent fiancés. Alors Amélie le prit par la main, et ils allèrent trouver la comtesse.

– Bénissez vos enfants, lui dit sa nièce, en tombant à genoux devant elle.

Le mariage eut lieu peu de jours après: il fut célébré dans une terre appartenant à Amélie, située à quelques lieues de Paris; mais il n'y eut aucune fête: Henri le demanda comme une grâce à sa fiancée; elle le lui accorda sans peine: et en effet, que lui importait le monde et son bruit? pour elle, la véritable fête était dans l'acte qui l'unissait à celui qu'elle aimait.

Ils demeurèrent donc dans une entière solitude pendant les quinze premiers jours de leur mariage; au bout de ce temps, qui fut pour Amélie un rêve qui lui montrait le ciel, Henri reprit l'air sombre, la physionomie morne qu'il avait constamment, et qu'on avait pu attribuer jadis à un amour qui craignait un refus. Silencieux, absorbé dans de sombres pensées, il finit par donner à sa femme une sorte de terreur vague, mais instinctive, qui, remplaçant un bonheur et des joies jusqu'alors inconnus, fut pour elle une douleur également grande; elle comprit le malheur sans savoir comment le parer, et cet état finit par lui devenir insupportable.

– Qu'avez-vous, Henri? lui dit-elle un soir que, rentrés après une longue promenade dans laquelle il n'avait répondu que par des monosyllabes à tout ce qu'elle lui disait, il marchait toujours en silence dans le salon, les bras croisés sur sa poitrine, et comme perdu dans un monde de pensées étrangères à ce qui l'entourait…

– Moi! répondit-il en tressaillant… mais je n'ai rien… que du bonheur, Amélie… et vous le savez bien!..

Amélie ne répondit pas, mais deux larmes roulèrent lentement sur ses joues: c'était son cœur qui avait parlé. Henri alla à elle, et la prenant dans ses bras il lui dit avec un accent de profonde tristesse:

– Je te l'ai dit, Amélie… il y a du malheur à m'aimer. Tu l'as voulu cependant, et cette persistance m'a attaché à toi… et voilà maintenant, que le temps de prouver que tu ne crains pas d'aimer celui qui souffre est venu, tu parais le redouter?

– Ah! je jure d'être heureuse, même de souffrir pour toi!.. Mais que je sache du moins ce qui t'occupe… Pourquoi nos pensées ne sont-elles pas communes? Pourquoi ne pas m'ouvrir ce cœur, qui est maintenant mon bien?.. Pourquoi?..

– Amélie, tu ne peux rien savoir, du moins pour ce moment, de ce qui m'occupe au point, je l'avoue, de me faire oublier quelquefois que je suis près de toi. Mais je t'aime… je n'aime que toi… C'est une vérité du cœur… crois-la…

Amélie secoua lentement la tête, et résistant à la pression des bras de son mari, qui la retenait contre lui, elle s'éloigna blessée dans l'âme du refus de Henri… Son caractère, doux et bon dans l'habitude de la vie, était soupçonneux et jaloux dès que l'affection se trouvait engagée… L'amitié même ne pouvait jamais la rassurer; elle craignait toujours de n'être pas assez aimée… Ce sentiment avait une source qui devait le faire excuser, mais il rendait malheureux ceux qu'elle aimait: la méfiance est si pénible!.. Une justification, qu'elle soit ou non facile, est toujours le sujet d'un reproche, même tacitement exprimé lorsqu'on craint de le faire à haute voix…

La comtesse et le marquis étaient retournés à Paris, et avaient laissé le jeune couple aux joies des premiers jours d'un premier et légitime amour… Ils étaient donc seuls, et personne ne pouvait se mettre entre eux et ce nuage qui venait de s'élever… Amélie retourna dans son appartement après la conversation qu'on vient de rapporter, et là, pleurant avec angoisse, elle laissa venir à elle les plus pénibles pensées; pour la première fois elle eut la terrible crainte d'avoir été épousée pour sa fortune!.. Henri en aimait peut-être une autre avant de la connaître!.. Lorsque son imagination lui présentait cette image, elle devenait froide et pâle et se sentait mourir… D'autres fois elle pensait que Henri avait peut-être perdu cette femme qu'il avait aimée… Mais qu'elle fût morte ou vivante, Amélie en était jalouse…: avec une âme comme la sienne, la tombe n'était pas un refuge… Cette idée lui parut la plus vraisemblable… et elle la caressa comme la moins douloureuse; elle essuya ses yeux, et descendit pour rejoindre Henri.

Elle le trouva sous la colonnade qui formait la façade de la maison du côté du parc; il était debout, appuyé contre une des colonnes et regardant, peut-être sans le voir, le magnifique paysage, éclairé par la lune, qui se déployait au loin devant lui… C'était cependant une vue magique, car le pays qu'il avait sous les yeux était cette vallée de Montmorency que nous laissons, simples que nous sommes, pour aller au loin chercher ce qui ne la vaut pas… Henri avait en ce moment les yeux attachés sur le lac d'Enghien, qu'il voyait à sa gauche, et sur lequel voguaient plusieurs barques qui portaient sans doute des heureux du monde; car il parvenait jusqu'à lui, dans le calme du soir, des sons d'une harmonieuse musique et des paroles joyeuses… Ce contraste lui était probablement pénible, car Amélie le trouva plus sombre qu'une heure avant. Son front était fortement plissé, et ses lèvres serrées et contractées semblaient retenir une imprécation…

Dans une âme jalouse tout éveille un soupçon; Amélie ne vit dans ce qu'elle remarquait qu'un souvenir rappelé… Henri était allé à Venise… ces barques, ces chants, cette belle nuit, cette lune aussi radieuse que dans le beau ciel de l'Italie… Amélie traduisit ainsi ce qu'elle voyait… En ce moment Henri l'aperçut, et l'attirant à lui il la baisa au front:

– Pourquoi m'as-tu quitté? lui demanda-t-il avec cet accent qui s'adresse toujours au cœur… Reste auprès de moi… J'aime à te voir et à t'entendre au milieu de ces joies mystérieuses d'une belle nuit d'été dans un pays enchanté… Reste… ainsi… toujours!.. Et il la rapprochait de lui… et il baisait doucement ses yeux, ses cheveux et son front… et elle, alors oubliant tout, elle laissait tomber sa tête sur la poitrine de son mari, et n'avait plus ni doutes, ni soupçons, ni rien de ce qui lui déchirait le cœur… Elle regardait avec orgueil et amour son Henri, qui, dans cet instant surtout, lui paraissait plus beau que jamais elle ne l'avait vu… Entièrement vêtu de noir, sa belle taille se déployait admirablement sur la colonne blanche sur laquelle il s'appuyait dans une attitude toute gracieuse… Amélie en était fière… Tout à coup une réflexion qu'elle ne put repousser se présenta à elle:

– Henri, lui dit-elle, pourquoi portez-vous toujours le deuil?.. Depuis que je vous connais, jamais je ne vous ai vu autrement vêtu qu'en noir!.. vous ne l'avez même pas quitté le jour de notre mariage.

À cette question, Henri parut entièrement bouleversé!.. Sa pâleur habituelle redoubla… ses mains se contractèrent et repoussèrent Amélie, qu'auparavant elles serraient avec amour sur son cœur…

– Oui, s'écria-t-il avec violence, je porte le deuil et le porterai LONGTEMPS!.. TOUJOURS… PEUT-ÊTRE!.. C'est un vœu!.. un vœu terrible écrit avec du sang et enregistré par Satan, car c'est de la vengeance qu'il me faut… et une vengeance plus grande, s'il est possible, que l'injure…

Et repoussant Amélie qui, les mains jointes, était devant lui terrifiée de sa colère, il descendit rapidement le perron et s'enfonça dans le bois, d'où il ne revint que fort avant dans la nuit.

À dater de ce jour, les deux époux éprouvèrent un changement réel et fâcheux dans leur vie intérieure. Henri avait évidemment un secret, tenant à sa vie passée et présente, qu'il défendait contre la jalousie curieuse d'Amélie: la chose était visible. – Un jour, tandis qu'ils étaient à dîner, on remit une lettre à Henri… Amélie vit d'abord qu'elle était apportée par un messager; car l'heure de la poste était passée, ainsi que celle de l'arrivée d'une voiture de paysan qui chaque jour apportait de Paris les commissions et les lettres… Henri lut cette lettre avec une émotion visible… il la relut plusieurs fois… et réfléchit ensuite profondément.

– Monsieur le comte répond-il? demanda le valet de chambre…

– Dites seulement que c'est BIEN… dit Henri.

Il plia la lettre, la mit dans l'une des poches de son gilet, et continua la conversation pendant le reste du dîner avec une aisance qui voulait être naturelle, mais qui était évidemment contrainte. Amélie était plus qu'inquiétée par sa jalousie cette fois, et, en effet, il y avait motif.

À peine le dîner fut-il terminé que Henri prit son chapeau, embrassa Amélie et s'élança dans le parc, en se dirigeant vers une partie qui donnait sur une route assez déserte.

L'instinct de la jalousie chez une femme est rarement trompeur, pour son malheur et celui de l'homme qu'elle aime… Amélie savait que de ce côté Henri ne pouvait sortir du parc que pour aller à Enghien, et il n'avait pas de clef… C'était donc du côté de la route qui bordait le parc qu'il fallait aller… mais à quel endroit?.. le parc était grand… Amélie jeta un chapeau sur sa tête et courut dans la direction qu'elle avait vu prendre à son mari…

– Peut-être parleront-ils, se dit-elle avec un sourire qui rendait tout ce qu'elle souffrait… et je les entendrai…

Arrivée dans la partie du parc qui touchait à la route, elle écouta… rien… rien que le bruit qu'elle-même produisait en écrasant les feuilles sèches sous ses pieds… rien que le bruit des battements de son cœur… Tout à coup elle s'arrête… elle a entendu des voix près d'elle… elle écarte des branches… et elle aperçoit à quelques pas d'elle son mari appuyé sur le chaperon ou le parapet d'un mur à hauteur d'appui, donnant sur la route dont il a été parlé, et disant adieu de la main et de la voix, mais parlant bas, à un homme d'une belle tournure et dont la figure était vivement agitée… Cet homme répondit affectueusement à l'adieu de Henri; puis, ramenant son manteau autour de lui, il s'éloigna rapidement… Henri, après l'avoir conduit de l'œil, quitta le mur et rentra dans le parc… Tout redevint silencieux et solitaire, et Amélie demeura seule, livrée à ses réflexions.

Elles étaient étranges. Quel était cet homme?.. un messager sans doute… cependant ce n'était pas un domestique… C'était donc un ami? mais alors pourquoi Henri a-t-il été si peu de temps avec lui?.. Amélie ne savait que résoudre… Dans ce moment, ce qu'elle craint, c'est que son mari ne la surprenne l'épiant… elle court rapidement en suivant le mur dans une autre direction, et se trouve enfin dans la partie du parc tout opposée à celle qu'avait suivie Henri. Plus tranquille alors sur les suites de sa démarche, Amélie revint lentement au château sans rencontrer son mari, qu'elle trouva assis dans le salon et profondément occupé devant une carte d'Europe. Lorsqu'elle entra, il l'appela de la main et l'embrassa avec une tendresse qui lui donna une vive émotion…

– Tu m'aimes donc? lui dit elle, en passant sa main dans la belle et blonde chevelure de Henri… et le regardant avec cet amour que les femmes seules ressentent et expriment…

– Enfant! est-ce que tu en doutes jamais?..

Et comme il voyait qu'elle gardait le silence:

– Amélie, si je savais que tu doutasses de moi un seul instant, je partirais à l'heure même, et tu ne me reverrais jamais.

Elle se jeta dans ses bras et le serra convulsivement contre elle.

– Notre union est une union consacrée devant Dieu, Amélie… La femme qui soupçonne son amant le fait avec raison, elle craint ce qui peut lui arriver…: l'abandon!.. mais, à moins d'avoir une preuve positive, la femme qui soupçonne son mari lui fait tort dans son honneur et dans sa foi… Retiens bien cette parole, Amélie!..

Plusieurs jours s'écoulèrent… Henri paraissait moins accablé depuis l'entrevue du parc… Lorsque le mois de juillet fut à sa fin, le jeune ménage retourna à Paris. La comtesse, accoutumée à voir journellement Amélie, ne pouvait se faire à cette solitude. Amélie le comprit, et puis ensuite elle retournait avec Henri, et partout où elle était avec lui elle était bien.

L'intérieur de cette famille était heureux, du moins en apparence; il y avait bien quelques peines, mais elles étaient pour Amélie, et quelquefois pour sa tante lorsque la conversation venait à se porter sur l'Empereur; alors la colère de Henri ne reconnaissait de bornes que celles imposées par le respect qu'il devait à la comtesse, dont l'attachement pour Napoléon était proportionné à sa reconnaissance: aussi jamais ne souffrit-elle une parole contre lui dans son salon, alors un des plus brillants de Paris.

– Il m'a rendu ma fortune, disait-elle, et a été le bienfaiteur des miens; je l'aime enfin; et d'ailleurs toute la France l'aime comme moi… Nous l'aimons tous, et nous l'avons prouvé en le proclamant le 2 décembre 1804.

Le respect arrêtait la réponse de Henri sur ses lèvres: non-seulement il adorait ses princes, mais c'était avec un saint amour!.. et ce qui n'était pas EUX était son ennemi!.. Henri alors quittait le salon et se retirait chez lui… Amélie allait le joindre… Elle admirait Napoléon, mais elle ne l'aimait pas, et ce demi-rapport d'opinion avait été un attrait de plus pour Henri… il était de ces hommes qui n'ont qu'un jour pour éclairer leur opinion politique, et qui ont dormi pendant les quarante années de révolution qui viennent de s'écouler; et pourtant Henri de C*** était un homme de talent et d'esprit.

Un jour Henri entra dans la chambre d'Amélie, une lettre à la main, et lui annonça qu'il venait lui dire adieu parce qu'il partait dans une heure pour la Normandie.

– Vous partez! s'écrie Amélie; mais je pars aussi, moi!

– Impossible, mon amie… Je vais dans un vieux château qui m'a été rendu lors de ma radiation et que je n'ai pas encore vu. Un vieux précepteur qui m'a élevé y demeure comme concierge; il est malade, et je dois y aller sans perdre un instant…

– Mais, encore une fois, je veux y aller avec toi. Il faut une femme auprès d'un malade…

– Pauvre enfant, tu ne sais pas ce que tu demandes! toi, accoutumée au luxe et à tout ce qu'il donne de superfluité, tu n'aurais pas même le triste nécessaire dans mon vieux manoir… Non, non, tu ne peux pas venir…

– Mais je le veux, moi! répondit Amélie en pleurant; je ne veux pas te quitter… Que m'importe un dîner plus ou moins bon, un appartement plus ou moins commode?.. Je veux te suivre!..

Dans ce moment, la comtesse entra chez sa nièce; on la fit juge de l'objet de la contestation, et elle fut de l'avis d'Amélie. Cette absence, ne devant durer que huit jours, ne pouvait l'incommoder… Henri ne savait comment résister davantage.

– Je ne puis vivre sans toi, même huit jours, répétait Amélie en pleurant.

Henri réfléchissait…: quelquefois en contemplant cette jeune femme, si aimante et si dévouée, il était au moment de céder…; et puis, une voix intérieure lui criait de s'arrêter…

– Écoutez, dit-il aux deux femmes, je n'ai jamais rougi de mon peu de fortune: en épousant Amélie, je l'aimais, et je savais qu'un amour vrai comme le mien paierait plus qu'une couronne. Mais ce qui est compris du noble cœur d'Amélie ne l'est pas de tout le monde… Pourquoi voulez-vous me contraindre à rougir devant vos domestiques, qui ne comprendront pas la grandeur qui réside dans les murs lézardés de mon vieux château?.. Ses tours eussent été relevées, si, comme beaucoup d'autres de ma caste, j'avais voulu adorer l'idole!..

– Eh bien! je partirai seule avec toi… Je n'emmènerai qu'Annette, comme toi tu n'emmèneras, je présume, que Louis.

Annette était la sœur de lait d'Amélie; et Louis, le valet de chambre de Henri, l'avait vu naître.

En écoutant Amélie, en la regardant, une pensée rapide traversa l'esprit de son mari… il ne résista pas davantage.

– Eh bien! lui dit-il, viens avec moi, je ne m'y oppose plus… Ce sera peut-être heureux pour tous deux.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
301 s. 2 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44054
Telif hakkı:
Public Domain
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