Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 6», sayfa 5

Yazı tipi:

Tout dans une époque comme celle que je décris est une pièce pour l'histoire à venir… Cette fête donnée au vainqueur-pacificateur, comme chacun l'appelait, est un type qui raconte avec une vérité frappante ce qu'on ne sait pas et qu'on voudrait avoir vu; on croirait entendre la relation d'une fête donnée par Périclès ou par le sénat romain; on y verra en même temps le désir de rétablir l'ancienne étiquette: tout cela est matière à réflexion et sujet à de grandes et profondes pensées.

Le 20 frimaire, un décadi, jour de fête dans le nouveau calendrier, se fit la réception de Bonaparte au Luxembourg. Pour cette réception, on avait fait faire des décorations comme pour jouer la comédie.

Au fond de la grande cour, et contre le vestibule, s'élevait l'autel de la patrie surmonté des statues de l'Égalité, de la Liberté et de la Paix. Autour de l'autel on voyait plusieurs trophées formés des drapeaux conquis par l'armée d'Italie; derrière, et dans une partie supérieure, étaient placés cinq fauteuils destinés aux cinq directeurs; au-dessous étaient des siéges ordinaires pour les ministres; au bas de l'autel était le corps diplomatique; des deux côtés de l'autel étaient deux amphithéâtres très-grands et destinés aux autorités; à leur extrémité on voyait un faisceau de drapeaux provenant des différentes conquêtes faites par nos armées; au-dessus de l'amphithéâtre, et, dans la crainte du mauvais temps, on avait fait une tente immense, dans laquelle le jour était néanmoins toujours ménagé; autour de la cour on voyait une foule d'ornements, comme des couronnes de laurier appendues le long des murs; les fenêtres qui devaient servir de loges pour cette représentation étaient aussi toutes pavoisées; enfin, tout respirait un air de fête, et, malgré le froid, les curieux se disputaient les places; la rue de Tournon, la rue de Vaugirard, toutes les avenues du Luxembourg, étaient encombrées depuis le matin… À onze heures, les cinq membres du Directoire, en grand costume, avec leur chapeau à plumes, leur manteau brodé en arabesques grecques avec une forme moyen âge, ayant enfin le costume qu'on leur connaît, se réunirent chez Laréveillère-Lépaux, sur l'invitation de M. de Talleyrand (car il est à remarquer que ce fut lui qui les fit), les autorités civiles furent convoquées chez François de Neufchâteau; le général Bonaparte, entouré de ses aides de camp Junot, Marmont, Duroc, Sukolsky, Lavalette, etc., s'était rendu chez Laréveillère-Lépaux.

À midi, le canon tira pour le départ du Directoire; il se mit en marche par les galeries pour se rendre dans la cour. Pendant sa route, le Conservatoire jouait les airs de la Marseillaise, du Chant du Départ et les jeunes élèves chantaient des hymnes républicains.

Lorsque chacun fut placé, ce qui fut long et fort ennuyeux par le froid qu'il faisait, un terrible incident anima cruellement la scène… Le côté droit du palais n'avait pas été occupé depuis 93 et demandait de grandes réparations, qui se faisaient alors. Des factionnaires avaient été placés aux échafaudages, à la demande de l'architecte, pour empêcher les curieux de s'y placer; mais un homme de la maison, un employé dans les bureaux du Directoire, voulut, de l'intérieur, aller sur l'échafaudage, croyant qu'il supporterait bien un seul homme; la planche fit bascule, et le malheureux tomba de toute la hauteur du bâtiment dans la cour. Ce fut un affreux spectacle; mais dans l'attente de ce qu'on était venu voir, cette triste scène passa plus inaperçue.

Lorsque tout le monde fut placé, un huissier envoyé par le président du Directoire, alla prévenir le général Bonaparte qu'on l'attendait; il était demeuré avec ses aides de camp, ainsi que le général Joubert et Andréossy, chez Laréveillère-Lépaux.

Alors le Conservatoire joua une symphonie en manière de marche… elle était à peine au tiers, qu'un bruit éclatant, formé de plusieurs milliers de voix, frappe le ciel et couvre celui des instruments.

C'est qu'on venait d'apercevoir le général Bonaparte sur l'estrade, à côté de l'autel de la patrie… Il était conduit par M. de Talleyrand et le ministre de la Guerre; pendant plusieurs minutes, les cris de: Vive Bonaparte!.. Vive le pacificateur de l'Europe!.. Vive à jamais Bonaparte!.. Vive la République!

Les femmes faisaient voler leurs mouchoirs parfumés, leurs ceintures, leurs écharpes… elles étaient en délire devant cette jeune gloire, si modeste et si grande!.. Tout à coup, un chœur de jeunes gens entonne l'hymne à la liberté… au premier son qui frappe l'oreille de cette foule exaltée, elle répond par le même chant, et plusieurs milliers de voix chantent religieusement le couplet commencé, tandis que le Directoire et toutes les autorités restent debout et découverts. Cette diversion tout imprévue fit un profond effet sur les spectateurs, qui, eux-mêmes, agissaient par un entraînement involontaire!.. Oh! que Bonaparte était grand ce jour-là! plus grand que le 2 décembre 1804 dans l'église Notre-Dame.

Lorsque le calme fut rétabli, le général Bonaparte, conduit par M. de Talleyrand, s'approcha de l'autel de la patrie, et y déposa le traité de Campo-Formio. Ce fut alors que M. de Talleyrand prononça le discours dont j'ai rapporté quelques passages… Ce n'était pas la première fois qu'il se trouvait devant l'autel de la patrie… il se rappelait la messe du Champ-de-Mars, le jour de la Fédération.

Ce fut, après lui, au tour de Bonaparte à parler. Il ne fut ni long, ni ennuyeux, et son discours peut servir de modèle en ce genre54. Je ne le rapporte point ici pour ne pas augmenter inutilement la matière.

Mais une merveille de prolixité, ce fut la réponse de Barras; elle contenait au moins une feuille d'impression55: c'était à mourir. Cependant ce discours était mieux fait qu'à lui n'appartenait: aussi dit-on que c'était M. de Talleyrand qui avait fait le discours de Barras.

En terminant, il se jeta de tout le poids de son corps, qui était assez volumineux, dans les bras du général Bonaparte, qui le reçut avec le calme qu'il eut toute sa vie. Cependant, ce calme faillit céder à l'attaque inattendue des quatre autres directeurs, qui fondirent sur lui et l'embrassèrent avec une profonde émotion, comme le disait François de Neufchâteau en le racontant le même soir.

C'était ce qu'on appelait l'accolade fraternelle.

Après que l'émotion fut passée, M. de Talleyrand prit Bonaparte par la main aussitôt qu'il fut descendu de l'autel de la patrie, et le conduisit à un fauteuil qui lui avait été préparé en avant du corps diplomatique.

C'est alors que le Conservatoire, qui probablement faisait ses études dans les fêtes nationales, entonna le chant du Retour, dont Chénier avait fait les paroles sur le modèle du chant laconien dont parle Barthélemy dans Anacharsis… les guerriers commencent, puis les vieillards, les bardes, le chœur, les jeunes filles, les guerriers, et puis un chœur qui termine le chant.

Ce fut après ce chant que Joubert et Andréossy présentèrent le drapeau dont j'ai fait la description plus haut. Mais une maladie du temps, c'étaient les discours; tout le monde parlait, et parlait longtemps: c'était pour en mourir. Andréossy, Joubert et les directeurs, tout cela bavarda, le Conservatoire chanta, et enfin la séance fut levée.

Ce moment fut encore bien doux pour le général Bonaparte; les mêmes cris d'enthousiasme le saluèrent à son départ comme à son arrivée: il était si aimé alors!.. Lorsque le drapeau de l'armée d'Italie fut emporté pour être suspendu à la voûte de la salle des délibérations du Directoire, les mêmes acclamations suivirent le drapeau. Un officier supérieur le portait avec une vénération dont son visage révélait l'expression; elle était vraie et sentie, comme celle des assistants. Cette journée m'est présente comme si elle n'était qu'à une année de mon souvenir56.

M. de Talleyrand, qui voulait que les projets pour l'Orient reçussent leur exécution, pressait le départ avec une grande activité. Pendant ce temps il donnait des fêtes, en faisait donner au pacificateur, plus encore qu'au vainqueur, parce que les traités de paix regardent le ministre des Affaires étrangères, et que les drapeaux et les villes prises sont le domaine du ministre de la Guerre… M. de Talleyrand est peut-être l'homme le moins parleur que j'aie rencontré de ma vie; eh bien! la manie du discours l'avait atteint comme les autres: il avait la parlotte comme tous ceux qui avaient une place quelconque dans le Gouvernement, et il ne laissait à personne sa part de bavardage.

Madame de Staël avait été parfaite pour M. de Talleyrand; mais le souvenir de ces services-là s'affaiblit d'autant mieux que le péril personnel est souvent à côté de la mémoire… M. de Talleyrand avait ensuite un autre motif, au moins aussi sérieux: l'amitié de madame de Staël était, comme tout ce qu'elle éprouvait, ardente et passionnée… et alors inquiète et même jalouse. Les affections de M. de Talleyrand ne s'arrangeaient pas d'une inquisition aussi soutenue que celle exercée par madame de Staël. Pour dire la chose, il était amoureux de madame Grandt, et afin que personne n'en doutât, il venait de l'établir chez lui sous le prétexte de la protéger. Il n'avait pas fait ce pas pour écouter des remontrances; aussi celles de madame de Staël lui donnèrent-elles de l'humeur, et voilà tout. Il y eut alors des mouvements étranges dans la société de M. de Talleyrand. Une lettre57 insérée dans tous les journaux courut Paris, et fut, comme on le pense, commentée avec la charité que la société française apporte toujours dans ses jugements sur un de ses membres, malgré toute sa politesse et son urbanité.

Cette lettre était de M. de Chauvelin; elle disait en termes très-clairs et précis qu'il ne savait pas pourquoi M. de Talleyrand prétendait avoir fait partie de la légation française en Angleterre en 1792. «M. de Talleyrand n'a eu avec la légation aucun rapport, du moins officiel, que j'aie connu, moi, son chef,» disait M. de Chauvelin dans cette lettre, fort spirituelle et bien faite, comme M. de Chauvelin pouvait en faire une au reste. Mais cette sorte de rejet, pour ainsi dire, que M. de Talleyrand recevait de la main d'une personne dont l'autorité était grande en cette question, fit un effet très-mauvais dans le monde, surtout après et même pendant ces placards de Jorry. Un matin, une personne que je ne nommerai pas, mais qu'on connaît bien, alla chez M. de Talleyrand; il venait de se lever et se promenait dans l'équipage qu'on lui connaît, et de plus il avait à cette époque une grande aversion pour les robes de chambre. Le temps était beau, le printemps embaumait l'air, et la joie était dans tous les rayons d'un beau soleil qui dorait la verdure naissante des arbres du jardin. Malgré cette gaieté, qui aurait dû lui épanouir l'âme, M. de Talleyrand souriait peut-être, mais ne riait pas. Sa figure blême était impassible comme les masques de Venise très-bien faits. L'ami qui venait lui raconter les bruits qui l'inquiétaient lui dit vainement tout ce qu'il avait entendu, tout ce qu'il craignait; M. de Talleyrand ne disait rien. Tout à coup, interrompant sa toilette, il dit à l'ami consterné:

– Puisque vous avez lu les journaux, mon cher, vous y aurez vu l'annonce de l'arrivée de plusieurs personnages fort intéressants, et comme ils viennent du dehors, c'est à moi, au ministre des Affaires étrangères qu'ils sont adressés, conjointement avec celui de l'Intérieur… Ma foi! puisqu'ils aiment les discours dans ce pays-ci, ils ne seront pas servis selon leur goût cette fois, car si nous parlons, ils ne nous répondront pas.

L'autre le regardait avec étonnement.

– De qui donc parlez-vous? lui demanda-t-il à la fin.

– Des ours de Berne.

– Les ours de Berne!..

– Eh! sans doute, ces ours qu'on gardait dans les fossés de la ville. Ces ours, armes vivantes de Berne… ces ours qui avaient une liste civile… Eh bien! ils sont en route pour Paris. Le général Schawembourg a fait comme les généraux romains qui envoyaient à Rome les souverains vaincus, pour qu'ils parussent enchaînés après le char du vainqueur dans son ovation… Ma foi, ceux-ci pourraient fort bien le traîner, le char de triomphe!.. qu'en dites-vous?.. En attendant, on leur prépare une belle cage au Jardin des Plantes. Et voilà comment tout s'arrange: un prisonnier se sauve, un autre est élargi… En voilà deux qui arrivent.

Il y avait une amertume et une ironie saillante dans ces paroles accentuées avec une voix égale et douce et une figure impassible qui frappaient d'autant plus qu'on la sentait sans la voir, et que l'homme passé maître en cette manière pouvait nier qu'il se fût moqué de tout ce qu'il venait de nommer.

– Est-ce donc de Sidney-Smith que vous voulez parler? lui demanda l'ami.

M. de Talleyrand fit un signe de tête… – Et l'autre, quel est-il?

– Monsieur d'Araujo. – Sa cour, au reste, a voulu lui faire oublier ses deux mois de captivité au Temple… Elle lui a envoyé deux cordons, celui d'Avis et celui du Christ, dont il n'était que commandeur. – Allons, encore un discours à prononcer pour le départ de celui-là.

Il se leva et fit quelques pas lentement tout en boitant, repoussant avec humeur tout ce qui se présentait à lui. Il était évident que de même qu'il repoussait les chaises qu'il trouvait sous ses pas, il cherchait à éloigner les pensées qui venaient le troubler.

Quelques habitués entrèrent dans le moment chez M. de Talleyrand pour leur visite du matin… Quelques-uns d'entre eux avaient l'air soucieux.

– Qu'avez-vous donc, d'Herenaude58? dit le ministre à un homme dont la physionomie fine révélait un esprit hors de la ligne commune, vous paraissez bien sombre ce matin.

M. d'Herenaude s'inclina sans répondre… Il avait lu le Moniteur.

M. DE TALLEYRAND

Avez-vous lu les journaux ce matin?

M. D'HERENAUDE

Oui, citoyen ministre.

M. DE TALLEYRAND

Quelles nouvelles?

M. D'HERENAUDE

Mais…

M. DE TALLEYRAND

Mais il y en a beaucoup… et pour tout le monde: l'arrivée des ours de Berne pour les badauds; la fuite de sir Sydney Smith59 et la sortie du Temple du chevalier Araujo60 pour les politiques, et la lettre de M. de Chauvelin pour mes ennemis… Vous voyez bien que chacun a son lot.

M. D'HERENAUDE

Citoyen ministre, je n'ai pas lu tous les journaux.

M. DE TALLEYRAND, prenant en main un long étui en galuchat vert

Tenez, messieurs, voici une chose nouvelle dont les journaux n'ont pas encore parlé; c'est une bonne fortune, car ils sont bien pressés.

Il ouvrit l'étui et en sortit une canne faite d'un morceau d'écaille d'une seule pièce. Au sommet de la pomme, qui était en or, on voyait une aventurine d'une grande beauté entourée de petites couronnes en or. La beauté de l'écaille et de la pierre, le fini de l'ouvrage, rendaient ce morceau précieux.

– C'est la canne du pape, dit M. de Talleyrand avec une assurance vraiment unique, en parlant d'un pareil sujet. Le général Alexandre Berthier l'a envoyée à la République française comme un hommage.

– Il paraît que les arrestations continuent à Rome, et même activement, dit M… celui qui était venu le premier.

M. DE TALLEYRAND, avec un sourire forcé

Il paraît aussi que les cardinaux arrêtés ont eu une conduite tout à fait répréhensible. Le général Berthier est bon et juste, et il n'aurait pas fait un acte aussi sévère, si l'on n'eût pas excité sa colère. Le cardinal Antonelli et le cardinal Borgia en ont mal agi avec lui61.

Mais, poursuivit M. de Talleyrand, tout en faisant mettre en ordre sa belle chevelure qu'alors il portait poudrée et très-parfumée, une autre nouvelle assez plaisante, c'est celle que je viens de recevoir… Tenez, lisez, d'Herenaude.

C'était un décret par lequel la république de Gênes fondait une fête en l'honneur des deux immortels conducteurs de l'armée d'Italie: Bonaparte et Berthier!..

Tout le monde se mit à rire. Cela avait l'air d'une de ces plaisanteries faites à plaisir.

Au même instant on annonça le colonel Marmont. Il venait annoncer à M. de Talleyrand son mariage avec mademoiselle Perregaux; ce mariage était une grande faveur du sort pour lui. Mademoiselle Perregaux était charmante, spirituelle, jolie, gracieuse et fort riche. M. de Talleyrand félicita Marmont, et lui communiqua la nouvelle qui avait, le moment d'avant, excité le rire joyeux des assistants. Marmont la connaissait; mais il n'osa pas se livrer à sa pensée sur le ridicule de la chose devant des hommes qui n'étaient pas de sa robe, et il garda le silence.

À peu de temps de là, M. de Talleyrand fut élu député par le département de Seine-et-Oise62. Je suis fâchée de n'avoir jamais entendu parler de M. de Talleyrand à la Chambre élective. La Chambre des Pairs n'est pas la même pour moi, pour le jugement que j'en voudrais porter.

En attendant il présentait, présentait et discourait, que c'était une pitié pour ses amis de voir la fatigue qu'il en avait. Le prince Giustiniani arriva ici pour représenter la République romaine, en attendant que, quelques années plus tard, Napoléon la changeât en deux départements. Toute cette foule d'envoyés diplomatiques formait un nouveau salon à M. de Talleyrand, et plus, sans aucun doute, dans ses goûts que la société directoriale. Il est vrai qu'il y mêlait de tous les partis; mais l'habitude, plus forte que tout le reste, l'entraînait du côté des gens de bonne compagnie, et qui, par leur naissance et leur fortune, avaient plus de chance pour lui offrir des agréments. Au reste, on trouvait dès-lors chez M. de Talleyrand tous ceux qu'on pouvait exiger d'un homme. Bonaparte quitta Paris pour aller sur les côtes, puis il revint. La plus grande intimité semblait régner entre lui et M. de Talleyrand; ils se voyaient presque deux fois par jour, et cette intimité alarmait presque le Directoire, qui n'était pas, au reste, difficile à inquiéter.

Un jour Bonaparte vint demander à déjeuner à M. de Talleyrand, accompagné seulement de deux de ses aides-de-camp: Junot était l'un d'eux… Les affaires prenaient en France et en Europe une tournure presque effrayante: les lois étaient mortes, le danger était aux portes de Paris, les brigands inondaient les routes les plus fréquentées… Déjà l'effet de la paix n'était plus le même dans l'Europe… En abordant M. de Talleyrand, Bonaparte était triste; une nouvelle s'était répandue le matin, et il venait savoir si elle était vraie.

M. DE TALLEYRAND

Quelle nouvelle, mon cher général?

BONAPARTE

Mais celle touchant Bernadotte et le drapeau tricolore.

M. DE TALLEYRAND

Elle n'est que trop vraie. Nous ne l'avons encore que télégraphiquement et sans détails… Mais j'attends le courrier ce matin même…

Il paraît que le drapeau tricolore a été indignement insulté…

BONAPARTE

En apprenant cette nouvelle j'ai été frappé au cœur… Eh quoi! à peine l'encre qui a servi pour écrire le traité de paix de Campo-Formio est-elle séchée que déjà ils veulent que nous reprenions les armes!.. Et qu'a fait Bernadotte?

M. DE TALLEYRAND

Je l'ignore encore. Ce que je sais seulement, c'est l'événement.

BONAPARTE

Je devais partir cette nuit; mais je retarderai mon départ jusqu'au moment où vous saurez le vrai de cette affaire.

M. DE TALLEYRAND

Déjeunons; le courrier arrivera peut-être pendant que nous serons à table.

Cela fut comme il l'avait dit; les dépêches de Bernadotte étaient terribles. L'insulte avait été des plus vives. Bernadotte écrivait que le 25 germinal, ayant arboré le drapeau tricolore au-dessus de la porte de son hôtel à Vienne, le peuple vint en foule devant cette maison, en commençant à invectiver le drapeau tricolore. Ce fut vers sept heures du soir que le rassemblement fut le plus fort; la police, au lieu de réprimer le scandale, ne se mêla de rien, au risque de voir se rallumer une guerre aussi terrible pour l'Autriche, que la dernière avait écrasée… Lorsque la foule comprit qu'elle avait permission de tout faire, elle fit des excès. Les vitres de l'hôtel de l'ambassade furent brisées, et une troupe de furieux entra même dans la maison; mais le général-ambassadeur savait mieux soutenir un siége qu'il ne pouvait conduire une négociation, et les premiers qui osèrent arriver à lui furent reçus à coups de pistolet. Les furieux se retirèrent, mais après avoir brisé les voitures sous les remises. Une pareille histoire ne peut se comprendre. Le 26 au matin, Bernadotte avait quitté Vienne.

«Bien! Bernadotte, s'écria Bonaparte en entendant cette dernière phrase, bien!.. Grand Dieu, disait-il en joignant ses mains et se promenant à grands pas, quel indigne outrage! Et ce sont nos couleurs, ces couleurs devant lesquelles ils ont fui tant de fois, qu'ils osent insulter ainsi!.. Ah! je ne forme plus qu'un vœu, c'est de conduire encore une fois le drapeau tricolore contre l'Autriche.»

M. de Talleyrand était alors, du moins je le crois, à l'unisson de ces sentiments. Je pense que son cœur était vrai lorsqu'il disait à Bonaparte d'une voix touchée:

«Oui, vous savez aimer la patrie!

– La France! s'écria Bonaparte… la France!.. Ah! jamais on ne saura à quel point j'aime la France!..»

On obtint pour toute satisfaction que M. de Thugut quitterait le ministère, où il fut remplacé par le comte de Cobentzel, que Bonaparte avait connu à Leoben et à Udine.

Bonaparte quitta Paris, non pas, comme les journaux l'annoncèrent, le 1er floréal, mais le 3 à minuit. Il prit congé du Directoire à trois heures; il dîna chez Barras, et alla avec lui voir jouer Macbeth par Talma, dont c'était alors le triomphe. Il se trouve beaucoup d'applications dans Macbeth, lorsqu'on parle de ses triomphes; aucune ne fut perdue; et Barras eut un moment certainement pénible, en voyant l'adoration dont le héros de la France était l'objet63

Bonaparte quitta Paris enveloppé d'un mystère tout à fait impénétrable. Il allait, disait-on, commander une immense expédition, et nul ne savait de quel côté il devait porter ses coups. Après son départ, M. de Talleyrand demeura encore au ministère; mais il était évident qu'il existait quelque doute sur lui, et que des soupçons commençaient à s'élever… Comme ce n'est pas son histoire politique que j'écris, il ne m'appartient pas de prononcer sur ce qui fut cause de sa sortie du ministère… Ainsi donc j'ignore si véritablement il a donné sa démission ou s'il a reçu son congé; mais je me bornerai à dire qu'il sortit du ministère des Affaires étrangères, où il n'était pas au moment du 18 brumaire, lorsque Bonaparte revint d'Égypte: c'était alors M. de Reinhard. Au reste, les hommes tels que M. d'Hauterive, M. Labenardière, ces hommes qui faisaient le travail le plus ardu, étaient toujours là; ils étaient impassibles et ne quittaient jamais l'hôtel des Affaires étrangères.

Quoique M. de Talleyrand ne fût plus ministre, il n'en allait pas moins chez Barras, avec qui il demeura très-bien jusqu'au 18 brumaire. Il allait fréquemment à Grosbois, recevait chez lui; mais, quoiqu'il eût une maison dont madame Grandt faisait les honneurs, il vit moins de monde lorsqu'il eut quitté le ministère, soit qu'il ne voulût pas éveiller l'ombrage du Directoire, soit que la chose fût plus de son goût. Il fit vers ce temps rentrer son frère Archambault, dont les enfants étaient demeurés en France. M. Archambault de Périgord, l'un des hommes les plus agréables de l'ancienne cour de France, était encore à cette époque un homme parfaitement bien, et tout à fait digne d'être à la tête de la mode, bien plus qu'une foule de jeunes gens ridicules qui se croyaient élégants parce qu'ils étaient absurdes.

M. de Talleyrand aimait donc madame Grandt avec une grande passion. C'était une femme d'une belle taille, mais non gracieuse: je me sers de ce mot, parce qu'il rend mieux ma pensée. Elle n'était pas disgracieuse, je le puis dire, et cependant elle n'était pas gracieuse non plus: elle était déjà fort grosse. Son nez retroussé aurait donné de la finesse à une autre qu'à elle, mais elle n'avait aucun mouvement dans le regard ni dans la bouche. Elle était massive dans ses mouvements comme dans sa pensée. Ses cheveux étaient d'une rare beauté et d'un blond ravissant. Mais si tout cela faisait une belle femme, ce n'était après tout qu'une belle statue, et elle n'était d'aucune ressource à M. de Talleyrand.

Lorsque Bonaparte revint à Paris et fit le 18 brumaire, il avait de M. de Talleyrand une haute opinion comme homme de talent. Le ministère des Affaires étrangères était alors aux mains de M. de Reinhard, et M. de Talleyrand était, non pas disgracié, mais hors des affaires. Je crois être sûre néanmoins qu'il fut très-influent pour le 18 brumaire. Il aimait Bonaparte alors, et rien n'a prouvé le contraire que l'affaire du duc d'Enghien…

Ce fut surtout lorsque M. de Talleyrand fut ministre des Affaires étrangères sous le Consulat, qu'il eut ce qu'on appelle un salon; et pourtant, chose étrange, madame Grandt logeait chez lui rue d'Anjou et faisait les honneurs de la maison; ils n'étaient pas même mariés à la municipalité alors… Ceci est un fait à consigner dans l'histoire du temps…

La société intime, le fond du salon de M. de Talleyrand à cette époque, se composait des personnes suivantes:

D'abord sa famille, qui était nombreuse: son frère Archambault de Périgord et ses enfants, son fils aîné Louis, qui depuis mourut à Berlin, jeune homme de la plus brillante espérance, et sa fille Mélanie, maintenant duchesse de Poix64; et puis le second frère de M. de Talleyrand, Bozon de Périgord et sa femme: leur fille (aujourd'hui duchesse d'Esclignac) était alors trop enfant pour compter parmi ce qui tenait place chez son oncle autrement que comme une bien jolie enfant, annonçant la femme charmante que nous voyons depuis. Je ne parle que des frères de M. de Talleyrand; car aussitôt qu'il fut bien reconnu que le nouveau gouvernement lui était favorable, tous ceux qui lui tenaient rancune devinrent moins rigoureux pour lui et commencèrent à oublier la Fédération, ce qui fit que la liste en est longue. Je parle ensuite du salon ordinaire, agréable et causant de M. de Talleyrand.

M. de Talleyrand n'aimait pas la causerie organisée, comme souvent cela était chez madame de Staël; il est même assez silencieux habituellement, et je l'ai vu quelquefois demeurer trois et quatre heures ne parlant que pour nommer les cartes au whist.

Les hommes de son intimité étaient aussi de cette humeur assez silencieuse, excepté cependant M. de Sainte-Foix, aimable conteur lorsqu'une fois il avait la parole, et l'un des hommes les plus spirituels de son temps: parmi les autres, c'était M. de Montrond, dont j'ai parlé dans le volume précédent; c'était M. de Choiseul-Gouffier65, homme du monde et savant tout à la fois, sachant dire avec tout le charme qu'on peut attendre d'une femme dans une histoire racontée, et tout le sérieux pourtant d'un homme comme lui, dans la peinture des mœurs d'un empire qui s'écroule par la chute visible de l'une des assises du monument. Que de fois je me suis oubliée l'écoutant encore à deux heures du matin, et regrettant que madame Grandt nous répétât qu'elle avait mal à la tête!

M. de La Vaupalière était aussi de la société intime de M. de Talleyrand. Sans être sur la ligne des hommes avec lesquels il vivait habituellement, M. de La Vaupalière était un homme du monde aimable et doux à vivre. Ami de M. de Vaudreuil66, il avait toute l'élégance ancienne, tout ce charme de politesse qui fait tant aimer la société française, en raison de cette urbanité qui est un de nos charmes puissants de tradition sur lesquels nous vivons encore; et puis il était parfaitement bon.

M. de Narbonne (le comte Louis) était encore un ami très-cher de M. de Talleyrand; il passait presque sa vie chez lui dans cette première époque du ministère de M. de Talleyrand… Je n'ai rien de nouveau à en dire. J'ai formulé mon opinion sur M. de Narbonne avec une profonde conviction de tout ce qu'il possédait de parfait par le cœur et par l'esprit. Mes regrets accompagneront son nom, et sa mémoire me sera toujours aussi chère et sacrée que celle de mon père… M. de Narbonne contribuait donc grandement à ce plaisir qu'on trouvait chez M. de Talleyrand, comme société intime. M. le prince de Nassau y venait aussi assidûment… M. d'Herenaude, lorsque ses occupations le lui permettaient, venait également à la petite maison de la rue d'Anjou, car cette fois M. de Talleyrand n'avait pas été reprendre le grand hôtel Gallifet. J'ai toujours pensé que madame Grandt en était le motif. Comment, en effet, conduire madame Grandt dans les salons d'un ministère, et d'un ministère comme celui des Affaires étrangères encore!

Les femmes étaient madame et mademoiselle de Coigny… et (chose étrange!) beaucoup de nous autres jeunes mariées qui ne savions pas ce que nous faisions, et que nos maris conduisaient chez M. de Talleyrand, dont quelques-uns savaient apprécier l'esprit. De ce nombre était M. d'Abrantès; il aimait beaucoup M. de Talleyrand, et fut charmé quand il me trouva moi-même toute ravie d'aller avec lui. M. de Talleyrand venait chez ma mère, rarement à la vérité, parce que ma mère, très-exagérée dans son opinion royaliste, et ne voyant souvent que des personnes de cette même opinion, entre autres le prince et la princesse de Chalais, cousins-germains de M. de Talleyrand, mais ne l'aimant pas, il ne cherchait pas une maison où cependant il était apprécié, mais par la maîtresse de la maison seulement. Il suivait de là que ma mère ignorait complétement que M. de Talleyrand logeât chez madame Grandt, ou madame Grandt chez M. de Talleyrand… Nous étions plusieurs dans le même cas; Duroc y conduisait aussi sa femme, ainsi que plusieurs de ses camarades, comme Savary, Lauriston, etc…

Cette petite maison de la rue d'Anjou était fort jolie… Il y avait un salon fort grand, voilà tout; plus tard, il y eut une galerie en manière de serre chaude qui agrandit le local.

M. de Talleyrand jouait beaucoup, soit au whist, soit au creps; il jouait toujours… On soupait chez lui, quoiqu'il ne soupât pas… mais il avait réinstitué cette ancienne coutume, si favorable au charme de la causerie. Madame Grandt aimait ensuite le souper pour lui-même, et M. de Talleyrand la trouva très-docile pour cette coutume; Brillat-Savarin aurait fait un Aphorisme67 sur les soupers de madame Grandt, plus tard madame de Talleyrand, pour peu qu'elle le lui eût demandé.

54.Ce discours est tel qu'il le faut lire dans mes Mémoires; il a été copié par moi sur le discours lui-même, écrit par mon mari sous la dictée de Bonaparte, et ce papier était celui que le général Bonaparte tenait dans son chapeau le jour de cette fête, parce que l'écriture de Junot était plus facile, on le pense bien, à lire que la sienne.
55.Seize pages d'un in-8o.
56.J'avais treize ans et demi à cette époque-là.
57.Cette lettre est du 5 germinal an VI (26 mars 1798), et dans tous les journaux d'alors.
58.M. d'Herenaude fut toujours auprès de M. de Talleyrand, et lui servit immensément; on dit même que sans lui il eût été souvent fort embarrassé.
59.Sidney Smith, fait prisonnier dans un coup de tête qu'il tenta à Rouen, fut mis au Temple, d'où il sortit par un moyen qui ne fut jamais bien connu. Il y eut des présomptions pour croire que le Directoire lui-même donna les ordres, ainsi que les ministres; quoi qu'il en soit, il en est sorti.
60.M. d'Araujo, Portugais, homme parfaitement aimable, qui fut depuis ministre des Affaires étrangères; c'est de lui qu'il est si souvent question dans mes Mémoires.
61.Tous avaient des surnoms: le cardinal Antonelli était surnommé le fourbe, Borgia, le superbe, Lasomaglia, l'ambitieux, et je ne sais plus lequel avait le surnom d'assassin
62.Je ne sais s'il accepta ou refusa.
63.J'étais à cette représentation avec mon frère et ma mère.
64.Il y avait aussi le duc de Dino, Edmond, troisième enfant d'Archambault de Périgord, qui était alors trop jeune pour venir dans le salon de son oncle.
65.M. de Choiseul-Gouffier, ambassadeur de France à Constantinople, homme parfaitement aimable.
66.M. de Vaudreuil, amant de madame de Polignac; c'était un des hommes les plus agréables de la cour de Marie-Antoinette.
67.Charmant ouvrage de Brillat-Savarin, où l'art de savoir bien manger est démontré avec tout l'esprit possible.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 mayıs 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
http://www.gutenberg.org/ebooks/44676
Telif hakkı:
Public Domain