Kitabı oku: «Histoire des salons de Paris. Tome 6», sayfa 6
Un homme remarquable de l'époque allait aussi chez M. de Talleyrand, c'était Brillat-Savarin; il y avait son rival également, que M. de Talleyrand aimait assez aussi: c'était M. de La Reynière, que personne n'aimait; mais M. de La Reynière n'était qu'un élève à côté de Brillat-Savarin; et puis, le premier est un cynique méchant et atrabilaire, tandis que Brillat-Savarin est toujours prêt à couronner sa coupe de roses et de jasmin… Il mange pour vivre, lui; mais comme il veut bien vivre, il fait de cette action très-importante l'objet d'une attention spéciale. Après avoir lu l'Almanach des Gourmands, je n'avais plus faim… Après avoir lu Brillat-Savarin, je demandais mon dîner.
Le seul reproche que je lui fasse, à Brillat-Savarin, c'est de ne pas assez s'occuper du contenant, tout en disant merveille du contenu. C'est peut-être une réflexion de femme que je fais là; mais il me semble que rien n'est plus nécessaire au bien-être confortable d'un bon dîner que des cristaux, une belle argenterie, de belles porcelaines, du linge de Flandre ou de Saxe, et enfin de tout ce luxe qui peut entourer aujourd'hui un objet qu'on veut orner…
M. de Talleyrand prit, dans les premières années du Consulat, une petite campagne à Auteuil près de la Tuilerie, maison appartenant alors à madame de Vaudé. Cette maison d'Auteuil était fort petite et ne contenait quelquefois qu'à grand'peine les convives de M. de Talleyrand; car on venait lui demander à dîner sans qu'il attendît, et cela le charmait. Madame de Luynes, la vicomtesse de Laval, madame et mademoiselle de Coigny, le général Sébastiani, le général Junot, M. de Montrond, M. de Sainte-Foix, M. de La Vaupalière, M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Nassau (après la paix de Lunéville), le bailli de Ferrette, et puis un autre original qu'on trouvait partout, qui était reçu partout et ne tenait à rien, si ce n'est au prince primat, qui ne le connaissait pas, le comte de Grandcourt; et puis quelques membres du Corps diplomatique plus familiers dans la maison que les autres.
Quoique cette campagne fût si près de Paris, qu'elle pouvait, en vérité, passer pour une petite maison du faubourg, la vie y devenait à l'instant même plus commode et plus facile… M. de Talleyrand causait davantage… Il jouait au billard après et avant le dîner; il y avait un mouvement enfin que madame Grandt ne pouvait pas, comme cela lui arrivait à Paris, transformer en un état passif… et faire d'une troupe de gens ayant volonté d'agir et de penser, un cercle imitant un serpent qui se mord la queue… un cercle éternel d'où vous ne pouvez sortir. J'ai éprouvé cet effet presque magnétique plusieurs fois dans la rue d'Anjou…
Les bonnes journées d'Auteuil étaient celles où l'on arrivait à trois heures… on se promenait ou dans le bois, ou dans le jardin. Si M. de Talleyrand ne travaillait pas avec le premier Consul et que ses convives lui fussent agréables, il les venait trouver, et alors il était charmant; on dînait fort bien, car sa maison était bien tenue… On jouait au billard, ou bien au creps, ou à un autre jeu que l'une de ces dames aurait indiqué. Madame de Balby, lorsqu'après elle fut de retour, aurait remué le cornet jusqu'au jour. Je n'ai jamais connu personne aimant le jeu comme madame de Balby. Je parlerai plus tard d'elle en parlant de madame la duchesse de Luynes.
Dans le courant de la soirée, M. de Talleyrand travaillait une ou deux heures, lorsqu'il n'allait pas à la Malmaison ou bien aux Tuileries, et puis, revenant dans le salon, il allait à la table de jeu, faisait quelques coups de creps, ou bien, s'il avait plus de temps, un ou deux robbers de whist. Il s'arrêtait ensuite à une grande table ronde, sur laquelle il faisait mettre de grands volumes de gravures anglaises, dont il avait déjà, à cette époque, une des plus magnifiques collections connues; il faisait placer sur cette table de grandes gravures et des voyages pour sa nièce et pour moi. Sa nièce n'était pas encore mariée; je l'étais depuis seulement six mois.
J'aimais beaucoup M. de Talleyrand alors; M. d'Abrantès, qui l'aimait beaucoup aussi, avait surtout pour lui un attachement fondé sur de la reconnaissance, car nous croyions tous qu'il aimait Napoléon.
Lors de la signature de la paix de Lunéville, dont Joseph fut chargé, Paris fut extrêmement brillant, et le ministre des Affaires étrangères se trouva nécessairement placé de manière à recevoir tout ce qui affluait à Paris de plus considérable, soit de la Russie, soit de la Prusse, de l'Autriche, etc., enfin de toute l'Allemagne comme de tout le Midi.
Je n'ai jamais pu savoir si M. de Talleyrand avait été pour quelque chose dans la résolution que prit Bonaparte d'éloigner Sieyès du gouvernement; ce que je sais, c'est qu'il ne l'aimait ni ne l'estimait même comme homme de talent… et que ses mauvaises plaisanteries sur Sieyès ont pu donner à Bonaparte une opinion tout opposée à ce qu'il avait d'abord voulu faire. Sieyès était, au fait, un homme fort léger; il avait le goût des choses étroites et cachées; sa manière d'opérer était misérable, avec toute cette réputation gigantesque qui ne fut au fait jamais prouvée par rien. Mirabeau avait déjà jugé Sieyès, et ce qui est survenu n'a pas donné lieu de ne le pas croire.
– Je le tuerai par le silence, avait dit Mirabeau… J'en dirai tant de bien qu'il n'osera jamais parler.
Ce qui arriva.
Mais le résultat du mot fut singulier; Sieyès, renvoyé au dedans de lui-même, prit en effet le parti du silence, et ne fit à ses admirateurs l'honneur de leur parler que dans de rares circonstances; ce qui fit dire à ses partisans que Sieyès était un homme profond. Le mot ayant été dit un jour devant M. de Talleyrand, il répondit:
«Profond!.. c'est creux que vous voulez dire.»
Le mot était vif. On le reporta à Sieyès. Il fut furieux, et ne le pardonna ni ne l'oublia. Il avait de l'esprit, s'il n'avait pas de talent; il employa le sien à tourner M. de Talleyrand le plus qu'il le pouvait en ridicule. Le fameux mot qu'on a prêté à un autre est de lui, sur le portrait de M. de Talleyrand par Gérard.
«Il ressemble à une vieille femme qui vient d'ôter son rouge et ses mouches.»
Et il y a aussi quelque vérité là-dedans.
Au moment du traité de Lunéville, Sieyès ne tarissait pas sur ce ministre des Affaires étrangères, qu'on ne chargeait pas de faire les traités de paix, et cent gentillesses du même goût. Elles devinrent tellement vives, au reste, que le premier Consul se fâcha, et fit dire à Sieyès de se taire. Je ne sais si M. de Talleyrand l'a jamais su, mais je suis certaine du fait.
Au reste, longtemps avant Lunéville, M. de Talleyrand avait fait des ouvertures au cabinet de Saint-James, et deux ans après ce fut encore Joseph qui eut les honneurs du traité d'Amiens. Il avait les épines, l'autre avait les roses de l'affaire; c'est là qu'il avait changé de rôle et qu'il tirait les marrons du feu pour qu'un autre les croquât. Ce fait a peut-être profondément blessé M. de Talleyrand; et Bonaparte, qui souvent frappait en aveugle, l'a peut-être un peu mis en oubli. Il avait trouvé un avantage immense dans M. de Talleyrand, un républicain grand seigneur, autant que le nom, la vaillance et les manières peuvent en faire un. C'était même une déférence pour les cours étrangères que de leur donner cet homme pour traiter avec elles.
Cependant Bonaparte aimait M. de Talleyrand; partout il lui donnait des preuves de faveur, et pour qu'il en donnât, il fallait qu'il aimât les gens. Le jour où ma mère donna un bal où fut le premier Consul, Bonaparte ne causa qu'avec ma mère et M. de Talleyrand; sa conversation avec celui-ci dura depuis minuit jusqu'à une heure et demie du matin.
J'ai parlé de l'intérieur de la maison de M. de Talleyrand, présidé par madame Grandt… je dois dire aussi que lorsque M. de Talleyrand donnait de grands dîners, de quatre-vingts ou cent couverts, des réunions diplomatiques, alors il invitait à l'hôtel Gallifet, au ministère. Mais on conçoit que ce n'était qu'un camp volant et peu agréable pour la causerie. Aussi, qui aurait vu M. de Talleyrand dans cette grande représentation n'aurait pas reconnu l'homme qui plus tard, chez lui, causait dans l'intimité la plus gracieuse avec ces mêmes hommes qui se trouvaient autour de la table ministérielle.
M. de Talleyrand ne garda pas longtemps la petite maison d'Auteuil; il prit Neuilly, qui, aujourd'hui, appartient à Louis-Philippe. Il en fit un but de distraction; et là encore, on retrouva toujours, et seulement à cette époque, un lieu propre à la société et à la conversation.
Amoureux de madame Grandt, comme certes il ne le fut pas quelques années plus tard, M. de Talleyrand montra dans le même temps une extrême ingratitude à madame de Staël. Le premier Consul ayant manifesté son opinion sur son salon à très-haute voix, on le déserta, et M. de Talleyrand, oubliant tout ce qu'il lui devait, cessa de la voir; c'est elle-même qui le dit, et avec une vive peine68.
Un homme de beaucoup d'esprit de ses amis, à qui je parlai de cette conduite, parce que j'aimais M. de Talleyrand alors, ayant été habituée à l'entendre louer depuis mon enfance sous des rapports de sociabilité, qui étaient les seuls par lesquels il tenait à ma mère, après les liens de famille qui venaient de son oncle le comte de Périgord, ami le plus intime de ma mère; cet ami, dis-je, me regarda avec une sorte de colère lorsque je lui parlai de M. de Talleyrand et de madame de Staël.
– En vérité, me dit cet homme, comment allez-vous demander de ces niaiseries-là à un homme qui vient de faire ce que j'ai lu ce matin?
– Qu'a-t-il donc fait?
– Un chef-d'œuvre.
– Mais encore?
– Vous êtes trop jeune pour pouvoir apprécier un tel ouvrage; un beau juge qu'une femme de dix-huit ans pour connaître et décider d'un rapport profond, comme Montesquieu et Burke!
– Merci du compliment; mais si vous croyez que je me connaîtrais mieux à décider d'une toilette de bal, ce qui, au fait, est assez vrai, sans doute, dites-moi du moins le nom de ce beau chef-d'œuvre de M. de Talleyrand, car vous savez bien que je l'aime beaucoup.
– Oui… en effet! belle preuve d'amitié, vraiment, de vouloir le faire aller écouter les rêveries d'une femme folle en matière politique, comme presque en tout autre objet… Qu'elle file, comme dit le premier Consul, ou qu'elle parle chiffons.
– Cela ne lui réussirait pas mieux avec nous autres femmes, car elle y entend moins encore qu'à parler politique… Ah çà! vous ne voulez donc pas me dire ce nom?
– C'est le Rapport sur l'état de la diplomatie en France dans ce moment; c'est admirable.
– C'est vrai, je l'ai lu et je l'ai trouvé ainsi.
– Vous l'avez lu?.. quelle bonne plaisanterie! et comment l'avez-vous eu entre les mains?.. il n'est pas public.
– Que vous importe? je l'ai lu.
L'homme dont je parle, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, avait le défaut de ne pas laisser passer les petites choses, et d'en faire de grandes affaires aussitôt qu'il le pouvait… Le voilà tourmenté à l'excès, parce que j'avais lu ce rapport qui, au fait, est une admirable chose. M. de Talleyrand n'est certes pas un homme ordinaire, et je ne l'ai jamais ni dit, ni pensé.
Je suis équitable en tout, et précisément parce que je suis aujourd'hui éloignée de M. de Talleyrand pour des motifs relatifs à l'Empereur, je dois être juste pour lui à une époque où il mérite des louanges. Voici quelques passages de ce morceau qui sont l'expression d'une haute et belle pensée:
«… Tous les emplois de la République demandent un patriotisme éprouvé; l'esprit et l'honneur de tous les états qui tiennent au service public supposent cette qualité générale. Elle est le caractère commun, et ne saurait être le caractère distinctif d'aucun état.
«… Il y a deux classes de qualités qui entrent dans la composition de l'esprit et de l'honneur de la profession qui fait l'objet de cet article69: Les qualités de l'âme, et celles de l'esprit.
«… Dans la première classe sont: 1o la circonspection; 2o la discrétion; 3o un désintéressement à toute épreuve; 4o et enfin une certaine élévation de sentiments qui fait qu'on sent tout ce qu'il y a de grand dans la fonction de représenter sa nation au dehors, et de veiller au dedans à la conservation de ses intérêts politiques.»
Je me borne à parler seulement de ce que dit M. de Talleyrand sur les qualités de l'âme exigées pour la diplomatie. Elles sont toutes honorables; mais aussitôt que le mot âme avait frappé mes yeux, je m'étais attendue, je l'avoue, à tout autre chose. Il y aurait eu peut-être plus d'adresse à parler de la volonté d'épargner les hommes, d'empêcher la guerre, et de donner plus d'extension au mot qui, du reste, est honorablement traité dans cet article.
– Eh bien! dis-je à l'ami de M. de Talleyrand, ai-je lu le rapport? puisque je vous en cite des passages, vous n'en doutez pas, j'espère?
– C'est cela qui m'étonne.
– En vérité, pour l'ami d'un diplomate, vous n'êtes pas très-fin; comment, vous ne comprenez pas que ce rapport était sur le bureau de mon mari, et que je l'ai trouvé en furetant pour en chercher d'autres.
– Ah! ah! de la jalousie!.. vous cherchiez quelques lettres de femmes?
– Cela ne vous regarde pas.
Lorsque Joseph fut à Lunéville, il imagina (dit-on) de gagner une somme très-forte à la Bourse en faisant acheter des rentes, pensant avec raison que la nouvelle de la paix les ferait monter. Il y eut, à ce qu'il paraît, une erreur, et Joseph, à ce que dit le bruit public, perdit une somme très-forte. Bonaparte, qui n'était pas riche, ne pouvait aider son frère, et cela le désolait; M. de Talleyrand arriva dans son cabinet, aux Tuileries, précisément au moment où il avait le plus d'humeur de cette affaire.
– Comment faire? disait-il en se promenant à grands pas, comment faire?..
Il exposa la chose à M. de Talleyrand, qui, au reste, la connaissait au moins aussi bien que lui. En écoutant Bonaparte, M. de Talleyrand fit quelques mouvements pour ramener son équilibre, que son pied-bot dérangeait toujours, quand cela lui était utile; quant à celui de la physionomie, il ne s'altérait jamais…
– Eh quoi! dit-il après avoir entendu, ce n'est que cela?.. mais ce n'est rien du tout.
– Vraiment!.. Vous m'étonnez.
– La chose est simple… Faites monter la rente.
– Mais l'argent!
– C'est la chose la plus facile du monde. Faites déposer au Mont-de-Piété ou bien à la Caisse d'amortissement, vous aurez de l'argent pour faire lever la rente… Elle remontera, Joseph vendra, et non-seulement il rentrera dans ses fonds, mais il gagnera.
– Ce n'est pas ce qui m'inquiète ni même ce que je veux, répondit Bonaparte… qu'il sorte de ce guêpier, et je suis trop heureux et lui aussi.
On suivit, dit-on, le conseil de M. de Talleyrand, et la chose eut une pleine réussite.
Mais en parlant de lui, de ses conversations, de ses mots jetés comme au hasard et pourtant toujours dits avec intention, il faudrait pouvoir rendre cette figure blême et immobile, aux traits encore agréables à cette époque, mais sans la plus légère étincelle de la vie du cœur ou même de cette vie intellectuelle pour laquelle cet homme semblait fait; il faudrait pouvoir donner cette ressemblance, vraiment nécessaire pour juger de l'effet que produisait une conversation avec M. de Talleyrand sur des sujets graves; il faut que le lecteur puisse se former une idée de l'immobilité des muscles du visage de M. de Talleyrand, de son aisance de grand seigneur malgré son immobilité. Ajoutez à l'idée que vous pouvez vous faire de M. de Talleyrand l'esprit prodigieux de cet homme, et vous aurez un aperçu de ce qu'il était en présence de Bonaparte, lorsque celui-ci, déjà colosse de gloire, aspirait encore à une place plus élevée.
Les Bourbons de Parme et d'Espagne arrivèrent à Paris sous la figure et le nom de roi et reine d'Étrurie. On avait de tous côtés les yeux ouverts pour connaître quelle pensée était celle du premier Consul relativement à eux. Elle fut bientôt connue, parce que le jeune prince était trop imbécile pour aider à donner le change dans une mascarade comme celle-là. – Il était stupide.
M. de Talleyrand leur donna une fête ravissante dans sa maison de campagne de Neuilly. Rien de plus charmant que son ordonnance. Il est vrai de dire que la nature en faisait la moitié des frais; on était au printemps et même déjà dans l'été, et le temps était admirable. M. de Talleyrand mit dans l'ordonnance de sa fête toute la coquetterie que la gravité diplomatique n'eût peut-être pas osée en Autriche, à cette époque, ou dans d'autres royaumes. – Un improvisateur italien de beaucoup de talent, nommé Gianni, improvisa une ode assez longue, et ravit le pauvre roi, qui, parlant mal le français, était heureux comme un écolier en congé lorsqu'il pouvait parler italien. Aussi avait-il éprouvé un moment de désappointement lorsqu'il entendit le premier Consul répondre en français à son compliment italien. Le pauvre petit roi demeura stupéfait.
– Ma, in somma, siete Italiano siete NOSTRO.
– Je suis Français, répondit sèchement Bonaparte en lui tournant le dos. – Et il se mit à caresser le prince royal, qui avait trois ans, et qui était bien le plus laid magot royal ou roturier que j'aie jamais vu.
Toutes les galanteries furent prodiguées à ses hôtes par M. de Talleyrand. La façade du château représentait celle du palais Pitti, formée avec des lampions, et le feu d'artifice rappela la même intention. Le souper fut servi dans l'orangerie; il fut arrangé avec une adresse d'élégance remarquable: on mit des tables autour des orangers en fleur, qui de cette manière servaient de surtout; à leurs branches étaient suspendues des corbeilles remplies de fruits glacés, et de tout ce qui peut être fait en ce genre de plus parfait70. Cette fête, au fait, était la seule qui, depuis la Révolution, pût à bon droit exiger le nom de fête; chacun en revint enchanté, et M. de Talleyrand fut gracieux, poli, tout en ne souriant jamais, et en étant si égal en apparence pour tous, qu'il le fallait bien connaître pour savoir qu'il voulait être poli plus avec vous qu'avec tout autre.
Quoique son titre d'évêque fût un peu oublié, on parla beaucoup du bref du pape qui, disait-on, l'avait sécularisé. Je ne l'ai jamais cru alors, parce que M. de Talleyrand aurait épousé madame Grandt, et ne lui aurait pas laissé porter ce nom de Grandt à la face d'Israël scandalisé. Ce bref aurait été expliqué à son avantage.
J'ai omis en son temps de parler d'une chose très-remarquable; mais ce livre, tout formé de souvenirs, laisse la possibilité de revenir sur le passé: j'en profite pour parler du Concordat.
M. de Talleyrand, bien qu'évêque constitutionnel, bien qu'il eût ainsi contribué à l'apostasie, du moins en partie, du clergé noble français, M. de Talleyrand ne fut jamais opposé au retour de la religion en France; mais il y aurait eu trop de choses heurtées dans les rapports qui devaient exister entre les agents du saint Père et M. de Talleyrand-Périgord, ancien évêque constitutionnel d'Autun, quoique ces agents du Pape fussent des hommes d'une haute portée et avec des vues grandes et larges; et Bonaparte connaissait mieux que personne les nuances à observer en pareilles circonstances. Il nomma donc pour les plénipotentiaires de la République son frère Joseph, le conseiller d'état Cretet, et un abbé bon militaire, bon frère d'armes, appelé l'abbé Bernier, qui, ainsi que l'archevêque Turpin, tuait d'une main et baptisait de l'autre.
Les agents du Pape étaient le cardinal Consalvi, le cardinal Caprara et monseigneur Spina, qui plus tard fut archevêque de Gênes et cardinal. Tous trois étaient des hommes habiles, mais Consalvi était le premier des trois.
Cette négociation amena le Concordat, qui fut proclamé solennellement l'année suivante au printemps et converti en loi de l'État… Il y eut un Te Deum chanté à Notre-Dame, et le premier Consul voulut que la plus grande pompe entourât cette cérémonie.
Comme cette circonstance tient positivement à l'état de la société en France à cette époque, bien que la chose ne concerne pas immédiatement M. de Talleyrand, elle doit trouver ici sa place.
Le premier Consul voulait de la pompe et de la magnificence; mais vouloir n'est pas pouvoir, et Paris tout entier le prouva ce jour-là.
On ne savait pas ce que voulait dire encore le mot magnificence à cette époque; on croyait être fort magnifique lorsqu'on était habillé un peu plus que de coutume, et qu'on avait derrière sa voiture un seul domestique avec un petit galon pour indiquer la livrée. Et alors madame Murat, madame Marmont, moi, madame Savary, madame Duroc qui avait la livrée du premier Consul, toutes ces dames, excepté madame Bonaparte, n'avaient qu'un domestique. Quant à leur toilette, c'était une élégante toilette du matin, et voilà tout. Je me rappelle que madame Murat se moqua de moi parce que j'avais une robe de dentelle noire, costume que j'avais choisi comme plus convenable pour une grande cérémonie religieuse. Toutes les femmes de la cour consulaire avaient fait le cortége de madame Bonaparte et se tenaient avec elle dans le jubé de Notre-Dame, qui existait encore à cette époque; il y avait même de bien belles sculptures en bois sur ce jubé; il fut détruit peu de temps après.
Tout ce qui était militaire reçut fort mal le Concordat. L'armée était républicaine, elle avait des sentiments tout répulsifs à ce changement. Lorsque Augereau sut qu'on allait à Notre-Dame pour entendre la messe, il voulut descendre de voiture avec Lannes. On fut aussitôt le dire à Bonaparte, qui leur envoya l'ordre de rester et de l'accompagner. Ils allèrent donc à Notre-Dame; mais peut-être eût-il été plus convenable qu'ils n'y fussent pas. Augereau jurait assez haut pour couvrir la voix de celui qui répondait à la messe. Quant au général Lannes, il jurait aussi haut, et, de plus, il avait faim et demandait à manger comme un pauvre. On lui trouva du chocolat qu'il croqua avec grand appétit et surtout grand bruit. Lannes était républicain; non pas qu'il comprît la république, pour lui c'était beaucoup trop abstrait; mais accoutumé depuis son enfance à entendre dire du mal des prêtres et parler de la république comme de la source de tous les biens, il exécrait les prêtres et adorait la république. Que de sentiments semblables sans autre base!
Le lendemain, le premier Consul demanda à Augereau ce qu'il pensait de la cérémonie de la veille.
– Elle était très-belle, répondit Augereau… mais il y manquait son plus bel ornement.
– Lequel?
– Un million d'hommes qui, depuis dix ans, se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons71.
Bonaparte fut très-irrité du propos. Augereau commençait à être mal en cour, et ce mot ne pouvait contribuer à l'y mettre mieux.
Bonaparte dit un jour, après le Concordat, devant trois ou quatre de ses plus fidèles officiers: – Il faut une religion: partout elle est utile pour gouverner…; elle agit sur les hommes… En Égypte, j'étais mahométan…; je suis catholique en France. Mais il faut que la police de cette religion soit tout entière dans les mains de celui qui gouverne. Je veux une religion, je veux des prêtres, mais pas de clergé.
– Général, lui dit quelqu'un, le Pape a dit: Je ferai tout ce que voudra le premier Consul.
– Il fera bien. Qu'il ne pense pas avoir affaire à un imbécile…
Il se promena quelque temps sans parler; on respectait son silence. On voyait de grandes pensées passer sur son front. Tout à coup, se tournant vers ses officiers qui l'entouraient, et parmi lesquels était mon mari, qui était venu à l'ordre le matin même, il leur dit:
– Que croyez-vous que le cardinal Consalvi me montre d'effrayant pour me faire signer?.. le salut de mon âme!.. L'immortalité, pour moi, c'est le souvenir laissé dans la mémoire des hommes. Voilà qui porte aux grandes actions… Il se tut de nouveau et marcha encore quelque temps sans parler… Puis s'arrêtant tout à coup.
– Oui, dit-il avec force, il vaut mieux ne pas naître que de passer sur la terre inaperçu…
M. de Talleyrand fut, vers ce temps-là, sécularisé par un bref du Pape qui le relevait de ses vœux72. Il avait fait de lui-même cette action depuis longtemps, et c'était, il me semble, une grande maladresse que de constater par cette mesure que tout ce qu'on avait fait dans la Révolution était mal fait, et qu'on revenait sur une besogne consommée. Le bref du Pape, demandé par M. de Talleyrand, est une maladresse, je le répète, si c'est lui qui l'a demandé. On m'a affirmé que c'était le premier Consul qui l'avait exigé de lui.
M. de Narbonne, M. de Choiseul, M. de Montrond, M. de Nassau, M. de Lavaupalière, tous ceux enfin qui entouraient M. de Talleyrand, n'étaient certes pas dévots; eh bien! ils furent tous ravis de ce bref, excepté M. de Montrond: son esprit, extrêmement fin, lui fit voir que M. de Talleyrand faisait une faute. Peut-être M. de Talleyrand le voyait-il aussi, et la chose fut-elle impossible à éluder.
La fille d'une amie de M. de Talleyrand se maria vers l'époque dont je parle. C'était une charmante personne, Fanny de Coigny, fille de la fameuse marquise de Coigny, si célèbre sous l'ancienne cour qu'elle prenait à tâche de braver, surtout Marie-Antoinette. Fille de M. de Conflans et fort riche, jolie, grande dame, madame de Coigny avait tous les avantages réunis pour être une femme à la mode; aussi y fut-elle, et en première ligne. Au moment où Bonaparte rappela définitivement tous les émigrés, il rendit la fortune de madame de Coigny, à la condition de marier sa fille avec le général Sébastiani, qui alors était fort joli garçon et n'était pas, comme aujourd'hui, un très-respectable ambassadeur; il avait une charmante tournure, de l'élégance et une très-jolie figure. Quant à mademoiselle de Coigny, c'était une de ces personnes qu'on regrette toujours, parce qu'elles ne se retrouvent plus, et laissent toujours quelque chose à regretter dans celles qui leur ressemblent le plus… Je l'ai bien regrettée. Elle mourut à Constantinople, en couches de son premier et unique enfant, qui est aujourd'hui madame de Praslin.
Le traité d'Amiens fut signé. Ce fut encore Joseph qui parut dans ce traité… Ce fut une joie universelle en France, et l'on fut dans un délire complet… Les fêtes se succédèrent, tous les ministres en donnèrent; madame Murat en donna une à Neuilly, qu'elle avait alors avec Villiers, que le premier Consul lui avait donné lors de son mariage… Il nous arriva à Paris un bel ambassadeur de S. M. Britannique, lord Withworth; il n'était plus jeune, puisqu'il avait été ambassadeur auprès de Catherine II il y avait déjà longtemps… Lord Withworth était grand et avait le double de sa taille par une des plus parfaites impertinences que j'aie rencontrées de ma vie. Je me trompe pourtant. Il avait une femme, la duchesse de Dorset, assez laide, assez vieille, assez désagréable pour faire fuir toute une ville: jugez comme elle remplissait sa mission d'ambassadrice, qui est toute de conciliation, de paix et de mansuétude… Non, jamais son souvenir ne me quittera… C'est surtout son impertinence gratuite que je ne puis lui pardonner; et puis si commune, si vulgaire avec sa prétention de haute aristocratie et le titre de duchesse…; si grosse, si courte, si ronde… Elle se moquait un jour de madame Lefebvre, sans remarquer qu'elle était plus vulgaire qu'elle73…
M. de Talleyrand eut alors une maison presque toujours ouverte où il recevait tous les jours. Je crois cependant que l'accueil hospitalier qu'il faisait aux Anglais était bien contre son gré. L'Angleterre avait été indigne pour lui dans l'émigration, et M. Pitt l'avait tout simplement fait chasser d'Angleterre comme Jacobin!.. Mais il était trop bien appris pour en laisser voir du ressentiment… Toujours le même, sans émotion, ne disant que ce qu'il voulait, il fut bien pour des gens qu'il devinait d'ailleurs ne devoir pas faire un long séjour en France.
Un jour, M. de Talleyrand fut à la Malmaison; il trouva le premier Consul dans une grande agitation.
– Qu'avez-vous donc, général? lui demanda M. de Talleyrand.
BONAPARTE
Un motif de grande inquiétude. Je ne sais qui envoyer en Angleterre, comme ministre, en échange de ce beau fils qu'ils m'envoient ici.
M. DE TALLEYRAND
Mais, général, regardez autour de vous… N'avez-vous pas déjà chargé d'une mission diplomatique le général Sébastiani?
BONAPARTE secouant la tête
J'en ai besoin pour autre chose…
M. DE TALLEYRAND
M. de Vaisne…?
BONAPARTE
Eh! ce ne serait pas trop mal!..
M. DE TALLEYRAND
Le général Berthier?
BONAPARTE, secouant encore la tête
J'en ai besoin pour autre chose.
M. DE TALLEYRAND
Mais pourquoi ne pas envoyer à Londres M. Denis74?
BONAPARTE
J'ai mon affaire… j'enverrai Andréossi.
M. DE TALLEYRAND, souriant
Vous voulez nommer André aussi!.. Qu'est-ce donc que cet André? je ne l'ai jamais vu auprès de vous.
BONAPARTE ne comprenant pas
Je ne vous parle pas d'André… je dis Andréossi de l'artillerie.
M. DE TALLEYRAND
Ah! je vous demande pardon! je n'avais pas compris… C'est Andréossi de l'artillerie… Je cherchais, moi, Andréossi dans la diplomatie… Oui, oui, Andréossi… c'est très-bien.
M. de Talleyrand se moquait, non pas du premier Consul, mais de son choix. En effet, on ne comprend pas comment Bonaparte a pu faire un pareil choix pour un ambassadeur. Andréossi était lourd, épais, ne connaissait guère que ses polygones, et voilà tout. Aussi ne plut-il que médiocrement, et même pas du tout, à Londres; le prince de Galles, si élégant, si admirablement fashionable, ne sut que penser de l'envoi d'un tel homme. Ignorant des premières notions de la politesse, il fit d'abord des gaucheries qui commencèrent par faire rire, et finirent par ennuyer… M. de Talleyrand nous racontait un jour que M. le général Andréossi, ne connaissant pas les coutumes princières, appelait toujours le prince de Galles: Mon prince… Le prince de Galles, à la fin, ennuyé de cette répétition, dit un jour à je ne sais quelle personne de la légation française: Dites donc au général Andréossi de ne pas toujours m'appeler mon prince… il finirait par me faire prendre pour un prince russe.
Andréossi fut rappelé avant que le reste de ses équipages fût déballé.
Un jour les amis de M. de Talleyrand furent consternés. On apprit, non pas qu'il allait, mais qu'il venait de se marier… Il avait épousé madame Grandt.
– Enfin, vous ne m'aimez plus!
– Mais, si, je vous aime toujours.
– Non, non!.. Enfin, tenez, si madame Grandt et moi nous tombions dans l'eau, laquelle sauveriez-vous?
– Je crois que vous savez nager.
On disait que M. de Talleyrand aurait dû répondre à madame de Staël: Ni l'une, ni l'autre. Je ne sais pas si le mot n'eût pas été plus dur encore.