Kitabı oku: «Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux», sayfa 26
XLVI
Surge, carnifex
Ainsi, après une lutte de sept mois, après deux grandes batailles gagnées, Paris se retrouvait dans la même situation qu'en août 1792.
Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme des enfants de Paris.
Comme en 1792, Marat criait, ayant un écho dans la Montagne, qu'il fallait abattre la contre-révolution et surtout ne pas laisser derrière soi d'ennemis.
Paris fut admirable.
D'autant plus admirable que cette fois il n'y avait plus d'enthousiasme – non, l'enthousiasme avait été noyé dans le sang de Septembre – , mais seulement du dévouement.
Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit trois ou quatre mille volontaires qu'il arma et équipa.
Les halles furent sublimes: une seule section, celle de la halle au blé, donna mille volontaires. Ils défilèrent à l'Assemblée, muets, sombres, la tête inclinée en avant par l'habitude de porter des sacs sur leur tête. Ils quittèrent tout, leur métier, leur femme et leurs enfants, méritant par le cœur comme par le titre qu'ils s'étaient donné eux-mêmes de Forts pour la patrie.
Le soir, il y eut aux halles repas lacédémonien; chacun apporta ce qu'il avait; ceux-là le pain, ceux-ci le vin, ceux-ci la viande et le poisson; ceux qui arrivèrent les mains vides se mirent à table comme les autres, et comme les autres mangèrent.
Un cri unanime de «Vive la nation!» se fit entendre; puis on se sépara; chacun avait ses adieux à faire, on partait le lendemain.
Maintenant, toutes ces nouvelles, qui accablaient les girondins puisqu'elles venaient à la suite d'un ministère girondin, par les fautes d'un général girondin et par la révolte d'une ville girondine, donnaient prise sérieuse aux meneurs révolutionnaires, c'est-à-dire à leurs ennemis réunis: Montagne, Commune, jacobins, cordeliers, faubourgs.
Les girondins, presque tous avocats, nous l'avons dit, prêchaient la soumission à la loi. Ils disaient: «Tombons, mais légalement.»
Ils oubliaient que les lois dont ils voulaient mourir victimes étaient des lois faites en 91 et 92, c'est-à-dire pour une époque de monarchie constitutionnelle et non pour une époque de révolution.
La loi qu'ils invoquaient était tout simplement le suicide de la République.
Il y avait un moyen d'obvier à tout, c'était de tirer du sein de la Convention même un tribunal qui concentrerait tous les pouvoirs dans ses mains, et qui prendrait le titre du tribunal révolutionnaire.
Pour lui, il n'y aurait d'autre loi que la loi du salut public.
Par lui, l'influence des girondins s'appuyant sur la loi ancienne était neutralisée. C'était à eux de se soumettre à la loi nouvelle. S'ils voulaient résister, on les briserait.
Et c'est ce que ne voulait pas encore la Convention. La Convention sentait parfaitement combien l'affaiblirait la mort d'hommes éloquents, honnêtes, dévoués à la République, ayant un immense parti, et dont le seul crime était l'hésitation à mettre le pied dans le sang.
Mais il y a dans tous les partis des enfants perdus qui veulent à quelque prix que ce soit le triomphe de leur idée; les enfants perdus de la Révolution se réunissaient à l'Évêché et y formaient une société régulière qui n'était pas reconnue par la grande société jacobine.
Cette société avait trois chefs: l'Espagnol Guzman; Tallien, ancien scribe de procureur; Collot-d'Herbois, ex-comédien.
Les chefs secondaires étaient un jeune homme nommé Varlet, qui avait hâte de tuer; Fournier, l'Auvergnat, ancien planteur, ne connaissant que le fouet et le bâton, et célèbre dans les massacres d'Avignon; le Polonais Lazouski, héros du 10-Août et qui était l'idole du faubourg Saint-Antoine.
Les six conjurés – on peut donner le nom de conjuration à un pareil projet – se réunirent au café Corazza et décidèrent de profiter du trouble dans lequel était Paris pour y soulever une émeute. Il s'agissait tout simplement, au milieu de l'émeute, de faire marcher une section sur le club des Jacobins et l'autre sur la Commune.
Cette dernière section, accusant la Convention de laisser échapper le pouvoir à ses mains débiles, forcerait la Commune de le prendre.
La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, épurerait alors la Convention; les girondins seraient alors expulsés par l'Assemblée elle-même, ou, si elle refusait, ils seraient tués pendant le tumulte.
Danton, préoccupé de la mort de sa femme, n'y mettrait aucun obstacle; Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sûr laisserait faire. Les girondins eux-mêmes fournissaient des armes contre eux.
Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux, dirigés par Gorsas et Fiévée, disaient que Liége était évacuée, mais n'était pas prise, et que, en tout cas, l'ennemi n'oserait se hasarder en Belgique.
Et en même temps les Liégeois, démenti vivant, arrivaient à moitié nus, les pieds meurtris de la route, traînant leurs femmes par les bras, portant leurs enfants sur leurs épaules, mourant de faim, invoquant la loyauté de la France, et à son défaut la vengeance de Dieu.
Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prévoyant ce qui allait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ils appartenaient à cette responsabilité dont ils étaient menacés d'épurer la Convention, se présentèrent le 10 au matin à l'Assemblée.
Ils demandèrent des secours pour les familles de ceux qui partaient, mais ils demandaient surtout un tribunal révolutionnaire pour juger les mauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faire leurs adieux à la Convention.
– Pères de la patrie, disaient-ils, n'oubliez pas que nous allons mourir, et que nous vous laissons nos enfants.
La harangue était courte et digne de Spartiates.
Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissés à la Convention, elle réclamait un tribunal révolutionnaire.
Alors Carnot se leva, Carnot que l'on nomma plus tard l'organisateur de la victoire.
– Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n'irez pas seuls à la frontière, nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nous mourrons avec vous.
Et l'Assemblée, à l'unanimité, décida que quatre-vingt-deux membres de la Convention se transporteraient aux armées.
Des députés avaient été chargés de visiter les sections; ils revinrent en disant que toutes insistaient pour la création d'un tribunal révolutionnaire. Jean Bon Saint-André se leva, appuyant la demande, qui paraissait commandée par la volonté générale.
Pendant ce temps, Levasseur rédigeait la proposition.
Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort ils bâtissaient!
Jean Bon Saint-André, un pasteur protestant qui nous improvisa une marine, la lança à la mer, se fit marin, de prêtre qu'il était, et nous légua, après le fatal combat du 1er juin 1794, la consolante légende du Vengeur, qui n'est pas encore, mais qui deviendra un jour de l'histoire.
Levasseur, un médecin qui, envoyé à une armée en pleine révolte, arrêta et soumit la révolte d'un mot.
Le tribunal révolutionnaire fut voté en principe, mais on en remit à plus tard l'organisation.
En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois jours n'était pas venu à l'Assemblée, parut.
Danton, c'est-à-dire l'ombre de Danton! Danton, les genoux tremblants, les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveux blanchis aux tempes, encore livide de son contact avec la mort.
Il monta lentement et lourdement à la tribune. On eût dit qu'il sentait peser sur lui, sur sa douleur et sur les suites qu'elle avait eues, les regards de toute l'Assemblée.
Les regards de la Gironde surtout l'enveloppaient.
Ce grand parti et ceux qui s'y étaient rattachés comprenaient que cet homme qui montait à la tribune, que cet homme qu'ils avaient flétri du nom de septembriseur, que cet homme dont ils avaient refusé l'alliance, portait en lui leur salut ou leur mort.
On sentait qu'à la terreur qui pesait déjà sur l'Assemblée, Danton apportait un supplément de terreur.
– Vous avez, dit-il d'une voix rauque, voté en principe l'existence future du tribunal révolutionnaire, vous n'en avez pas décrété l'organisation. Quand sera-t-il organisé? quand fonctionnera-t-il? et quand satisfaction contre les traîtres sera-t-elle donnée au peuple? Avec les obstacles que nous rencontrons dans cette Assemblée même, nul ne le sait.
Puis, avec un sourire terrible:
– Parlons donc d'autre chose, dit-il. Je vous rappellerai, continua-t-il, qu'en septembre on sauva les prisonniers pour dettes, en ouvrant les prisons la veille du massacre. Eh bien! aujourd'hui, je ne dis pas que les circonstances soient les mêmes, mais il est toujours temps d'accomplir une œuvre juste. Aujourd'hui, consacré est ce principe que nul ne peut être privé de sa liberté que pour avoir forfait à la société: plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte par corps; abolissons ces vieux restes de la loi romaine des douze tables et du servage du Moyen Âge; abolissons enfin la tyrannie de la richesse sur la misère; que les propriétaires ne s'alarment point, ils n'ont rien à craindre: respectez la misère, elle respectera l'opulence.
L'Assemblée frémit. L'homme du 2 septembre annonçait-il un 12 mars?
En tout cas, elle comprit le sens et la portée de la nouvelle loi qu'on lui demandait; elle se leva avec empressement, et, à l'unanimité, elle vota l'abolition de la contrainte par corps.
– Ce n'est pas assez, ajouta Danton; ordonnez que les prisonniers de cette catégorie soient élargis à l'instant même.
Et l'élargissement immédiat fut voté.
Puis Danton se rassit, ou plutôt retomba sur son banc, dans le muet silence de la mort.
En ce moment, un homme assis au banc des girondins déchira une feuille de ses tablettes, écrivit dessus ces deux mots de Mécène à Octave: «Surge, carnifex! Lève-toi, bourreau!»
Et il signa: Jacques Mérey.
Danton, auquel un huissier remit la feuille déchirée des tablettes du docteur, tourna lentement un regard atone de son côté.
Jacques Mérey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit signe à Danton de le suivre.
Danton le suivit.
Jacques Mérey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrétaire de l'Assemblée où il avait déjà eu une conférence avec Danton, et attendit celui-ci.
Danton apparut un instant après lui à la porte.
– Ferme cette porte et viens, dit Mérey.
Danton obéit.
– Au nom du dernier soupir de ta femme, que j'ai reçu, dit Jacques Mérey, où veux-tu en venir, malheureux?
– À vous sauver tous, dit Danton d'une voix sourde, et cela malgré vous-mêmes, qui voulez vous perdre.
– Étrange manière de t'y prendre! dit Mérey avec ironie.
– On voit bien que tu n'as pas été ministre de la Justice et que tu ne sais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis je rentrerai pour faire un dernier effort en votre faveur. Tâchez d'en profiter.
– Parle! reprit Jacques Mérey.
– Commençons par la province, dit Danton – ça ne sera pas long, sois tranquille – , et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est révolté. La Convention n'avait pas une armée à envoyer à Lyon. La Convention a fait ce qu'eût fait Sparte: elle a envoyé un citoyen héroïque, un cœur intrépide, un homme que le sang n'effraye pas, car tous les jours depuis vingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il a parlé comme s'il avait eu une armée de cent mille hommes derrière lui. On lui a présenté une pétition factieuse, il l'a mise en morceaux et l'a lancée à la tête de ceux qui la lui présentaient.
» – Et si nous t'en faisions autant que tu viens d'en faire à notre pétition! s'écria un des factieux.
» – Faites! a-t-il répondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatre morceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre départements; chacun d'eux m'élèvera une tombe et chacun d'eux vouera mes assassins à l'infamie.
»Qu'est devenu Legendre? Nous n'en savons rien! assassiné probablement. Et sais-tu sous quel nom et sous quelle bannière ses Lyonnais se sont révoltés? Sous le nom de girondins, sous la bannière de la Gironde. Le bataillon des Fils de famille, tous girondins, s'est emparé de l'Arsenal, de la poudre, des canons; peut-être, à cette heure, les Sardes occupent-ils la seconde capitale de la France et le drapeau blanc flotte-t-il sur la place des Terreaux!
»Sais-tu ce qui se passe en Bretagne et en Vendée? La Bretagne et la Vendée sont en pleine révolte; pendant que l'Autrichien nous met la pointe de l'épée sur la poitrine, la Vendée nous met le poignard dans le dos. Là, du moins, ils ne se font pas passer pour girondins.
»Mais votre général girondin trahit en Belgique, lui; nous avons à craindre non seulement la retraite mais l'anéantissement de l'armée; il ne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg y avait lancé ses hussards et avait su profiter de l'irrigation des Belges, qui seraient tombés sur nos fugitifs et les eussent anéantis. Et cependant ce Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu'à ce qu'il nous perde, ou que nous nous sauvions en le perdant.
»Maintenant, à Paris, voilà ce qui s'y passe. Les membres du club de l'Évêché ont décrété la mort de vingt-deux d'entre vous. Ces vingt-deux-là seront assassinés sur leurs bancs à la Chambre; le reste du parti sera emprisonné à l'Abbaye, et on renouvellera sur lui la justice anonyme de Septembre.
»Veux-tu savoir ce qu'a dit Marat ce matin avant de venir à l'Assemblée? "On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien! méritons ce nom en buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la dernière raison des esclaves. César fut assassiné en plein sénat; traitons de même les représentants infidèles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs, théâtres de leurs crimes."
»Alors Mamin, le même qui a porté la tête de la princesse de Lamballe pendant toute une journée au bout d'une pique, Mamin s'est proposé, lui et quarante de ses égorgeurs, pour vous assassiner tous cette nuit à domicile.
»Hébert a appuyé. "La mort sans bruit, donnée dans les ténèbres, a-t-il dit, vengera la patrie des traîtres et montrera la main du peuple suspendue à toute heure sur la tête des conspirateurs."
»Eh bien! voilà ce qui a été décidé: l'assassinat de jour en pleine Convention, ou l'assassinat chez vous, nuitamment, dans vos demeures, comme à la Saint-Barthélemy.
»Devines-tu maintenant ce que j'ai voulu faire pour vous? En proposant de faire élargir les prisonniers pour dettes, j'ai voulu vous faire comprendre que la mort était suspendue au-dessus de vos têtes, j'ai voulu vous donner un dernier avis.
»Tu as mal interprété mes paroles, tant mieux. Tu me forces à m'expliquer clairement, je m'explique. Je ne veux pas votre mort. Je ne vous aime pas; mais j'aime votre talent, votre patriotisme, tout mal entendu qu'il est; votre honnêteté, tout impolitique qu'elle soit. Rentre, va t'asseoir près de tes amis; dis-leur comme venant de toi, comme venant de moi, si tu veux, mais de moi ils se défieront, dis-leur, cette nuit, ou de se réunir en armes pour se défendre, ou de ne point coucher chez eux. Demain, demain, il fera jour! Demain, le tribunal révolutionnaire sera organisé, et, si vous êtes véritablement des traîtres, c'est à un tribunal que vous répondrez de votre trahison.»
Mérey tendit la main à Danton.
– Il ne faut pas m'en vouloir, dit-il, j'ai été trompé par l'apparence.
– T'en vouloir! dit Danton en haussant les épaules, pourquoi faire? On a besoin de la haine pour être Robespierre ou Marat, on n'a pas besoin de la haine pour être Danton, va.
Mérey avait déjà fait quelques pas vers la porte, quand Danton bondit vers lui.
– Ah! dit-il en le serrant dans ses bras et en le prenant sur son cœur à l'étouffer. J'oubliais ce que tu as fait pour moi, ami; je ne sais pas ce qui arrivera, mais tu as ta place dans mon cœur. Si tu es obligé de fuir, viens chez moi, et je réponds de ta vie, dussé-je te cacher dans le caveau où elle est renfermée!
Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les larmes étouffent, il éclata en sanglots dans les bras de son ami.
XLVII
Le tribunal révolutionnaire
Danton était bien instruit. Pendant qu'il dévoilait le complot à son ami Jacques Mérey, ce complot s'accomplissait.
Ces hommes dont la mission était d'être à la tête de toutes les actions sanglantes, ce flot révolutionnaire dont la nature était de déborder sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la Révolution était insupportable, tous ces hommes, las du nom d'assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s'étaient mis en mouvement; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle était peu nombreuse; ceux qui étaient présents, brisés de fatigue, dormaient.
– Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins; les jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la souveraineté, qu'elle épure la Convention.
Mais la section des Gravilliers était dans la main du prêtre assermenté Jacques Roux, celui qu'on avait présenté à Louis XVI pour l'accompagner à l'échafaud et qu'il avait refusé.
Il flaira un crime sous cette proposition; il répondit que le peuple était assemblé dans un repas civique et que c'était au peuple qu'il fallait s'adresser.
Éconduits, ils s'éloignèrent.
Puis ils s'adressèrent à la section des Quatre-Nations, réunie à l'Abbaye, firent le même mensonge, obtinrent l'adhésion de quelques membres, qui se joignirent à eux.
Armés de cette adhésion, ils se rendirent au repas civique qui s'étendait de l'Hôtel de Ville jusqu'aux halles.
On proposa à tous les convives, déjà un peu échauffés par le vin, d'aller fraterniser avec les jacobins.
La proposition fut acceptée.
Pendant qu'ils se mettaient en marche, Jacques Mérey rentrait dans la salle, laissant à Danton resté derrière lui le temps de se calmer. Assis à gauche de Vergniaud, il lui communiqua l'avis de Danton tendant à leur faire quitter la salle.
Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea.
Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversée était mobile comme l'ouragan. Chacun interpréta à sa guise la décomposition de ses traits, sa pâleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prêts à faire éclater sa poitrine.
On venait de lire la lettre de Dumouriez; Robespierre était à la tribune, et, contre toute attente, il disait:
– Je ne réponds pas de lui, mais j'ai encore confiance en lui.
Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajouta que le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, une vigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, comme toujours, revenant à son éternel refrain, disant que depuis trois mois Dumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois les girondins l'en empêchaient.
Danton était resté debout près de la porte, l'œil fixé sur les girondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgré l'avis donné, étaient restés pour faire face à la mort.
À cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit.
– La parole après toi! cria-t-il à Robespierre.
– Tout de suite, répondit celui-ci, j'ai fini.
Et, tandis qu'il descendait les marches de la tribune d'un côté, Danton les montait de l'autre. Il suivit des yeux Robespierre jusqu'à ce que celui-ci eût regagné sa place entre Cambon et Saint-Just.
– Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il; mais il ne s'agit point ici d'examiner les causes de nos désastres, il s'agit d'y porter remède. Quand l'édifice est en feu, je ne m'occupe pas des fripons qui enlèvent les meubles, j'éteins l'incendie. Nous n'avons pas un moment à perdre pour sauver la République. Voulons-nous être libres? Agissons. Si nous ne le voulons plus, périssons! car nous l'avons tous juré. Mais non, vous achèverez ce que nous avons commencé. Marchons! Prenons la Hollande, et Carthage est détruite. L'Angleterre ne vivra que pour la liberté! Le parti de la liberté n'est pas mort en Angleterre. Tendez la main à tous ceux qui appellent la délivrance: la patrie est sauvée, et le monde est libre. Faites partir vos commissaires; qu'ils partent ce soir, qu'ils partent cette nuit; qu'ils disent à la classe opulente: «Il faut que l'aristocratie de l'Europe succombe sous nos efforts, paye notre dette ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang et le prodigue; allons, misérables riches, dégorgez vos richesses!»
Des applaudissements auxquels se mêlèrent malgré eux ceux des girondins lui coupèrent la parole.
Danton interrompit d'un geste impatient les applaudissements qui l'empêchaient de continuer, et, comme si l'avenir lui apparaissait, il continua avec un visage rayonnant:
– Voyez, citoyens, les belles destinées qui vous attendent! Quoi, quand vous avez une nation entière pour levier, l'horizon pour point d'appui, vous n'avez pas encore bouleversé le monde?
Les applaudissements l'interrompirent de nouveau.
Mais lui, toujours impatient d'être enrayé dans sa route, sans leur donner le temps de s'éteindre, continua:
– Je sais bien qu'il faut pour cela du caractère, et vous en avez manqué tous; je mets de côté toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement étrangères, excepté celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi était aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: «Vos discussions sont misérables; je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui me fatiguez de vos contestations particulières, au lieu de vous occuper du salut public, je vous répudie tous comme traîtres à la patrie: Je vous mets tous sur la même ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi à votre tour; que m'importe ma réputation! que la France soit libre, et que mon nom soit flétri!»
À ce cri de Danton, qui révélait toute sa pensée, qui expliquait Septembre et le fardeau sanglant dont il s'était chargé, il n'y eut qu'un cri d'admiration dans toute la salle.
C'était le propre de cet homme d'exciter tous les sentiments extrêmes: haine, terreur, enthousiasme.
Et cependant la Convention hésitait encore. Mais un légiste estimé, député de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l'empire, le doux et calme Cambacérès, se leva, et, de sa place, dit sans emportement:
– Il faut, séance tenante, décréter l'organisation d'un tribunal révolutionnaire; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiés, citoyens représentants, car vous devez les exercer tous; plus de séparation entre le corps délibérant et le corps qui exécute.
En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l'oreille de Danton; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la séance suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le vote et l'organisation du tribunal, de la tribune qu'il avait gardée:
– Je somme, dit-il d'une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste!
Chacun s'arrêta à ce commandement: ceux qui avaient fait déjà quelques pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n'avaient fait que se lever se rassirent.
Danton étendit un long regard sur l'Assemblée pour s'assurer que chacun était à son poste.
– Eh quoi! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous séparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la République! Vous ne savez donc pas combien il est important de prendre des décisions judiciaires qui punissent les contre-révolutionnaires. C'est pour eux que le tribunal que nous réclamons est nécessaire, car ce tribunal doit suppléer au tribunal suprême de la vengeance, aveugle parfois, qui peut frapper l'innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais; l'humanité vous ordonne d'être terribles pour dispenser le peuple d'être cruel. Organisons-le donc aujourd'hui, sans retard, à l'instant même, non pas bon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pèse sur la tête de ses ennemis au lieu du poignard des assassins; et, cette grande œuvre terminée, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, aux ministères que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens, vous répondez au peuple de nos armées, de son sang, de sa fortune.
»Je demande donc que le tribunal soit organisé séance tenante; je demande que la Convention juge mes raisons et méprise les qualifications injurieuses qu'on ose me donner; pas de retard: ce soir, organisation du tribunal révolutionnaire, organisation du pouvoir exécutif; ce soir, départ de vos commissaires. Que la France entière se lève, que vos armées marchent à l'ennemi; que la Hollande soit envahie, que la Belgique soit libre; que le commerce anglais soit ruiné; que nos armes partout victorieuses portent aux peuples la délivrance et le bonheur qu'ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit vengé!»
C'était à cette heure le cœur de la France lui-même qui battait dans la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressées comme les battements du tambour; c'était le pas de charge de la liberté s'élançant à la conquête du monde.
Il descendit de la tribune soulevé dans les bras de ses amis; puis il chargea Cambacérès, auquel il parlait pour la première fois, mais qui était venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l'exécution des mesures qui venaient d'être votées d'enthousiasme.
Puis il s'élança hors de la Convention; le devoir qu'il s'était imposé dans cette journée terrible l'appelait ailleurs.
Cet homme qui était venu lui parler tout bas était venu lui dire:
– On propose en ce moment aux jacobins l'égorgement de la Gironde.
Voilà ce qui se passait:
Nous avons laissé les conspirateurs de l'Évêché, après avoir entraîné à leur suite quelques membres de la section des Quatre-Nations, proposant aux convives du repas civique d'aller fraterniser avec les jacobins.
La proposition acceptée, on suivit la rue Saint-Honoré avec des chants patriotiques et les cris de: «Vaincre ou mourir!»
Ce fut ainsi qu'ils entrèrent aux Jacobins, beaucoup à moitié ivres, quelques-uns le sabre à la main.
Un volontaire du Midi s'avança alors au milieu de la salle, et, dans un patois à peine intelligible:
– Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peut être sauvée que par l'égorgement des traîtres. Cette fois il faut faire maison nette: tuer les ministres perfides, les représentants infidèles.
À ces mots, une femme qui écoutait des tribunes descendit rapidement l'escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur les premières marches de celui qui remontait à la rue, elle heurta un homme qui se précipitait dans le club.
Deux noms s'échangèrent:
– Danton! s'écria cette femme.
– Lodoïska! murmura Danton.
Mais il ne s'arrêta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, de son côté, s'enfuit comme plus épouvantée qu'auparavant.
Danton comprit pourquoi cette femme fuyait.
C'était la maîtresse de Louvet, c'était celle dont il avait mis le nom et tracé le portrait dans son roman de Faublas, c'était celle enfin qui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivre jusque dans la tombe, boire à l'heure de sa mort les six potions d'opium que le malade devait boire en six nuits.
La dose était trop forte, l'estomac de la femme dévouée ne put la supporter; elle la rejeta et fut sauvée malgré elle.
Danton avait compris. On décrétait la mort des girondins; Lodoïska, présente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complot qui s'organisait contre eux et que lui-même avait découvert à Jacques.
En le voyant, la terreur de la pauvre femme s'était augmentée; elle croyait Danton l'ennemi de la Gironde.
Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu'il pouvait pour se rapprocher d'elle, venait pour sauver les girondins.
Il se précipita dans la salle. Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre! le chasseur entrait dans l'antre du tigre.
Mais lui, l'athlète au bras puissant et à la voix tonnante, eut bientôt écarté ceux qui s'opposaient à son entrée et fait taire ceux qui ne voulaient point qu'il parlât.
Une fois à la tribune, il était maître de l'assemblée.
Alors il expliqua à tous ces hommes qu'en voulant sauver la patrie ils allaient la perdre; que ce n'était pas par des assassinats et des égorgements qu'on rétablissait la tranquillité et la confiance publiques; que ce n'était point des martyrs qu'il fallait faire, mais des coupables qu'il fallait frapper; il leur annonça qu'un tribunal révolutionnaire venait d'être voté; qu'à ce tribunal seul désormais appartiendrait la connaissance des délits politiques. Puis l'habile orateur, après quelques louanges à leur patriotisme, après une excitation de rejoindre promptement l'armée, après le serment fait par lui, Danton, eux partis, de veiller sur la République, il les convia à aller fraterniser aux cordeliers, où Camille Desmoulins, prévenu, les attendait.
Et eux, changés tout à coup:
– Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation!
Et ils s'éloignèrent pour aller fraterniser avec les cordeliers.
En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rue Saint-Honoré aux Tuileries.
Personne ne s'était aperçu de son absence. Pas un girondin ne s'était levé de son banc.
On votait l'organisation du tribunal révolutionnaire.
Voici ce qu'on décrétait, ce que décrétaient les girondins eux-mêmes, forgeant la hache qui devait abattre leurs têtes:
«Neuf juges nommés par la Convention jugeront ceux qui lui seront envoyés par décret de la Convention: nulle forme d'instruction; point de jurés; tous les moyens admis pour former la conviction.
»On poursuivra non seulement ceux qui prévariquent dans leurs fonctions, mais ceux qui les désertent ou les négligent; ceux qui, par leur conduite, leurs paroles ou leurs écrits, pourraient égarer le peuple; ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prérogatives usurpées par les despotes.
»Il y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir les dénonciations.»
Les girondins avaient voté pour le tribunal révolutionnaire, mais non point pour une semblable rédaction, à laquelle se fût certes opposé Danton s'il se fût trouvé là, puisque Danton, comme eux, devait être condamné par ce tribunal.