Kitabı oku: «Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux», sayfa 27
Ils votèrent contre la rédaction. La majorité l'emporta.
– C'est l'inquisition! s'écria Vergniaud, et pire que celle de Venise!
Et il s'élança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui pour la première fois commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre où on les poussait.
XLVIII
Lodoïska
Louvet, que nous avons vu imprudemment élevé par ses amis, logeait dans la rue Saint-Honoré, à quelques pas seulement du club des jacobins. Sa hardiesse à accuser l'homme populaire par excellence, l'hôte du menuisier Duplay, l'incorruptible Robespierre, comme on l'appelait, le désignait à la haine du peuple, et il savait que du premier soulèvement il serait la première victime. Aussi sa vie était-elle d'avance celle d'un proscrit. Il ne sortait, même pour aller à la Convention, qu'armé d'un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait asile à quelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison pour visiter la jeune et belle créature qui s'était dévouée à lui.
Cette femme, dont l'œil inquiet épiait sans cesse, entendit passer avec des vociférations et des chants patriotiques cette députation qui se rendait aux Jacobins; au milieu de ces vociférations, elle entendit les cris de: «Mort aux girondins!» et, soit préoccupation, soit réalité, elle crut même entendre celui de: «Mort à Louvet!»
Alors elle descendit, se mêla aux groupes, pénétra dans la salle avec eux, monta aux tribunes pour s'y dissimuler, et là, dans toute son étendue, elle entendit la motion d'égorger les traîtres, les ministres perfides et les représentants infidèles.
Pour elle, il n'y avait pas de doute; ce que demandait cette voix, c'était la mort de son amant et de tout le parti dont il était un des chefs.
On a vu comment elle s'était élancée hors de la salle, comment elle avait rencontré Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance du but qui l'amenait, sa fuite n'avait été que plus précipitée.
Où courait-elle?
Elle n'en savait rien d'abord elle-même. Ce jour-là, elle n'avait point de rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelle terrible? chez Roland? car Roland était l'âme de la Gironde. Mais la sévère Mme Roland, l'inspiratrice de son mari, même pour un danger de mort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maîtresse de l'auteur de Faublas? Non.
Chez Vergniaud? Mais Vergniaud n'était jamais chez lui. Tous ces hommes de la Révolution, sachant le peu de temps qu'ils avaient à vivre, essayaient de doubler leur existence par l'amour. Vergniaud ne serait pas chez lui; il serait chez Mlle Candeille, la charmante actrice, qui, dans son égoïsme, ne laisserait pas sortir son amant, de crainte qu'il lui arrivât malheur.
Chez Kervélagan? Mais sans doute était-il déjà au faubourg Saint-Marceau, au milieu des fédérés bretons, s'il n'était pas encore parti de Paris.
Mais n'était-ce point achever de perdre les girondins que de leur faire chercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment où la Bretagne se soulevait?
Au moment où, arrêtée au coin de la rue de l'Arbre-Sec, elle hésitait pour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf, elle vit passer près d'elle un homme qu'elle crut reconnaître pour un des leurs.
Il marchait calme et avec l'insouciance de l'homme ou qui ne connaît pas le danger ou qui le méprise.
Elle alla à lui.
– Citoyen, dit-elle, je suis Lodoïska, la maîtresse de Louvet; il me semble que je reconnais en vous un girondin, ou tout au moins un ami de la Gironde.
Celui auquel elle s'adressait la salua respectueusement.
– Vous ne vous trompez pas, madame, lui dit-il, sans partager toutes les opinions de la Gironde, je partagerai probablement son sort. Jeté dans Paris par un grand amour et une grande haine, je me suis assis sur un des bancs de vos amis, espérant y faire la guerre à la noblesse et ses privilèges, dont j'étais victime: je me suis trompé. La République est tellement forte, à ce qu'il paraît, que ses enfants se divisent, et que je n'assiste plus qu'à des récriminations de parti, qu'à des accusations de faiblesse ou de trahison. Vous pouvez donc vous fier à moi, madame; mon nom est Jacques Mérey.
Lodoïska avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un médecin savant, humanitaire et dévoué à la République. Elle saisit son bras.
– Aidez-moi à les sauver, dit-elle, et à vous sauver vous-même.
Jacques Mérey secoua la tête.
– Je crois bien, dit-il, que nous sommes tous perdus. Peu m'importe! à moi qui ne tenais à la vie que par mon amour. Je peux dire cela à vous qui ne vivez que par le vôtre, madame; mais je n'en suis pas moins tout à vos ordres, si je peux vous aider en quelque chose.
– Mais vous ne savez donc pas ce qui se passe, s'écria Lodoïska.
– Oh! si fait! dit Jacques, je suis au courant de tout; je quitte la Convention.
– Mais vous ne quittez pas, comme moi, les jacobins, dit Lodoïska. Vous ne savez pas que la section des Quatre-Nations et les volontaires de la Halle sont venus au nombre de mille, avec des chants frénétiques et des cris féroces, demander la mort des girondins. – Et tenez, dit-elle, en lui montrant une nouvelle colonne d'hommes du peuple qui s'avançait dans la rue Saint-Honoré, la plupart armés de sabres et de piques; et tenez, voilà les bourreaux!
Et, en effet, ces hommes, en passant devant Lodoïska et Jacques Mérey, laissèrent échapper des imprécations de colère et des menaces de mort.
– Allons chez Pétion, lui dit Jacques Mérey; c'est là que se sont donné rendez-vous tous nos amis.
Pétion demeurait rue Montorgueil. Mérey et Lodoïska franchirent les halles pleines de tumulte et de cris; les femmes, qui croyaient que c'était à la trahison du ministre de la guerre Beurnonville et du général en chef Dumouriez et des girondins qu'était dû l'enrôlement forcé des derniers volontaires, étaient toutes armées de couteaux qu'elles agitaient sans nommer personne, mais en demandant la mort des traîtres. Quelques-unes avaient des piques et demandaient à marcher, elle aussi, sur la Convention.
– Ah! murmurait Lodoïska, et quand on pense que c'est aux hommes du 20 juin, aux hommes du 10 août, aux hommes du 21 septembre, qu'on fait de pareils reproches, n'est-ce point à dégoûter les martyrs du peuple de mourir pour lui?
Ils traversèrent toutes ces halles où, sur les tables tachées de vin, restaient des verres à moitié vides, et l'on gagna la maison de Pétion.
Là, en effet, comme le mot d'ordre en avait été donné aux girondins avant de se séparer, toute la Gironde était réunie.
En entrant dans la salle de la réunion, Lodoïska aperçut Louvet, courut à lui, lui sauta au cou en criant:
– Je t'ai retrouvé, je ne te quitte plus.
Alors, entraînant son amant dans un angle de la salle, elle laissa à Jacques Mérey le soin de tout expliquer.
Alors Jacques Mérey, en omettant seulement sa conférence avec Danton, raconta comment il avait rencontré Lodoïska et ajouta ce qu'il avait vu et entendu.
Alors la majorité des girondins décida qu'il était inutile d'aller braver la mort à la Convention; une séance de nuit était plus dangereuse encore, dans les circonstances où l'on se trouvait, qu'une séance de jour, et, on l'a vu, la séance du jour avait été plus que tumultueuse.
Chacun alors chercha l'asile où il pourrait passer la nuit. Vergniaud et Jacques Mérey déclarèrent que rien ne les empêcherait d'aller à la Convention. Quant à Pétion, au lieu d'aller chercher dehors un asile, après avoir écouté ce que Lodoïska et Louvet lui disaient du péril couru par lui, il alla à la fenêtre, l'ouvrit, étendit la main au-dehors, et, la rentrant toute mouillée:
– Il pleut, dit-il, il n'y aura rien.
Et, quelque supplication qu'on lui fît, il refusa de quitter la maison.
Jacques Mérey, qui était resté plus inconnu que les autres et plus populaire en même temps, parce que c'était lui qui était venu apporter la nouvelle de la victoire de Valmy et de celle de Jemmapes, offrit sa chambre à Louvet et à Lodoïska, à peu près sûr que son logement, où il ne recevait personne, auquel personne ne lui écrivait, était inconnu des assassins.
Puis, lorsqu'il les eut installés chez lui, il marcha droit à la Convention, où il trouva Vergniaud déjà établi sur son banc.
Cette colonne qui avait rencontré Lodoïska et Jacques Mérey, cette colonne qui s'avançait jetant l'insulte et la menace aux girondins, se rendait à l'imprimerie de Gorsas, rédacteur en chef de la Chronique de Paris, celui-là même qui avait annoncé, comme nous l'avons dit, que Liége n'était pas prise par les Autrichiens, au moment où les Liégeois proscrits, fugitifs, se répandaient dans les rues de Paris, augmentant par leur présence la haine que l'on portait aux girondins.
Les émeutiers déchirèrent les feuilles déjà tirées, brisèrent les presses, dispersèrent les caractères et pillèrent les ateliers.
Quant à Gorsas, un pistolet à chaque main, il passa inconnu au milieu des assassins qui demandaient sa tête, agitant ses pistolets et criant comme les autres:
– Mort à Gorsas!
À la porte, il trouva un flot de peuple si épais qu'il craignit d'être reconnu par les imprimeurs de quelque autre presse; il se glissa dans une cour par une porte entrouverte qu'il ferma derrière lui, puis il sauta par-dessus le mur de cette cour, et s'en alla droit à la section dont il faisait partie.
La section résolut d'aller avec lui porter plainte à la Convention.
Pendant ce temps-là, les émeutiers décidaient d'en faire autant chez Fiévée, qui, comme Gorsas, publiait une feuille girondine.
Comme chez Gorsas, tout fut pillé, brûlé, jeté à la rue.
La colonne dévastatrice ne comptait pas se borner là. Elle alla à la Convention pour y demander la mort de trois cents députés. On sentait Marat derrière toutes ces demandes. Marat prévoyait toujours par chiffres.
Mais voilà que, tandis que les émeutiers entraient d'un côté, Gorsas et les membres de la section entraient par l'autre comme accusateurs. Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s'élança à la tribune.
Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de la Convention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisé ses presses.
Les émeutiers s'arrêtèrent étonnés: ils venaient comme accusateurs des girondins, et voilà qu'ils étaient accusés comme pillards, comme voleurs et comme assassins.
Un député alors monta à la tribune, c'était Barrère. Il se tourna vers les émeutiers:
– Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici; je sais seulement que l'on a parlé cette nuit de couper des têtes de députés. Citoyens, dit-il en étendant vers eux une main menaçante, sachez, une fois pour toutes, que les têtes des députés sont bien assurées; les têtes des députés sont non seulement posées sur leurs épaules, mais sur tous les départements de la République. Qui donc oserait décapiter un département de la France? Le jour où ce crime s'accomplirait, la République serait dissoute. Allez, méchants citoyens, ajouta-t-il, et ne revenez plus dans de semblables intentions.
Les émeutiers délibérèrent un instant. Puis un des chefs s'avança, protesta de son dévouement et de celui de ses hommes à la République, et demanda à défiler devant les représentants au cri de «Vive la nation!»
Cette faveur leur fut accordée.
Au moment où ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupés seulement par Vergniaud et par Jacques Mérey, tous deux se levèrent, croisèrent les bras en manière de défi.
Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n'ayant plus ni argent, ni armée organisée, ni force intérieure, ni unité qui assurât son existence, la Convention créa ce fantôme sanglant qui épouvante l'Europe depuis près d'un siècle et qui fit la Révolution si longtemps incomprise: LA TERREUR!
On l'avait invoquée armée d'un glaive contre Paris, Paris la renvoya armée d'une hache au monde.
L'armée, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par le doute et la lassitude, l'armée, démoralisée, fuyait devant l'ennemi; elle allait rentrer en France, livrer la France!
Elle vit la Terreur à la frontière, elle s'arrêta et fit face à l'ennemi.
Cette armée, c'était tout ce qui restait à la République. Rien à envoyer à Lyon; rien à envoyer à Nantes.
Nos volontaires étaient à peine suffisants pour maintenir la Belgique qui nous échappait.
On envoya nos volontaires en Belgique.
À Lyon, Collot-d'Herbois; à Nantes, Carrier.
C'est-à-dire la Terreur!
XLIX
Deux hommes d'État
La séance avait duré jusqu'au jour, Danton s'était endormi sur son banc, écrasé de fatigue; personne ne songeait à le réveiller.
On eût dit un lion endormi dont nul n'osait s'approcher.
Jacques Mérey laissa la salle s'évacuer entièrement, échangea une poignée de main, un sourire et un haussement d'épaules avec Vergniaud, puis il alla à Danton, et lui posa la main sur l'épaule.
Danton s'éveilla par un brusque mouvement et porta la main à sa poitrine, où était caché un poignard.
Chacun de ces hommes, en s'endormant libre, ignorait s'il ne s'éveillerait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de repos avaient suffi à rendre la force au colosse.
Quant à Jacques Mérey, il avait cette force invincible des travailleurs et des savants habitués à lutter contre le sommeil.
Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention.
Dans le corridor, ils rencontrèrent Marat qui causait avec Panis.
En voyant Danton, Marat vint à lui, jeta un regard de haine, en passant, sur Jacques, dit quelques mots à l'oreille de Danton, et s'éloigna.
– Pouah! dit Danton avec un profond sentiment de dégoût. Du sang! Le misérable! toujours du sang; il ne lui faut que du sang! Sortons d'ici, la moitié de ces hommes me fait horreur ou pitié; j'ai besoin de respirer un air pur.
Et il entraîna Jacques dans le jardin des Tuileries.
On était au 11 mars, au matin. La gelée était fraîche, la terre couverte d'une légère couche de neige; des stalactites de glace, dans lesquelles se reflétaient comme dans des girandoles de cristal le soleil levant, pendaient aux arbres, et cependant on sentait que ce manteau d'hiver était jeté sur les épaules du bon avril; les ramiers, volant d'arbre en arbre et se poursuivant déjà avec des roucoulements d'amour, faisaient tomber des branches une pluie de diamants, tandis que les moineaux devenus moins frileux commençaient à reparaître et sautillaient en caquetant, à travers les lilas et les seringas des parterres.
Danton respira à pleine poitrine quelques haleines de cet air printanier et sa nature toute sanguine sembla se reprendre à la vie.
– Voilà, dit-il, des arbres, des ramiers et des oiseaux à qui tous nos débats sont bien indifférents, et qui ne connaissent ni montagnards, ni girondins, ni jacobins, ni cordeliers.
– Ajoute, dit Mérey, ni Robespierre, ni Marat; ils sont bien heureux.
– Admire, philosophe, continua Danton, comme au milieu de tout cela la nature poursuit sa route immuable. Dans un mois, les bourgeons vont pousser sur ces arbres, ces oiseaux s'aimer, ces fleurs s'ouvrir, un chant d'amour emplira la création, les nids se suspendront aux branches, le pollen fécondateur flottera dans l'air, jusqu'aux fenêtres de la Convention les hirondelles viendront gazouiller: "Nous voilà de retour pour accomplir la grande œuvre du Seigneur, l'œuvre qui, de l'enchaînement de la vie à la mort, fait l'éternité. Que faites-vous, vous autres rois de la création, vous aimez-vous comme nous?"
»Deux voix leur répondront: "Haine!" glapissantes comme celle du renard qui dira: "Défiez-vous, citoyens; défiez-vous de vos pères, défiez-vous de vos mères, défiez-vous de vos frères, de vos amis et de vos enfants. Nous sommes entourés de traîtres. Dumouriez trahit, Valence trahit, Custine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit. Une chaîne de trahisons nous enveloppe: Pitt en tient un bout; je vois d'ici celui qui tient l'autre; et les anneaux de cette chaîne sont d'or."
»L'autre, coassante comme celle des crapauds: "Du sang! du sang! du sang!"
»Eh! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un sourire mélancolique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verront pas le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l'autre.»
– Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton.
Danton haussa les épaules:
– Je suis comme cet homme dont parle l'historien Joseph, qui pendant sept jours tourna autour de la ville sainte en criant: «Malheur à Jérusalem; malheur à Jérusalem!» et le huitième jour cria: «Malheur à moi-même!» Une pierre lancée des remparts lui brisa la tête.
– Nous sommes Jérusalem, n'est-ce pas, nous autres girondins, dit Jacques, et toi l'homme à la prophétie?
– Que veux-tu! Dieu nous a tous frappés d'aveuglement.
– Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin au milieu de cette foule d'insensés, pourquoi ne t'éloignes-tu pas de ces deux hommes, dont l'un, Marat, déshonore ta politique, dont l'autre, Robespierre, use ta popularité? et ta popularité usée, tu l'as dit toi-même, menacera ta vie!
– Que veux-tu? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps qui revient, je ne suis pas un lépreux comme Marat, je ne suis pas un hypocrite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, je veux vivre les quelques jours qui me restent à vivre.
– Danton, prends-y garde, dans la situation où est la France, dans la situation où est la République, avec la place que tu as conquise dans la Convention, une pareille insouciance ou un pareil découragement sont un crime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop de pilotes, n'en a pas un seul? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni par un hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante; mets un frein à la populace: donne une impulsion à l'esprit public, une direction à l'Assemblée; écrase comme de vils reptiles Marat dans sa bave et Robespierre dans son orgueil; toi seul en ce moment peux à la Convention ce que tu voudras; sois l'homme que je dis; prête la force au côté faible mais honnête de l'Assemblée, nous oublierons le passé et nous te suivrons; ton ambition sera le salut de la patrie.
Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lire jusqu'au fond de son âme.
Puis, s'arrêtant tout à coup:
– Au nom de qui me parles-tu? demanda-t-il.
– Au nom de ceux, répondit le girondin, qui méprisent Marat et qui détestent Robespierre.
– Que je méprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je l'ai dit en pleine tribune; mais qui t'a dit que je détestais Robespierre?
– Ton intérêt politique, et, à défaut de l'intérêt politique, ton instinct de conservation. Robespierre a déjà murmuré contre toi des paroles sinistres, et, si tu ne le préviens pas, il te préviendra.
– Es-tu chargé d'un mandat près de moi?
– Non, mais je suis prêt à accepter le tien.
– Et tu me répondrais de tes girondins?
– Je ne réponds que d'une chose, du désir de t'avoir pour chef. Je te crois à la fois homme de renversement et de fondation.
– Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps; mais tes amis… tes amis n'ont pas confiance en moi; je me perdrais pour eux, et, dépopularisé, ils me livreraient à mes ennemis. Non! Alea jacta est! Que la mort décide!
– Danton…
– Non, il y a entre vous autres et moi un abîme infranchissable, le sang de Septembre, que je n'ai pas fait couler cependant. Un jour que nous aurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, écoute, Mérey; je t'aime depuis longtemps; dernièrement, tu as fait pour moi tout ce qu'un ami, tout ce qu'un frère pouvait faire. Eh bien! pendant que je suis puissant encore, demande-moi quelque chose.
Jacques regarda Danton:
– Que veux-tu que je te demande? Je suis un savant, beaucoup plus riche qu'un savant ne l'est d'ordinaire. J'ai en Champagne et du côté de l'Argonne des biens assez considérables. Je suis médecin et, si je voulais exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d'or. Je me suis fait nommer député, ou plutôt on m'a nommé député malgré moi. Je n'ai accepté que dans ma haine des privilèges que je voulais combattre. J'ai voté pour la prison perpétuelle dans le procès de Louis XVI parce que, médecin, je ne pouvais voter pour la mort; mais depuis, mon vote a constamment précédé ou suivi les votes les plus ardents au bien de la nation. Que veux-tu faire pour moi? Je ne désire rien, et ce que je regrette, tu ne peux me le rendre.
– Qui sait? réfléchis. Demain peut-être les tempêtes de la tribune nous éloigneront à tout jamais l'un de l'autre. Demande-moi ce que tu voudras, et, à ton grand étonnement, peut-être pourrais-je selon ton désir.
– Oh! c'est une trop longue histoire, dit Jacques Mérey.
– Écoute, dit Danton: j'ai acheté et meublé une maison de campagne sur les coteaux de Sèvres. Montons en voiture et viens déjeuner avec moi. Tu n'as aucun besoin de rentrer, personne qui t'attende?
– Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez moi m'en sauront gré.
– Eh bien! voilà une voiture, montons-y; viens, et tu me conteras ton histoire tout le long du chemin.
Tous deux montèrent en voiture.
– À Sèvres! dit Danton.
La voiture partit.
Alors Jacques Mérey, dont le cœur trop plein débordait depuis six mois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grand étonnement, cet homme de bronze l'écouta sans en perdre une parole, laissant son visage refléter toutes les émotions de son cœur.
Enfin Jacques aborda le véritable motif de sa confidence. Lorsqu'il lui eut dit la fuite, ou plutôt l'enlèvement d'Éva par Mlle de Chazelay, lorsqu'il lui eut dit comment, à Mayence, il avait perdu sa trace, ne pouvant la suivre au cœur de l'Allemagne, il lui demanda, demande difficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahison éternellement suspendue sur la tête de Danton par Robespierre, il lui demanda en hésitant:
– Toi qui as tant de relations à l'étranger, pourrais-tu me dire où elle est?
Danton le regarda fixement.
– Ma vie est là, dit Jacques Mérey, et, si je n'ai pas l'espoir de la retrouver, comme je ne crois à rien, quand la France n'aura plus besoin de moi, je me brûlerai la cervelle.
Et il serra la main de Danton.
On était arrivé à la porte de la maison de campagne. Le fiacre s'arrêta, les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montèrent dans une jolie salle à manger située au premier étage.
Un grand feu brûlait dans l'âtre, une table était dressée avec plusieurs couverts.
– Tu attends du monde à déjeuner? dit Jacques.
– Non, mais je reviens rarement seul; mon domestique sait cela, et il s'arrange en conséquence.
Puis il s'approcha de la fenêtre, et, tandis que Jacques Mérey se réchauffait les pieds, il posa son front brûlant sur la vitre glacée et demeura immobile.
Mérey comprit qu'il attendait une apparition quelconque.
Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement.
Puis, tournant la tête sur l'épaule:
– Viens voir, dit-il à Jacques.
– Quoi voir? demanda celui-ci.
– Regarde! dit Danton.
Et il approcha la tête de Mérey du carreau le plus voisin de celui par lequel il regardait lui-même.
Jacques vit alors, de l'autre côté d'un petit jardin pouvant avoir vingt-cinq à trente pas de long, accoudée à une fenêtre ouverte, une petite tête blonde perdue dans ce que l'on appelait alors une palatine.
L'enfant pouvait avoir seize ans.
– Comment la trouves-tu? demanda Danton.
– C'est une charmante jeune fille, dit Jacques Mérey.
– Ressemble-t-elle à ton Éva?
– Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, excepté pour celui qui les aime.
– Laisse-moi ouvrir la fenêtre et causer un peu avec elle.
– Tu la connais?
– Oui.
– Et tu causes avec elle?
– Sans doute. Il faut d'abord que je l'habitue à ma laideur.
– Et puis après?
– Je l'habituerai à ma réputation.
– Et puis après?
– J'en ferai ma femme.
– Ta femme! s'écria Jacques Mérey en regardant Danton avec stupeur, et il y a huit jours à peine que ta première femme est morte!
– Oui, c'était chose convenue du vivant de l'excellente créature que j'ai perdue; Louise Gely, c'est son nom, est sa filleule, et elle l'a désignée pour servir de mère à ses enfants.
Danton ouvrit la fenêtre.
Jacques Mérey se retira en arrière.
Alors celui qu'on appelait l'homme de sang entama une idylle de Gessner avec cette jeune fille. Il lui parla du printemps, de l'amour, des fleurs, de la vie calme, du bonheur conjugal. Il fut jeune, il fut tendre, il fut amoureux, il fut poétique. Jacques, la tête posée sur sa main, regardait et écoutait avec stupéfaction. Il comprenait la fascination de cet homme sur une femme, comme celle du serpent sur l'oiseau; enfin ce fut Danton qui le premier dit à la douce jeune fille de prendre garde à la fraîcheur du temps, de se garantir de cet air glacé qui montait de la Seine au sommet des collines. Il entendit la fenêtre de Louise se refermer, et Danton rayonnant referma la sienne.
Du bout des doigts, en rentrant chez elle, Louise avait envoyé un baiser.
– En vérité, lui dit Jacques en le voyant refermer la fenêtre, s'asseoir à table rayonnant, comme nous l'avons dit, et demander son déjeuner, en vérité, tu me confonds.
– Pourquoi cela? demanda Danton; parce que devant toi philosophe, parce que devant toi médecin, je suis homme. Que t'ai-je dit ce matin? Que probablement tu ne verrais pas les fleurs de 94 et moi de 95. Eh bien! je veux vivre jusque-là.
– Alors tu penses que cette jeune fille t'aimera?
– Le sais-je? J'ai rendu de grands services à sa famille; le père était huissier audiencier au parlement; je lui a fait avoir une place lucrative au ministère de la Marine. On leur a dit quelques mots déjà de mariage; le père est royaliste, la mère est dévote. Comme tout cela va bien! Hier, je leur ai fait une visite: le père m'a reproché Septembre, la mère m'a dit que l'homme qui épouserait sa fille accomplirait avant de l'épouser ses devoirs de religion.
– Tu feras cela?
– Moi, je ferai tout ce que l'on voudra pour arriver à l'accomplissement de mon désir. Je suis le tribun de la liberté, mais je suis le serf de la nature. Il y a un complot dans tout cela, complot de la sainte femme qui est morte et qui était royaliste; en me remariant à une belle jeune fille royaliste, elle croit du fond de sa tombe me tirer de la Révolution, créer un défenseur à la veuve et à l'orphelin du Temple.
– Penses-tu parfois à de semblables utopies?
– Moi? (Danton haussa les épaules.) Je ne pense à rien. L'enfant du Temple, Égalité, Chartres, Monsieur, frère du roi, comme ils l'appellent, est-ce que cela n'est pas frappé de mort et ne mourra pas de soi-même? Ce que je veux, moi, c'est de doubler mes jours avec mes nuits; c'est, la nuit, de m'acharner à l'amour, le jour au combat; c'est de lutter, de m'épuiser, de me tuer moi-même si c'est possible avant qu'ils me tuent! Ne m'a-t-on pas appelé le Mirabeau de 93?
Et, en parlant ainsi, Danton dévorait des viandes saignantes et buvait en proportion. Pour soutenir cette puissante nature, il fallait des repas de lion.
Le déjeuner fini:
– Reviens-tu à Paris? lui demanda Jacques.
– Ma foi! non, dit Danton. Je suis fatigué, je vais rester toute la journée ici; me refaire un peu par les yeux et, qui sait? peut-être par la parole. C'est la première fois que la chaste enfant me jette une caresse: je vais lui reporter le baiser qu'elle m'a envoyé.
– Je puis prendre ton fiacre alors?
– Parfaitement, à moins que tu ne préfères rester avec moi.
– Non, il faut que j'aille rendre la liberté à deux tourtereaux que la voix de mon ami Danton a effrayés.
– Bon! je parie que c'est à Louvet et à Lodoïska?
– Justement, dit en riant Jacques.
– Si je puis sauver ces deux-là, dit Danton, je le ferai, ils s'aiment trop.
– Et si tu ne peux les sauver? demanda Jacques.
– Je tâcherai qu'ils meurent ensemble.
Jacques tendit la main à Danton; Danton la lui serra cordialement. Puis, comme Jacques essayait de la retirer, il la retint.
– Jacques, dit-il, c'est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Éva et de Mlle de Chazelay?
– Oui.
– Eh bien! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais ni par qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles.
Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des larmes plein les yeux.
– Eh bien! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme!