Kitabı oku: «La dame de Monsoreau — Tome 2», sayfa 15
CHAPITRE XXII
LES ÉCHECS DE CHICOT, LE BILBOQUET DE QUÉLUS ET LA SARBACANE DE SCHOMBERG
On peut dire que Chicot, malgré son apparente froideur, s'en retournait au Louvre avec la joie la plus complète.
C'était pour lui une triple satisfaction d'avoir rendu service à un brave comme l'était Bussy, d'avoir travaillé à quelque intrigue et d'avoir rendu possible, pour le roi, un coup d'État que réclamaient les circonstances.
En effet, avec la tête et surtout le coeur que l'on connaissait à M. de Bussy, avec l'esprit d'association que l'on connaissait à MM. de Guise, on risquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne ville de Paris.
Tout ce que le roi avait craint, tout ce que Chicot avait prévu, arriva comme on pouvait s'y attendre.
M. de Guise, après avoir reçu, le matin, chez lui, les principaux ligueurs, qui, chacun de son côté, étaient venus lui apporter les registres couverts de signatures que nous avons vus ouverts dans les carrefours, aux portes des principales auberges et jusque sur les autels des églises; M. de Guise, après avoir promis un chef à la Ligue, et après avoir fait jurer à chacun de reconnaître le chef que le roi nommerait; M. de Guise, après avoir enfin conféré avec le cardinal et avec M. de Mayenne, était sorti pour se rendre chez M. le duc d'Anjou, qu'il avait perdu de vue la veille, vers les dix heures du soir.
Chicot se doutait de la visite; aussi, en sortant de chez Bussy, avait-il été incontinent flâner aux environs de l'hôtel d'Alençon, situé au coin de la rue Hautefeuille et de la rue Saint-André. il y était depuis un quart d'heure à peine, quand il vit déboucher celui qu'il attendait par la rue de la Huchette.
Chicot s'effaça à l'angle de la rue du Cimetière, et le duc de Guise entra à l'hôtel sans l'avoir aperçu.
Le duc trouva le premier valet de chambre du prince assez inquiet de n'avoir pas vu revenir son maître; mais il s'était douté de ce qui était arrivé, c'est-à-dire que le duc avait été coucher au Louvre.
Le duc demanda si, en l'absence du prince, il ne pourrait point parler à Aurilly: le valet de chambre répondit au duc qu'Aurilly était dans le cabinet de son maître, et qu'il avait toute liberté de l'interroger.
Le duc passa. Aurilly, en effet, on se le rappelle, joueur de luth et confident du prince, était de tous les secrets de M. le duc d'Anjou, et devait savoir mieux que personne où se trouvait Son Altesse.
Aurilly était, pour le moins, aussi inquiet que le valet de chambre, et, de temps en temps, il quittait son luth, sur lequel ses doigts couraient avec distraction, pour se rapprocher de la fenêtre et regarder, à travers les vitres, si le duc ne revenait pas.
Trois fois on avait envoyé au Louvre, et, à chaque fois, on avait fait répondre que monseigneur, rentré fort tard au palais, dormait encore.
M. de Guise s'informa à Aurilly du duc d'Anjou.
Aurilly avait été séparé de son maître la veille, au coin de la rue de l'Abre-Sec, par un groupe qui venait augmenter le rassemblement qui se faisait à la porte de l'hôtellerie de la Belle-Étoile, de sorte qu'il était revenu attendre le duc à l'hôtel d'Alençon, ignorant la résolution qu'avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.
Le joueur de luth raconta alors au prince lorrain la triple ambassade qu'il avait envoyée au Louvre, et lui transmit la réponse identique qui avait été faite à chacun des trois messagers.
— Il dort à onze heures, dit le duc; ce n'est guère probable; le roi est debout d'ordinaire à cette heure. Vous devriez aller au Louvre, Aurilly.
— J'y ai songé, monseigneur, dit Aurilly, mais je crains que ce prétendu sommeil ne soit une recommandation qu'il ait faite au concierge du Louvre, et qu'il ne soit en galanterie par la ville; or, s'il en était ainsi, monseigneur serait peut-être contrarié qu'on le cherchât.
— Aurilly, reprit le duc, croyez-moi, monseigneur est un homme trop raisonnable pour être en galanterie un jour comme aujourd'hui. Allez donc au Louvre sans crainte, et vous y trouverez monseigneur.
— J'irai donc, monsieur, puisque vous le désirez; mais que lui dirai-je?
— Vous lui direz que la convocation au Louvre était pour deux heures, et qu'il sait bien que nous devions conférer ensemble avant de nous trouver chez le roi. Vous comprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un mouvement de mauvaise humeur assez irrespectueux, que ce n'est point au moment où le roi va nommer un chef à la Ligue qu'il s'agit de dormir.
— Fort bien, monseigneur, et je prierai Son Altesse de venir ici.
— Où je l'attends bien impatiemment, lui direz-vous; car, convoqués pour deux heures, beaucoup sont déjà au Louvre, et il n'y a pas un instant à perdre. Moi, pendant ce temps, j'enverrai quérir M. de Bussy.
— C'est entendu, monseigneur. Mais, au cas où je ne trouverais point Son Altesse, que ferais-je?
— Si vous ne trouvez point Son Altesse, Aurilly, n'affectez point de la chercher; il suffira que vous lui disiez plus tard avec quel zèle j'ai tenté de la rencontrer. Dans tous les cas, à deux heures moins un quart je serai au Louvre.
Aurilly salua le duc, et partit.
Chicot le vit sortir et devina la cause de sa sortie. Si M. le duc de Guise apprenait l'arrestation de M. d'Anjou, tout était perdu, ou, du moins, tout s'embrouillait fort. Chicot vit qu'Aurilly remontait la rue de la Huchette pour prendre le pont Saint-Michel; lui, au contraire alors, descendit la rue Saint-André-des-Arts de toute la vitesse de ses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au moment où Aurilly arrivait à peine en vue du grand Châtelet.
Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit au théâtre même des événements importants de la journée.
Il descendit les quais garnis de bourgeois, ayant tout l'aspect de triomphateurs, et gagna le Louvre, qui lui apparut, au milieu de toute cette joie parisienne, avec sa plus tranquille et sa plus benoîte apparence.
Aurilly savait son monde et connaissait sa cour; il causa d'abord avec l'officier de la porte, qui était toujours un personnage considérable pour les chercheurs de nouvelles et les flaireurs de scandale.
L'officier de la porte était tout miel; le roi s'était réveillé de la meilleure humeur du monde.
Aurilly passa de l'officier de la porte au concierge.
Le concierge passait une revue de serviteurs habillés à neuf, et leur distribuait des hallebardes d'un nouveau modèle.
Il sourit au joueur de luth, répondit à ses commentaires sur la pluie et le beau temps, ce qui donna à Aurilly la meilleure opinion de l'atmosphère politique.
En conséquence, Aurilly passa outre et prit le grand escalier qui conduisait chez le duc, en distribuant force saluts aux courtisans déjà disséminés par les montées et les antichambres.
A la porte de l'appartement de Son Altesse, il trouva Chicot assis sur un pliant.
Chicot jouait aux échecs tout seul, et paraissait absorbé dans une profonde combinaison.
Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avec ses longues jambes, tenait toute la longueur du palier.
Il fut forcé de frapper sur l'épaule du Gascon.
— Ah! c'est vous, dit Chicot; pardon, monsieur Aurilly.
— Que faites-vous donc, monsieur Chicot?
— Je joue aux échecs, comme vous voyez.
— Tout seul?
— Oui... j'étudie un coup... savez-vous jouer aux échecs, monsieur?
— A peine.
— Oui, je sais, vous êtes musicien, et la musique est un art si difficile, que les privilégiés qui se livrent à cet art sont forcés de lui donner tout leur temps et toute leur intelligence.
— Il paraît que le coup est sérieux, demanda en riant Aurilly.
— Oui, c'est mon roi qui m'inquiète; vous saurez, monsieur Aurilly, qu'aux échecs le roi est un personnage très-niais, très-insignifiant, qui n'a pas de volonté, qui ne peut faire qu'un pas à droite, un pas à gauche, un pas en avant, un pas en arrière, tandis qu'il est entouré d'ennemis très-alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d'un coup, et d'une foule de pions qui l'entourent, qui le pressent, qui le harcèlent; de sorte que, s'il est mal conseillé, ah! dame! en peu de temps, c'est un monarque perdu; il est vrai qu'il a son fou qui va, qui vient, qui trotte d'un bout de l'échiquier à l'autre, qui a le droit de se mettre devant lui, derrière lui et à côté de lui; mais il n'en est pas moins certain que plus le fou est dévoué à son roi, plus il s'aventure lui-même, monsieur Aurilly; et, dans ce moment, je vous avouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des plus périlleuses.
— Mais, demanda Aurilly, par quel hasard, monsieur Chicot, êtes-vous venu étudier toutes ces combinaisons à la porte de Son Altesse Royale?
— Parce que j'attends M. de Quélus, qui est là.
— Où là? demanda Aurilly.
— Mais chez Son Altesse.
— Chez Son Altesse, M. de Quélus? fit avec surprise Aurilly.
Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livré passage au joueur de luth; mais de telle façon qu'il avait transporté son établissement dans le corridor, et que le messager de M. de Guise se trouvait placé maintenant entre lui et la porte d'entrée.
Cependant il hésitait à ouvrir cette porte.
— Mais, dit-il, que fait donc M. de Quélus chez M. le duc d'Anjou? je ne les savais pas si grands amis.
— Chut! dit Chicot avec un air de mystère.
Puis, tenant toujours son échiquier entre ses deux mains, il décrivit une courbe avec sa longue personne, de sorte que, sans que ses pieds quittassent leur place, ses lèvres arrivèrent à l'oreille d'Aurilly.
— Il vient demander pardon à Son Altesse Royale, dit-il, pour une petite querelle qu'ils eurent hier.
— En vérité? dit Aurilly.
— C'est le roi qui a exigé cela; vous savez dans quels excellents termes les deux frères sont en ce moment. Le roi n'a pas voulu souffrir une impertinence de Quélus, et Quélus a reçu l'ordre de s'humilier.
— Vraiment?
— Ah! monsieur Aurilly, dit Chicot, je crois que véritablement nous entrons dans l'âge d'or; le Louvre va devenir l'Arcadie, et les deux frères Arcades ambo. Ah! pardon, monsieur Aurilly, j'oublie toujours que vous êtes musicien.
Aurilly sourit et passa dans l'antichambre, en ouvrant la porte assez grande pour que Chicot pût échanger un coup d'oeil des plus significatifs avec Quélus, qui d'ailleurs était probablement prévenu à l'avance.
Chicot reprit alors ses combinaisons palamédiques, en gourmandant son roi, non pas plus durement peut-être que ne l'eût mérité un souverain en chair et en os, mais plus durement certes que ne le méritait un innocent morceau d'ivoire.
Aurilly, une fois entré dans l'antichambre, fut salué très-courtoisement par Quélus, entre les mains de qui un superbe bilboquet d'ébène, enjolivé d'incrustations d'ivoire, faisait de rapides évolutions.
— Bravo! monsieur de Quélus, dit Aurilly en voyant le jeune homme accomplir un coup difficile, bravo!
— Ah! mon cher monsieur Aurilly, dit Quélus, quand jouerai-je du bilboquet comme vous jouez du luth!
— Quand vous aurez étudié autant de jours votre joujou, dit Aurilly un peu piqué, que j'ai mis, moi, d'années à étudier mon instrument. Mais où est donc monseigneur? ne lui parliez-vous pas ce matin, monsieur?
— J'ai en effet audience de lui, mon cher Aurilly, mais Schomberg a le pas sur moi!
— Ah! M. de Schomberg aussi! dit le joueur de luth avec une nouvelle surprise.
— Oh! mon Dieu! oui. C'est le roi qui règle cela ainsi; il est là dans la salle à manger. Entrez donc, monsieur d'Aurilly, et faites-moi le plaisir de rappeler au prince que nous attendons.
Aurilly ouvrit la seconde porte, et aperçut Schomberg couché plutôt qu'assis sur un large escabeau tout rembourré de plumes.
Schomberg, ainsi renversé, visait, avec une sarbacane, à faire passer dans un anneau d'or, suspendu au plafond par un fil de soie, de petites boules de terre parfumée, dont il avait ample provision dans sa gibecière, et qu'un chien favori lui rapportait toutes les fois qu'elles ne s'étaient pas brisées contre la muraille.
— Quoi! s'écria Aurilly, chez monseigneur un pareil exercice!.. Ah! monsieur Schomberg!
— Ah! guten Morgen! monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant le cours de son jeu d'adresse, vous voyez, je tue le temps en attendant mon audience.
— Mais où est donc monseigneur? demanda Aurilly.
— Chut! monseigneur est occupé dans ce moment à pardonner à d'Épernon et à Maugiron. Mais ne voulez-vous point entrer, vous qui jouissez de toutes familiarités près du prince?
— Peut-être y a-t-il indiscrétion? demanda le musicien.
— Pas le moins du monde, au contraire; vous le trouverez dans son cabinet de peinture; entrez, monsieur Aurilly, entrez.
Et il poussa Aurilly par les épaules dans la pièce voisine, où le musicien ébahi aperçut tout d'abord d'Épernon occupé devant un miroir à se roidir les moustaches avec de la gomme, tandis que Maugiron, assis près de la fenêtre, découpait des gravures près desquelles les bas-reliefs du temple de Vénus Aphrodite, à Gnide, et les peintures de la piscine de Tibère, à Caprée, pouvaient passer pour des images de sainteté.
Le duc, sans épée, se tenait dans son fauteuil entre ces deux hommes, qui ne le regardaient que pour surveiller ses mouvements, et qui ne lui parlaient que pour lui faire entendre des paroles désagréables.
En voyant Aurilly, il voulut s'élancer au-devant de lui.
— Tout doux, monseigneur, dit Maugiron, vous marchez sur mes images.
— Mon Dieu! s'écria le musicien, que vois-je là? on insulte mon maître!
— Ce cher monsieur Aurilly, dit d'Épernon tout en continuant de cambrer ses moustaches, comment va-t-il? Très-bien, car il me paraît un peu rouge.
— Faites-moi donc l'amitié, monsieur le musicien, de m'apporter votre petite dague, s'il vous plaît, dit Maugiron.
— Messieurs, messieurs, dit Aurilly, ne vous rappelez-vous donc plus où vous êtes?
— Si fait, si fait, mon cher Orphée, dit d'Épernon, voilà pourquoi mon ami vous demande votre poignard. Vous voyez bien que M. le duc n'en a pas.
— Aurilly, dit le duc avec une voix pleine de douleur et de rage, ne devines-tu donc pas que je suis prisonnier?
— Prisonnier de qui?
— De mon frère. N'aurais-tu donc pas dû le comprendre, en voyant quels sont mes geôliers?
Aurilly poussa un cri de surprise.
— Oh! si je m'en étais douté! dit-il.
— Vous eussiez pris votre luth pour distraire Son Altesse, cher monsieur Aurilly, dit une voix railleuse; mais j'y ai songé: je l'ai envoyé prendre, et le voici.
Et Chicot tendit effectivement son luth au pauvre musicien; derrière Chicot, on pouvait voir Quélus et Schomberg qui bâillaient à se démonter la mâchoire.
— Et cette partie d'échecs, Chicot? demanda d'Épernon.
— Ah! oui, c'est vrai, dit Quélus.
— Messieurs, je crois que mon fou sauvera son roi; mais, morbleu! ce ne sera pas sans peine. Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre poignard en échange de ce luth, troc pour troc.
Le musicien, consterné, obéit et alla s'asseoir sur un coussin, aux pieds de son maître.
— En voilà déjà un dans la ratière, dit Quélus; passons aux autres.
Et sur ces mots, qui donnaient à Aurilly l'explication des scènes précédentes, Quélus retourna prendre son poste dans l'antichambre, en priant seulement Schomberg de changer sa sarbacane contre son bilboquet.
— C'est juste, dit Chicot, il faut varier ses plaisirs; moi, pour varier les miens, je vais signer la Ligue.
Et il referma la porte, laissant la société de Son Altesse Royale augmentée du pauvre joueur de luth.
CHAPITRE XXIII
COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF A LA LIGUE, ET COMMENT CE NE FUT NI SON ALTESSE LE DUC D'ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE
L'heure de la grande réception était arrivée ou plutôt allait arriver; car, depuis midi, le Louvre recevait déjà les principaux chefs, les intéressés et même les curieux. Paris, tumultueux comme la veille, mais avec cette différence que les Suisses, qui n'étaient pas de la fête la veille, en étaient, le lendemain, les acteurs principaux; Paris, tumultueux comme la veille, disons-nous, avait envoyé vers le Louvre ses députations de ligueurs, ses corporations d'ouvriers, ses échevins, ses milices et ses flots toujours renaissants de spectateurs, qui, dans les jours où le peuple tout entier est occupé à quelque chose, apparaissent autour du peuple pour le regarder, aussi nombreux, aussi actifs, aussi curieux que s'il y avait à Paris deux peuples, et comme si, dans cette grande ville, en petit l'image du monde, chaque individu se dédoublait à volonté en deux parties, l'une agissant, l'autre qui regarde agir.
Il y avait donc autour du Louvre une masse considérable de populaire; mais qu'on ne tremble pas pour le Louvre. Ce n'est pas encore le temps où le murmure des peuples, changé en tonnerre, renverse les murailles avec le souffle de ses canons et renverse le château sur ses maîtres; les Suisses, ce jour-là, ces ancêtres du 10 août et du 27 juillet, les Suisses souriaient aux masses de Parisiens, tout armées que fussent ces masses, et les Parisiens souriaient aux Suisses: le temps n'était pas encore venu pour le peuple d'ensanglanter le vestibule de ses rois.
Qu'on n'aille pas croire toutefois que, pour être moins sombre, le drame fût dénué d'intérêt; c'était, au contraire, une des scènes les plus curieuses que nous ayons encore esquissées, que celle que présentait le Louvre. Le roi, dans sa grande salle, dans la salle du trône, était entouré de ses officiers, de ses amis, de ses serviteurs, de sa famille, attendant que toutes les corporations eussent défilé devant lui, pour aller ensuite, en laissant leurs chefs dans ce palais, prendre les places qui leur étaient assignées sous les fenêtres et dans les cours du Louvre.
Il pouvait ainsi, d'un seul coup, d'un seul bloc, en masse, embrasser d'un coup d'oeil et presque compter ses ennemis, renseigné de temps en temps par Chicot, caché derrière son fauteuil royal; averti par un signe de la reine mère, ou réveillé par quelques frémissements des infimes ligueurs, plus impatients que leurs chefs, parce qu'ils étaient moins avant qu'eux dans le secret.
Tout à coup M. de Monsoreau entra.
— Tiens, dit Chicot, regarde donc, Henriquet.
— Que veux-tu que je regarde?
— Regarde ton grand veneur, pardieu! il en vaut bien la peine; il est assez pâle et assez crotté pour mériter d'être vu.
— En effet, dit le roi, c'est lui-même.
Henri fit un signe à M. de Monsoreau; le grand veneur s'approcha.
— Comment êtes-vous au Louvre, monsieur? demanda Henri. Je vous croyais à Vincennes, occupé à nous détourner un cerf.
— Le cerf était, en effet, détourné à sept heures du matin, sire; mais, voyant que midi était prêt à sonner et que je n'avais aucune nouvelle, j'ai craint qu'il ne vous fût arrivé malheur, et je suis accouru.
— En vérité? fit le roi.
— Sire, dit le comte, si j'ai manqué à mon devoir, n'attribuez cette faute qu'à un excès de dévouement.
— Oui, monsieur, dit Henri, et croyez bien que je l'apprécie.
— Maintenant, reprit le comte avec hésitation, si Votre Majesté exige que je retourne à Vincennes, comme je suis rassuré...
— Non, non, restez, notre grand veneur; cette chasse était une fantaisie qui nous était passée par la tête, et qui s'en est allée comme elle était venue; restez, et ne vous éloignez pas; j'ai besoin d'avoir autour de moi des gens qui me sont dévoués, et vous venez de vous ranger vous-même parmi ceux sur le dévouement desquels je puis compter.
Monsoreau s'inclina.
— Où Votre Majesté veut-elle que je me tienne? demanda le comte.
— Veux-tu me le donner pour une demi-heure? demanda tout bas Chicot à l'oreille du roi.
— Pourquoi faire?
— Pour le tourmenter un peu. Qu'est-ce que cela te fait? Tu me dois bien un dédommagement pour m'obliger d'assister à une cérémonie aussi fastidieuse que celle que tu nous promets.
— Eh bien, prends-le.
— J'ai eu l'honneur de demander à Votre Majesté où elle désirait que je prisse place? demanda une seconde fois le comte.
— Je croyais vous avoir répondu: «Où vous voudrez.» Derrière mon fauteuil, par exemple. C'est là que je mets mes amis.
— Venez çà, notre grand veneur, dit Chicot en livrant à M. de Monsoreau une portion du terrain qu'il s'était réservé pour lui tout seul, et flairez-moi un peu ces gaillards-là. Voilà un gibier qui se peut détourner sans limier. Ventre de biche! monsieur le comte, quel fumet! Ce sont les cordonniers qui passent, ou plutôt qui sont passés; puis, voici les tanneurs. Mort de ma vie! notre grand veneur, si vous perdez la trace de ceux-ci, je vous déclare que je vous ôte le brevet de votre charge!
M. de Monsoreau faisait semblant d'écouter, ou plutôt il écoutait sans entendre. Il était fort affairé et regardait tout autour de lui avec une préoccupation qui échappa d'autant moins au roi, que Chicot eut le soin de la lui faire remarquer.
— Eh! dit-il tout bas au roi, sais-tu ce que chasse en ce moment ton grand veneur?
— Non; que chasse-t-il?
— Il chasse ton frère d'Anjou.
— Ce n'est pas à vue, en tout cas, dit Henri en riant.
— Non, c'est au juger. Tiens-tu à ce qu'il ignore où il est?
— Mais je ne serais pas fâché, je l'avoue, qu'il fit fausse route.
— Attends, attends, dit Chicot, je vais le lancer sur une piste, moi. On dit que le loup a le fumet du renard; il s'y trompera. Demande-lui seulement où est la comtesse.
— Pour quoi faire?
— Demande toujours, tu verras.
— Monsieur le comte, dit Henri, qu'avez-vous donc fait de madame de Monsoreau? Je ne l'aperçois pas parmi ces dames?
Le comte tressaillit comme si un serpent l'eût mordu au pied.
Chicot ce grattait le bout du nez en clignant des yeux à l'adresse du roi.
— Sire, répondit le grand veneur, madame la comtesse était malade, l'air de Paris lui est mauvais, et elle est partie cette nuit, après avoir sollicité et obtenu congé de la reine, avec le baron de Méridor, son père.
— Et vers quelle partie de la France s'achemine-t-elle? demanda le roi, enchanté d'avoir une occasion de détourner la tête tandis que les tanneurs passaient.
— Vers l'Anjou, son pays, sire.
— Le fait est, dit Chicot gravement, que l'air de Paris ne sied point aux femmes enceintes: Gravidis uxoribus Lutetia inclemens. Je te conseille d'imiter l'exemple du comte, Henri, et d'envoyer aussi la reine quelque part quand elle le sera...
Monsoreau pâlit et regarda furieusement Chicot, qui, le coude appuyé sur le fauteuil royal et le menton dans sa main, paraissait fort attentif à considérer les passementiers qui suivaient immédiatement les tanneurs.
— Et qui vous a dit, monsieur l'impertinent, que madame la comtesse fût enceinte? murmura Monsoreau.
— Ne l'est-elle point? dit Chicot; voilà ce qui serait plus impertinent, ce me semble, à supposer.
— Elle ne l'est pas, monsieur.
— Tiens, tiens, tiens, dit Chicot, as-tu entendu, Henri? il paraît que ton grand veneur a commis la même faute que toi: il a oublié de rapprocher les chemises de Notre-Dame.
Monsoreau ferma ses poings et dévora sa colère, après avoir lancé à Chicot un regard de haine et de menace auquel Chicot répondit en enfonçant son chapeau sur ses yeux et en faisant jouer, comme un serpent, la mince et longue plume qui ombrageait son feutre.
Le comte vit que le moment était mal choisi, et secoua la tête, comme pour faire tomber de son front les nuages dont il était chargé.
Chicot se désassombrit à son tour, et, passant de l'air matamore au plus gracieux sourire:
— Cette pauvre comtesse, ajouta-t-il, elle est dans le cas de périr d'ennui par les chemins!
— J'ai dit au roi, répondit Monsoreau, qu'elle voyageait avec son père.
— Soit, c'est respectable, un père, je ne dis pas non; mais ce n'est pas amusant; et, si elle n'avait que ce digne baron pour la distraire par les chemins... mais heureusement...
— Quoi? demanda vivement le comte.
— Quoi, quoi? répondit Chicot.
— Que veut dire: heureusement?
— Ah! ah! c'était une ellipse que vous faisiez, monsieur le comte.
Le comte haussa les épaules.
— Je vous demande bien pardon, notre grand veneur. La forme interrogatoire dont vous venez de vous servir s'appelle une ellipse. Demandez plutôt à Henri, qui est un philologue?
— Oui, dit Henri, mais que signifiait ton adverbe.
— Quel adverbe?
— Heureusement.
— Heureusement signifiait heureusement. Heureusement, disais-je, et, en cela, j'admirais la bonté de Dieu. Heureusement donc qu'il existe à l'heure qu'il est, par les chemins, quelques-uns de nos amis, et des plus facétieux même, qui, s'ils rencontrent la comtesse, la distrairont à coup sûr; et, ajouta négligemment Chicot, comme ils suivent la même route, il est probable qu'ils la rencontreront. Oh! je les vois d'ici. Les vois-tu, Henri, toi qui es un homme d'imagination? Les vois-tu sur un beau chemin vert, caracolant avec leurs chevaux, et contant à madame la comtesse cinquante gaillardises dont elle pâme, la chère dame?
Second poignard, plus acéré que le premier, planté dans la poitrine du grand veneur.
Cependant il n'y avait pas moyen d'éclater; le roi était là, et Chicot avait, momentanément du moins, un allié dans le roi; aussi, avec une affabilité qui témoignait des efforts qu'il avait dû faire pour dompter sa méchante humeur:
— Quoi! vous avez des amis qui voyagent vers l'Anjou? dit-il en caressant Chicot du regard et de la voix.
— Vous pourriez même dire nous avons, monsieur le comte, car ces amis-là sont encore plus vos amis que les miens.
— Vous m'étonnez, monsieur Chicot, dit le comte; je ne connais personne qui...
— Bon! faites le mystérieux.
— Je vous jure.
— Vous en avez si bien, monsieur le comte, et même ce vous sont des amis si chers, que tout à l'heure, par habitude, car vous savez parfaitement qu'ils sont sur la route de l'Anjou, que tout à l'heure, par habitude, je vous les ai vu chercher dans la foule, inutilement, bien entendu.
— Moi, fit le comte, vous m'avez vu?
— Oui, vous, le grand veneur, le plus pâle de tous les grands veneurs passés, présents et futurs, depuis Nemrod jusqu'à M. d'Autefort, votre prédécesseur.
— Monsieur Chicot!
— Le plus pâle, je le répète: Veritas veritatum. Ceci est un — barbarisme, attendu qu'il n'y a jamais qu'une vérité, vu que, s'il y — en avait deux, il y en aurait au moins une qui ne serait pas vraie; — mais vous n'êtes pas philologue, cher monsieur Esaü.
— Non, monsieur, je ne le suis pas; voilà donc pourquoi je vous prierai de revenir tout directement à ces amis dont vous me parliez, et de vouloir bien, si cependant cette surabondance d'imagination qu'on remarque en vous vous le permet, et de vouloir bien nommer ces amis par leurs véritables noms.
— Eh! vous répétez toujours la même chose. Cherchez, monsieur le grand veneur. Morbleu! cherchez, c'est votre métier de détourner les bêtes, témoin ce malheureux cerf que vous avez dérangé ce matin, et qui ne devait point s'attendre à cela de votre part. Si l'on venait vous empêcher de dormir, vous, est-ce que vous seriez content?
Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi sur l'entourage de Henri.
— Quoi! s'écria-t-il en voyant une place vide près du roi.
— Allons donc! dit Chicot.
— M. le duc d'Anjou, s'écria le grand veneur.
— Taïaut, taïaut! dit le Gascon, voilà la bête lancée.
— Il est parti aujourd'hui! exclama le comte.
— Il est parti aujourd'hui, répondit Chicot, mais il est possible qu'il ait parti hier au soir. Vous n'êtes pas philologue, monsieur; mais demandez au roi, qui l'est. Quand, c'est-à-dire à quel moment a disparu ton frère, Henriquet?
— Cette nuit, répondit le roi.
— Le duc, le duc est parti, murmura Monsoreau blême et tremblant. Ah! mon Dieu! mon Dieu! que me dites-vous là, sire?
— Je ne dis pas, reprit le roi, que mon frère soit parti; je dis seulement que, cette nuit, il a disparu, et que ses meilleurs amis ne savent point où il est.
— Oh! fit le comte avec colère, si je croyais cela!..
— Eh bien, eh bien, que feriez-vous? d'ailleurs, voyez un peu le grand malheur, quand il conterait quelque douceur à madame de Monsoreau? C'est le galant de la famille que notre ami François; il l'était pour le roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et il l'est pour le roi Henri III, qui a autre chose à faire que d'être galant. Que diable! c'est bien le moins qu'il y ait à la cour un prince qui représente l'esprit français!
— Le duc, le duc parti! répéta Monsoreau, en êtes-vous bien sûr, monsieur?
— Et vous? demanda Chicot.
Le grand veneur se tourna encore une fois vers la place occupée ordinairement par le duc près de son frère, place qui continuait de demeurer vide.
— Je suis perdu, murmura-t-il avec un mouvement si marqué pour fuir, que Chicot le retint.
— Tenez-vous donc tranquille, mordieu! vous ne faites que bouger, et cela fait mal au coeur au roi. Mort de ma vie! je voudrais bien être à la place de votre femme, ne fût-ce que pour voir tout le jour un prince à deux nez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme feu Orphée. Quelle chance elle a, votre femme! quelle chance!
Monsoreau frissonna de colère.
— Tout doux, monsieur le grand veneur, dit Chicot, cachez donc votre joie! voici la séance qui s'ouvre; c'est indécent de manifester ainsi ses passions; écoutez le discours du roi.
Force fut au grand veneur de se tenir à sa place; car, en effet, petit à petit la salle du Louvre s'était remplie: il demeura donc immobile et dans l'attitude du cérémonial. Toute l'assemblée avait pris séance; M. de Guise venait d'entrer et de plier le genou devant le roi, non sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiète sur le siège laissé vacant par M. le duc d'Anjou.