Kitabı oku: «La San-Felice, Tome 04», sayfa 11
LXXI
LA LÉGENDE DU MONT CASSIN
Le même jour et à la même heure où la porte du passage secret s'ouvrait devant la reine, et où Emma Lyonna, selon la promesse qu'elle en avait faite, s'aventurait en héroïne de roman dans ce souterrain, précédée et éclairée par Richard, un jeune homme montait à cheval la rampe du mont Cassin, que, d'habitude, on ne monte qu'à pied ou à mulet.
Mais, soit qu'il eût toute confiance dans le pied de sa monture ou dans sa manière de la diriger, soit que, habitué au danger, le danger lui fût devenu indifférent, il était parti à cheval de San-Germano, et, malgré les observations qu'on avait pu lui faire sur son imprudence, déjà grande à la montée, mais qui serait plus grande encore à la descente, il avait pris le sentier pierreux qui conduit au couvent fondé par saint Benoît, et qui couronne la cime la plus élevée du monte Cassino.
Au-dessous de lui s'étendait la vallée, où se tord un instant, mais d'où s'échappe bientôt, pour se jeter à la mer, près de Gaete, le Garigliano, sur les bords duquel Gonzalve de Cordoue nous battit en 1503; et, par un retour étrange de fortune, il pouvait à mesure qu'il s'élevait, distinguer les bivacs de l'armée française, qui, après trois siècles, venait venger, en renversant la monarchie espagnole, la défaite de Bayard, presque aussi glorieuse pour lui qu'une victoire.
Tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, selon les zigzags que faisait le chemin, il avait la ville de San-Germano, surmontée de sa vieille forteresse en ruine, fondée sur l'antique Cassinum des Romains, et qui porta ce nom, ainsi que la ville qu'il dominait, jusqu'en 844, époque à laquelle Lothaire, premier roi d'Italie, s'étant établi dans le duché de Bénévent et dans la Calabre, après en avoir chassé les Sarrasins, fit présent à l'église du Sauveur d'un doigt de saint Germain, évêque de Capoue.
La précieuse relique donna le nom du saint à la ville italienne, et le reste du corps, envoyé en France au couvent des Bénédictins, qui s'élevait dans la forêt de Ledia, donna ce même nom à la ville française où naquirent Henri II, Charles IX et Louis XIV4.
Le mont Cassin, que gravit en ce moment le voyageur imprudent et qui, comme on le voit, n'a pas changé de nom et s'est contenté d'italianiser celui de Cassinum, est la montagne sainte de la Terre de Labour. C'est là que se réfugient les grandes douleurs morales et les grandes infortunes politiques. Carloman, frère de Pépin le Bref, y repose dans son tombeau; Grégoire VII y fit halte avant d'aller mourir à Salerne; trois papes furent ses abbés: Étienne IX, Victor III et Léon X.
En 497, saint Benoît, né en 480, dégoûté par le spectacle de la corruption païenne à Rome, se retira à Sublaqueum, aujourd'hui Subiaco, où sa réputation de vertu lui attira de nombreux disciples et, à leur suite, la persécution. En 529, il quitta le pays, s'arrêta à Cassinum, et, voyant la colline qui domine la ville, il résolut, peut-être moins encore pour se rapprocher du ciel que pour s'élever au-dessus des vapeurs dont le Garigliano couvre la vallée, de fonder sur le point culminant de cette colline un monastère de son ordre.
Maintenant, à défaut de l'histoire, qui nous manque, que l'on nous permette d'appeler à notre aide la légende.
Saint Benoît, qui s'appelait alors Benoît tout court, ne fut pas plus tôt parvenu au sommet de la colline prédestinée, qu'il s'aperçut de la difficulté qu'il allait éprouver à transporter à une pareille hauteur les matériaux nécessaires à son édifice.
Il pensa alors à se faire aider dans ce travail par Satan.
Satan l'avait souvent tenté, jamais saint Benoît ne s'était laissé vaincre; ce n'était pas assez de ne s'être point laissé vaincre par Satan pour lui donner des lois: il fallait l'avoir vaincu. Saint Antoine, sur ce point, avait fait autant que Dieu lui-même.
Il s'agissait de mettre le diable dans une position telle, qu'il n'eût rien à lui refuser.
Soit de sa propre imagination, soit par inspiration céleste, saint Benoît, un matin, crut avoir trouvé ce qu'il cherchait.
Il descendit à Cassinum, entra dans la boutique d'un brave serrurier, qu'il savait bon chrétien, l'ayant baptisé lui-même une semaine auparavant.
Il lui ordonna de lui faire une paire de pincettes.
Le serrurier lui en offrit une magnifique paire toute faite; mais saint Benoît la refusa.
Il voulait une paire de pincettes toute particulière, avec deux griffes là où les pincettes se réunissent. Il bénit l'eau dans laquelle le serrurier devait tremper son fer rouge, et lui recommanda par-dessus tout de ne jamais commencer ni finir son travail sans faire le signe de la croix.
– Voulez-vous que je les porte à Votre Excellence quand elles seront faites? demanda le serrurier.
Saint Benoît, en effet, en attendant que son monastère fut bâti, habitait la grotte qui, aujourd'hui encore, au sommet du mont Cassin, est en vénération chez les fidèles comme ayant été la demeure du saint.
– Non, lui répondit saint Benoît; je viendrai les chercher moi-même. Quand seront-elles faites?
– Après-demain, sur le midi.
– A après-demain, donc.
Le jour dit, à l'heure dite, saint Benoît entrait dans la forge du serrurier, et, dix minutes après, il en sortait, portant en mains les pincettes, mais les cachant avec soin sous son manteau.
Il y avait peu de nuits où, tandis que saint Benoît, dans sa grotte, lisait les Pères de l'Église, le diable n'entrât, soit par la porte, soit par la fenêtre et, de mille façons différentes, n'essayât de tenter le bienheureux.
Saint Benoît prépara un pacte ainsi conçu:
«Au nom du Seigneur tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et de Jésus-Christ, son fils unique:
»Moi, Satan, archange maudit pour ma rébellion, m'engage à aider de tout mon pouvoir son serviteur saint Benoît à bâtir le monastère qu'il veut élever au sommet du mont Cassinum, en y transportant les pierres, les colonnes, les poutres et en somme tous les matériaux nécessaires à la fabrique dudit couvent – obéissant exactement et sans ruse à tous les ordres que me donnera Benoît.
»Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il!»
Il posa le papier plié sur la table, avec la plume et l'encrier qui lui avaient servi.
Le même soir, il fit ses apprêts et attendit tranquillement.
Ces apprêts consistaient à mettre au feu l'extrémité des pincettes bénites, et à faire rougir cette extrémité, c'est-à-dire les pinces.
Mais on eût dit que Satan se doutait de quelque piège: il se fit attendre trois jours ou plutôt trois nuits.
La quatrième nuit, il vint enfin, profitant d'une tempête qui menaçait de mettre la création tout entière sens dessus dessous.
Malgré le fracas de la foudre, malgré la lueur des éclairs, saint Benoît faisait semblant de dormir; mais il dormait au coin de son feu, d'un oeil seulement, et tenant les pincettes à portée de sa main.
Le saint simulait si bien le sommeil, que Satan s'y laissa prendre. Il s'avança sur la pointe des griffes et allongea le cou par-dessus l'épaule du saint.
C'était ce que demandait saint Benoît: il saisit les pincettes et lui prit adroitement le nez.
Si Satan eût eu affaire à des pincettes ordinaires, si rouges qu'elles eussent été, il en aurait ri, le feu étant son élément; mais c'étaient des pincettes forgées, on se le rappelle, sous l'invocation de la croix et trempées dans l'eau bénite.
Satan, se sentant pris, commença de sauter à droite et à gauche, et à souffler le feu enflammé au visage de saint Benoît, à le menacer et à allonger les ongles de son côté. Mais saint Benoît était garanti par la longueur des pincettes, et plus Satan bondissait, plus il crachait feu et flammes, plus il menaçait saint Benoît, plus celui-ci serrait les pincettes d'une main et faisait le signe de la croix de l'autre.
Satan vit qu'il avait affaire à plus fort que lui, que Dieu était l'allié du saint, et il demanda à capituler.
– Soit, dit saint Benoît, je ne demande pas mieux. Lis le parchemin qui est sur la table et signe-le.
– Comment veux-tu, demanda Satan, que je lise avec une paire de pincettes entre les deux yeux?
Lis d'un oeil.
Il fallut faire ce qu'exigeait le saint anachorète, et, en louchant horriblement, Satan lut le parchemin.
Une fois Satan pris, il est bon diable et se montre, en général, assez accommodant: le tout est de le prendre.
Le parchemin lu, il dit:
– Comment veux-tu que je signe? Je ne sais point écrire.
– Eh bien, alors, fais ta croix, répondit le saint.
A ces mots: «Fais ta croix,» Satan fit un tel bond, que, sans le crochet que le saint avait eu la précaution de faire faire à l'extrémité des pincettes, il tirait son nez de l'étau où il était serré.
– Allons, dit Satan, je crois que le plus court est de signer.
Et il prit la plume.
– Maintenant, dit le saint, il s'agit de faire les choses régulièrement. Commençons par la date et le millésime de l'année. Et surtout, ajouta le saint, écrivons lisiblement, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés.
Satan écrivit d'une belle écriture bâtarde: 24 juillet de l'an 529.
– C'est fait, dit-il.
– Point de paresse, répliqua le saint. Ajoutons: De Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Il allait signer; mais saint Benoît l'arrêta.
– Un instant, un instant, dit-il: approuvons l'écriture.
Satan fut forcé d'écrire, en soupirant, mais enfin il écrivit: «Approuvé l'écriture ci-dessus.»
– Et maintenant, signe, dit le saint.
Satan eut bien voulu chercher quelque nouvelle noise; mais le saint serra les pincettes plus fort qu'il ne les avait encore serrées, et Satan, pour en finir, se hâta d'écrire son nom.
Le saint s'assura que, des cinq lettres du nom, aucune n'était absente, que le parafe y était; il ordonna à Satan de plier le parchemin en quatre et posa son rosaire dessus.
Puis il ouvrit les pincettes.
D'un seul bond, Satan s'élança hors de la grotte.
Pendant trois jours, une horrible tempête désola les Abruzzes et se fit sentir jusqu'à Naples. Le Vésuve, le Stromboli et l'Etna jetèrent des flammes. Mais, comme cette tempête venait de Satan et non du Seigneur, le Seigneur ne permit point qu'aucune personne ni aucune créature vivante y périt.
La tempête à peine calmée, saint Benoît envoya chercher un architecte. Le saint, quoique non canonisé encore, était déjà tellement vénéré dans le pays, que, dès le lendemain, un architecte accourut.
Saint Benoît lui expliqua ce qu'il désirait, et lui montra l'emplacement sur lequel il voulait bâtir un couvent.
C'était, nous l'avons déjà dit, le point culminant de la montagne.
On y arrivait, à cette époque, par un étroit sentier frayé par les chèvres.
Quelque respect qu'il eût pour le saint, l'architecte ne put s'empêcher de rire.
Saint Benoît lui demanda la raison de son hilarité.
– Et par qui ferez-vous monter les matériaux jusqu'ici? demanda l'architecte.
– Cela me regarde, répondit saint Benoît.
Saint Benoît ayant beaucoup voyagé, l'architecte crut qu'il avait recueilli dans ses voyages d'Orient quelques moyens dynamiques connus des seuls Égyptiens, qui étaient, comme on sait, les plus forts mécaniciens de l'antiquité; et, le saint anachorète ne lui demandant point autre chose qu'un dessin, il le lui fit sur-le-champ.
Le lendemain, son pacte en main, saint Benoît appela Satan.
Satan accourut; saint Benoît eut peine à le reconnaître: la colère lui avait donné la jaunisse, et il avait le nez rouge comme un charbon ardent.
En général, lorsque Satan a pris un engagement quelconque, il le remplit très-fidèlement: c'est une justice à lui rendre.
Le saint lui donna la liste des matériaux de toute espèce dont il avait besoin. Satan appela une vingtaine de ses diables les plus alertes, qui à l'instant même se mirent à la besogne.
Le lieu choisi par le saint était voisin d'un bois et d'un temple consacré à Apollon; le saint commanda, avant tout, à Satan d'incendier la forêt.
Satan frotta son nez à un arbre résineux, et l'arbre, s'enflammant à l'instant, communiqua sa flamme à toute la forêt.
Après cela, il lui ordonna de faire disparaître du paysage le temple païen, moins quelques colonnes très-belles qu'il réservait pour l'église de son monastère.
Satan prit les colonnes une à une sur son épaule, et, de peur qu'il ne leur arrivât malheur, il les transporta lui-même à l'endroit indiqué par le saint; puis il souffla sur ce qui restait du temple, et le temple disparut.
En même temps, armé d'un marteau, saint Benoît mettait en pièces la statue du dieu.
Grâce à la coopération de Satan, le monastère fut promptement bâti. Et, si l'on doutait de la part que le diable eut dans cette oeuvre, nous renverrions les incrédules aux fresques de Giordano, son chef-d'oeuvre peut-être, parce qu'il l'exécuta à son retour d'Espagne, c'est-à-dire à l'apogée de son talent, et qui représentent le roi des enfers et ses principaux ministres occupés, bien à contre-coeur, à bâtir le monastère de saint Benoît.
Le premier monastère, bâti par cette miraculeuse puissance que saint Benoît avait prise sur le démon, était dans toute sa splendeur, et saint Benoît, vieux de soixante ans, dans toute sa renommée, lorsque, Totila, roi des Goths, qui avait beaucoup entendu parler du saint fondateur, eut l'idée de le visiter. Mais, les Goths n'étant pas encore chrétiens, c'était la curiosité et non la foi qui guidait Totila vers le mont Cassinum. Il résolut donc de s'assurer par lui-même si celui auquel il rendait visite était assez avant dans la grâce de Dieu pour voir clair à travers un déguisement. Il prit les habits d'un de ses valets nommé Riga, lui fît revêtir les siens, et monta au monastère, perdu dans la foule, espérant ainsi induire saint Benoît en erreur.
Instruit de la visite du roi, saint Benoît alla au-devant de lui, et, voyant de loin Riga qui marchait en tête du cortège, revêtu du manteau royal et la couronne en tête, il lui cria:
– Mon fils, quitte cet habit, qui n'est pas le tien.
A cette apostrophe, qui prouvait que l'esprit de Dieu était avec son serviteur, Riga, plein de repentir et d'humilité, tomba à genoux, et tous les autres, même le roi, l'imitèrent.
Saint Benoît, sans s'arrêter à aucun autre, alla droit à Totila et le releva; puis, lui ayant reproché ses moeurs dissolues, il l'exhorta à devenir meilleur, lui prédit qu'il prendrait Rome, régnerait neuf années encore après l'avoir prise, et mourrait.
Totila se retira tout contrit, en promettant de s'amender.
Vers le même temps, c'est-à-dire le 12 février 543, sainte Scholastique, soeur jumelle de saint Benoît, mourut. Le saint, qui était en prière dans son oratoire, entendit un soupir, leva les mains au ciel, et, le toit s'étant ouvert, il vit passer une colombe qui montait au ciel.
– C'est l'âme de ma soeur, dit-il joyeusement. Grâces soient rendues au Seigneur!
Puis il appela ses religieux, leur annonça l'heureuse nouvelle, et tous allèrent, en chantant et tenant à la main, en signe de joie, des rameaux verts et des fleurs, tous allèrent prendre le corps, d'où l'âme en effet était sortie, et l'ensevelirent dans la tombe déjà préparée pour la sainte et pour son frère.
L'année suivante – d'autres chroniqueurs disent la même année – le 21 mars, saint Benoît lui-même passa doucement de cette vie à l'autre, et, chargé d'ans, riche de renommée, resplendissant de miracles, alla s'asseoir à la droite du Seigneur.
Son corps fut couché près du corps de sainte Scholastique, dans le même tombeau.
Saint Benoît était né à Norcia, dans l'Ombrie; il était de la noble famille des Guardati. Sa mère, renommée par son amour céleste et sa charité, fut sanctifiée avec lui et sa soeur, sous le nom de sainte Abondance.
Les mères et les soeurs de tous ces grands saints de la décadence de Rome et du moyen âge, dont Dante fut l'Homère, sont presque toutes saintes aussi, et, appuyées sur leurs fils et leurs frères, ces femmes, compagnes de leur vie, ont part au culte qui leur est rendu.
Ainsi, près de saint Augustin apparaît sainte Monique, et sainte Marcelline près de saint Ambroise.
Le monastère bâti par saint Benoît fut, en 884, – Satan ayant sans doute repris le dessus, – brûlé par ses alliés les Sarrasins. Il avait déjà été saccagé par les Lombards en 589, et devint, du temps des Normands, une véritable forteresse. Les abbés, qui avaient déjà le titre d'évêque, prirent celui de premier baron du royaume, qu'ils portent encore aujourd'hui.
Les tremblements de terre succédèrent aux barbares et arrachèrent le monastère à ses fondements, une première fois en 1349, et une seconde fois en 1649. Urbain V, Guillaume de Grimoard, élu à Avignon, mais qui ramena la papauté à Rome, pontife pieux et lettré, érudit et artiste, ami de Pétrarque, et que la tiare alla chercher dans un couvent de bénédictins, contribua fort à rebâtir le saint monastère.
On sait tous les services rendus en France à l'histoire par les laborieux disciples de saint Benoît. Au mont Cassin, les ouvrages des plus grands écrivains de l'antiquité furent conservés par eux.
Au IXe siècle, l'abbé Desiderio, de la maison des ducs de Capoue, faisait copier par ses religieux Horace, Térence, les Fastes d'Ovide de les Idylles de Théocrite. Il faisait, en outre, venir de Constantinople des artistes mosaïstes, qu'il faut compter au nombre de ceux qui restaurèrent l'art en Italie.
La route qui serpente aux flancs de la montagne sur laquelle est bâti le monastère fut construite par les soins de l'abbé Ruggi. Elle est pavée de grandes dalles d'inégale grandeur, comme celles des voies antiques, dalles que l'on retrouve sur la via Appia, que les Romains nommaient la reine des routes, et qui passe à deux lieues de là.
C'était le sentier que suivait le cavalier qui a donné lieu à cette digression archéologique. Enveloppé dans un grand manteau, il s'inquiétait peu de la violence du vent, qui, soufflant par rafales, s'apaisait tout à coup pour laisser tomber de larges ondées qu'accompagnaient, quoique l'on fût au mois de décembre, des tonnerres et des éclairs pareils à ceux de la nuit où Satan s'aventura si malencontreusement dans la grotte de saint Benoît. Puis, cette pluie tombée, le vent soufflait de nouveau, faisant rouler des masses de nuages si rapprochés de la terre, que le cavalier disparaissait au milieu d'eux pour reparaître dans une éclaircie, et cela sans que pluie, tonnerres, éclairs ou nuages parussent avoir prise sur lui et lui eussent fait, depuis le moment de son départ, hâter ou ralentir l'allure de son cheval.
Arrivé, au bout de trois quarts d'heure de marche, au sommet de la montagne, il disparut une dernière fois, non pas dans les nuages, mais dans la grotte que la tradition veut avoir été la demeure de saint Benoît, et, en reparaissant, se trouva en face du gigantesque couvent, qui, se découpant sur un ciel marbré de gris et de noir, se dressait devant lui avec l'imposante majesté des choses immobiles.
LXXII
LE FRÈRE JOSEPH
Les couvents des provinces méridionales de l'Italie, et particulièrement ceux de la Terre de Labour, des Abruzzes et de la Basilicate, à quelque ordre qu'ils appartiennent et si pacifique que soit cet ordre, après avoir été, au moyen âge, des citadelles élevées contre les invasions barbares, sont restés, de nos jours, des forteresses contre des invasions qui ne le cèdent en rien en barbarie aux invasions du moyen âge: nous voulons parler des brigands. Dans ces édifices qui revêtent à la fois le caractère religieux et guerrier, on n'arrive que par des espèces de ponts que l'on lève, que par des herses que l'on baisse, que par des échelles que l'on tire. Aussi, la nuit venue, c'est-à-dire à huit heures du soir, à peu près, les portes des monastères ne s'ouvrent plus que devant des recommandations puissantes ou sur un ordre de l'abbé.
Si calme qu'il se montrât en apparence, le jeune homme n'était point sans être préoccupé de l'idée de trouver le couvent du mont Cassin fermé. Mais, n'ayant qu'une nuit à lui pour la visite qu'il comptait y faire et ne pouvant pas renvoyer cette visite au lendemain, il s'était mis en route à tout hasard. Arrivé à San-Germano à sept heures et demie du soir avec le corps d'armée du général Championnet, il s'était informé, sans descendre de cheval, si l'on ne connaissait point, parmi les bénédictins de la montagne sainte, un certain frère Joseph, tout à la fois chirurgien et médecin du couvent, et, à l'instant même, il lui avait été répondu par un concert de bénédictions et de louanges. Frère Joseph était, à dix lieues à la ronde, admiré comme un praticien de la plus grande habileté et vénéré comme un homme de la plus haute philanthropie. Quoiqu'il n'appartînt à l'ordre que par l'habit, puisqu'il n'avait point fait de voeux et était simple frère servant, nul d'un coeur plus chrétien ne se dévouait aux douleurs physiques et morales de l'humanité. Nous disons morales, parce que ce qui manque aux prêtres surtout, pour accomplir leur mission fraternelle et consolatrice, c'est que, n'ayant jamais été père ni mari, n'ayant jamais perdu une épouse chérie ni un enfant bien-aimé, ils ne savent point la langue terrestre qu'il faut parler aux orphelins du coeur. Dans un vers sublime, Virgile fait dire à Didon que l'on compatit facilement aux maux qu'on a soufferts. Eh bien, c'est surtout dans cette sympathique compassion que Dieu a mis l'adoucissement des douleurs morales. Pleurer avec celui qui souffre, c'est le consoler. Or, les prêtres, qui ont des paroles pour toutes les souffrances, ont rarement, si terrible qu'elle soit, des larmes pour la douleur.
Il n'en était point ainsi du frère Joseph, dont, au reste, on ignorait complètement la vie passée, et qui, un jour, était venu au couvent y demander l'hospitalité en échange de l'exercice de son art.
La proposition du frère Joseph avait été acceptée, l'hospitalité lui avait été accordée, et, alors, non-seulement sa science, mais son coeur, son âme, toute sa personne s'étaient livrés à ses nouveaux concitoyens. Pas une douleur physique et morale à laquelle il ne fût prêt, jour et nuit, à apporter la consolation ou le soulagement. Pour les douleurs morales, il avait des paroles prises au plus profond des entrailles. On eût dit qu'il avait été lui-même en proie à toutes ces douleurs qu'il consolait par le baume souverain des pleurs que Dieu nous a donné contre des angoisses qui deviendraient mortelles sans lui, comme il nous a donné l'antidote contre le poison. Pour les douleurs physiques, il semblait non moins privilégié de la nature qu'il ne l'était de la Providence pour les douleurs morales. S'il ne guérissait pas toujours le mal, du moins arrivait-il presque toujours à endormir la souffrance. Le règne minéral et le règne végétal semblaient, pour arriver à ce but du soulagement de la souffrance matérielle, lui avoir confié leurs secrets les plus cachés. S'agissait-il, au lieu de ces longues et terribles maladies qui détruisent peu à peu un organe, et, par sa destruction, mènent lentement à la mort, – s'agissait-il d'un de ces accidents qui attaquent brusquement, inopinément la vie dans ses sources, c'était là surtout que frère Joseph devenait l'opérateur merveilleux. Le bistouri, instrument d'ablation dans les mains des autres, devenait dans les siennes un instrument de conservation. Pour le plus pauvre comme pour le plus riche blessé, toutes ces précautions que la science moderne a inventées dans le but d'adoucir l'introduction du fer dans la plaie, il les avait devinées et les appliquait. Soit imagination du patient, soit habileté de l'opérateur, le malade le voyait toujours arriver avec joie, et, lorsque, près de son lit d'angoisses, frère Joseph développait cette trousse terrible aux instruments inconnus, au lieu d'un sentiment d'effroi, c'était toujours un rayon d'espérance qui s'éveillait chez le pauvre malade.
Au reste, les paysans de la Terre de Labour et des Abruzzes, qui connaissaient tous le frère Joseph, le désignaient par un mot qui exprimait à merveille leur ignorante reconnaissance pour sa double influence physique et morale; ils l'appellaient le Charmeur.
Et, le jour et la nuit, sans jamais se plaindre d'être dérangé dans ses études ou d'être réveillé dans son sommeil, au milieu des neiges de l'hiver, des ardeurs de l'été, frère Joseph, sans une plainte, sans un mouvement d'impatience, le sourire sur les lèvres, quittait son fauteuil ou son lit, demandant au messager de la douleur: «Où faut-il aller?» et il y allait.
Voilà l'homme que venait chercher le jeune républicain; car, à son manteau bleu, à son chapeau à trois cornes orné de la cocarde tricolore, et qui coiffait sa belle tête calme et martiale à la fois, il était facile, ne fût-on pas entré au milieu de l'état-major du général en chef, de reconnaître dans le voyageur nocturne un officier de l'armée française.
Mais, à son grand étonnement, au lieu de trouver, comme il s'y attendait, les portes du couvent fermées et son intérieur silencieux, il trouva ces portes ouvertes, et la cloche, cette âme des monastères, qui se plaignait lugubrement.
Il mit pied à terre, attacha son cheval à un anneau de fer, le couvrit de son manteau avec ce soin presque fraternel que le cavalier a pour sa monture, lui recommanda le calme et la patience comme il eût fait à une personne raisonnable, franchit le seuil, s'engagea dans le cloître, suivit un long corridor, et, guidé par une lumière et des chants lointains, il parvint jusqu'à l'église.
Là, un spectacle lugubre l'attendait.
Au milieu du choeur, une bière, couverte d'un drap blanc et noir, était posée sur une estrade; autour du choeur, dans les stalles, les moines priaient; des milliers de cierges brûlaient sur l'autel et autour du cénotaphe; et, de temps en temps, la cloche, lentement ébranlée, jetait dans l'air sa plainte douloureuse et vibrante.
C'était la mort qui était entrée au couvent et qui, en entrant, avait laissé la porte ouverte.
Le jeune officier arriva jusqu'au choeur sans que le retentissement de ses éperons eût fait tourner une seule tête. Il interrogea des yeux tous ces visages les uns après les autres, et avec une angoisse croissante; car, parmi ceux qui priaient autour du cercueil, il ne reconnaissait point celui qu'il venait chercher. Enfin, la sueur au front, le tremblement dans la voix, il s'approcha de l'un de ces moines qui, pareils aux sénateurs romains, immobiles sur leurs chaises curules, semblaient avoir, en esprit du moins, quitté la terre pour suivre le trépassé dans le monde inconnu, et lui demanda, en lui touchant l'épaule du doigt:
– Mon père, qui est mort?
– Notre saint abbé, répondit le moine.
Le jeune homme respira.
Puis, comme s'il eût eu besoin de quelques minutes pour vaincre cette émotion qu'il savait si bien étouffer dans sa poitrine, qu'elle ne transparaissait jamais sur son visage, après un instant de silence pendant lequel ses yeux reconnaissants se levèrent au ciel:
– Frère Joseph, demanda-t-il, serait-il absent ou malade, que je ne le vois point avec vous?
– Frère Joseph n'est ni absent ni malade: il est dans sa cellule, où il veille et travaille, ce qui est encore prier.
Puis le moine, appelant un novice:
– Conduisez cet étranger, dit-il, à la cellule du frère Joseph.
Et, sans avoir détourné la tête, sans avoir regardé ni l'un ni l'autre de ceux à qui il avait adressé la parole, le moine reprit sa psalmodie et rentra dans son isolement. Quant à son immobilité, elle n'avait point été un moment interrompue.
Le novice fit signe à l'officier de le suivre. Tous deux s'engagèrent dans le corridor, au milieu duquel le novice prit un escalier d'une architecture imposante, rendue plus imposante encore par la faible et tremblante lumière du cierge que l'enfant tenait à la main et qui rendait tous les objets incertains et mobiles. Ils montèrent ensemble quatre étages de cellules; puis enfin, au quatrième étage, l'enfant prit à gauche, et marcha jusqu'à l'extrémité du corridor, et, montrant une porte à l'étranger:
– Voici la cellule du frère Joseph, dit-il.
Pendant que l'enfant s'approchait pour la désigner, le jeune homme, sur cette porte, put lire ces mots:
«Dans le silence, Dieu parle au coeur de l'homme;
»Dans la solitude, l'homme parle au coeur de Dieu.»
– Merci, répondit-il à l'enfant.
L'enfant s'éloigna sans ajouter un mot, déjà atteint de cette impassibilité du cloître par lequel les moines croient témoigner de leur détachement des choses humaines en ne témoignant que de leur indifférence pour l'humanité.
Le jeune homme resta immobile devant la porte, la main appuyée sur son coeur, comme pour en comprimer les battements, et regardant s'éloigner l'enfant et diminuer le point lumineux que faisait sa marche dans les épaisses ténèbres de l'immense corridor.
L'enfant rencontra l'escalier, s'y engouffra lentement, sans avoir une seule fois détourné la tête du côté de celui qu'il avait conduit. Le reflet de son cierge joua encore un instant sur les murailles, pâlissant de plus en plus, et, enfin, disparut tout à fait, – tandis que l'on put, pendant quelques secondes encore, percevoir, mais s'affaiblissant toujours, le bruit de son pas traînant sur les dalles de l'escalier.
Le jeune homme, vivement impressionné par tous ces détails de la vie automatique des couvents, frappa enfin à la porte.
– Entrez, dit une voix sonore et qui le fit tressaillir par sa vivace accentuation, faisant contraste avec tout ce qu'il venait de voir et d'entendre.
Il ouvrit la porte et se trouva en face d'un homme de cinquante ans à peu près, qui en paraissait quarante à peine. Une seule ride, celle de la pensée, sillonnait son front; mais pas un fil d'argent ne brillait, messager de la vieillesse, au milieu de son abondante chevelure noire, où l'on cherchait en vain la trace de la tonsure. La main droite appuyée sur une tête de mort, il tournait, de la gauche, les feuillets d'un livre qu'il lisait avec attention. Une lampe à abat-jour éclairait ce tableau en l'isolant dans un cercle de lumière; le reste de la chambre était dans la demi-teinte.
Le jeune homme s'avança les bras ouverts; le lecteur leva la tête, regardant avec étonnement son élégant uniforme qui lui paraissait inconnu; mais à peine celui qui le portait fut-il dans le cercle de lumière projeté par la lampe, que ces deux cris s'échappèrent à la fois de la bouche des deux hommes: