Kitabı oku: «La San-Felice, Tome 04», sayfa 12
– Salvato!
– Mon père!
C'étaient, en effet, le père et le fils qui, après dix ans de séparation, se revoyaient; et, se revoyant, se précipitaient dans les bras l'un de l'autre.
Nos lecteurs avaient probablement déjà reconnu Salvato dans le voyageur nocturne; mais peut-être n'avaient-ils pas reconnu son père dans le frère Joseph.
LXXIII
LE PÈRE ET LE FILS
La joie de ce père, privé depuis dix ans de toutes les joies de la famille, et qui, en revoyant son fils, sentait en même temps se réveiller en lui les fibres les plus douces et les plus violentes de l'amour paternel, sembla parcourir la gamme entière des sensations humaines, et, dans son expression, qui avait à la fois quelque chose de charmant par sa douceur et de terrible par sa violence, toucher d'un côté à la plainte de la colombe, de l'autre au rugissement du lion.
Il ne courut point au-devant de son fils, il bondit sur lui; il ne lui suffit pas de le baiser sur les joues, il le saisit entre ses bras, il l'enleva comme il eût fait d'un enfant, le serrant contre son coeur, sanglotant et riant tout ensemble, et paraissant chercher un endroit où remporter pour toujours, hors du monde, loin de la terre, près des cieux.
Enfin, il se jeta sur un escabeau de bois de chêne, le tenant en travers de sa poitrine, comme la Madone de Michel-Ange tient sur ses genoux son fils crucifié, tandis que sa voix haletante ne savait que dire et redire:
– Comment! c'est toi, mon fils, mon Salvato, mon enfant! c'est toi! c'est donc toi!
– O mon père! mon père! répondait le jeune homme haletant lui-même, je vous aime, je vous le jure, autant qu'un fils peut aimer; mais j'ai presque honte de la faiblesse de cet amour en le comparant à la grandeur du vôtre!
– Non, non, n'aie pas de honte, mon enfant, répondait Palmieri: la féconde nature, l'Isis aux cent mamelles, le vent ainsi: amour immense, incommensurable, infini dans le coeur des pères, amour restreint dans celui des enfants. Elle regarde devant elle, cette bonne, toujours logique et intelligente nature; elle a voulu que l'enfant pût se consoler de la mort du père, qui doit quitter ce monde avant lui, mais que le père fût inconsolable, au contraire, lorsque, par malheur il voit mourir l'enfant destiné à lui survivre. Regarde-moi, Salvato, et que nos dix ans de séparation s'effacent dans ton regard!
Le jeune homme fixa ses grands yeux noirs, un peu sauvages, sur son père, en donnant à son austère visage la plus douce expression qu'il put lui donner.
– Oui, dit Palmieri en regardant Salvato avec un singulier mélange d'amour et d'orgueil, oui, j'ai fait de toi un chêne robuste et vigoureux, et non pas un élégant palmier, roseau des tropiques. J'aurais donc tort de me plaindre aujourd'hui en voyant ce bois solide recouvert d'une rude écorce. Je voulais que tu devinsses un homme et un soldat, et tu es devenu ce que je voulais que tu fusses. Laisse-moi baiser tes épaulettes de chef de brigade: elles prouvent ton courage. Tu as eu la force de m'obéir lorsqu'en te quittant, je t'ai dit: «Ne m'écris que si tu as besoin de mon amour et de mes soins.» Car je crains les affaiblissements terrestres, et j'ai espéré un instant que, touché de mes aspirations, Dieu se révélerait à mon esprit; car, si mon coeur veut croire (plains-moi, mon enfant!) l'esprit s'obstine à douter. Mais tu n'as pas eu la force de passer près de moi, n'est-ce pas? sans me voir, sans m'embrasser, sans me dire: «Mon père, il te reste de par le monde un coeur qui t'aime, et ce coeur est celui de ton fils!» Merci, mon bien-aimé Salvato, merci!
– Non, mon père, non, je n'ai point hésité; car une voix intérieure me disait que je vous apportais une joie attendue par vous depuis longtemps. Et cependant, une fois en chemin, le doute m'a pris. C'était au bas de cette montagne que nous nous étions séparés, il y a dix ans, moi pour me perdre dans le monde, vous pour vous retrouver avec Dieu. Je suis venu au pas de mon cheval, sans le ralentir, sans le hâter; mais j'ai senti combien je vous aimais, lorsque, ayant franchi le seuil de l'église, parvenu à l'entrée du choeur, j'ai, au milieu de toutes ces têtes inclinées sur le cercueil de l'abbé, cherché vainement la vôtre. Un instant, cette idée m'est venue que c'était vous, mon père bien-aimé, qui étiez couché sous le drap mortuaire. Moi-même, je n'ai point reconnu le son de ma voix quand j'ai demandé où vous étiez. Un mot m'a rassuré, un enfant m'a conduit. En face de votre porte, le doute m'a repris. Je tremblais de vous retrouver pétrifié comme ces statues murmurantes que j'avais vues dans la nef, et qui semblaient ne pas plus appartenir à l'humanité que celle de Memnon, car rendre des sons, ce n'est pas vivre; mais, pour me rassurer, il ne m'a fallu que ce mot: «Entrez,» prononcé par vous. Mon père, mon père, grâce à Dieu, vous êtes le seul vivant parmi tous ces morts!
– Hélas! mon cher Salvato, répondit Palmieri, c'était cependant ce trépas factice que je cherchais en me retirant dans un monastère. Le couvent a cela de bon, qu'en général, il combat victorieusement le suicide. Après une grande douleur, après une perte irréparable, se retirer dans un couvent, c'est se brûler moralement la cervelle, c'est tuer son corps sans toucher à l'âme, au dire de l'Église; et voilà où le doute commence pour moi, parce que le précepte se trouve en opposition avec la nature. Au dire de l'Église, dépouiller l'homme, c'est tendre à la perfection, – tandis qu'une voix secrète me crie que plus l'homme est homme, et, par conséquent, se répand, par la science, par la charité, par le génie, par l'art, par la bonté, sur l'humanité tout entière, meilleur est l'homme. Celui qui, dans cette pieuse retraite, aperçoit le moins de bruits terrestres, disent nos frères, est celui qui, étant le plus loin de la terre, est le plus près de Dieu. J'ai voulu plier mon corps et mon esprit à cette maxime, et, vivant encore, me faire cadavre; mon esprit et mon corps ont réagi et m'ont dit, au contraire: «La perfection, si elle existe, est dans la route opposée. Vis dans la solitude, mais pour doubler, au profit de l'humanité, le trésor de science que tu as acquis; vis dans la méditation, mais que ta méditation soit féconde et non pas stérile; fais de ta douleur un baume composé de philosophie, de charité et de larmes, pour l'appliquer sur les douleurs des autres.» N'est-il pas dit dans l'Iliade que la rouille de la lance d'Achille guérissait les blessures que cette lance avait faites. Il est vrai que la pauvre humanité m'a bien secondé en venant à moi quand j'hésitais à aller à elle, et en appelant à son secours la parole de vie, au lieu de la parole de mort. Alors, j'ai suivi la vocation qui m'entraînait. A tous ceux qui ont crié vers moi, j'ai répondu: «Me voilà!» Je ne suis pas devenu plus parfait; mais, à coup sûr, je suis devenu plus utile. Et, chose étrange, en m'écartant des principes vulgaires, en écoutant cette voix de ma conscience qui me disait: «Tu as, dans le cours de ton existence, coûté la vie à trois personnes; au lieu de faire pénitence, au lieu de jeûner, au lieu de prier, – ce qui ne peut être utile qu'à toi, en supposant que la prière, le jeûne et la pénitence expient le sang répandu, – soulage le plus de douleurs qu'il te sera possible, prolonge le plus d'existences que tu pourras, et, crois-moi, les actions de grâce de ceux dont tu auras prolongé la vie et calmé les angoisses étoufferont l'accusation des misérables que tu as envoyés avant le temps rendre compte de leurs crimes au souverain juge.»
– Continuez votre vie de charité et de dévouement: vous êtes dans le vrai, mon père… Ces hommes qui vous entourent, j'ai entendu parler d'eux et de vous: on les craint et on les respecte; mais, vous, on vous aime et l'on vous bénit.
– Et cependant ils sont plus heureux que moi, au point de vue religieux du moins. Ils se courbent sous la croyance; moi, je me débats contre le doute. Pourquoi Dieu a-t-il mis dans son paradis l'arbre maudit de la science? Pourquoi, pour arriver à la foi, pourquoi faut-il toujours abdiquer une partie, la plus saine, la meilleure souvent, de sa raison, tandis que la science, implacable, nous défend non-seulement de rien affirmer, mais encore de rien croire sans preuves?
– Je comprends, mon père. Vous êtes homme honnête, sans espérer une rétribution; vous êtes homme de bien, sans espérer une récompense. Vous ne croyez pas, enfin, à une autre vie que la nôtre.
– Et toi, crois-tu? demanda Palmieri.
Salvato sourit.
– A mon âge, dit-îl, on s'occupe peu de ces graves questions de la vie et de la mort, quoique, dans l'état que j'exerce, je sois toujours entre la vie et la mort, et souvent plus près de la mort que les vieillards qui, les genoux débiles et les cheveux blancs, frappent à la porte du campo-santo.
Puis, après un instant de silence:
– Moi aussi, ajouta Salvato, dernièrement, j'ai frappé à cette porte; mais, si je n'attendais pas la réponse à la demande que j'adressais à la tombe avec certitude, je l'attendais du moins avec espérance. Pourquoi ne faites-vous pas comme moi, mon père? Pourquoi donc essayer, comme Hamlet, de sonder la nuit du sépulcre et de chercher quels rêves s'agiteront dans notre cerveau pendant le sommeil éternel? Pourquoi, ayant bien vécu, craignez-vous de mal mourir?
– Je ne crains pas de mal mourir, mon enfant: je crains de mourir entier. Je suis de ceux qui ne savent point enseigner ce qu'ils ne croient pas. Mon art n'est point si infaillible, qu'il sache éternellement lutter contre la mort. Hercule seul peut être sûr de la vaincre toujours. Or, quand, dans le pressentiment de sa fin prochaine, un malade me dit: «Vous ne pouvez plus rien pour moi comme médecin; essayez de me consoler, ne sachant point me guérir,» au lieu de profiter de l'affaiblissement de son esprit pour faire naître en lui une croyance qui n'est point en moi, je me tais alors, afin de ne point donner à un mourant une affirmation sans preuve, un espoir sans certitude. Je ne conteste pas l'existence d'un monde surnaturel; je me contente, et c'est bien assez, de n'y pas croire. Or, n'y croyant pas, je ne puis le promettre à ceux qui le cherchent dans les ténèbres de l'agonie. Craignant de ne plus revoir, une fois que mes yeux seront fermés pour toujours, ni la femme que j'ai aimée, ni le fils que j'aime, je ne puis dire au mari: «Tu reverras ta femme,» au père: «Tu reverras ton enfant.»
– Mais, vous le savez, moi, j'ai revu ma mère.
– Pas toi, mon enfant. Une femme du peuple, une intelligence grossière, un esprit frappé de terreur, a dit: «Il y avait là, près du lit de l'enfant, une ombre qui berçait son fils en chantant; et moi, jeune encore alors, ami du merveilleux, j'ai dit: «Oui, cela peut être;» j'ai cru même que cela avait été. Mais c'est en vieillissant – tu sauras cela, Salvato, – c'est en vieillissant que le doute vient, parce que l'on se rapproche de plus en plus de la terrible et inévitable réalité. Que de fois, dans cette cellule, seul avec cette dévorante pensée du néant qui, à un certain âge, entre dans la vie pour n'en plus sortir, et qui, spectre invisible mais palpable, marche côte à côte avec nous, – que de fois, en face de ce crucifix, me suis-je agenouillé à ce souvenir, légende poétique de ton enfance, et, à l'heure où la tradition veut que les fantômes apparaissent, plongé dans la plus profonde obscurité, n'ai-je pas supplié Dieu de renouveler en ma faveur le miracle qu'il avait fait pour toi? Jamais Dieu n'a daigné répondre. Je sais qu'il ne doit pas de manifestation de sa puissance et de sa volonté à un atome comme moi; mais enfin il eût été bon, clément, miséricordieux à lui de m'exaucer: il ne l'a point fait.
– Il le fera, mon père.
– Non: ce serait un miracle, et les miracles ne sont pas dans l'ordre logique de la nature. Que sommes-nous, d'ailleurs, pour que Dieu se donne la peine, dans son immuable éternité, de changer la marche imposée par lui à la création? que sommes-nous pour lui? Une imperceptible efflorescence de la matière, sur laquelle, depuis des milliers de siècles, s'exerce un phénomène complexe, inexplicable, fugitif, appelé la vie. Ce phénomène s'étend, dans la végétation, du lichen au cèdre; dans l'animalisation, de l'infusoire au mastodonte. Le chef-d'oeuvre de la végétation, c'est la sensitive; le chef-d'oeuvre de l'animalisation, c'est l'homme. Qui fait la supériorité de l'animal à deux pieds et sans plumes de Platon sur les autres animaux? Un hasard. Son chiffre dans l'échelle des êtres créés s'est trouvé le plus élevé: ce chiffre lui donnait droit à une portion de son individu plus complète que dans ses frères inférieurs. Qu'est-ce que les Homère, les Pindare, les Eschyle, les Socrate, les Périclès, les Phidias, les Démosthène, les César, les Virgile, les Justinien, les Charlemagne? Des cerveaux un peu mieux organisés que celui de l'éléphant, un peu plus parfaits que celui du singe. Quel est le signe de cette perfection? La substitution de la raison à l'instinct. La preuve de cette organisation supérieure? La faculté de parler, au lieu d'aboyer ou de rugir. Mais, que la mort arrive, qu'elle éteigne la parole, qu'elle détruise la raison, que le crâne de celui qui fut Charlemagne, Justinien, Virgile, César, Démosthène, Phidias, Périclès, Socrate, Eschyle, Pindare ou Homère, comme celui d'Yorik se remplisse de belle et bonne fange, tout sera dit: la farce de la vie sera jouée, et la chandelle éteinte dans la lanterne ne se rallumera plus! Tu as vu souvent l'arc-en-ciel, mon enfant. C'est une arche immense, s'étendant d'un horizon à l'autre et montant jusque dans les nuées, mais dont les deux extrémités touchent à la terre: ces deux extrémités, c'est l'enfant et le vieillard. Étudie l'enfant, et tu verras, au fur et à mesure que son cerveau se développe, se perfectionne, mûrit, la pensée, c'est-à-dire l'âme, se développer, se perfectionner, mûrir; étudie le vieillard, et tu verras, au contraire, au fur et à mesure que le cerveau se fatigue, se rapetisse, s'atrophie, la pensée, c'est-à-dire l'âme, se troubler, s'obscurcir, s'éteindre. Née avec nous, elle a suivi la féconde croissance de la jeunesse; devant mourir avec nous, elle suivra la vieillesse dans sa stérile décadence. Où était l'homme avant de naître? Nul ne le sait. Qu'était-il? Rien. Que sera-t-il, n'étant plus? Rien, c'est-à-dire ce qu'il était avant de naître. Nous devons revivre sous une autre forme, dit l'espérance; passer dans un monde meilleur, dit l'orgueil. Que m'importe, à moi, si, pendant le voyage, j'ai perdu la mémoire, si j'ai oublié que j'ai vécu, et si la même nuit qui s'étendait en deçà du berceau doit s'étendre au delà de la tombe? Le jour où l'homme gardera le souvenir de ses métamorphoses et de ses pérégrinations, il sera immortel, et la mort ne sera plus qu'un accident de son immortalité. Pythagore, seul, se souvenait d'une vie antérieure. Qu'est-ce qu'un thaumaturge qui se souvient devant un monde entier qui oublie?.. Mais, fit Palmieri en secouant la tête, assez sur cette désolante question. C'est la solitude qui enfante ces rêves mauvais. Je t'ai dit ma vie; dis-moi la tienne. A ton âge, la vie s'écrit avec des lettres d'or. Jette un rayon de ton aurore et de tes espérances au milieu de mon crépuscule et de mes doutes; parle, mon bien-aimé Salvato! et fais-moi oublier jusqu'au son de ma voix, jusqu'au bruit de mes paroles.
Le jeune homme obéit. Il avait, de son côté, toute l'aube d'une existence à raconter à son père; Il lui dit ses combats, ses triomphes, ses dangers, ses amours. Palmieri sourit et pleura tour à tour. Il voulut voir la blessure, ausculter la poitrine; et, le père ne se lassant pas d'interroger, le fils ne se lassant point de répondre, ils virent ainsi venir le jour, et, avec le jour, monter jusqu'à eux le roulement du tambour et les fanfares des trompettes, leur annonçant qu'il était temps de se quitter.
Mais alors Palmieri voulut se séparer de son fils le plus tard possible, et, comme il avait fait dix ans auparavant, il reconduisit jusqu'aux premières maisons de San-Germano le cavalier, appuyé à son bras et tenant son cheval par la bride.
LXXIV
LA RÉPONSE DE L'EMPEREUR
Cependant le temps marchait avec son impassible régularité, et, quoique harcelée de tous côtés par les bandes de Pronio, de Gaetano Mammone et de Fra-Diavolo, l'armée française suivait, aussi impassible que le temps, sa triple route à travers les Abruzzes, la Terre de Labour et cette partie de la Campanie dont la mer Tyrrhénienne baigne le rivage. On était averti à Naples de tous les mouvements des républicains, et l'on y avait su, dès le 20, que le corps principal, c'est-à-dire celui qui était commandé par le général Championnet en personne, avait campé le 18 au soir à San-Germano et s'avançait sur Capoue par Mignano et Calvi.
Le 20, à huit heures du matin, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, chacun à la tête d'un régiment de volontaires recrutés parmi la jeunesse noble ou riche de Naples et de ses environs, étaient venus prendre congé de la reine et étaient partis pour marcher au-devant des républicains.
Plus le danger approchait, plus se séparaient en deux camps opposés le parti du roi et celui de la reine.
Le parti du roi se composait du cardinal Ruffo, de l'amiral Caracciolo, du ministre de la guerre Ariola, et de tous ceux qui, tenant à l'honneur du nom napolitain, voulaient la résistance à tout prix et la défense de Naples poussée à la dernière extrémité.
Le parti de la reine, se composant de sir William, d'Emma Lyonna, de Nelson, d'Acton, de Castelcicala, de Vanni et de Guidobaldi, voulait l'abandon de Naples, la fuite prompte et sans lutte comme sans délai.
Puis, au milieu de tout cela, un grand trouble agitait l'esprit de la reine; elle craignait d'un moment à l'autre le retour de Ferrari. Le roi, se voyant insolemment trompé, sachant enfin à qui il devait s'en prendre de tous les désastres qui accablaient le royaume, pouvait, comme les natures faibles, puiser dans sa terreur même un moment d'énergie et de volonté… et, pendant ce moment, échapper pour toujours à cette pression qu'opéraient sur lui depuis vingt ans un ministre qu'il n'avait jamais aimé et une épouse qu'il n'aimait plus. Tant qu'elle avait été jeune et belle, Caroline avait eu à sa disposition un moyen infaillible de ramener le roi à elle, et elle en avait usé; mais elle commençait, comme dit Shakspeare, à descendre la vallée de la vie, et le roi, entouré de jeunes et jolies femmes, échappait facilement à ses fascinations.
Dans la soirée, du 20, il y eut conseil d'État: le roi se prononça ouvertement et fermement pour la défense.
Le conseil fut clos à minuit.
De minuit à une heure, la reine resta dans la chambre obscure, et elle ramena chez elle Pasquale de Simone, lequel, reçut des instructions secrètes de la bouche d'Acton, qui l'attendait chez la reine. A une heure et demie, Dick partit pour Bénévent, où, depuis deux jours déjà, avait été envoyé, par un palefrenier de confiance, un des chevaux les plus vites des écuries d'Acton.
La journée du 21 s'ouvrit par un de ces ouragans qui, à Naples, durent habituellement trois jours, et qui ont donné lieu à ce proverbe: Nasce, pasce, mori; il naît, se repaît et meurt.
Malgré les alternatives de pluie tombant par ondées, de vent soufflant par rafales, le peuple, qui avait ce vague sentiment d'une grande catastrophe, encombrait, plein d'émotion, les rues, les places, les carrefours.
Mais ce qui indiquait quelque circonstance extraordinaire, c'est que ce n'était point dans les vieux quartiers que le peuple se pressait; et, quand nous disons le peuple, nous disons cette multitude de mariniers, de pêcheurs et de lazzaroni qui tient lieu de peuple à Naples. On remarquait, au contraire, des groupes nombreux et animés, parlant haut, gesticulant avec rage, dispersés de la strada del Molo à la place du Palais, c'est-à-dire sur toute l'étendue du largo del Castello, du théâtre de San-Carlo et de la rue de Chiaïa. Ces groupes semblaient, tout en enveloppant le palais royal, veiller sur la rue de Tolède et la strada del Piliero. Enfin, au milieu de ces groupes, trois hommes, fatalement connus déjà dans les émeutes précédentes, parlaient plus haut et s'agitaient plus ardemment. Ces trois hommes, c'étaient Pasquale de Simone, le beccaïo, rendu hideux par la cicatrice qui lui balafrait le visage et lui fendait l'oeil, et fra Pacifico, qui, sans être dans le secret, sans savoir de quoi il était question, lâchant la bride à son caractère violent et tapageur, frappait de son bâton de laurier, tantôt le pavé, tantôt la muraille, tantôt le pauvre Jacobino, bouc émissaire des passions du terrible franciscain.
Toute cette foule, sans savoir ce qu'elle attendait, semblait attendre quelqu'un ou quelque chose; et le roi, qui n'en savait pas plus qu'elle, mais que ce rassemblement inquiétait, caché derrière la jalousie d'une fenêtre de l'entre-sol, regardait, tout en caressant machinalement Jupiter, cette foule qui faisait de temps en temps, comme un roulement de tonnerre ou un rugissement de l'eau, entendre le double cri de «Vive le roi!» et de «Mort aux jacobins!»
La reine, qui s'était informée où était le roi, se tenait dans la pièce à côté avec Acton, prête à agir selon les circonstances, tandis qu'Emma, dans l'appartement de la reine, emballait avec la San-Marco les papiers les plus secrets et les bijoux les plus précieux de sa royale amie.
Vers onze heures, un jeune homme déboucha, au grand galop d'un cheval anglais, par le pont de la Madeleine, suivit la Marinella, la strada Nuova, la rue du Pilier, le largo Castello, la rue Saint-Charles, échangea des signes avec Pasquale de Simone et le beccaïo, s'engouffra par la grande porte dans les cours du palais royal, sauta sur les dalles, jeta la bride de son cheval aux mains d'un palefrenier, et, comme s'il eût su d'avance où retrouver la reine, entra dans le cabinet où elle attendait avec Acton, et dont, comme par enchantement, la porte, à son approche, s'ouvrit devant lui.
– Eh bien? demandèrent ensemble la reine et Acton.
– Il me suit, dit-il.
– Dans combien de temps, à peu près, sera-t-il ici?
– Dans une demi-heure.
– Ceux qui l'attendent sont-ils prévenus?
– Oui.
– Eh bien, allez chez moi, et dites à lady Hamilton de prévenir Nelson.
Le jeune homme monta par les escaliers de service avec une rapidité qui indiquait combien lui étaient familiers tous les détours du palais, et transmit à Emma Lyonna les désirs de la reine.
– Avez-vous un homme sûr pour porter un billet à milord Nelson?
– Moi, répondit le jeune homme.
– Vous savez qu'il n'y a pas de temps à perdre.
– Je m'en doute.
– Alors…
Elle prit une plume, de l'encre, une feuille de papier sur le secrétaire de la reine et écrivit cette seule ligne:
«Ce sera probablement pour ce soir; tenez-vous prêt.
»EMMA.»
Le jeune homme, avec la même promptitude qu'il avait mise à monter les escaliers, les descendit, traversa les cours, prit la pente qui conduit au port militaire, se jeta dans une barque, et, malgré le vent et la pluie, se fit conduire au Van-Guard, qui, ses mâts de perroquet abattus, pour donner moins de prise à la tempête, se tenait à cinq ou six encablures du port militaire, affourché sur ses ancres, environné des autres bâtiments anglais et portugais placés sous les ordres de l'amiral Nelson.
Le jeune homme, qui – nos lecteurs l'ont deviné – n'était autre que Richard, se fit reconnaître de l'amiral, monta lestement l'escalier de tribord, trouva Nelson dans sa cabine et lui remit le billet.
– Les ordres de Sa Majesté vont être exécutés, dit Nelson; et, pour que vous en rendiez bon témoignage, vous-même en serez porteur.
– Henry, dit Nelson à son capitaine de pavillon, faites armer le canot et que l'on se tienne prêt à conduire monsieur à bord de l'Alcmène.
Puis, mettant le billet d'Emma dans sa poitrine, il écrivit à son tour:
«Très-secret5.
»Trois barques et le petit cutter de l'Alcmène, armés d'armes blanches seulement, pour se trouver à la Vittoria à sept heures et demie précises.
»Une seule barque accostera; les autres se tiendront à une certaine distance, les rames dressées. La barque qui accostera sera celle du Van-Guard.
»Toutes les barques seront réunies à bord de l'Alcmène avant sept heures, sous les ordres du commandant Hope.
»Les grappins dans les chaloupes.
» Toutes les autres chaloupes du Van-Guard et de l'Alcmène, armées de couteaux, et les canots avec leurs caronades seront réunis à bord du Van-Guard, sous le commandement du capitaine Hardi, qui s'en éloignera à huit heures précises pour prendre la mer à moitié chemin du Molosiglio.
»Chaque chaloupe devra porter de quatre à six soldats.
»Dans le cas où l'on aurait besoin de secours, faire des signaux au moyen de feux.
»HORACE NELSON.
»L'Alcmène se tiendra prête à filer dans la nuit, si la chose est nécessaire.»
Pendant que ces ordres étaient reçus avec un respect égal à la ponctualité avec laquelle ils devaient être exécutés, un second courrier débouchait à son tour du pont de la Madeleine, et, suivant la route du premier, s'engageait sur le quai de la Marinella, longeait la strada Nuova et arrivait à la strada del Piliero.
Là, il commença de trouver la foule plus épaisse, et, malgré son costume, dans lequel il était facile de reconnaître un courrier du cabinet du roi, il éprouva de la difficulté à continuer son chemin, en conservant à son cheval la même allure. D'ailleurs, comme s'ils l'eussent fait exprès, des hommes du peuple se faisaient heurter par son cheval, et, mécontents du heurt, commençaient à l'injurier. Ferrari, car c'était lui, habitué à voir respecter son uniforme, répondit d'abord par quelques coups de fouet solidement sanglés à droite et à gauche. Les lazzaroni s'écartèrent et se turent par habitude. Mais, comme il arrivait à l'angle du théâtre Saint-Charles, un homme voulut croiser le cheval, et le croisa si maladroitement, qu'il fut renversé par lui.
– Mes amis, cria-t-il en tombant, ce n'est pas un courrier du roi, comme son costume pourrait vous le faire croire. C'est un jacobin déguisé qui se sauve! A mort le jacobin! à mort!
Les cris «Le jacobin! le jacobin! à mort le jacobin!» retentirent alors dans la foule.
Pasquale de Simone lança au cheval son couteau, qui entra jusqu'au manche au défaut de l'épaule.
Le beccaïo se précipita à la tête, et, habitué à saigner les brebis et les moutons, il lui ouvrit l'artère du cou.
Le cheval se dressa, hennit de douleur, battit l'air de ses pieds de devant, tandis qu'un flot de sang jaillissait sur les assistants.
La vue du sang a une influence magique sur les peuples méridionaux. A peine les lazzaroni se sentirent-ils arrosés par la rouge et tiède liqueur, à peine respirèrent-ils l'acre parfum qu'elle répand, qu'ils se ruèrent avec des cris féroces sur l'homme et sur le cheval.
Ferrari sentit que, si son cheval s'abattait, il était perdu. Il le soutint tant qu'il put de la bride et des jambes; mais le malheureux animal était blessé mortellement. Il se jeta, en trébuchant, à gauche et à droite, puis il butta des jambes de devant, se releva par un effort désespéré de son maître, et fit un bond en avant. Ferrari sentit que sa monture pliait sous lui. Il n'était qu'à cinquante pas du corps de garde du palais: il appela au secours; mais le bruit de sa voix se perdit dans les cris, cent fois répétés, «A mort le jacobin!» Il saisit un pistolet dans ses fontes, espérant que la détonation serait mieux entendue que ses cris. En ce moment, son cheval s'abattit. La secousse fit partir le pistolet au hasard, et la balle alla frapper un jeune garçon de huit ou dix ans, qui tomba.
– Il assassine les enfants! cria une voix.
A ce cri, fra Pacifico, qui s'était, jusque-là, tenu assez tranquille, se rua dans la foule, qu'il écarta de ses coudes aigus et durs comme des coins de chêne. Il pénétra jusqu'au centre de la mêlée au moment où, tombé avec son cheval, le malheureux Ferrari essayait de se remettre sur ses pieds. Avant qu'il y fût parvenu, la massue du moine s'abattait sur sa tête; il tomba comme un boeuf frappé du maillet. Mais ce n'était point cela qu'on voulait: c'était sous les yeux du roi que Ferrari devait mourir. Les cinq ou six sbires qui étaient dans le secret du drame, entourèrent le corps et le défendirent, tandis que le beccaïo, le traînant par les pieds, criait:
– Place au jacobin!
On laissa le cadavre du cheval où il était, mais après l'avoir dépouillé, et l'on suivit le beccaïo. Au bout de vingt pas, on se trouva en face de la fenêtre du roi. Voulant savoir la cause de cet effroyable tumulte, le roi ouvrit la jalousie. A sa vue, les cris se changèrent en vociférations. En entendant ces hurlements, le roi crut qu'effectivement c'était quelque jacobin dont on faisait justice. Il ne détestait point cette manière de le débarrasser de ces ennemis. Il salua le peuple, le sourire sur les lèvres; le peuple, se sentant encouragé, voulu montrer à son roi qu'il était digne de lui. Il souleva le malheureux Ferrari, sanglant, déchiré, mutilé, mais vivant encore, entre ses bras; le cadavre venait de reprendre connaissance: il ouvrit les yeux, reconnut le roi, étendit les bras vers lui en criant:
– A l'aide! au secours! Sire, c'est moi! moi, votre Ferrari!
A cette vue inattendue, terrible, inexplicable, le roi se rejeta en arrière et alla dans les profondeurs de la chambre tomber à moitié évanoui sur un fauteuil, – tandis qu'au contraire, Jupiter, qui, n'étant ni homme ni roi, n'avait aucune raison d'être ingrat, jeta un hurlement de douleur, et, les yeux sanglants, l'écume à la bouche, sautant par la fenêtre, s'élança au secours de son ami.
Dans ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit: la reine entra, saisit le roi par la main, le força de se lever, le traîna vers la fenêtre, et, lui montrant ce peuple de cannibales qui se partageait les morceaux de Ferrari:
– Sire, dit-elle, vous voyez les hommes sur lesquels vous comptez pour la défense de Naples et pour la nôtre; aujourd'hui, ils égorgent vos serviteurs; demain, ils égorgeront nos enfants; après-demain, ils nous égorgeront nous-mêmes. Persistez-vous toujours dans votre désir de rester?