Kitabı oku: «Le Chevalier de Maison-Rouge», sayfa 25
XLVI
Le jugement
Le vingt-troisième jour du mois de l'an II de la République française une et indivisible, correspondant au 14 octobre 1793, vieux style, comme on disait alors, une foule curieuse envahissait dès le matin les tribunes de la salle où se tenaient les séances révolutionnaires.
Les couloirs du palais, les avenues de la Conciergerie débordaient de spectateurs avides et impatients, qui se transmettaient les uns aux autres les bruits et les passions, comme les flots se transmettent leurs mugissements et leur écume.
Malgré la curiosité avec laquelle chaque spectateur s'agitait, et peut-être même à cause de cette curiosité, chaque flot de cette mer, agité, pressé entre deux barrières, la barrière extérieure qui le poussait, la barrière intérieure qui le repoussait, gardait dans ce flux et ce reflux la même place à peu près qu'il avait prise. Mais aussi les mieux placés avaient compris qu'il fallait qu'ils se fissent pardonner leur bonheur; et ils tendaient à ce but en racontant à leurs voisins, moins bien placés qu'eux, lesquels transmettaient aux autres les paroles primitives, ce qu'ils voyaient et ce qu'ils entendaient.
Mais, près de la porte du tribunal, un groupe d'hommes entassés se disputaient rudement dix lignes d'espace en largeur ou en hauteur; car dix lignes en largeur, c'était assez pour voir entre deux épaules un coin de la salle et la figure des juges; car dix lignes en hauteur, c'était assez pour voir par-dessus une tête toute la salle et la figure de l'accusée.
Malheureusement, ce passage d'un couloir à la salle, ce défilé si étroit, un homme l'occupait presque entièrement avec ses larges épaules et ses bras disposés en arcs-boutants, qui étayaient toute la foule vacillante et prête à crouler dans la salle, si le rempart de chair était venu à lui manquer.
Cet homme inébranlable au seuil du tribunal était jeune et beau, et, à chaque secousse plus vive que lui imprimait la foule, il secouait comme une crinière son épaisse chevelure, sous laquelle brillait un regard sombre et résolu. Puis, lorsque, du regard et du mouvement, il avait repoussé la foule, dont il arrêtait, môle vivant, les opiniâtres attaques, il retombait dans son attentive immobilité.
Cent fois la masse compacte avait essayé de le renverser, car il était de haute taille, et derrière lui toute perspective devenait impossible; mais, comme nous l'avons dit, un rocher n'eût pas été plus inébranlable que lui.
Cependant, de l'autre extrémité de cette mer humaine, au milieu de la foule pressée, un autre homme s'était frayé un passage avec une persévérance qui tenait de la férocité; rien ne l'avait arrêté dans son infatigable progression, ni les coups de ceux qu'il laissait derrière lui, ni les imprécations de ceux qu'il étouffait en passant, ni les plaintes des femmes, car il y avait beaucoup de femmes dans cette foule.
Aux coups il répondait par des coups, aux imprécations par un regard devant lequel reculaient les plus braves, aux plaintes par une impassibilité qui ressemblait à du dédain.
Enfin, il arriva derrière le vigoureux jeune homme qui fermait, pour ainsi dire, l'entrée de la salle. Et au milieu de l'attente générale, car chacun voulait voir comment la chose se passerait entre ces deux rudes antagonistes; et au milieu, disons-nous, de l'attente générale, il essaya de sa méthode, qui consistait à introduire entre deux spectateurs ses coudes comme des coins et à fendre avec son corps les corps les plus soudés les uns aux autres.
C'était pourtant, celui-là, un jeune homme de petite taille, dont le visage pâle et les membres grêles annonçaient une constitution aussi chétive que ses yeux ardents renfermaient de volonté.
Mais à peine son coude eut-il effleuré les flancs du jeune homme placé devant lui, que celui-ci, étonné de l'agression, se retourna vivement et du même mouvement leva un poing qui menaçait, en s'abaissant, d'écraser le téméraire.
Les deux antagonistes se trouvèrent alors face à face, et un petit cri leur échappa en même temps.
Ils venaient de se reconnaître.
– Ah! citoyen Maurice, dit le frêle jeune homme avec un accent d'inexprimable douleur, laissez-moi passer: laissez-moi voir; je vous en supplie! vous me tuerez après!
Maurice, car c'était effectivement lui, se sentit pénétré d'attendrissement et d'admiration pour cet éternel dévouement, pour cette indestructible volonté.
– Vous! murmura-t-il; vous ici, imprudent!
– Oui, moi ici! mais je suis épuisé… Oh! mon Dieu! elle parle! laissez-moi la voir! laissez-moi l'écouter!
Maurice s'effaça, et le jeune homme passa devant lui. Alors, comme Maurice était à la tête de la foule, rien ne gêna plus la vue de celui qui avait souffert tant de coups et de rebuffades pour arriver là.
Toute cette scène et les murmures qu'elle occasionna éveillèrent la curiosité des juges.
L'accusée aussi regarda de ce côté; alors, au premier rang, elle aperçut et reconnut le chevalier.
Quelque chose comme un frisson agita un moment la reine assise dans le fauteuil de fer.
L'interrogatoire, dirigé par le président Harmand, interprété par Fouquier-Tinville, et, discuté par Chauveau-Lagarde, défenseur de la reine, dura tant que le permirent les forces des juges et de l'accusée.
Pendant tout ce temps, Maurice resta immobile à sa place, tandis que plusieurs fois déjà les spectateurs s'étaient renouvelés dans la salle et dans les corridors.
Le chevalier avait trouvé un appui contre une colonne, et il était là non moins pâle que le stuc contre lequel il se tenait adossé.
Au jour avait succédé la nuit opaque: quelques bougies allumées sur les tables des jurés, quelques lampes qui fumaient aux parois de la salle, éclairaient d'un sinistre et rouge reflet le noble visage de cette femme, qui avait paru si belle aux splendides lumières des fêtes de Versailles.
Elle était là seule, répondant quelques brèves et dédaigneuses paroles aux interrogatoires du président, et se penchant parfois à l'oreille de son défenseur pour lui parler bas.
Son front blanc et poli n'avait rien perdu de sa fierté ordinaire; elle portait la robe à raies noires que, depuis la mort du roi, elle n'avait pas voulu quitter.
Les juges se levèrent pour aller aux opinions; la séance était finie.
– Me suis-je donc montrée trop dédaigneuse, monsieur? demanda-t-elle à Chauveau-Lagarde.
– Ah! madame, répondit celui-ci, vous serez toujours bien quand vous serez vous-même.
– Vois donc comme elle est fière! s'écria une femme dans l'auditoire, comme si une voix répondait à la question que la malheureuse reine venait de faire à son avocat.
La reine tourna la tête vers cette femme.
– Eh bien, oui, répéta la femme, je dis que tu es fière, Antoinette, et que c'est ta fierté qui t'a perdue. La reine rougit.
Le chevalier se tourna vers la femme qui avait prononcé ces paroles, et répliqua doucement:
– Elle était reine. Maurice lui saisit le poignet.
– Allons, lui dit-il tout bas, ayez le courage de ne pas vous perdre.
– Oh! monsieur Maurice, répliqua le chevalier, vous êtes un homme, et vous savez que vous parlez à un homme. Oh! dites-moi, est-ce que vous croyez qu'ils puissent la condamner?
– Je ne le crois pas, dit Maurice, j'en suis sûr.
– Oh! une femme! s'écria Maison-Rouge avec un sanglot.
– Non, une reine, répliqua Maurice. C'est vous-même qui venez de le lire.
Le chevalier saisit à son tour le poignet de Maurice, et, avec une force dont on aurait pu le croire incapable, il l'obligea à se pencher vers lui.
Il était trois heures et demie du matin, de grands vides se laissaient voir parmi les spectateurs. Quelques lumières s'éteignaient çà et là, jetant des parties de la salle dans l'obscurité.
Une des parties les plus obscures était celle où se trouvaient le chevalier et Maurice, écoutant ce qu'il allait lui dire.
– Pourquoi donc êtes-vous ici, et qu'y venez-vous faire, demanda le chevalier, vous, monsieur, qui n'avez pas un cœur de tigre?
– Hélas! dit Maurice, j'y suis pour savoir ce qu'est devenue une malheureuse femme.
– Oui, oui, dit Maison-Rouge, celle que son mari a poussée dans le cachot de la reine, n'est-ce pas? celle qui a été arrêtée sous mes yeux?
– Geneviève?
– Oui, Geneviève.
– Ainsi, Geneviève est prisonnière, sacrifiée par son mari, tuée par Dixmer?.. Oh! je comprends tout, je comprends tout, maintenant. Chevalier, racontez-moi ce qui s'est passé, dites-moi où elle est, dites-moi où je puis la retrouver. Chevalier… cette femme, c'est ma vie, entendez-vous?
– Eh bien, je l'ai vue; j'étais là quand elle a été arrêtée. Moi aussi, je venais pour faire évader la reine! mais nos deux projets, que nous n'avions pu nous communiquer, se sont nuit au lieu de se servir.
– Et vous ne l'avez pas sauvée, au moins, elle, votre sœur, Geneviève?
– Le pouvais-je? Une grille de fer me séparait d'elle. Ah! si vous aviez été là, si vous aviez pu réunir vos forces aux miennes, le barreau maudit eût cédé, et nous les eussions sauvées toutes deux.
– Geneviève! Geneviève! murmura Maurice.
Puis regardant Maison-Rouge avec une indéfinissable expression de rage:
– Et Dixmer, qu'est-il devenu? demanda-t-il.
– Je ne sais. Il s'est sauvé de son côté, et moi du mien.
– Oh! dit Maurice les dents serrées, si je le rejoins jamais…
– Oui, je comprends. Mais rien n'est désespéré encore pour Geneviève, dit Maison-Rouge, tandis qu'ici, tandis que pour la reine… Oh! tenez, Maurice, vous êtes un homme de cœur, un homme puissant; vous avez des amis… Oh! je vous en prie, comme on prie Dieu… Maurice, aidez-moi à sauver la reine.
– Y pensez-vous?
– Maurice, Geneviève vous en supplie par ma voix.
– Oh! ne prononcez pas ce nom, monsieur. Qui sait si, comme Dixmer, vous n'avez pas sacrifié la pauvre femme?
– Monsieur, répondit le chevalier avec fierté, je sais, quand je m'attache à une cause, ne sacrifier que moi seul.
En ce moment, la porte des délibérations se rouvrit; Maurice allait répondre.
– Silence, monsieur! dit le chevalier; silence! voici les juges qui rentrent.
Et Maurice sentit trembler la main que Maison-Rouge, pâle et chancelant, venait de poser sur son bras.
– Oh! murmura le chevalier; oh! le cœur me manque.
– Du courage, et contenez-vous, ou vous êtes perdu! dit Maurice. Le tribunal rentrait, en effet, et la nouvelle de sa rentrée se répandit dans les corridors et les galeries.
La foule se rua de nouveau dans la salle, et les lumières parurent se ranimer d'elles-mêmes pour ce moment décisif et solennel.
On venait de ramener la reine; elle se tenait droite, immobile, hautaine, les yeux fixes et les lèvres serrées.
On lui lut l'arrêt qui la condamnait à la peine de mort.
Elle écouta, sans pâlir, sans sourciller, sans qu'un muscle de son visage indiquât l'apparence de l'émotion.
Puis elle se retourna vers le chevalier, lui adressa un long et éloquent regard, comme pour remercier cet homme qu'elle n'avait jamais vu que comme la statue vivante du dévouement; et, s'appuyant sur le bras de l'officier de gendarmerie qui commandait la force armée, elle sortit calme et digne du tribunal.
Maurice poussa un long soupir.
– Dieu merci! dit-il, rien dans sa déclaration n'a compromis Geneviève, et il y a encore de l'espoir.
– Dieu merci! murmura de son côté le chevalier de Maison-Rouge, tout est fini et la lutte est terminée. Je n'avais pas la force d'aller plus loin.
– Du courage, monsieur! dit tout bas Maurice.
– J'en aurai, monsieur, répondit le chevalier. Et tous deux, après s'être serré la main, s'éloignèrent par deux issues différentes. La reine fut reconduite à la Conciergerie: quatre heures sonnaient à la grande horloge comme elle y rentrait.
Au débouché du Pont-Neuf, Maurice fut arrêté par les deux bras de Lorin.
– Halte-là, dit-il, on ne passe pas!
– Pourquoi cela?
– Où vas-tu, d'abord?
– Je vais chez moi. Justement, je puis rentrer maintenant, je sais ce qu'elle est devenue.
– Tant mieux; mais tu ne rentreras pas.
– La raison?
– La raison, la voici: il y a deux heures, les gendarmes sont venus pour t'arrêter.
– Ah! s'écria Maurice. Eh bien, raison de plus.
– Es-tu fou? et Geneviève?
– C'est vrai. Et où allons-nous?
– Chez moi, pardieu!
– Mais je te perds.
– Raison de plus; allons, arrive. Et il l'entraîna.
XLVII
Prêtre et bourreau
En sortant du tribunal, la reine avait été ramenée à la Conciergerie.
Arrivée dans sa chambre, elle avait pris des ciseaux, avait coupé ses longs et beaux cheveux, devenus plus beaux de l'absence de la poudre, abolie depuis un an; elle les avait enfermés dans un papier; puis elle avait écrit sur le papier: À partager entre mon fils et ma fille.
Alors elle s'était assise, ou plutôt elle était tombée sur une chaise, et, brisée de fatigue, – l'interrogatoire avait duré dix-huit heures, – elle s'était endormie.
À sept heures, le bruit du paravent que l'on dérangeait la réveilla en sursaut; elle se retourna et vit un homme qui lui était complètement inconnu.
– Que me veut-on? demanda-t-elle.
L'homme s'approcha d'elle, et, la saluant aussi poliment que si elle n'eût pas été reine:
– Je m'appelle Sanson, dit-il.
La reine frissonna légèrement et se leva. Ce nom seul en disait plus qu'un long discours.
– Vous venez de bien bonne heure, monsieur, dit-elle; ne pourriez-vous pas retarder un peu?
– Non, madame, répliqua Sanson; j'ai ordre de venir. Ces paroles dites, il fit encore un pas vers la reine. Tout dans cet homme, et dans ce moment, était expressif et terrible.
– Ah! je comprends, dit la prisonnière, vous voulez me couper les cheveux?
– C'est nécessaire, madame, répondit l'exécuteur.
– Je le savais, monsieur, dit la reine, et j'ai voulu vous épargner cette peine. Mes cheveux sont là, sur cette table. Sanson suivit la direction de la main de la reine.
– Seulement, continua-t-elle, je voudrais qu'ils fussent remis ce soir à mes enfants.
– Madame, dit Sanson, ce soin ne me regarde pas.
– Cependant, j'avais cru…
– Je n'ai à moi, reprit l'exécuteur, que la dépouille des… personnes… leurs habits, leurs bijoux, et encore lorsqu'elles me les donnent formellement; autrement tout cela va à la Salpêtrière, et appartient aux pauvres des hôpitaux; un arrêté du comité de Salut public a réglé les choses ainsi.
– Mais enfin, monsieur, demanda en insistant Marie-Antoinette, puis-je compter que mes cheveux seront remis à mes enfants?
Sanson resta muet.
– Je me charge de l'essayer, dit Gilbert.
La prisonnière jeta au gendarme un regard d'ineffable reconnaissance.
– Maintenant, dit Sanson, je venais pour vous couper les cheveux; mais, puisque cette besogne est faite, je puis, si vous le désirez, vous laisser un instant seule.
– Je vous en prie, monsieur, dit la reine; car j'ai besoin de me recueillir et de prier. Sanson s'inclina et sortit.
Alors la reine se trouva seule, car Gilbert n'avait fait que passer la tête pour prononcer les paroles que nous avons dites.
Tandis que la condamnée s'agenouillait sur une chaise plus basse que les autres, et qui lui servait de prie-Dieu, une scène non moins terrible que celle que nous venons de raconter se passait dans le presbytère de la petite église Saint-Landry, dans la Cité.
Le curé de cette paroisse venait de se lever; sa vieille gouvernante dressait son modeste déjeuner, quand tout à coup on heurta violemment à la porte du presbytère.
Même chez un prêtre de nos jours, une visite imprévue annonce toujours un événement: il s'agit d'un baptême, d'un mariage in extremis ou d'une confession suprême; mais, à cette époque, la visite d'un étranger pouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. À cette époque, en effet, le prêtre n'était plus le mandataire de Dieu, et il devait rendre ses comptes aux hommes.
Cependant l'abbé Girard était du nombre de ceux qui devaient le moins craindre, car il avait prêté serment à la Constitution: en lui la conscience et la probité avaient parlé plus haut que l'amour-propre et l'esprit religieux. Sans doute, l'abbé Girard admettait la possibilité d'un progrès dans le gouvernement et regrettait tant d'abus commis au nom du pouvoir divin; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté la fraternité du régime républicain.
– Allez voir, dame Jacinthe, dit-il; allez voir qui vient heurter à notre porte de si bon matin; et, si par hasard, ce n'est point un service pressé qu'on vient me demander, dites que j'ai été mandé ce matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m'y rendre dans un instant.
Dame Jacinthe s'appelait autrefois dame Madeleine; mais elle avait accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l'abbé Girard avait accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.
Sur l'invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d'entrée: elle tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d'une douce et honnête physionomie, se présenta.
– M. l'abbé Girard? dit-il. Jacinthe examina les habits en désordre, la barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau venu: tout cela lui sembla de mauvais augure.
– Citoyen, dit-elle, il n'y a point ici de monsieur ni d'abbé.
– Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de Saint-Landry.
Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot madame, qu'on n'eût point adressé à une impératrice; cependant elle répondit:
– On ne peut le voir, citoyen; il dit son bréviaire.
– En ce cas, j'attendrai, répliqua le jeune homme.
– Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persistance redonnait les mauvaises idées qu'elle avait ressenties tout d'abord, vous attendrez inutilement, citoyen; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à l'instant même.
Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu'il était, devint livide.
– C'est donc vrai! murmura-t-il. Puis, tout haut:
– Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m'amène près du citoyen Girard.
Et, tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu'à la chambre de l'abbé.
Celui-ci, en l'apercevant, poussa une exclamation de surprise.
– Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j'ai à vous entretenir d'une chose très grave; permettez que nous soyons seuls.
Le vieux prêtre savait par expérience comment s'expriment les grandes douleurs. Il lut une passion tout entière sur la figure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.
– Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il. Le jeune homme suivit des yeux avec impatience la gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de son maître, hésitait à se retirer; puis, lorsque, enfin, elle eut refermé la porte:
– Monsieur le curé, dit l'inconnu, vous allez me demander tout d'abord qui je suis. Je vais vous le dire; je suis un homme proscrit; je suis un homme condamné à mort, qui ne vit qu'à force d'audace; je suis le chevalier de Maison-Rouge.
L'abbé fit un soubresaut d'effroi sur son grand fauteuil.
– Oh! ne craignez rien, reprit le chevalier; nul ne m'a vu entrer ici, et ceux mêmes qui m'auraient vu ne me reconnaîtraient pas; j'ai beaucoup changé depuis deux mois.
– Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen? demanda le curé.
– Vous allez ce matin à la Conciergerie, n'est-ce pas?
– Oui, j'y suis mandé par le concierge.
– Savez-vous pourquoi?
– Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné, peut-être.
– Vous l'avez dit: oui, une personne condamnée vous attend. Le vieux prêtre regarda le chevalier avec étonnement.
– Mais savez-vous quelle est cette personne? reprit Maison-Rouge.
– Non… je ne sais.
– Eh bien, cette personne, c'est la reine! L'abbé poussa un cri de douleur.
– La reine? Oh! mon Dieu!
– Oui, monsieur, la reine! Je me suis informé pour savoir quel était le prêtre qu'on devait lui donner. J'ai appris que c'était vous, et j'accours.
– Que voulez-vous de moi? demanda le prêtre effrayé de l'accent fébrile du chevalier.
– Je veux… je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous prier, vous supplier.
– De quoi donc?
– De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.
– Oh! mais vous êtes fou! s'écria l'abbé; mais vous me perdez! mais vous vous perdez vous-même!
– Ne craignez rien.
– La pauvre femme est condamnée et c'en est fait d'elle.
– Je le sais; ce n'est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir, c'est… Mais, écoutez-moi, mon père, vous ne m'écoutez pas.
– Je ne vous écoute pas, parce que vous me demandez une chose impossible; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme en démence, dit le vieillard; je ne vous écoute pas, parce que vous m'épouvantez.
– Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer lui-même; mon père, croyez-moi, j'ai toute ma raison. La reine est perdue, je le sais; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une seconde seulement, et cela me sauvera la vie; si je ne la vois pas, je me tue, et, comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à la fois le corps et l'âme.
– Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me demandez le sacrifice de ma vie, songez-y; tout vieux que je suis, mon existence est encore nécessaire à bien des malheureux; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devant de la mort, c'est commettre un suicide.
– Ne me refusez pas, mon père, répliqua le chevalier; écoutez, il vous faut un desservant, un acolyte: prenez-moi, emmenez-moi avec vous.
Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commençait à fléchir.
– Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes devoirs; j'ai juré la Constitution, je l'ai jurée du fond du cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reine coupable; j'accepterais de mourir si ma mort pouvait être utile à mon prochain; mais je ne veux pas manquer à mon devoir.
– Mais, s'écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète; quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine; tenez, sur cet Évangile, tenez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Conciergerie pour l'empêcher de mourir.
– Alors, que voulez-vous donc? demanda le vieillard ému par cet accent de désespoir que l'on n'imite point.
– Écoutez, dit le chevalier, dont l'âme semblait venir chercher un passage sur ses lèvres, elle fut ma bienfaitrice; elle a pour moi quelque attachement! me voir, à sa dernière heure, sera, j'en suis sûr, une consolation pour elle.
– C'est tout ce que vous voulez? demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.
– Absolument tout.
– Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée?
– Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s'il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j'espère qu'elle vivra, si j'y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation éternelle.
– Non! non! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l'esprit de qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d'une semblable imprudence.
– Écoutez, mon père, dit le chevalier avec l'accent d'une profonde douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens et charitables; pas une amère parole, pas une menace n'est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fermente, cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur, cependant je suis armé; voyez, j'ai un poignard.
Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa main tremblante. Le curé s'éloigna vivement.
– Ne craignez rien, dit le chevalier avec un triste sourire; d'autres, vous sachant si fidèle observateur de votre parole, eussent arraché un serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, les mains jointes, le front sur le carreau: faites que je la voie un seul moment; et tenez, voici pour votre garantie.
Et il tira de sa poche un billet qu'il présenta à l'abbé Girard; celui-ci le déplia et lut ces mots:
«Moi, René, chevalier de Maison-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur, que j'ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à m'emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répugnances. En foi de quoi, j'ai signé,
«MAISON-ROUGE.»
– C'est bien, dit le prêtre; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas d'imprudence; ce n'est point assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de la vôtre.
– Oh! ne songeons pas à cela, dit le chevalier; vous consentez?
– Il le faut bien, puisque vous le voulez absolument. Vous m'attendrez en bas, et, lorsqu'elle passera dans le greffe, alors, vous la verrez…
Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant de respect et d'ardeur qu'il eût baisé le crucifix.
– Oh! murmura le chevalier, elle mourra du moins comme une reine, et la main du bourreau ne la touchera point!