Kitabı oku: «Le Collier de la Reine, Tome II», sayfa 13
Chapitre LXXII
La fuite
Ce qu'avait promis Oliva, elle le tint.
Ce qu'avait promis Jeanne, elle le fit.
Dès le lendemain, Nicole avait complètement dissimulé son existence à tout le monde, nul ne pouvait soupçonner qu'elle habitait la maison et la rue Saint-Claude.
Toujours abritée derrière un rideau ou derrière un paravent, toujours calfeutrant la fenêtre, en dépit des rayons de soleil qui venaient joyeusement y mordre.
Jeanne, qui, de son côté, préparait tout, sachant que le lendemain devait amener l'échéance du premier paiement de cinq cent mille livres, Jeanne s'arrangeait de façon à ne laisser derrière elle aucun endroit sensible pour le moment où la bombe éclaterait.
Ce moment terrible était le dernier but de ses observations.
Elle avait calculé sagement l'alternative d'une fuite qui était facile, mais cette fuite c'était l'accusation la plus positive.
Rester, rester immobile comme le duelliste sous le coup de l'adversaire; rester avec la chance de tomber, mais aussi avec la chance de tuer son ennemi, telle fut la détermination de la comtesse.
Voilà pourquoi, dès le lendemain de son entrevue avec Oliva, elle se montra vers deux heures à sa fenêtre, pour indiquer à la fausse reine qu'il était temps de s'apprêter le soir à prendre du champ.
Dire la joie, dire la terreur d'Oliva, ce serait impossible. Nécessité de s'enfuir signifiait danger; possibilité de fuir signifiait salut.
Elle se mit à envoyer un baiser éloquent à Jeanne, puis fit ses préparatifs en mettant dans son petit paquet quelque peu des effets précieux de son protecteur.
Jeanne, après son signal, disparut de chez elle pour s'occuper de trouver le carrosse auquel on remettrait la chère destinée de mademoiselle Nicole.
Et puis ce fut tout – tout ce que le plus curieux observateur eût pu démêler parmi les indices ordinairement significatifs de l'intelligence des deux amies.
Rideaux fermés, fenêtre close, lumière tardivement errante. Puis, on ne sait trop quels frôlements, quels bruits mystérieux, quels bouleversements auxquels succéda l'ombre avec le silence.
Onze heures du soir sonnaient à Saint-Paul, et le vent de la rivière amenait les coups lugubrement espacés jusqu'à la rue Saint-Claude, lorsque Jeanne arriva dans la rue Saint-Louis avec une chaise de poste attelée de trois vigoureux chevaux.
Sur le siège de cette chaise, un homme enveloppé dans un manteau indiquait l'adresse au postillon.
Jeanne tira cet homme par le bord de son manteau, le fit arrêter au coin de la rue du Roi-Doré.
L'homme vint parler à la maîtresse.
– Que la chaise reste ici, mon cher monsieur Réteau, dit Jeanne; une demi-heure suffira. J'amènerai ici quelqu'un qui montera dans la voiture, et que vous ferez mener en payant doubles guides à ma petite maison d'Amiens.
– Oui, madame la comtesse.
– Là, vous remettrez cette personne à mon métayer Fontaine, qui sait ce qui lui reste à faire.
– Oui, madame.
– J'oubliais… vous êtes armé, mon cher Réteau?
– Oui, madame.
– Cette dame est menacée par un fou… Peut-être voudra-t-on l'arrêter en chemin…
– Que ferai-je?
– Vous ferez feu sur quiconque empêcherait votre marche.
– Oui, madame.
– Vous m'avez demandé vingt louis de gratification pour ce que vous savez, j'en donnerai cent, et je paierai le voyage que vous allez faire à Londres, où vous m'attendrez avant trois mois.
– Oui, madame.
– Voici les cent louis. Je ne vous verrai sans doute plus, car il est prudent pour vous de gagner Saint-Valery et de vous embarquer sur-le-champ pour l'Angleterre.
– Comptez sur moi.
– C'est pour vous.
– C'est pour nous, dit monsieur Réteau en baisant la main de la comtesse. Ainsi, j'attends.
– Et moi, je vais vous expédier la dame.
Réteau entra dans la chaise à la place de Jeanne, qui, d'un pied léger, gagna la rue Saint-Claude et monta chez elle.
Tout dormait dans cet innocent quartier. Jeanne elle-même alluma la bougie qui, levée au-dessus du balcon, devait être le signal pour Oliva de descendre.
«Elle est fille de précaution», se dit la comtesse en voyant la fenêtre sombre.
Jeanne leva et abaissa trois fois sa bougie.
Rien. Mais il lui sembla entendre comme un soupir ou un oui, lancé imperceptiblement dans l'air, sous les feuillages de la fenêtre.
«Elle descendra sans avoir rien allumé, se dit Jeanne; ce n'est pas un mal.»
Et elle descendit elle-même dans la rue.
La porte ne s'ouvrait pas. Oliva s'était sans doute embarrassée de quelques paquets lourds ou gênants.
– La sotte, dit la comtesse en maugréant; que de temps perdu pour des chiffons.
Rien ne venait. Jeanne alla jusqu'à la porte en face.
Rien. Elle écouta en collant son oreille aux clous de fer à large tête.
Un quart d'heure passa ainsi; la demie de onze heures sonna.
Jeanne s'écarta jusqu'au boulevard pour voir de loin si les fenêtres s'éclairaient.
Il lui sembla voir se promener une clarté douce dans le vide des feuilles sous les doubles rideaux.
– Que fait-elle! mon Dieu! que fait-elle, la petite misérable? Elle n'a pas vu le signal, peut-être. Allons! du courage, remontons.
Et en effet, elle remonta chez elle pour faire jouer encore le télégraphe de ses bougies.
Aucun signe ne répondit aux siens.
«Il faut, se dit Jeanne en froissant ses manchettes avec rage, il faut que la drôlesse soit malade et ne puisse bouger. Oh! mais, qu'importe! vive ou morte, elle partira ce soir.»
Elle descendit encore son escalier avec la précipitation d'une lionne poursuivie. Elle tenait en main la clef qui tant de fois avait procuré à Oliva la liberté nocturne.
Au moment de glisser cette clef dans la serrure de l'hôtel, elle s'arrêta.
«Si quelqu'un était là-haut, près d'elle? pensa la comtesse.
«Impossible, j'entendrai les voix, et il sera temps de redescendre. Si je rencontrais quelqu'un dans l'escalier… Oh!»
Elle faillit reculer sur cette supposition périlleuse.
Le bruit du piétinement de ses chevaux sur le pavé sonore la décida.
– Sans péril, fit-elle, rien de grand! Avec de l'audace, jamais de péril!
Elle fit tourner le pêne de la lourde serrure, et la porte s'ouvrit.
Jeanne connaissait les localités; son intelligence les lui eût révélées lors même qu'en attendant Oliva chaque soir elle ne s'en fût pas rendu compte. L'escalier étant à gauche, Jeanne se lança dans l'escalier.
Pas de bruit, pas de lumière, personne.
Elle arriva ainsi au palier de l'appartement de Nicole.
Là, sous la porte, on voyait la raie lumineuse; là, derrière cette porte, on entendait le bruit d'un pas agité.
Jeanne, haletante, mais étranglant son souffle, écouta. On ne causait pas. Oliva était donc bien seule, elle marchait, rangeait sans doute. Elle n'était donc pas malade, et il ne s'agissait que d'un retard.
Jeanne gratta doucement le bois de la porte.
– Oliva! Oliva! dit-elle; amie! petite amie!..
Le pas s'approcha sur le tapis.
– Ouvrez! ouvrez! dit précipitamment Jeanne.
La porte s'ouvrit, un déluge de lumière inonda Jeanne, qui se trouva en face d'un homme porteur d'un flambeau à trois branches. Elle poussa un cri terrible en se cachant le visage.
– Oliva! dit cet homme, est-ce que ce n'est pas vous?
Et il leva doucement la mante de la comtesse.
– Madame la comtesse de La Motte, s'écria-t-il à son tour, avec un ton de surprise admirablement naturel.
– Monsieur de Cagliostro! murmura Jeanne chancelante et près de s'évanouir.
Parmi tous les dangers que Jeanne avait pu supposer, celui-là n'était jamais apparu à la comtesse. Il ne se présentait pas bien effrayant au premier abord, mais en réfléchissant un peu, en observant un peu l'air sombre et la profonde dissimulation de cet homme étrange, le danger devait paraître épouvantable.
Jeanne faillit perdre la tête, elle recula, elle eut envie de se précipiter du haut en bas de l'escalier.
Cagliostro lui tendit poliment la main, en l'invitant à s'asseoir.
– À quoi dois-je l'honneur de votre visite, madame? dit-il d'une voix assurée.
– Monsieur… balbutia l'intrigante, qui ne pouvait détacher ses yeux de ceux du comte, je venais… je cherchais…
– Permettez, madame, que je sonne pour faire châtier ceux de mes gens qui ont la maladresse, la grossièreté de laisser se présenter seule une femme de votre rang.
Jeanne trembla. Elle arrêta la main du comte.
– Il faut, continua celui-ci imperturbablement, que vous soyez tombée à ce drôle d'Allemand qui est mon suisse, et qui s'enivre. Il ne vous aura pas connue. Il aura ouvert sa porte sans rien dire, sans rien faire; il aura dormi après avoir ouvert.
– Ne le grondez pas, monsieur, articula plus librement Jeanne, qui ne soupçonna pas le piège, je vous en prie.
– C'est bien lui qui a ouvert, n'est-ce pas, madame?
– Je crois que oui… Mais vous m'avez promis de ne pas le gronder.
– Je tiendrai ma parole, dit le comte en souriant. Seulement, madame, veuillez vous expliquer maintenant.
Et une fois cette échappée donnée, Jeanne, qu'on ne soupçonnait plus d'avoir ouvert elle-même la porte, pouvait mentir sur l'objet de sa visite. Elle n'y manqua pas.
– Je venais, dit-elle fort vite, vous consulter, monsieur le comte, sur certains bruits qui courent.
– Quels bruits, madame?
– Ne me pressez pas, je vous prie, dit-elle en minaudant; ma démarche est délicate…
«Cherche! Cherche! pensait Cagliostro; moi j'ai déjà trouvé.»
– Vous êtes un ami de Son Éminence monseigneur le cardinal de Rohan, dit Jeanne.
«Ah! ah! pas mal, pensa Cagliostro. Va jusqu'au bout du fil que je tiens; mais plus loin je te le défends.»
– Je suis en effet, madame, assez bien avec Son Éminence, dit-il.
– Et je venais, continua Jeanne, me renseigner prés de vous sur…
– Sur! dit Cagliostro avec une nuance d'ironie.
– Je vous ai dit que ma position est délicate, monsieur, n'en abusez pas. Vous ne devez pas ignorer que monsieur de Rohan me témoigne quelque affection, et je voudrais savoir jusqu'à quel point je puis compter… Enfin, monsieur, vous lisez, dit-on, dans les plus épaisses ténèbres des esprits et des cœurs.
– Encore un peu de clarté, madame, dit le comte, pour que je sache mieux lire dans les ténèbres de votre cœur et de votre esprit.
– Monsieur, on dit que Son Éminence aime ailleurs; que Son Éminence aime en haut lieu… On dit même…
Ici Cagliostro fixa sur Jeanne, qui faillit tomber renversée, un regard plein d'éclairs.
– Madame, dit-il, je lis en effet dans les ténèbres; mais pour bien lire, j'ai besoin d'être aidé. Veuillez répondre aux questions que voici:
«Comment êtes-vous venue me chercher ici? Ce n'est pas ici que je demeure.
Jeanne frémit.
– Comment êtes-vous entrée ici? car il n'y a ni suisse ivre, ni valets, dans cette partie de l'hôtel.
«Et si ce n'est pas moi que vous veniez chercher, qu'y cherchez-vous?
«Vous ne répondez pas? fit-il à la tremblante comtesse; je vais donc aider votre intelligence.
«Vous êtes entrée avec une clef que je sens là dans votre poche; la voici.
«Vous veniez chercher ici une jeune femme que, par bonté pure, je cachais chez moi.
Jeanne chancela comme un arbre déraciné.
– Et… quand cela serait? dit-elle tout bas, quel crime aurais-je commis? N'est-il pas permis à une femme de venir voir une femme? Appelez-la, elle vous dira si notre amitié n'est pas avouable…
– Madame, interrompit Cagliostro, vous me dites cela parce que vous savez bien qu'elle n'est plus ici.
– Qu'elle n'est plus ici!.. s'écria Jeanne épouvantée. Oliva n'est plus ici?
– Oh! fit Cagliostro, vous ignorez peut-être qu'elle est partie, vous qui avez aidé à l'enlèvement?
– À l'enlèvement! moi! moi! s'écria Jeanne qui reprit espoir. On l'a enlevée et vous m'accusez?
– Je fais plus, je vous convaincs, dit Cagliostro.
– Prouvez! fit impudemment la comtesse.
Cagliostro prit un papier sur une table et le montra:
«Monsieur et généreux protecteur, disait le billet adressé à Cagliostro, pardonnez-moi de vous quitter; mais avant tout j'aimais monsieur de Beausire; il vient, il m'emmène, je le suis. Adieu. Recevez l'expression de ma reconnaissance.»
– Beausire!.. dit Jeanne pétrifiée, Beausire… Lui qui ne savait pas l'adresse d'Oliva!
– Oh! que si fait, madame, répliqua Cagliostro en lui montrant un second papier qu'il tira de sa poche; tenez, j'ai ramassé ce papier dans l'escalier en venant ici rendre ma visite quotidienne. Ce papier sera tombé des poches de monsieur Beausire.
La comtesse lut en frissonnant:
«Monsieur de Beausire trouvera mademoiselle Oliva rue Saint-Claude, au coin du boulevard; il la trouvera et l'emmènera sur-le-champ. C'est une amie bien sincère qui le lui conseille. Il est temps.»
– Oh! fit la comtesse en froissant le papier.
– Et il l'a emmenée, dit froidement Cagliostro.
– Mais qui a écrit ce billet? dit Jeanne.
– Vous, apparemment, vous l'amie sincère d'Oliva.
– Mais comment est-il entré ici? s'écria Jeanne, en regardant avec rage son impassible interlocuteur.
– Est-ce qu'on n'entre pas avec votre clef? dit Cagliostro à Jeanne.
– Mais puisque je l'ai, monsieur Beausire ne l'avait pas.
– Quand on a une clef, on peut en avoir deux, répliqua Cagliostro en la regardant en face.
– Vous avez là des pièces convaincantes, répondit lentement la comtesse, tandis que moi je n'ai que des soupçons.
– Oh! j'en ai aussi, dit Cagliostro, et qui valent bien les vôtres, madame.
En disant ces mots, il la congédia par un geste imperceptible.
Elle se mit à descendre; mais le long de cet escalier désert, sombre, qu'elle avait monté, elle trouva vingt bougies et vingt laquais espacés, devant lesquels Cagliostro l'appela hautement et à dix reprises: Madame la comtesse de La Motte.
Elle sortit, soufflant la fureur et la vengeance, comme le basilic souffle le feu et le poison.
Chapitre LXXIII
La lettre et le reçu
Le lendemain de ce jour était le dernier délai du paiement fixé par la reine elle-même aux joailliers Bœhmer et Bossange.
Comme la missive de Sa Majesté leur recommandait la circonspection, ils attendirent que les cinq cent mille livres leur arrivassent.
Et comme chez tous les commerçants, si riches qu'ils soient, c'est une grave affaire qu'une rentrée de cinq cent mille livres, les associés préparèrent un reçu de la plus belle écriture de la maison.
Le reçu resta inutile; personne ne vint l'échanger contre les cinq cent mille livres.
La nuit se passa fort cruellement pour les joailliers dans l'attente d'un messager presque invraisemblable. Cependant la reine avait des idées extraordinaires; elle avait besoin de se cacher; son courrier n'arriverait peut-être qu'après minuit.
L'aube du lendemain détrompa Bœhmer et Bossange de leurs chimères. Bossange prit sa résolution et se rendit à Versailles dans un carrosse au fond duquel l'attendait son associé.
Il demanda d'être introduit auprès de la reine. On lui répondit que s'il n'avait pas de lettre d'audience, il n'entrerait pas.
Étonné, inquiet, il insista; et comme il savait son monde, et comme il avait eu le talent de placer çà et là, dans les antichambres, quelque petite pierre de rebut, on le protégea pour le mettre sur le passage de Sa Majesté lorsqu'elle reviendrait de se promener dans Trianon.
En effet, Marie-Antoinette, toute frémissante encore de cette entrevue avec Charny où elle s'était faite amante sans devenir maîtresse, Marie-Antoinette revenait, le cœur plein de joie et l'esprit tout radieux, lorsqu'elle aperçut la figure un peu contrite et toute respectueuse de Bœhmer.
Elle lui fit un sourire qu'il interpréta de la façon la plus heureuse, et il se hasarda à demander un moment d'audience que la reine lui promit pour deux heures, c'est-à-dire après son dîner. Il alla porter cette excellente nouvelle à Bossange qui attendait dans la voiture, et qui, souffrant d'une fluxion, n'avait pas voulu montrer à la reine une figure disgracieuse.
– Nul doute, se dirent-ils, en commentant les moindres gestes, les moindres mots de Marie-Antoinette, nul doute que Sa Majesté n'ait en son tiroir la somme qu'elle n'aura pu avoir hier; elle a dit à deux heures, parce que à deux heures elle sera seule.
Et ils se demandèrent, comme les compagnons de la fable, s'ils emporteraient la somme en billets, en or ou en argent.
Deux heures sonnèrent, le joaillier fut à son poste; on l'introduisit dans le boudoir de Sa Majesté.
– Qu'est-ce encore, Bœhmer, dit la reine du plus loin qu'elle l'aperçut, est-ce que vous voulez me parler bijoux? Vous avez du malheur, vous savez?
Bœhmer crut que quelqu'un était caché, que la reine avait peur d'être entendue. Il prit donc un air d'intelligence pour répondre en regardant autour de lui:
– Oui, madame.
– Que cherchez-vous là? dit la reine surprise. Vous avez quelque secret, hein?
Il ne répondit rien, un peu suffoqué qu'il était par cette dissimulation.
– Le même secret qu'autrefois; un joyau à vendre, continua la reine, quelque pièce incomparable? Oh! ne vous effrayez pas ainsi: il n'y a personne pour nous entendre.
– Alors… murmura Bœhmer.
– Eh bien! quoi?..
– Alors, je puis dire à Sa Majesté…
– Mais dites vite, mon cher Bœhmer.
Le joaillier s'approcha avec un gracieux sourire.
– Je puis dire à Sa Majesté que la reine nous a oubliés hier, dit-il en montrant ses dents un peu jaunes, mais toutes bienveillantes.
– Oubliés! en quoi? fit la reine surprise.
– En ce que hier… était le terme…
– Le terme!.. quel terme?
– Oh! mais, pardon, Votre Majesté, si je me permets… Je sais bien qu'il y a indiscrétion. Peut-être la reine n'est-elle pas préparée. Ce serait un grand malheur: mais, enfin…
– Ah çà! Bœhmer, s'écria la reine, je ne comprends pas un mot à tout ce que vous me dites. Expliquez-vous donc, mon cher.
– C'est que Votre Majesté a perdu la mémoire. C'est bien naturel, au milieu de tant de préoccupations.
– La mémoire de quoi? encore un coup.
– C'était hier le premier paiement du collier, dit Bœhmer timidement.
– Vous avez donc vendu votre collier? fit la reine.
– Mais… dit Bœhmer en la regardant avec stupéfaction, mais il me semble que oui.
– Et ceux à qui vous avez vendu ne vous ont pas payé, mon pauvre Bœhmer; tant pis. Il faut que ces gens-là fassent comme j'ai fait; il faut que, ne pouvant acheter le collier, ils vous le rendent en vous laissant les acomptes.
– Plait-il?.. balbutia le joaillier qui chancela comme le voyageur imprudent qui reçoit sur la tête un coup de soleil d'Espagne. Qu'est-ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire?
– Je dis, mon pauvre Bœhmer, que si dix acheteurs vous rendent votre collier comme je vous l'ai rendu en vous laissant deux cent mille livres de pot-de-vin, cela vous fera deux millions, plus le collier.
– Votre Majesté… s'écria Bœhmer ruisselant de sueur, dit bien qu'elle m'a rendu le collier?
– Mais oui, je le dis, répliqua la reine tranquillement. Qu'avez-vous?
– Quoi! continua le joaillier, Votre Majesté nie m'avoir acheté le collier?
– Ah çà! mais quelle comédie jouons-nous, dit sévèrement la reine. Est-ce que ce maudit collier est destiné à faire toujours perdre la tête à quelqu'un?
– Mais, reprit Bœhmer, tremblant de tous ses membres, c'est qu'il me semblait avoir entendu de la bouche même de Votre Majesté… qu'elle m'avait rendu, Votre Majesté a dit RENDU le collier de diamants.
La reine regarda Bœhmer en se croisant les bras.
– Heureusement, dit-elle, que j'ai là de quoi vous rafraîchir la mémoire, car vous êtes un homme bien oublieux, monsieur Bœhmer, pour ne rien dire de plus désagréable.
Elle alla droit à son chiffonnier, en tira un papier qu'elle ouvrit, qu'elle parcourut et qu'elle tendit lentement au malheureux Bœhmer.
– Le style est assez clair, dit-elle, je suppose. Et elle s'assit pour mieux regarder le joaillier pendant qu'il lisait.
Le visage de celui-ci exprima d'abord la plus complète incrédulité, puis, par degrés, l'effroi le plus terrible.
– Eh bien! dit la reine. Vous reconnaissez ce reçu qui atteste en si bonne forme que vous avez repris le collier; et, à moins que vous n'ayez oublié aussi que vous vous appelez Bœhmer…
– Mais, madame, s'écria Bœhmer étranglant de rage et de frayeur tout ensemble, ce n'est pas moi qui ai signé ce reçu-là.
La reine recula en foudroyant cet homme de ses deux yeux flamboyants.
– Vous niez! dit-elle.
– Absolument… Dussé-je laisser ici ma liberté, ma vie, je n'ai jamais reçu le collier; je n'ai jamais signé ce reçu. Le billot serait ici, le bourreau serait là, que je répéterais encore: non, Votre Majesté, ce reçu n'est pas de moi.
– Alors, monsieur, dit la reine en pâlissant légèrement, je vous ai donc volé, moi; j'ai donc votre collier, moi?
Bœhmer fouilla dans son portefeuille et en tira une lettre qu'il tendit à son tour à la reine…
– Je ne crois pas, madame, dit-il d'une voix respectueuse, mais altérée par l'émotion, je ne crois pas que si Votre Majesté m'avait voulu rendre le collier, elle eût écrit la reconnaissance que voici.
– Mais, s'écria la reine, qu'est-ce que ce chiffon? Je n'ai jamais écrit cela, moi! Est-ce que c'est là mon écriture?
– C'est signé, dit Bœhmer pulvérisé.
– Marie-Antoinette de France… Vous êtes fou! Est-ce que je suis de France, moi? Est-ce que je ne suis pas archiduchesse d'Autriche? Est-ce qu'il n'est pas absurde que j'aie écrit cela! Allons donc, monsieur Bœhmer, le piège est trop grossier; allez-vous-en le dire à vos faussaires.
– À mes faussaires… balbutia le joaillier, qui faillit s'évanouir en entendant ces paroles. Votre Majesté me soupçonne, moi, Bœhmer?
– Vous me soupçonnez bien, moi, Marie-Antoinette! dit la reine avec hauteur.
– Mais cette lettre, objecta-t-il encore en désignant le papier qu'elle tenait toujours.
– Et ce reçu, répliqua-t-elle, en lui montrant le papier qu'il n'avait pas quitté.
Bœhmer fut obligé de s'appuyer sur un fauteuil; le parquet tourbillonnait sous lui. Il aspirait l'air à grands flots, et la couleur pourprée de l'apoplexie remplaçait la livide pâleur de la défaillance.
– Rendez-moi mon reçu, dit la reine, je le tiens pour bon, et reprenez votre lettre signée Antoinette de France; le premier procureur vous dira ce que cela vaut.
En lui ayant jeté le billet, après avoir arraché le reçu de ses mains, elle tourna le dos et passa dans une pièce voisine, abandonnant à lui seul le malheureux qui n'avait plus une idée, et qui, contre toute étiquette, se laissa tomber dans un fauteuil.
Cependant, après quelques minutes qui servirent à le remettre, il s'élança, tout étourdi, de l'appartement, et vint retrouver Bossange, auquel il raconta l'aventure, de façon à se faire soupçonner fort par son associé.
Mais il répéta si bien et tant de fois son dire, que Bossange commença à arracher sa perruque, tandis que Bœhmer arrachait ses cheveux, ce qui fit, pour les gens qui passaient et dont le regard plongea dans la voiture, le spectacle le plus douloureux et le plus comique à la fois.
Cependant, comme on ne peut passer une journée entière dans un carrosse; comme, après s'être arraché cheveux ou perruque on trouve le crâne, et que sous le crâne sont ou doivent être les idées, les deux joailliers trouvèrent celle de se réunir pour forcer, s'il était possible, la porte de la reine, et obtenir quelque chose qui ressemblât à une explication.
Ils s'acheminaient donc vers le château, dans un état à faire pitié, lorsqu'ils furent rencontrés par un des officiers de la reine qui les mandait l'un ou l'autre. Qu'on pense de leur joie et de leur empressement à obéir.
Ils furent introduits sans retard.