Kitabı oku: «Le Collier de la Reine, Tome II», sayfa 6
Chapitre LVIII
Le débiteur et le créancier
Le cardinal regardait faire son hôte d'un air presque hébété.
– Eh bien! fit celui-ci, maintenant que nous avons renouvelé connaissance, monseigneur, causons si vous voulez.
– Oui, reprit le prélat se remettant peu à peu, oui, causons de ce recouvrement, que… que…
– Que je vous indiquais dans ma lettre, n'est-ce pas? Votre éminence a hâte de savoir…
– Oh! c'était un prétexte, n'est-ce pas, à ce que je présume, du moins.
– Non, monseigneur, pas le moins du monde, c'était une réalité, et des plus sérieuses, je vous assure. Ce recouvrement vaut tout à fait la peine d'être effectué, attendu qu'il s'agit de cinq cent mille livres, et que cinq cent mille livres c'est une somme.
– Et une somme que vous m'avez gracieusement prêtée, même, s'écria le cardinal en laissant apparaître sur son visage une légère pâleur.
– Oui, monseigneur, que je vous ai prêtée, dit Balsamo; j'aime à voir dans un grand prince comme vous une si bonne mémoire.
Le cardinal avait reçu le coup, il sentait une sueur froide descendre de son front à ses joues.
– J'ai cru un moment, dit-il en essayant de sourire, que Joseph Balsamo, l'homme surnaturel, avait emporté sa créance dans la tombe, comme il avait jeté mon reçu dans le feu.
– Monseigneur, répondit gravement le comte, la vie de Joseph Balsamo est indestructible, comme l'est cette feuille de papier que vous croyiez anéantie.
«La mort ne peut rien contre l'élixir de vie, le feu ne peut rien contre l'amiante.
– Je ne comprends pas, dit le cardinal, à qui un éblouissement passait devant les yeux.
– Vous allez comprendre, monseigneur, j'en suis sûr, dit Cagliostro.
– Comment cela?
– En reconnaissant votre signature.
Et il offrit un papier plié au prince, qui, même avant de l'ouvrir, s'écria:
– Mon reçu!
– Oui, monseigneur, votre reçu, répondit Cagliostro, avec un léger sourire, mitigé encore par une froide révérence.
– Vous l'avez brûlé cependant, monsieur, j'en ai vu la flamme.
– J'ai jeté ce papier dans le feu, c'est vrai, dit le comte, mais comme je vous l'ai dit, monseigneur, le hasard a voulu que vous ayez écrit sur un morceau d'amiante, au lieu d'écrire sur un papier ordinaire, de sorte que j'ai retrouvé le reçu intact sur les charbons consumés.
– Monsieur, dit le cardinal avec une certaine hauteur, car il croyait voir dans la représentation de ce reçu une marque de défiance, monsieur, croyez bien que je n'eusse pas plus renié ma dette sans ce papier, que je ne la renie avec ce papier; ainsi vous avez eu tort de me tromper.
– Moi, vous tromper, monseigneur, je n'en ai pas eu un instant l'intention, je vous jure.
Le cardinal fit un signe de tête.
– Vous m'avez fait croire, monsieur, dit-il, que le gage était anéanti.
– Pour vous laisser la jouissance calme et heureuse des cinq cent mille livres, répondit à son tour Balsamo, avec un léger mouvement d'épaules.
– Mais enfin, monsieur, continua le cardinal, comment, pendant dix années, avez-vous laissé une pareille somme en souffrance?
– Je savais, monseigneur, chez qui elle était placée. Les événements, le jeu, les voleurs, m'ont successivement dépouillé de tous mes biens. Mais sachant que j'avais cet argent en sûreté, j'ai patienté et attendu jusqu'au dernier moment.
– Et le dernier moment est arrivé?
– Hélas! oui, monseigneur!
– De sorte que vous ne pouvez plus patienter ni attendre.
– C'est, en effet, chose impossible pour moi, répondit Cagliostro.
– Ainsi vous me redemandez votre argent?
– Oui, monseigneur.
– Dès aujourd'hui.
– S'il vous plaît?
Le cardinal garda un silence tout palpitant de désespoir.
Puis, d'une voix altérée:
– Monsieur le comte, dit-il, les malheureux princes de la terre n'improvisent point des fortunes aussi rapides que vous autres enchanteurs, qui commandez aux esprits de ténèbres et de lumières.
– Oh! monseigneur, dit Cagliostro, croyez bien que je ne vous eusse pas demandé cette somme si je n'avais su d'avance que vous l'aviez.
– J'ai cinq cent mille livres, moi! s'écria le cardinal.
– Trente mille livres en or, dix mille en argent, et le reste en bons de caisse.
Le cardinal pâlit.
– Lesquels sont là dans cette armoire de Boule, continua Cagliostro
– Oh! monsieur, vous savez cela?
– Oui, monseigneur, et je sais aussi tout ce qu'il vous a fallu faire de sacrifices pour vous procurer cette somme. J'ai ouï dire même que vous avez acheté cet argent deux fois sa valeur.
– Oh! c'est bien vrai, cela.
– Mais…
– Mais?.. s'écria le malheureux prince.
– Mais moi, monseigneur, continua Cagliostro, depuis dix ans, j'ai vingt fois failli mourir de faim ou d'embarras à côté de ce papier, qui représentait pour moi un demi-million; et cependant, pour ne point vous troubler, j'ai attendu. Je crois donc que nous sommes à peu près quittes, monseigneur.
– Quittes, monsieur! s'écria le prince; oh! ne dites pas que nous sommes quittes, puisqu'il vous reste l'avantage de m'avoir si généreusement prêté une somme de cette importance; quittes! oh! non! non! je suis et demeurerai éternellement votre obligé. Seulement, monsieur le comte, je vous demande pourquoi vous, qui pouviez depuis dix ans me redemander cette somme, vous avez gardé le silence? Pendant ces dix ans, j'eusse eu vingt occasions de vous rendre cet argent sans me gêner.
– Tandis qu'aujourd'hui?.. demanda Cagliostro.
– Oh! aujourd'hui je ne vous cache point, s'écria le prince, que cette restitution que vous exigez, car vous l'exigez, n'est-ce pas?
– Hélas! monseigneur.
– Eh bien! me gêne horriblement.
Cagliostro fit de la tête et des épaules un petit mouvement qui signifiait. «Que voulez-vous, monseigneur, cela est ainsi et ne peut être autrement.»
– Mais vous qui devinez tout, s'écria le prince; vous qui savez lire au fond des cœurs, et même au fond des armoires, ce qui est quelquefois bien pis, vous n'en êtes probablement pas à apprendre pourquoi je tiens tant à cet argent, et quel est l'usage mystérieux et sacré auquel je le destine?
– Vous vous trompez, monseigneur, dit Cagliostro d'un ton glacial; non, je ne m'en doute pas, et mes secrets, à moi, m'ont rapporté assez de chagrins, de déceptions et de misères, pour que je n'aille point m'occuper des secrets d'autrui, à moins qu'ils ne m'intéressent. Il m'intéressait de savoir si vous aviez de l'argent ou si vous n'en aviez pas, attendu que j'avais de l'argent à réclamer de vous. Mais sachant une fois que vous aviez cet argent, peu m'importait de savoir à quoi vous le destiniez. D'ailleurs, monseigneur, si je savais en ce moment la cause de votre embarras, elle me paraîtrait peut-être fort grave et tellement respectable que j'aurais la faiblesse de temporiser encore, ce qui, dans les circonstances présentes, je vous le répète, m'occasionnerait le plus grand préjudice. Je préfère donc ignorer.
– Oh! monsieur, s'écria le cardinal dont ces dernières paroles venaient de réveiller l'orgueil et la susceptibilité, ne croyez pas au moins que je veuille vous apitoyer sur mes embarras personnels; vous avez vos intérêts: ils sont représentés et garantis par ce billet; ce billet est signé de ma main, c'est assez. Vous allez avoir vos cinq cent mille livres.
Cagliostro s'inclina.
– Je sais bien, continua le cardinal dévoré par la douleur de perdre en une minute tant d'argent, péniblement amassé, je sais, monsieur, que ce papier n'est qu'une reconnaissance de la dette, et ne fixe pas d'échéance au paiement.
– Votre Éminence veut-elle m'excuser, répliqua le comte; mais je m'en rapporte à la lettre de ce reçu, et j'y vois écrit:
«Je reconnais avoir reçu de monsieur Joseph Balsamo la somme de 500 000 livres, que je lui paierai sur sa première demande.
«Signé, Louis DE ROHAN»
Le cardinal frissonna de tous ses membres; il avait oublié non seulement la dette, mais encore les termes dans lesquels elle était reconnue.
– Vous voyez, monseigneur, continua Balsamo, que je ne demande pas l'impossible, moi. Vous ne pouvez pas soit. Seulement, je regrette que Votre éminence paraisse oublier que la somme a été donnée par Joseph Balsamo spontanément, dans une heure suprême; et cela à qui, à monsieur de Rohan, qu'il ne connaissait pas. Voilà, ce me semble, un de ces procédés de grand seigneur que monsieur de Rohan, si grand seigneur de toute manière, eût pu imiter pour la restitution. Mais vous avez jugé que cela ne devait point se faire ainsi, n'en parlons plus; je reprends mon billet. Adieu, monseigneur.
Et Cagliostro ploya froidement le papier et s'apprêta à le remettre dans sa poche.
Le cardinal l'arrêta.
– Monsieur le comte, dit-il, un Rohan ne souffre pas que personne au monde lui donne des leçons de générosité. D'ailleurs, ici, ce serait tout simplement une leçon de probité. Donnez – moi ce billet, monsieur, je vous prie, afin que je le paie.
Ce fut Cagliostro alors qui, à son tour, parut hésiter.
En effet, le visage pâle, les yeux gonflés, la main vacillante du cardinal semblaient émouvoir en lui une compassion très vive.
Le cardinal, tout fier qu'il fût, comprit cette bonne pensée de Cagliostro. Un moment il espéra qu'elle serait suivie d'un bon résultat.
Mais soudain l'œil du comte s'endurcit, un nuage courut entre ses sourcils froncés, et il tendit la main et le billet au cardinal.
Monsieur de Rohan, frappé au cœur, ne perdit pas un instant; il se dirigea vers l'armoire qu'avait signalée Cagliostro, et en tira une liasse de billets sur la caisse des eaux et forêts; puis il indiqua du doigt plusieurs sacs d'argent, et tira un tiroir plein d'or.
– Monsieur le comte, dit-il, voici vos cinq cent mille livres; seulement, je vous dois encore à cette heure deux cent cinquante autres mille livres pour les intérêts, en admettant que vous refusiez l'intérêt composé, qui ferait une somme plus considérable encore. Je vais faire faire les comptes par mon intendant, et vous donner des sûretés pour ce paiement en vous priant de vouloir bien m'accorder du temps.
– Monseigneur, répondit Cagliostro, j'ai prêté cinq cent mille livres à monsieur de Rohan. Monsieur de Rohan me doit cinq cent mille livres, et pas autre chose. Si j'eusse désiré toucher des intérêts, je les eusse stipulés dans le reçu. Mandataire ou héritier de Joseph Balsamo, comme il vous plaira, car Joseph Balsamo est bien mort, je ne dois accepter que les sommes énoncées dans la reconnaissance; vous me les payez, je les reçois et vous remercie, en vous priant d'accepter mes respectueuses révérences. Je prends donc les billets, monseigneur, et comme j'ai instamment besoin de la somme tout entière dans la journée, j'enverrai prendre l'or et l'argent que je vous prie de me tenir prêts.
Et sur ces mots, auxquels le cardinal ne trouvait rien à répondre, Cagliostro mit la liasse de billets dans sa poche, salua respectueusement le prince, aux mains duquel il laissa le billet, et sortit.
– Le malheur n'est que pour moi, soupira monsieur de Rohan, après le départ de Cagliostro, puisque la reine est en mesure de payer, et qu'à elle, au moins, un Joseph Balsamo inattendu ne viendra pas réclamer un arriéré de cinq cent mille livres.
Chapitre LIX
Comptes de ménage
C'était l'avant-veille du premier paiement indiqué par la reine. Monsieur de Calonne n'avait pas encore tenu ses promesses. Ses comptes n'étaient point signés du roi.
C'est que le ministre avait eu beaucoup de choses à faire. Il avait un peu oublié la reine. Elle, de son côté, ne pensait pas qu'il fût de sa dignité de rafraîchir la mémoire au contrôleur des finances. Ayant reçu sa promesse, elle attendait.
Cependant, elle commençait à s'inquiéter et à s'informer, à chercher les moyens de parler à monsieur de Calonne sans compromettre la reine, quand un billet lui vint du ministre.
«Ce soir, disait-il, l'affaire dont Votre Majesté m'a fait l'honneur de me charger sera signée au Conseil, et les fonds seront chez la reine demain matin.»
Toute sa gaieté revint aux lèvres de Marie-Antoinette. Elle ne songea plus à rien, pas même à ce lendemain si lourd.
On la vit même chercher dans ses promenades les plus secrètes allées, comme pour isoler ses pensées de tout contact matériel et mondain.
Elle se promenait encore avec madame de Lamballe et le comte d'Artois qui l'avaient rejointe quand le roi entra au Conseil après son dîner.
Le roi était d'une humeur difficile. Les nouvelles de Russie se présentaient mauvaises. Un vaisseau s'était perdu dans le golfe de Lion. Quelques provinces refusaient l'impôt. Une belle mappemonde, polie et vernie par le roi lui-même, avait éclaté de chaleur, et l'Europe se trouvait coupée en deux parties, à la jonction du 30e degré de latitude avec le 55e de longitude. Sa Majesté boudait tout le monde, même monsieur de Calonne.
En vain, celui-ci offrit-il son beau portefeuille parfumé avec sa mine riante. Le roi se mit, silencieux et morose, à griffonner sur un morceau de papier blanc des hachures qui signifiaient: tempête – comme les bonshommes et les chevaux signifiaient: beau temps.
Car la manie du roi était de dessiner pendant les conseils. Louis XVI n'aimait pas à regarder les gens en face, il était timide; une plume à sa main lui donnait assurance et maintien. Pendant qu'il s'occupait ainsi, l'orateur pouvait développer ses arguments; le roi, levant un œil furtif, prenait çà et là un peu du feu de ses regards, tout juste autant qu'il en fallait pour ne pas oublier l'homme en jugeant l'idée.
Parlait-il lui-même, et il parlait bien, son dessin ôtait tout air de prétention à son discours, il n'avait plus de geste à faire; il pouvait s'interrompre ou s'échauffer à loisir, le trait sur le papier remplaçait au besoin les ornements de la parole.
Le roi prit donc la plume, selon son habitude, et les ministres commencèrent la lecture des projets ou des notes diplomatiques.
Le roi ne souffla pas le mot, il laissa passer la correspondance étrangère, comme s'il ne comprenait pas une parole à ce genre de travail.
Mais on en vint au détail des comptes du mois; il leva la tête.
Monsieur de Calonne venait d'ouvrir un mémoire relatif à l'emprunt projeté pour l'année suivante.
Le roi se mit à faire des hachures avec fureur.
– Toujours emprunter, dit-il, sans savoir comment on rendra; c'est pourtant un problème cela, monsieur de Calonne.
– Sire, un emprunt, c'est la saignée faite à une source, l'eau disparaît d'ici pour abonder là. Il y a plus, elle se voit doublée par les aspirations souterraines. Et d'abord, au lieu de dire comment paierons-nous, il faudrait dire: comment et sur quoi emprunterons-nous? car le problème dont parlait Votre Majesté n'est pas: avec quoi rendra-t-on? mais bien: trouvera – t-on des créanciers?
Le roi poussa les hachures jusqu'au noir le plus opaque; mais il n'ajouta pas un mot: ses traits parlaient d'eux-mêmes.
Monsieur de Calonne ayant exposé son plan, avec l'approbation de ses collègues, le roi prit le projet et le signa, bien qu'en soupirant.
– Maintenant que nous avons de l'argent, dit monsieur de Calonne en riant, dépensons.
Le roi regarda son ministre avec une grimace, et de la hachure fit un énorme pâté d'encre.
Monsieur de Calonne lui passa un état, composé de pensions, de gratifications, d'encouragements, de dons et de soldes.
Le travail était court, bien détaillé. Le roi tourna les pages et courut au total.
– Un million cent mille livres pour si peu! Comment cela se fait-il?
Et il laissa reposer la plume.
– Lisez, sire, lisez, et veuillez remarquer que, sur les onze cent mille livres, un seul article est porté à cinq cent mille livres.
– Quel article, monsieur le contrôleur général?
– L'avance faite à Sa Majesté la reine, sire.
– À la reine! s'écria Louis XVI… Cinq cent mille livres à la reine! Eh! monsieur, ce n'est pas possible.
– Pardon, sire; mais le chiffre est exact.
– Cinq cent mille livres à la reine! répéta le roi. Il faut qu'il y ait erreur. La semaine dernière… non, la quinzaine, j'ai fait payer le trimestre à Sa Majesté.
– Sire, si la reine a eu besoin d'argent – et l'on sait comment Sa Majesté en use – , il n'est point extraordinaire…
– Non, non! s'écria le roi, qui éprouva le besoin de faire parler de son économie et de concilier quelques applaudissements à la reine quand elle irait à l'Opéra; la reine ne veut pas de cette somme-là, monsieur de Calonne. La reine m'a dit qu'un vaisseau vaut mieux que des joyaux. La reine pense que si la France emprunte pour nourrir ses pauvres, nous autres riches nous devons prêter à la France. Donc, si la reine a besoin de cet argent, son mérite sera plus grand de l'attendre; et je vous garantis, moi, qu'elle l'attendra.
Les ministres applaudirent beaucoup cet élan patriotique du roi, que le divin Horace n'eût pas appelé Uxorius en ce moment.
Seul, monsieur de Calonne, qui savait l'embarras de la reine, insista sur l'allocation.
– Vraiment, dit le roi, vous êtes plus intéressé pour nous que nous-mêmes. Calmez-vous, monsieur de Calonne.
– La reine, sire, m'accusera d'avoir été bien peu zélé pour son service.
– Je plaiderai votre cause auprès d'elle.
– La reine, sire, ne demande jamais que forcée par la nécessité.
– Si la reine a des besoins, ils sont moins impérieux, je l'espère, que ceux des pauvres, et elle en conviendra toute la première.
– Sire…
– Article entendu, fit le roi résolument.
Et il prit la plume aux hachures.
– Vous biffez ce crédit, sire? fit monsieur de Calonne consterné.
– Je le biffe, répondit majestueusement Louis XVI. Et il me semble entendre d'ici la voix généreuse de la reine me remercier d'avoir si bien compris son cœur.
Monsieur de Calonne se mordit les lèvres; Louis, content de ce sacrifice personnel héroïque, signa tout le reste avec une bonne foi aveugle.
Et il dessina un beau zèbre, entouré de zéros, en répétant:
– J'ai gagné ce soir cinq cent mille livres: une jolie journée de roi, Calonne; vous donnerez cette bonne nouvelle à la reine; vous verrez, vous verrez.
– Ah! mon Dieu! sire, murmura le ministre, je serais au désespoir de vous ôter la joie de cet aveu. À chacun selon ses mérites.
– Soit, répliqua le roi. Levons la séance. Assez de besogne quand la besogne est bonne. Ah! voilà la reine qui revient; allons-nous au-devant d'elle, Calonne?
– Sire, je demande pardon à Votre Majesté, mais j'ai ma signature.
Et il s'esquiva le plus promptement possible par le corridor.
Le roi alla bravement et tout épanoui au-devant de Marie-Antoinette, qui chantait dans le vestibule, en appuyant son bras sur celui du comte d'Artois.
– Madame, dit-il, vous avez fait une bonne promenade, n'est-ce pas?
– Excellente, sire, et vous, avez-vous fait un bon travail?
– Jugez-en, je vous ai gagné cinq cent mille livres.
«Calonne a tenu parole», pensa la reine.
– Figurez-vous, ajouta Louis XVI, que Calonne vous avait porté sur le crédit pour un demi million.
– Oh! fit Marie-Antoinette en souriant.
– Et moi… j'ai biffé. Voilà cinq cent mille livres de gagnées d'un revers de plume.
– Comment, biffé? dit la reine en pâlissant.
– Tout net; cela va vous faire un bien énorme. Bonsoir, madame, bonsoir.
– Sire! Sire!
– J'ai grand-faim. Je rentre. N'est-ce pas que j'ai bien gagné mon souper?
– Sire! écoutez donc.
Mais Louis XVI sautilla et s'enfuit, radieux de sa plaisanterie, laissant la reine ébahie, muette et consternée.
– Mon frère, faites-moi chercher monsieur de Calonne, dit-elle enfin au comte d'Artois, il y a quelque mauvais tour là-dessous.
Justement on apportait à la reine le billet suivant du ministre:
«Votre Majesté aura su que le roi avait refusé le crédit. C'est incompréhensible, madame, et je me suis retiré du Conseil, malade et pénétré de douleur.»
– Lisez, fit-elle en passant le billet au comte d'Artois.
– Et il y a des gens qui disent que nous dilapidons les finances, ma sœur! s'écria le prince. C'est là un procédé…
– De mari, murmura la reine. Adieu, mon frère.
– Recevez mes compliments de condoléance, chère sœur; me voilà averti, moi qui voulais demander demain.
– Qu'on m'aille quérir madame de La Motte, dit la reine à madame de Misery, après une longue méditation, partout où elle sera, et sur le champ.
Chapitre LX
Marie-Antoinette reine, Jeanne de La Motte femme
Le courrier qu'on expédia à Paris, à madame de La Motte, trouva la comtesse, ou plutôt ne la trouva pas chez le cardinal de Rohan.
Jeanne était allée rendre visite à Son Éminence; elle y avait dîné, elle y soupait, et s'entretenait avec lui de cette restitution malencontreuse, quand le courrier vint demander si la comtesse se trouvait chez monsieur de Rohan.
Le suisse, en habile homme, répondit que Son Éminence était sortie, et que madame de La Motte n'était pas à l'hôtel, mais que rien n'était plus aisé que de lui faire dire ce dont la reine avait chargé son messager, attendu qu'elle viendrait probablement le soir à l'hôtel.
– Qu'elle se rende à Versailles le plus vite qu'il se pourra, dit le coureur, et il partit ayant semé le même avis dans tous les domiciles présumés de la nomade comtesse.
Mais à peine le messager fut-il parti, que le suisse, faisant sa commission sans aller bien loin, envoya sa femme prévenir madame de La Motte chez monsieur de Rohan, où les deux associés philosophaient à loisir sur l'instabilité des grosses sommes d'argent.
La comtesse, à l'avertissement, comprit qu'il y avait urgence à partir. Elle demanda deux bons chevaux au cardinal, qui l'installa lui-même dans une berline sans armoiries, et tandis qu'il faisait force commentaires sur ce message, la comtesse roulait si bien qu'en une heure elle arrivait devant le château.
Quelqu'un l'attendait qui l'introduisit sans retard auprès de Marie-Antoinette.
La reine était retirée dans sa chambre. Le service de nuit tout fait: plus une femme dans l'appartement, excepté madame de Misery, qui lisait dans le petit boudoir.
Marie-Antoinette brodait ou feignait de broder, prêtant une oreille inquiète à tous les bruits du dehors, lorsque Jeanne se précipita au-devant d'elle.
– Ah! s'écria la reine, vous voici, tant mieux. Une nouvelle… comtesse.
– Bonne! madame?
– Jugez-en. Le roi a refusé les cinq cent mille livres.
– À monsieur de Calonne?
– À tout le monde. Le roi ne veut plus me donner d'argent. Ces choses là n'arrivent qu'à moi.
– Mon Dieu! murmura la comtesse.
– C'est à ne pas croire, n'est-ce pas, comtesse? Refuser, biffer l'ordonnance déjà faite. Enfin, ne parlons plus de ce qui est mort. Vous allez vite retourner à Paris.
– Oui, madame.
– Et dire au cardinal, puisqu'il a mis tant de dévouement à me faire plaisir, que j'accepte ses cinq cent mille livres jusqu'au prochain trimestre. C'est égoïste de ma part, comtesse! mais il le faut… j'abuse.
– Eh! madame, murmura Jeanne, nous sommes perdues, monsieur le cardinal n'a plus d'argent.
La reine fit un bond, comme si elle venait d'être blessée ou insultée.
– Plus… d'argent… balbutia-t-elle.
– Madame, une créance sur laquelle ne comptait plus monsieur de Rohan lui est revenue. C'était une dette d'honneur, il a payé.
– Cinq cent mille livres?
– Oui, madame.
– Mais…
– Son dernier argent… Plus de ressources!
La reine s'arrêta comme étourdie par ce malheur.
– Je suis bien éveillée, n'est-ce pas? dit-elle. C'est bien à moi qu'arrivent tous ces mécomptes? Comment savez-vous cela, comtesse, que monsieur de Rohan n'a plus d'argent?
– Il me contait ce désastre, il y a une heure et demie, madame. Ce désastre est d'autant moins réparable que les cinq cent mille livres étaient ce qu'on appelle le fond du tiroir.
La reine appuya son front sur ses deux mains.
– Il faut prendre un parti, dit-elle.
«Que va faire la reine?» pensa Jeanne.
– Voyez-vous, comtesse, c'est une leçon terrible, qui me punira d'avoir fait en cachette du roi une action de médiocre importance, de médiocre ambition ou de mesquine coquetterie. Je n'avais aucun besoin de ce collier, avouez-le?
– C'est vrai, madame, mais si une reine ne consultait que ses besoins et ses goûts…
– Je veux consulter avant tout ma tranquillité, le bonheur de ma maison. Il ne fallait rien moins que ce premier échec pour me prouver à combien d'ennuis j'allais m'exposer, combien était féconde en disgrâces la route que j'avais choisie, j'y renonce. Allons franchement, allons librement, allons simplement.
– Madame!
– Et pour commencer, sacrifions notre vanité sur l'autel du devoir, comme dirait monsieur Dorat.
Puis, avec un soupir:
– Ah! ce collier était bien beau, cependant, murmura-t-elle.
– Il l'est encore, madame, et c'est de l'argent vivant, ce collier.
– Dès à présent, il n'est plus qu'un tas de pierres pour moi. Les pierres, on en fait, quand on a joué avec elles, ce que font les enfants après la partie de marelle, on les jette, on les oublie.
– Que veut dire la reine?
– La reine veut dire, chère comtesse, que vous allez reprendre l'écrin apporté… par monsieur de Rohan… le reporter aux joailliers Bœhmer et Bossange.
– Le leur rendre?
– Précisément.
– Mais, madame, Votre Majesté a donné deux cent cinquante mille livres d'arrhes.
– C'est encore deux cent cinquante mille livres que je gagne, comtesse; me voilà d'accord avec les comptes du roi.
– Madame! madame! s'écria la comtesse, perdre ainsi un quart de million! Car il peut arriver que les joailliers fassent des difficultés pour rendre des fonds dont ils auraient disposé.
– J'y compte et leur abandonne les arrhes, à condition que le marché sera rompu. Depuis que j'entrevois ce but, comtesse, je me sens plus légère. Avec ce collier sont venus s'installer ici les soucis, les chagrins, les craintes, les soupçons. Jamais ces diamants n'auraient eu assez de feux pour sécher toutes les larmes que je sens peser en nuages sur moi. Comtesse, emportez-moi cet écrin tout de suite. Les joailliers font là une bonne affaire. Deux cent cinquante mille livres de pot-de-vin, c'est un bénéfice; c'est le bénéfice qu'ils faisaient sur moi, et, de plus, ils ont le collier. Je pense qu'ils ne se plaindront pas, et que nul n'en saura rien.
«Le cardinal n'a agi qu'en vue de me faire plaisir. Vous lui direz que mon plaisir est de n'avoir plus ce collier, et s'il est homme d'esprit, il me comprendra; s'il est bon prêtre, il m'approuvera et m'affermira dans mon sacrifice.»
En disant ces mots, la reine tendait à Jeanne l'écrin fermé. Celle-ci le repoussa doucement.
– Madame, dit-elle, pourquoi ne pas essayer d'obtenir encore un délai?
– Demander… non!
– J'ai dit obtenir, madame.
– Demander, c'est s'humilier, comtesse; obtenir, c'est être humiliée. Je concevrais peut-être qu'on s'humiliât pour une personne aimée, pour sauver une créature vivante, fût-ce son chien; mais pour avoir le droit de garder ces pierres qui brûlent comme le charbon allumé sans être plus lumineuses et aussi durables, oh! comtesse, voilà ce que nul conseil ne pourra jamais me décider à accepter. Jamais! Emportez l'écrin, ma chère, emportez!
– Mais songez, madame, au bruit que ces joailliers vont faire, par politesse, au moins, et pour vous plaindre. Votre refus sera aussi compromettant que l'eût été votre acquiescement. Tout le public saura que vous avez eu les diamants en votre pouvoir.
– Nul ne saura rien. Je ne dois plus rien à ces joailliers; je ne les recevrai plus; c'est bien le moins qu'ils se taisent pour mes deux cent cinquante mille livres; et mes ennemis, au lieu de dire que j'achète des diamants un million et demi, diront seulement que je jette mon argent dans le commerce. C'est moins désagréable. Emportez, comtesse, emportez, et remerciez bien monsieur de Rohan pour sa bonne grâce et sa bonne volonté.
Et par un mouvement impérieux, la reine remit l'écrin à Jeanne, qui ne sentit pas ce poids entre ses mains sans une certaine émotion.
– Vous n'avez pas de temps à perdre, poursuivit la reine; moins les joailliers auront d'inquiétude, plus nous serons assurées du secret; repartez vite, et que nul ne voie l'écrin. Touchez d'abord chez vous, dans la crainte qu'une visite chez Bœhmer à cette heure n'éveille les soupçons de la police, qui certainement s'occupe de ce qu'on fait chez moi; puis, quand votre retour aura dépisté les espions, rendez-vous chez les joailliers, et rapportez-moi un reçu d'eux.
– Oui, madame, il en sera fait ainsi, puisque vous le voulez.
Elle serra l'écrin sous son mantelet, ayant soin que rien ne trahît le volume de la boîte, et monta en carrosse avec tout le zèle que réclamait l'auguste complice de son action.
D'abord, pour obéir, elle se fit conduire chez elle, et renvoya le carrosse chez monsieur de Rohan, afin de ne rien dévoiler du secret au cocher qui l'avait conduite. Ensuite, elle se fit déshabiller pour prendre un costume moins élégant, plus propre à cette course nocturne.
Sa femme de chambre l'habilla rapidement et observa qu'elle était pensive et distraite durant cette opération, ordinairement honorée de toute l'attention d'une femme de cour.
Jeanne réellement ne songeait pas à sa toilette, elle se laissait faire, elle tendait sa réflexion vers une idée étrange inspirée par l'occasion.
Elle se demandait si le cardinal ne commettait pas une grande faute en laissant la reine rendre cette parure, et si la faute commise n'allait pas devenir un amoindrissement pour la fortune que monsieur de Rohan rêvait et pouvait se flatter d'atteindre, participant aux petits secrets de la reine.
Agir selon l'ordre de Marie-Antoinette sans consulter monsieur de Rohan, n'était-ce pas manquer aux premiers devoirs de l'association? Fût-il à bout de toutes ressources, le cardinal n'aimerait-il pas mieux se vendre lui-même que de laisser la reine privée d'un objet qu'elle avait convoité?
«Je ne puis faire autrement, se dit Jeanne, que de consulter le cardinal.
«Quatorze cent mille livres! ajouta-t-elle dans sa pensée; jamais il n'aura quatorze cent mille livres!»
Puis, tout à coup, se tournant vers sa femme de chambre:
– Sortez, Rose, dit-elle.
La femme de chambre obéit et madame de La Motte continua son monologue mental.
«Quelle somme! quelle fortune! quelle radieuse vie, et comme toute la félicité, tout l'éclat que procure une pareille somme sont bien représentés par ce petit serpent en pierres qui flamboie dans l'écrin que voici.»
Elle ouvrit l'écrin et se brûla les yeux au contact de ces ruisselantes flammes. Elle tira le collier du satin, le roula dans ses doigts, l'enferma dans ses deux petites mains en disant: