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Kitabı oku: «Le corricolo», sayfa 2

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II
Les Chevaux spectres

J'avais été recommandé à M. Martin Zir comme artiste; j'avais admiré ses galeries de tableaux, j'avais exalté son cabinet de curiosités, et j'avais augmenté sa collection d'autographes. Il en résultait que M. Martin Zir, à mon premier passage, si rapide qu'il eût été, m'avait pris en grande affection; et la preuve, c'est qu'il s'était, comme on l'a vu ailleurs, défait en ma faveur de son cuisinier Cama, dont j'ai raconté l'histoire (voir le Speronare), et qui n'avait d'autre défaut que d'être appassionnato de Roland et de ne pouvoir supporter la mer, ce qui était cause que sur terre il faisait fort peu de cuisine, et que sur mer il n'en faisait pas du tout.

Ce fut donc avec grand plaisir que M. Martin Zir nous vit, après trois mois d'absence, pendant lesquels le bruit de notre mort était arrivé jusqu'à lui, descendre à la porte de son hôtel.

Comme sa galerie s'était augmentée de quelques tableaux, comme son cabinet s'était enrichi de quelques curiosités, comme sa collection d'autographes s'était recrutée de quelques signatures, il me fallut avant toute chose parcourir la galerie, visiter le cabinet, feuilleter les autographes.

Après quoi je le priai de me donner un appartement.

Cependant il ne s'agissait pas de perdre mon temps à me reposer. J'étais à Naples, c'est vrai; mais j'y étais sous un nom de contrebande; et comme d'un jour à l'autre le gouvernement napolitain pouvait découvrir mon incognito et me prier d'aller voir à Rome si son ministre y était toujours, il fallait voir Naples le plus tôt possible.

Or, Naples, à part ses environs, se compose de trois rues où l'on va toujours, et de cinq cents rues où l'on ne va jamais.

Ces trois rues se nomment la rue de Chiaja, la rue de Tolède et la rue de Forcella.

Les cinq cents autres rues n'ont pas de nom. C'est l'oeuvre de Dédale; c'est le labyrinthe de Crète, moins le Minautore, plus les lazzaroni.

Il y a trois manières de visiter Naples:

A pied, en corricolo, en calèche.

A pied, on passe partout.

En corricolo, l'on passe presque partout.

En calèche, l'on ne passe que dans les rues de Chiaja, de Tolède et de Forcella.

Je ne me souciais pas d'aller à pied. A pied, l'on voit trop de choses.

Je ne me souciais pas d'aller en calèche. En calèche, on n'en voit pas assez.

Restait le corricolo, terme moyen, juste milieu, anneau intermédiaire qui réunissait les deux extrêmes.

Je m'arrêtai donc au corricolo.

Mon choix fait, j'appelai M. Martin Zir. M. Martin Zir monta aussitôt.

– Mon cher hôte, lui dis-je, je viens de décider dans ma sagesse que je visiterai Naples en corricolo.

– A merveille, dit M. Martin. Le corricolo est une voiture nationale qui remonte à la plus haute antiquité. C'est la biga des Romains, et je vois avec plaisir que vous appréciez le corricolo.

– Au plus haut degré, mon cher hôte. Seulement, je voudrais savoir ce qu'on loue un corricolo au mois.

– On ne loue pas un corricolo au mois, me répondit M. Martin.

– Alors à la semaine.

– On ne loue pas le corricolo à la semaine.

– Eh bien! au jour.

– On ne loue pas le corricolo au jour.

– Comment donc loue-t-on le corricolo?

– On monte dedans quand il passe et l'on dit: «Pour un carlin.» Tant que le carlin dure, le cocher vous promène; le carlin usé, on vous descend. Voulez-vous recommencer? vous dites: «Pour un autre carlin;» le corricolo repart, et ainsi de suite.

– Mais moyennant ce carlin on va où l'on veut?

– Non, on va où le cheval veut aller. Le corricolo est comme le ballon, on n'a pas encore trouvé moyen de le diriger.

– Mais alors pourquoi va-t-on en corricolo!

– Pour le plaisir d'y aller.

– Comment! c'est pour leur plaisir que ces malheureux s'entassent à quinze dans une voiture où l'on est gêné à deux!

– Pas pour autre chose.

– C'est original!

– C'est comme cela.

– Mais si je proposais à un propriétaire de corricoli de louer un de ses berlingo au mois, à la semaine ou au jour?

– Il refuserait.

– Pourquoi?

– Ce n'est pas l'habitude.

– Il la prendrait.

– A Naples, on ne prend pas d'habitudes nouvelles: on garde les vieilles habitudes qu'on a.

– Vous croyez?

– J'en suis sûr.

– Diable! diable! J'avais une idée sur le corricolo; cela me vexera horriblement d'y renoncer.

– N'y renoncez pas.

– Comment voulez-vous que je la satisfasse, puisqu'on ne loue les corricoli ni au mois, ni à la semaine, ni au jour?

– Achetez un corricolo.

– Mais ce n'est pas le tout que d'acheter un corricolo, il faut acheter les chevaux avec.

– Achetez les chevaux avec.

– Mais cela me coûtera les yeux de la tête.

– Non.

– Combien cela me coûtera-t-il donc?

– Je vais vous le dire.

Et M. Martin, sans se donner la peine de prendre une plume et du papier, leva le nez au plafond et calcula de mémoire.

– Cela vous coûtera, reprit-il, le corricolo, dix ducats; chaque cheval, trente carlins; les harnais, une pistole; en tout quatre-vingts francs de France.

– C'est miraculeux! Et pour dix ducats j'aurai un corricolo?

– Magnifique.

– Neuf?

– Oh! vous en demandez trop. D'abord, il n'y a pas de corricoli neufs. Le corricolo n'existe pas, le corricolo est mort, le corricolo a été tué légalement.

– Comment cela?

– Oui, il y a un arrêté de police qui défend aux carrossiers de faire des corricoli.

– Et combien y a-t-il que cet arrêté a été rendu?

– Oh! il y a cinquante ans peut-être.

– Alors comment le corricolo survit-il à une pareille ordonnance?

– Vous connaissez l'histoire du couteau de Jeannot.

– Je crois bien! c'est une chronique nationale.

– Ses propriétaires successifs en avaient changé quinze fois le manche.

– Et quinze fois la lame.

– Ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours le même.

– Parfaitement.

– Eh bien! c'est l'histoire du corricolo. Il est défendu de faire des corricoli, mais il n'est pas défendu de mettre des roues neuves aux vieilles caisses, et des caisses neuves aux vieilles roues.

– Ah! je comprends.

– De cette façon, le corricolo résiste et se perpétue; de cette façon, le corricolo est immortel.

– Alors vive le corricolo, avec des roues neuves et une vieille caisse! Je le fais repeindre, et fouette cocher! Mais l'attelage? Vous dite que pour trente francs j'aurai un attelage.

– Superbe! et qui ira comme le vent.

– Quelle espèce de chevaux?

– Ah! dame! des chevaux morts.

– Comment! des chevaux morts?

– Oui; vous comprenez que pour ce prix-là, vous ne pouvez pas exiger autre chose.

– Voyons, entendons-nous, mon cher monsieur Martin, car il me semble que nous pataugeons.

– Pas le moins du monde.

– Alors expliquez-moi la chose; je ne demande pas mieux que de m'instruire, je voyage pour cela.

– Vous connaissez l'histoire des chevaux?

– L'histoire naturelle? M. de Buffon? Certainement: le cheval est, après le lion, le plus noble des animaux.

– Non pas, l'histoire philosophique?

– Je m'en suis moins occupé; mais n'importe! allez toujours.

– Vous savez les vicissitudes auxquelles ces nobles quadrupèdes sont soumis.

– Dame! quand il sont jeunes, on en fait des chevaux de selle.

– Après?

– De la selle, ils passent à la calèche; de la calèche, ils descendent au fiacre; du fiacre, ils tombent dans le coucou; du coucou, ils dégringolent jusqu'à l'abattoir.

– Et de l'abattoir?

– Ils vont où va l'âme du juste; aux Champs-Élysées, je présume.

– Eh bien! ici ils parcourent une phase de plus.

– Laquelle?

– De l'abattoir, ils vont au corricolo.

– Comment cela?

– Voici l'endroit où l'on tue les chevaux, au ponte della Maddelena.

– J'écoute.

– Il y a des amateurs en permanence.

– Bon!

– Et lorsqu'on amène un cheval…

– Lorsqu'on amène un cheval?

– Ils achètent la peau sur pieds trente carlins, c'est le prix; il y a un tarif.

– Eh bien?

– Eh bien! au lieu de tuer le cheval et de lui enlever la peau, les amateurs prennent la peau et le cheval, et ils utilisent les jours qui restent à vivre au cheval, sûrs qu'ils sont que la peau ne leur échappera pas. Voilà ce que c'est que des chevaux morts.

– Mais que diable peut-on faire de ces malheureuses bêtes!

– On les attelle aux corricoli.

– Comment! ceux avec lesquels je suis venu de Salerne à Naples?..

– Étaient des fantômes de chevaux, des chevaux spectres!

– Mais ils n'ont pas quitté le galop!

– Les morts vont vite.

– Au fait, je comprends qu'en les bourrant d'avoine…

– D'avoine? Jamais un cheval de corricolo n'a mangé d'avoine!

– Mais de quoi vivent-ils?

– De ce qu'ils trouvent?

– Et que trouvent-ils?

– Toutes sortes de choses, des trognons de choux, des feuilles de salade, de vieux chapeaux de paille.

– Et à quelle heure prennent-ils leur aliment?

– La nuit on les mène paître.

– A merveille. Restent les harnais.

– Oh! quant à cela, je m'en charge.

– Et des chevaux?

– Des chevaux aussi.

– Et du corricolo?

– Encore, si cela peut vous rendre service.

– Et quand tout cela sera-t-il prêt?

– Demain au matin.

– Vous êtes un homme adorable!

– Vous faut-il un cocher?

– Non, je conduirai moi-même.

– Très bien. Mais en attendant, que ferez-vous?

– Avez-vous un livre?

– J'ai douze cents volumes.

– Eh bien! je lirai. Avez-vous quelque chose sur votre ville?

– Voulez-vous Napoli senza sole?

– Naples sans soleil?

– Oui.

– Qu'est-ce que c'est que cela?

– Un ouvrage à l'usage des gens à pied, et qui vous sera plus utile que tous les Ebels et tous les Richards de la terre.

– Et de quoi traite-t-il?

– De la manière de parcourir Naples à l'ombre.

– La nuit.

– Non, le jour.

– A une heure donnée?

– Non, à toutes les heures.

– Même à midi?

– A midi surtout. Le beau mérite qu'il y aurait de trouver de l'ombre le soir et le matin!

– Mais quel est le savant géographe qui a exécuté ce chef-d'oeuvre?

– Un jésuite ignorant, que ses confrères avaient reconnu trop bête pour l'occuper à autre chose.

– Et cette besogne l'a occupé combien d'années?

– Toute sa vie… C'est une publication posthume.

– Moyennant laquelle on peut, dites-vous?..

– Partir d'où on voudra et aller où cela fera plaisir, à quelque instant de la matinée ou à quelque heure de l'après-midi que ce soit, sans avoir à traverser un seul rayon de soleil.

– Mais voilà un homme qui méritait d'être canonisé!

– On ne sait pas son nom.

– Ingratitude humaine!

– Alors ce livre vous convient?

– Comment donc! c'est un trésor. Envoyez-le-moi le plus tôt possible.

Je passai la journée à étudier ce précieux itinéraire: deux heures après, je connaissais mon Naples sans soleil, et je serais allé à l'ombre du ponte della Maddalena au Pausilippe, et de la Vuaria à Saint-Elmo.

Le soir vint, et avec le soir la fraîcheur. Alors, à cette douce brise de mer, on vit toutes les fenêtres s'ouvrir comme pour respirer. Les portes roulèrent sur leurs gonds, les voitures commencèrent à sortir, Chiaja se peupla d'équipages, et la Villa-Reale de piétons.

Je n'avais pas encore mon équipage, je me mêlai aux piétons.

La Villa-Reale fait face à l'hôtel de la Victoire; c'est la promenade de Naples. Elle est située, relativement à la rue de Chiaja, comme le jardin des Tuileries à la rue de Rivoli. Seulement, au lieu de la terrasse du bord de l'eau, c'est la plage de l'Arno; au lieu de la Seine, c'est la Méditerranée; au lieu du quai d'Orsay, c'est l'étendue, c'est l'espace, c'est l'infini.

La Villa-Reale est, sans contredit, la plus belle et surtout la plus aristocratique promenade du monde. Les gens du peuple, les paysans et les laquais en sont rigoureusement exclus et n'y peuvent mettre le pied qu'une fois l'an, le jour de la fête de la Madone du Pied-de-la-Grotte. Aussi ce jour-là la foule se presse-t-elle sous ses allées d'acacias, dans ses bosquets de myrtes, autour de son temple circulaire. Chacun, homme et femme, accourt de vingt lieues à la ronde avec son costume national; Ischia, Caprée, Castellamare, Sorrente, Procida, envoient en députation leurs plus belles filles, et la solennité de ce jour est si grande, si ardemment attendue, qu'il est d'habitude de faire dans les contrats de mariage une obligation au mari de conduire sa femme à la promenade de la Villa-Reale, le 8 septembre de chaque année, jour de la fête della Madona di Pie-di-Grotta.

Tout au contraire des Tuileries, d'où l'on renvoie le public au moment où il est le plus agréable de s'y promener, la Villa-Reale reste ouverte toute la nuit. Les grandes grilles se ferment, il est vrai, mais deux petites portes dérobées offrent aux promeneurs attardés une entrée et une sortie toujours praticables à quelque heure que ce soit.

Nous restâmes jusqu'à minuit assis sur le mur que vient battre la vague. Nous ne pouvions nous lasser de regarder cette mer limpide et azurée que nous venions de sillonner en tous sens et à laquelle nous allions dire adieu. Jamais elle ne nous avait paru si belle.

En entrant à l'hôtel, nous trouvâmes M. Martin Zir, qui nous prévint que toutes les commissions dont nous l'avions chargé étaient faites, et que le lendemain notre attelage nous attendrait à huit heures du matin à la porte de l'hôtel.

Effectivement, à l'heure dite, nous entendîmes sonner les grelots de nos revenans; nous mîmes le nez à la fenêtre, et nous vîmes le roi des corricoli.

Il était fond rouge avec des dessins verts. Ces dessins représentaient des arbres, des animaux et des arabesques. La composition générale représentait le paradis terrestre.

Deux chevaux qui paraissaient pleins d'impatience disparaissaient sous les harnais, sous les panaches, sous les pompons dont ils étaient couverts.

Enfin un homme, armé d'un long fouet, se tenait debout près de notre équipage, qu'il paraissait admirer avec toute la satisfaction de l'orgueil.

Nous descendîmes aussitôt, et nous reconnûmes dans l'homme au fouet Francesco, c'est-à-dire l'automédon qui nous avait amené en calessino de Salerne à Naples. M. Martin Zir s'était adressé à lui comme à un homme de l'état. Flatté de la confiance, Francesco avait fait vite et en conscience. Il s'était procuré la caisse, il avait acheté les chevaux, et il avait trouvé de rencontre des harnais presque neufs; enfin, malgré la prétention que nous avions manifestée de conduire nous-mêmes, il venait nous offrir ses services comme cocher.

Je commençai par lui demander la note de ses déboursés: il me la présenta. Comme l'avait dit M. Martin Zir, elle montait à quatre-vingt-un francs.

Je lui en donnai quatre-vingt-dix; il mit sa croix au dessous du total en forme de quittance; puis je lui pris le fouet des mains, et je m'apprêtai à monter dans notre équipage.

– Est-ce que ces messieurs ne me gardent pas à leur service? nous demanda Francesco.

– Et pourquoi faire, mon ami? répondis-je.

– Mais pour faire tout ce dont je serai capable, et particulièrement pour faire marcher vos chevaux.

– Comment! pour faire marcher nos chevaux?

– Oui.

– Nous, les ferons bien marcher nous-mêmes.

– Il faudra voir.

– J'en ai mené de plus fringans que les tiens!

– Je ne dis pas qu'ils sont fringans, excellence.

– Et dans une ville où il est plus difficile de conduire qu'à Naples, où jusqu'à cinq heures de l'après-midi il n'y a personne dans les rues.

– Je ne doute pas de l'adresse de son excellence, mais…

– Mais quoi?

– Mais son excellence a peut-être mené jusqu'ici des chevaux vivans, tandis que…

– Tandis que? Voyons, parle.

– Tandis que ceux-ci sont des chevaux morts.

– Eh bien!

– Eh bien! je ferai observer à son excellence que c'est tout autre chose.

– Pourquoi?

– Son excellence verra.

– Est-ce qu'ils sont vicieux, tes chevaux?

– Oh! non, excellence; ils sont comme la jument de Roland, qui avait toutes les qualités; seulement toutes ces qualités étaient contrebalancées par un seul défaut.

– Lequel?

– Elle était morte.

– Mais s'ils ne marchent pas avec moi, ils ne marcheront avec personne.

– Pardon, excellence.

– Et qui les fera marcher?

– Moi.

– Je serais curieux de faire l'expérience.

– Faites, excellence.

Francesco alla d'un air goguenard s'appuyer contre la porte de l'hôtel, tandis que je sautais dans le corricolo, où m'attendait Jadin, et que je m'accommodais près de lui.

A peine établi, je rassemblai mes rênes de la main gauche, et j'allongeai de la droite un coup de fouet qui enveloppa le bilancino et le porteur.

Ni le porteur ni le bilancino ne bougèrent; on eût dit des chevaux de marbre.

J'avais opéré de droite à gauche, je recommençai en opérant cette fois de gauche à droite. Même immobilité.

Je m'attaquai aux oreilles.

Ils se contentèrent de secouer les oreilles comme ils auraient fait pour une mouche qui les eût piqués.

Je pris le fouet par la lanière et je frappai avec le manche.

Ils se contentèrent de tourner leur peau comme fait un âne qui veut jeter son cavalier à terre.

Cela dura dix minutes.

Au bout de ce temps, toutes les fenêtres de l'hôtel étaient ouvertes, et il y avait autour de nous un rassemblement de deux cents lazzaroni.

Je vis que je donnais la comédie gratis à la population de Naples. Comme je n'étais pas venu pour faire concurrence à Polichinelle, je pris mon parti. A l'instant même je jetai le fouet à Francesco, curieux de voir comment il s'en tirerait à son tour.

Francesco sauta derrière nous, prit les rênes que je lui tendais, poussa un petit cri, allongea un petit coup de fouet, et nous partîmes au galop.

Après quelques évolutions autour de la place, Francesco parvint à diriger son attelage vers la rue de la Chiaja.

III
Chiaja

Chiaja n'est qu'une rue: elle ne peut donc offrir de curieux que ce qu'offre toute rue, c'est-à-dire une longue file de bâtimens modernes d'un goût plus ou moins mauvais. Au reste, Chiaja, comme la rue de Rivoli, a sur ce point un avantage sur les autres rues: c'est de ne présenter qu'une seule ligne de portes, de fenêtres et de pierres plus ou moins maladroitement posées les unes sur les autres. La ligne parallèle est occupée par les arbres taillés en berceaux de la Villa-Reale, de sorte qu'à partir du premier étage des maisons, ou plutôt des palais de la rue de Chiaja, comme on les appelle à Naples, on domine cette seconde partie du golfe qui sépare de l'autre le château de l'Oeuf.

Mais si la rue de Chiaja n'est pas curieuse par elle-même, elle conduit à une partie des curiosités de Naples: c'est par elle qu'on va au tombeau de Virgile, à la grotte du Chien, au lac d'Agnano, à Pouzzoles, à Baïa, au lac d'Averne et aux Champs-Élysées.

De plus et surtout, c'est la rue où tous les jours, à trois heures de l'après-midi pendant l'hiver, et à cinq heures de l'après-midi pendant l'été, l'aristocratie napolitaine fait corso.

Nous allons donc abandonner la description des palais de Chiaja à quelque honnête architecte qui nous prouvera que l'art de la bâtisse a fait de grands progrès depuis Michel-Ange jusqu'à nous, et nous allons dire quelques mots de l'aristocratie napolitaine.

Les nobles de Naples, comme ceux de Venise, n'indiquent jamais de date à la naissance de leurs familles. Peut-être auront-ils une fin, mais à coup sûr ils n'ont pas eu de commencement. Selon eux, l'époque florissante de leurs maisons était sous les empereurs romains; ils citent tranquillement parmi leurs aïeux les Fabius, les Marcellus, les Scipions. Ceux qui ne voient clair dans leur généalogie que jusqu'au douzième siècle sont de la petite noblesse, du fretin d'aristocratie.

Comme toutes les autres noblesses européennes, à quelques exceptions près, la noblesse de Naples est ruinée. Quand je dis ruinée, il est bien entendu qu'on doit prendre le mot dans une acception relative, c'est-à-dire que les plus riches sont pauvres comparativement à ce qu'étaient leurs aïeux.

Il n'y a pas, au reste, à Naples quatre fortunes qui atteignent cinq cent mille livres de rente, vingt qui dépassent deux cent mille, et cinquante qui flottent entre cent et cent cinquante mille. Les revenus ordinaires sont de cinq à dix mille ducats. Le commun des martyrs a mille écus de rentes, quelquefois moins. Nous ne parlons pas des dettes.

Mais la chose curieuse, c'est qu'il faut être prévenu de cette différence pour s'en apercevoir. En apparence, tout le monde a la même fortune.

Cela tient à ce qu'en général tout le monde vit dans sa voiture et dans sa loge.

Or, comme, à part les équipages du duc d'Éboli, du prince de Sant'Antimo ou du duc de San-Theodo, qui sortent de la ligne, tout le monde possède une calèche plus ou moins neuve, deux chevaux plus ou moins vieux, une livrée plus ou moins fanée, il n'y a souvent, à la première vue, qu'une nuance entre deux fortunes où il y a un abîme.

Quant aux maisons, elles sont presque toutes hermétiquement closes aux étrangers. Quatre ou cinq palais princiers ouvrent orgueilleusement leurs galeries dans la journée, et fastueusement leurs salons le soir; mais pour tout le reste il faut en faire son deuil. Le temps est passé où comme Ferdinand Orsini, duc de Gravina, on écrivait au dessus de sa porte: Sibi, suisque, et amicis omnibus; pour soi, pour les siens et pour tous ses amis.

C'est qu'à part ces riches demeures, qui perpétuent à Naples l'hospitalité nationale, toutes les autres sont plus ou moins déchues de leur ancienne splendeur. Le curieux qui, avec l'aide d'Asmodée, lèverait la terrasse de la plupart de ces palais, trouverait dans un tiers la gêne, et dans les deux autres la misère.

Grâce à la vie en voiture et en loge, on ne voit rien de tout cela. On met sa carte au palais, mais on se rencontre au Corso, mais on fait ses visites au Fondo ou à Saint-Charles. De cette façon, l'orgueil est sauvé; comme François 1er on a tout perdu, mais du moins il reste l'honneur.

Vous me direz qu'avec l'honneur on ne mange malheureusement pas, et qu'il faut manger pour vivre. Or, il est évident que, lorsqu'on prend sur mille écus de rente l'entretien d'une voiture, la nourriture de deux chevaux, les gages d'un cocher et la location d'une loge au Fondo ou à Saint-Charles, il ne doit pas rester grand'chose pour faire face aux dépenses de la table. A cela je répondrai que Dieu est grand, la mer profonde, le macaroni à deux sous la livre, et l'asprino d'Aversa à deux liards le fiasco.

Pour l'instruction de nos lecteurs, qui ne savent probablement pas ce que c'est que l'asprino d'Aversa, nous leur apprendrons que c'est un joli petit vin qui tient le milieu entre la tisane de Champagne et le cidre de Normandie. Or, avec du poisson, du macaroni et de l'asprino, on fait chez soi un charmant dîner qui coûte quatre sous par personne. Supposez que la famille se compose de cinq personnes, c'est vingt sous.

Restent neuf francs pour soutenir l'honneur du nom.

– Mais le déjeûner?

– On ne déjeûne pas. Il est prouvé que rien n'est plus sain que de faire un seul repas toutes les vingt-quatre heures. Seulement le repas change de nom et d'heure selon la saison où on le prend. En hiver, on dîne à deux heures, et moyennant ce dîner on en a jusqu'au lendemain deux heures. En été, on soupe à minuit, et moyennant ce souper on en a pour jusqu'au lendemain minuit.

Puis il y a encore les élégans, qui mangent du pain sans macaroni ou du macaroni sans pain pour s'en aller prendre le soir à grand fracas une glace chez Donzelli ou chez Benvenuti.

Il va sans dire que cette hygiène n'est adoptée que par les petites bourses. Ceux qui ont cinq cent mille livres de rente ont un cuisinier français dont la filiation de certificats est aussi en règle que la généalogie d'un cheval arabe. Ceux-là font deux et quelquefois trois repas par jour. Pour ceux-là il n'y a pas de pays: le paradis est partout.

Le premier plaisir de l'aristocratie napolitaine est le jeu. Le matin on va au Casino et l'on joue; l'après-midi on va à la promenade, et le soir au spectacle. Après le spectacle, on revient au Casino et l'on joue encore.

L'aristocratie n'a qu'une carrière ouverte: la diplomatie. Or, comme, si étendues que soient ses relations avec les autres puissances, le roi de Naples n'occupe pas dans ses ambassades et dans ses consulats plus d'une soixantaine de personnes, il en résulte que les cinq sixièmes des jeunes nobles ne savent que faire, et par conséquent ne font rien.

Quant à la carrière militaire, elle est sans avenir. Quant à la carrière commerciale, elle est sans considération.

Je ne parle pas des carrières littéraires ou scientifiques, elles n'existent pas: il y a à Naples, comme partout, plus que partout même, une certaine quantité de savans qui disputent sur la forme des pincettes grecques et des pelles à feu romaines, qui s'injurient à propos de la grande mosaïque de Pompéia ou des statues des deux Balbus. Mais cela se passe en famille, et personne ne s'occupe de pareilles puérilités.

La chose importante, c'est l'amour. Florence est le pays du plaisir:

Rome, celui de l'amour; Naples, celui de la sensation.

A Naples, le sort d'un amoureux est décidé tout de suite. A la première vue il est sympathique ou antipathique. S'il est antipathique, ni soins, ni cadeaux, ni persistance ne le feront aimer. S'il est sympathique, on l'aime sans grand délai: la vie est courte, et le temps qu'on perd ne se rattrape pas. L'amant préféré s'installe au logis; on le reconnaît, malgré la distance respectueuse où il se tient de la maîtresse de la maison, au laisser-aller avec lequel il s'assied et à la manière facile avec laquelle il appuie sa tête contre les fresques. En outre, c'est lui qui sonne les domestiques, qui reconduit les visiteurs et qui ramasse les poissons rouges que les bambins font tomber du bocal sur le parquet.

Quant à l'amant malheureux, il s'en va tout consolé, certain que son infortune ne sera pas constante et qu'il trouvera bientôt à ramasser des poissons rouges ailleurs.

L'aristocratie napolitaine est peu instruite: en général, son éducation est négligée sous le rapport intellectuel: cela tient à ce qu'il n'y a pas dans tout Naples un seul bon collége, celui des jésuites excepté. En compensation, ceux qui savent savent bien: ils ont appris avec des professeurs attachés à leur personne. J'ai vu des femmes plus fortes en histoire, en philosophie et en politique que certains historiens, que certains philosophes et que certains hommes d'État de France. La famille du marquis de Gargallo, par exemple, est quelque chose de merveilleux en ce genre. Le fils écrit notre langue comme Charles Nodier, et les filles la parlent comme madame de Sévigné.

Les exercices physiques sont, au contraire, fort suivis à Naples: presque tous les hommes montent bien à cheval et tirent remarquablement le fusil, l'épée et le pistolet. Leur réputation sur ce point est même assez étendue et à peu près incontestée. Ce sont des duellistes fort dangereux.

Cette dernière période de notre alinéa nous amène tout naturellement à parler du courage chez les Napolitains.

La nation napolitaine, toute proportion gardée et en raison de l'état politique de l'Italie actuelle, n'est ni une nation militaire comme la Prusse, ni une nation guerrière comme la France: c'est une nation passionnée. Le Napolitain, insulté dans son honneur, exalté par son patriotisme, menacé dans sa religion, se bat avec un courage admirable. A Naples, un duel est aussi vite et aussi bravement accepté que partout ailleurs; et s'il varie sur les préliminaires, qui appartiennent à des habitudes de localités, le dénouement en est toujours mené à bout aussi vigoureusement qu'à Paris, à Saint-Pétersbourg ou à Londres. Citons quelques faits.

Le comte de Rocca Romana, le Saint-Georges de Naples, se prend de querelle avec un colonel; le rendez-vous est indiqué à Castellamare, l'arme choisie est le sabre. Le colonel français se rend sur le terrain à cheval; Rocca Romana prend un fiacre, arrive au lieu désigné, où l'attend son adversaire; le colonel rappelle à Rocca Romana qu'une des conditions du duel est qu'il aura lieu à cheval. – C'est vrai, répond Rocca Romana, je l'avais oublié; mais qu'à cela ne tienne, l'oubli est facile à réparer. Aussitôt il dételle un des chevaux de son fiacre, saute sur le dos de l'animal, combat sans selle et sans bride, et tue son adversaire.

A l'époque de la restauration, c'est-à-dire vers 1815, Ferdinand, grand-père du roi actuel, de retour à Naples, qu'il avait quitté depuis dix ou douze ans, voulut rétablir les gardes-du-corps. En conséquence, on recruta cette troupe privilégiée dans les premières familles des deux royaumes, et on les divisa en cinq compagnies, dont trois napolitaines et deux siciliennes.

J'ai dit dans le Speronare, et à l'article de Palerme, quelle est l'antipathie profonde qui sépare les deux peuples. On comprend donc que les Siciliens et les Napolitains ne se trouvèrent pas plutôt en contact, surtout à cette époque où les haines politiques étaient encore toutes chaudes, que les querelles commencèrent d'éclater. Quelques duels sans conséquence eurent lieu d'abord, mais bientôt on résolut de confier en quelque sorte la cause des deux peuples à deux champions choisis parmi leurs enfans: on y voulait voir non seulement une haine accomplie, mais une superstitieuse révélation de l'avenir. Le choix tomba sur le marquis de Crescimani, Sicilien, et sur le prince Mirelli, Napolitain. Ce choix fait et accepté par les adversaires, on décida qu'ils se battraient au pistolet à vingt pas, et jusqu'à blessure grave de l'un ou de l'autre champion.

Un mot sur le prince Mirelli, dont nous allons nous occuper particulièrement.

C'était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, prince de Teora, marquis de Mirelli, comte de Conza, et qui descendait en droite ligne du fameux condottiere Dudone dit Conza, dont parle le Tasse. Il était riche, il était beau, il était poète; il avait par conséquent reçu du ciel toutes les chances d'une vie heureuse; mais un mauvais présage avait attristé son entrée dans la vie. Mirelli était né au village de Sant'Antimo, fief de sa famille. A peine eut-on su que sa mère était accouchée d'un fils, que l'ordre fut envoyé à la chapelle d'un couvent de mettre les cloches en branle pour annoncer cet heureux événement à toute la population. Le sacristain était absent; un moine se chargea de ce soin, mais, inhabile à cet exercice, il se laissa enlever par la volée de la corde, et au plus haut de son ascension, perdant la tête, pris par un vertige, il lâcha son point d'appui, tomba dans le choeur et se brisa les deux cuisses. Quoique mutilé ainsi, le pauvre religieux ne se traîna pas moins du choeur à la porte, où il appela au secours: on vint à son aide, on le transporta dans sa cellule; mais, quelque soin qu'on prît de lui, il expira le lendemain.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
750 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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