Kitabı oku: «Le corricolo», sayfa 4
Les plus grands chefs-d'oeuvre du maître souverain ont été composés pour Barbaja, et Dieu seul peut savoir ce qu'il en a coûté au pauvre impresario de prières, de violences et de ruses pour forcer au travail le génie le plus libre, le plus insouciant et le plus heureux qui ait jamais plané sur le beau ciel de l'Italie.
J'en citerai un exemple qui caractérise parfaitement l'imprésario et le compositeur.
V
Otello
Rossini venait d'arriver à Naples, précédé déjà par une grande réputation. La première personne qu'il rencontra en descendant de voiture fut, comme on s'en doute bien, l'impresario de Saint-Charles. Barbaja alla au devant du maestro les bras et le coeur ouverts, et, sans lui donner le temps de faire un pas ni de prononcer une parole:
– Je viens, lui dit-il, te faire trois offres, et j'espère que tu ne refuseras aucune des trois.
– J'écoute, répondit Rossini avec ce fin sourire que vous savez.
– Je t'offre mon hôtel pour toi et pour tes gens.
– J'accepte.
– Je t'offre ma table pour toi et pour tes amis.
– J'accepte.
– Je t'offre d'écrire un opéra nouveau pour moi et pour mon théâtre.
– Je n'accepte plus.
– Comment! tu refuses de travailler pour moi?
– Ni pour vous ni pour personne. Je ne veux plus faire de musique.
– Tu es fou, mon cher.
– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
– Et que viens-tu faire à Naples?
– Je viens manger des macaroni et prendre des glaces. C'est ma passion.
– Je te ferai préparer des glaces par mon limonadier, qui est le premier de Toledo, et je te ferai moi-même des macaroni dont tu me diras des nouvelles.
– Diable! cela devient grave.
– Mais tu me donneras un opéra en échange.
– Nous verrons.
– Prends un mois, deux mois, six mois, tout le temps que tu désires.
– Va pour six mois.
– C'est convenu.
– Allons souper.
Dès le soir même, le palais de Barbaja fut mis à la disposition de Rossini; le propriétaire s'éclipsa complètement, et le célèbre maestro put se regarder comme étant chez lui, dans la plus stricte acception du mot. Tous les amis ou même les simples connaissances qu'il rencontrait en se promenant étaient invités sans façon à la table de Barbaja, dont Rossini faisait les honneurs avec une aisance parfaite. Quelquefois ce dernier se plaignait de ne pas avoir trouvé assez d'amis pour les convier aux festins de son hôte: à peine s'il avait pu en réunir, malgré toutes les avances du monde, douze ou quinze. C'étaient les mauvais jours.
Quant à Barbaja, fidèle au rôle de cuisinier qu'il s'était imposé, il inventait tous les jours un nouveau mets, vidait les bouteilles les plus anciennes de sa cave, et fêtait tous les inconnus qu'il plaisait à Rossini de lui amener, comme s'ils avaient été les meilleurs amis de son père. Seulement, vers la fin du repas, d'un air dégagé, avec une adresse infinie et le sourire à la bouche, il glissait entre la poire et le fromage quelques mots sur l'opéra qu'il s'était fait promettre et sur l'éclatant succès qui ne pouvait lui manquer.
Mais, quelque précaution oratoire qu'employât l'honnête impresario pour rappeler à son hôte la dette qu'il avait contractée, ce peu de mots tombés du bout de ses lèvres produisait sur le maestro le même effet que les trois paroles terribles du festin de Balthazar. C'est pourquoi Barbaja, dont la présence avait été tolérée jusque alors, fut prié poliment par Rossini de ne plus paraître au dessert.
Cependant les mois s'écoulaient, le libretto était fini depuis long-temps, et rien n'annonçait encore que le compositeur se fût décidé à se mettre à l'ouvrage. Aux dîners succédaient les promenades, aux promenades les parties de campagne. La chasse, la pêche, l'équitation se partageaient les loisirs du noble maître; mais il n'était pas question de la moindre note. Barbaja éprouvait vingt fois par jour des accès de fureur, des crispations nerveuses, des envies irrésistibles de faire un éclat. Il se contenait néanmoins, car personne plus que lui n'avait foi dans l'incomparable génie de Rossini.
Barbaja garda le silence pendant cinq mois avec la résignation la plus exemplaire. Mais le matin du premier jour du sixième mois, voyant qu'il n'y avait plus de temps à perdre ni de ménagemens à garder, il tira le maestro à l'écart et entama l'entretien suivant:
– Ah ça! mon cher, sais-tu qu'il ne manque plus que vingt-neuf jours pour l'époque fixée?
– Quelle époque? dit Rossini avec l'ébahissement d'un homme à qui on adresserait une question incompréhensible en le prenant pour un autre.
– Le 30 mai.
– Le 30 mai!
Même pantomime.
– Ne m'as-tu pas promis un opéra nouveau qu'on doit jouer ce jour-là?
– Ah! j'ai promis?
– Il ne s'agit pas ici de faire l'étonné! s'écria l'impresario, dont la patience est à bout; j'ai attendu le délai de rigueur, comptant sur ton génie et sur l'extrême facilité de travail que Dieu t'a accordée. Maintenant il m'est impossible de plus attendre: il me faut mon opéra.
– Ne pourrait-on pas arranger quelque opéra ancien en changeant le titre?
– Y penses-tu? Et les artistes qui sont engagés exprès pour jouer dans un opéra nouveau?
– Vous les mettrez à l'amende.
– Et le public?
– Vous fermerez le théâtre.
– Et le roi?
– Vous donnerez votre démission.
– Tout cela est vrai jusqu'à un certain point. Mais si ni les artistes, ni le public, ni le roi lui-même ne peuvent me forcer à tenir ma promesse, j'ai donné ma parole, monsieur, et Domenico Barbaja n'a jamais manqué à sa parole d'honneur.
– Alors c'est différent.
– Ainsi, tu me promets de commencer demain.
– Demain, c'est impossible, j'ai une partie de pêche au Fusaro.
– C'est bien, dit Barbaja, enfonçant ses mains dans ses poches, n'en parlons plus. Je verrai quel parti il me reste à prendre.
Et il s'éloigna sans ajouter un mot.
Le soir, Rossini soupa de bon appétit, et fit honneur à la table de l'impresario en homme qui avait parfaitement oublié la discussion du matin. En se retirant, il recommanda bien à son domestique de le réveiller au point du jour et de lui tenir prête une barque pour le Fusaro. Après quoi il s'endormit du sommeil du juste.
Le lendemain, midi sonnait aux cinq cents cloches que possède la bienheureuse ville de Naples, et le domestique de Rossini n'était pas encore monté chez son maître; le soleil dardait ses rayons à travers les persiennes. Rossini, réveillé en sursaut, se leva sur son séant, se frotta les yeux et sonna: le cordon de la sonnette resta dans sa main.
Il appela par la croisée qui donnait sur la cour: le palais demeura muet comme un sérail.
Il secoua la porte de sa chambre: la porte résista à ses secousses, elle était murée au dehors!
Alors Rossini, revenant à la croisée, se mit à hurler au secours, à la trahison, au guet-apens! Il n'eut pas même la consolation que l'écho répondit à ses plaintes, le palais de Barbaja étant le bâtiment le plus sourd qui existe sur le globe.
Il ne lui restait qu'une ressource, c'était de sauter du quatrième étage; mais il faut dire, à la louange de Rossini, que cette idée ne lui vint pas un instant à la tête.
Au bout d'une bonne heure, Barbaja montra son bonnet de coton à une croisée du troisième. Rossini, qui n'avait pas quitté sa fenêtre, eut envie de lui lancer une tuile; il se contenta de l'accabler d'imprécations.
– Désirez-vous quelque chose? lui demanda l'impresario d'un ton patelin.
– Je veux sortir à l'instant même.
– Vous sortirez quand votre opéra sera fini.
– Mais c'est une séquestration arbitraire.
– Arbitraire tant que vous voudrez; mais il me faut mon opéra.
– Je m'en plaindrai à tous les artistes, et nous verrons.
– Je les mettrai à l'amende.
– J'en informerai le public.
– Je fermerai le théâtre.
– J'irai jusqu'au roi.
– Je donnerai ma démission.
Rossini s'aperçut qu'il était pris dans ses propres filets. Aussi, en homme supérieur, changeant tout à coup de ton et de manières, demanda-t-il d'une voix calme:
– J'accepte la plaisanterie, et je ne m'en fâche pas; mais puis-je savoir quand me sera rendue ma liberté?
– Quand la dernière scène de l'opéra me sera remise, répondit Barbaja en ôtant son bonnet.
– C'est bien: envoyez ce soir chercher l'ouverture.
Le soir, on remit ponctuellement à Barbaja un cahier de musique sur lequel était écrit en grandes lettres: Ouverture d'Otello.
Le salon de Barbaja était rempli de célébrités musicales au moment où il reçut le premier envoi de son prisonnier. On se mit sur-le-champ au piano, on déchiffra le nouveau chef-d'oeuvre, et on conclut que Rossini n'était pas un homme, et que, semblable à Dieu, il créait sans travail et sans effort, par le seul acte de sa volonté. Barbaja, que le bonheur rendait presque fou, arracha le morceau des mains des admirateurs et l'envoya à la copisterie. Le lendemain il reçut un nouveau cahier sur lequel on lisait: Le premier acte d'Otello; ce nouveau cahier fut envoyé également aux copistes, qui s'acquittaient de leur devoir avec cette obéissance muette et passive à laquelle Barbaja les avait habitués. Au bout de trois jours, la partition d'Otello avait été livrée et copiée.
L'impresario ne se possédait pas de joie; il se jeta au cou de Rossini, lui fit les excuses les plus touchantes et les plus sincères pour le stratagème qu'il avait été forcé d'employer, et le pria d'achever son oeuvre en assistant aux répétitions.
– Je passerai moi-même chez les artistes, répondit Rossini d'un ton dégagé, et je leur ferai répéter leur rôle. Quant à ces messieurs de l'orchestre, j'aurai l'honneur de les recevoir chez moi!
– Eh bien! mon cher, tu peux t'entendre avec eux. Ma présence n'est pas nécessaire, et j'admirerai ton chef-d'oeuvre à la répétition générale. Encore une fois, je te prie de me pardonner la manière dont j'ai agi.
– Pas un mot de plus sur cela, ou je me fâche.
– Ainsi, à la répétition générale?
– A la répétition générale.
Le jour de la répétition générale arriva enfin: c'était la veille de ce fameux 30 mai qui avait coûté tant de transes à Barbaja. Les chanteurs étaient à leur poste, les musiciens prirent place à l'orchestre, Rossini s'assit au piano.
Quelques dames élégantes et quelques hommes privilégiés occupaient les loges d'avant-scène. Barbaja, radieux et triomphant, se frottait les mains et se promenait en sifflotant sur son théâtre.
On joua d'abord l'ouverture. Des applaudissemens frénétiques ébranlèrent les voûtes de Saint-Charles. Rossini se leva et salua.
– Bravo! cria Barbaja. Passons à la cavatine du ténor.
Rossini se rassit à son piano, tout le monde fit silence, le premier violon leva l'archet, et on recommença à jouer l'ouverture. Les mêmes applaudissemens, plus enthousiastes encore, s'il était possible, éclatèrent à la fin du morceau.
Rossini se leva et salua.
– Bravo! bravo! répéta Barbaja. Passons maintenant à la cavatine.
L'orchestre se mit à jouer pour la troisième fois l'ouverture.
– Ah ça! s'écria Barbaja exaspéré, tout cela est charmant, mais nous n'avons pas le temps de rester là jusqu'à demain. Arrivez à la cavatine.
Mais, malgré l'injonction de l'imprésario, l'orchestre n'en continuât pas moins la même ouverture. Barbaja s'élança sur le premier violon, et, le prenant au collet, lui cria à l'oreille:
– Mais que diable avez-vous donc à jouer la même chose depuis une heure?
– Dame! dit le violon avec un flegme qui eût fait honneur à un Allemand, nous jouons ce qu'on nous a donné.
– Mais tournez donc le feuillet, imbéciles!
– Nous avons beau tourner, il n'y a que l'ouverture.
– Comment! il n'y a que l'ouverture! s'écria l'impresario en pâlissant: c'est donc une atroce mystification?
Rossini se leva et salua.
Mais Barbaja était retombé sur un fauteuil sans mouvement. La prima donna, le ténor, tout le monde s'empressait autour de lui. Un moment on le crut frappé par une apoplexie foudroyante.
Rossini, désolé que la plaisanterie prit une tournure aussi sérieuse, s'approche de lui avec une réelle inquiétude.
Mais à sa vue, Barbaja, bondissant comme un lion, se prit à hurler de plus belle.
– Va-t'en d'ici, traître, ou je me porte à quelque excès!
– Voyons, voyons, dit Rossini en souriant, n'y a-t-il pas quelque remède?
– Quel remède, bourreau! C'est demain le jour de la première représentation.
– Si la prima donna se trouvait indisposée? murmura Rossini tout bas à l'oreille de l'impresario.
– Impossible, lui répondit celui-ci du même ton; elle ne voudra jamais attirer sur elle la vengeance et les citrons du public.
– Si vous vouliez la prier un peu?
– Ce serait inutile. Tu ne connais pas la Colbron.
– Je vous croyais au mieux avec elle.
– Raison de plus.
– Voulez-vous me permettre d'essayer, moi?
– Fais tout ce que tu voudras; mais je t'avertis que c'est du temps perdu.
– Peut-être.
Le jour suivant, on lisait sur l'affiche de Saint-Charles que la première représentation d'Otello était remise par l'indisposition de la prima donna.
Huit jours après on jouait Otello.
Le monde entier connaît aujourd'hui cet opéra; nous n'avons rien à ajouter. Huit jours avaient suffi à Rossini pour faire oublier le chef-d'oeuvre de Shakespeare.
Après la chute du rideau, Barbaja, pleurant d'émotion, cherchait partout le maître pour le presser sur son coeur; mais Rossini, cédant sans doute à cette modestie qui va si bien aux triomphateurs, s'était dérobé à l'ovation de la foule.
Le lendemain, Domenico Barbaja sonna son souffleur, qui remplissait auprès de lui les fonctions de valet de chambre, impatient qu'il était, le digne imprésario, de présenter à son hôte les félicitations de la veille.
Le souffleur entra.
– Va prier Rossini de descendre chez moi, lui dit Barbaja.
– Rossini est parti, répondit le souffleur.
– Comment! parti?
– Parti pour Bologne au point du jour.
– Parti sans rien me dire!
– Si fait, monsieur, il vous a laissé ses adieux.
– Alors va prier la Colbron de me permettre de monter chez elle.
– La Colbron?
– Oui, la Colbron; es-tu sourd ce matin?
– Faites excuse, mais la Colbron est partie.
– Impossible!
– Ils sont partis dans la même voiture.
– La malheureuse! elle me quitte pour devenir la maîtresse de Rossini.
– Pardon, monsieur, elle est sa femme.
– Je suis vengé! dit Barbaja.
VI
Forcella
De même que Chiaja est la rue des étrangers et de l'aristocratie, de même que Toledo est la rue des flâneurs et des boutiques, Forcella est la rue des avocats et des plaideurs.
Cette rue ressemble beaucoup, pour la population qui la parcourt, à la galerie du Palais-de-Justice, à Paris, qu'on appelle salle des Pas-Perdus, si ce n'est que les avocats y sont encore plus loquaces et les plaideurs râpés.
C'est que les procès durent à Naples trois fois plus long-temps qu'ils ne durent à Paris.
Le jour où nous la traversions, il y avait encombrement; nous fûmes forcés de descendre de notre corricolo pour continuer notre route à pied, et nous allions à force de coups de coude parvenir à traverser cette foule lorsque nous nous avisâmes de demander quelle cause la rassemblait: on nous répondit qu'il y avait procès entre la confrérie des pèlerins et don Philippe Villani. Nous demandâmes quelle était la cause du procès: on nous répondit que le défendeur, s'étant fait enterrer quelques jours auparavant aux frais de la confrérie des pèlerins, venait d'être assigné afin de prouver légalement qu'il était mort. Comme on le voit, le procès était assez original pour attirer une certaine affluence. Nous demandâmes à Francesco ce que c'était que don Philippe Villani. En ce moment, il nous montra un individu qui passait tout courant.
– Le voici, nous dit-il.
– Celui qu'on a enterré il y a huit jours?
– Lui-même.
– Mais comment cela se fait-il?
– Il sera ressuscité.
– Il est donc sorcier?
– C'est le neveu de Cagliostro.
En effet, grâce à la filiation authentique qui le rattache à son illustre aïeul, et à une série de tours de magie plus ou moins drôles, don Philippe était parvenu à accréditer à Naples le bruit qu'il était sorcier.
On lui faisait tort: don Philippe Villani était mieux qu'un sorcier, C'était un type: don Philippe Villani était le Robert Macaire napolitain. Seulement l'industriel napolitain a une grande supériorité sur l'industriel français; notre Robert Macaire à nous est un personnage d'invention, une fiction sociale, un mythe philosophique, tandis que le Robert Macaire ultramontain est un personnage de chair et d'os, une individualité palpable, une excentricité visible.
Don Philippe est un homme de trente-cinq à quarante ans, aux cheveux noirs, aux yeux ardens, à la figure mobile, à la voix stridente, aux gestes rapides et multipliés; don Philippe a tout appris et sait un peu de tout; il sait un peu de droit, un peu de médecine, un peu de chimie, un peu de mathématiques, un peu d'astronomie; ce qui fait qu'en se comparant à tout ce qui l'entourait, il s'est trouvé fort supérieur à la société et a résolu de vivre par conséquent aux dépens de la société.
Don Philippe avait vingt ans lorsque son père mourut: il lui laissait tout juste assez d'argent pour faire quelques dettes. Don Philippe eut le soin d'emprunter avant d'être ruiné toute fait, de sorte que ses premières lettres de change furent scrupuleusement payées: il s'agissait d'établir son crédit. Mais toute chose a sa fin dans ce monde; un jour vint où don Philippe ne se trouva pas chez lui au moment de l'échéance: on y revint le lendemain matin, il était déjà sorti; on y revint le soir, il n'était pas encore rentré. La lettre de change fut protestée. Il en résulta que don Philippe fut obligé de passer des mains des banquiers aux mains des escompteurs, et qu'au lieu de payer six du cent, il paya douze.
Au bout de quatre ans, don Philippe avait usé les escompteurs comme il avait usé les banquiers; il fut donc obligé de passer des mains des escompteurs aux mains des usuriers. Ce nouveau mouvement s'accomplit sans secousse sensible, si ce n'est qu'au lieu de payer douze pour cent, don Philippe fut obligé de payer cinquante. Mais cela importait peu à don Philippe, qui commençait à ne plus payer du tout. Il en résulta qu'au bout de deux ans encore don Philippe, qui éprouvait le besoin d'une somme de mille écus, eut grand'peine à trouver un juif qui consentit à la lui prêter à cent cinquante pour cent. Enfin, après une foule de négociations dans lesquelles don Philippe eut à mettre au jour toutes les ressources inventives que le ciel lui avait données, le descendant d'Isaac se présenta chez don Philippe avec sa lettre de change toute préparée; elle portait obligation d'une somme de neuf mille francs: le juif en apportait trois mille; il n'y avait rien à dire, c'était la chose convenue.
Don Philippe prit la lettre de change, jeta un coup d'oeil rapide dessus, étendit négligemment la main vers sa plume, fit semblant de la tremper dans l'encrier, apposa son acceptation et sa signature au bas de l'obligation, passa sur l'encre humide une couche de sable bleu, et remit au juif la lettre de change toute ouverte.
Le juif jeta les yeux sur le papier; l'acceptation et la signature étaient d'une grosse écriture fort lisible; le juif inclina donc la tête d'un air satisfait, plia la lettre de change et l'introduisit dans un vieux portefeuille où elle devait rester jusqu'à l'échéance, la signature de don Philippe ayant depuis long-temps cessé d'avoir cours sur la place.
A l'échéance du billet, le juif se présente chez don Philippe. Contre son habitude, don Philippe était à la maison. Contre l'attente du juif, il était visible. Le juif fut introduit.
– Monsieur, dit le juif en saluant profondément son débiteur, vous n'avez point oublié, j'espère, que c'est aujourd'hui l'échéance de notre petite lettre de change.
– Non, mon cher monsieur Félix, répondit don Philippe. Le juif s'appelai Félix.
– En ce cas, dit le juif, j'espère que vous avez eu la précaution de vous mettre en règle?
– Je n'y ai pas pensé un seul instant.
– Mais alors vous savez que je vais vous poursuivre?
– Poursuivez.
– Vous n'ignorez pas que la lettre de change entraîne la prise de corps?
– Je le sais.
– Et, afin que vous ne prétextiez cause d'ignorance, je vous préviens que, de ce pas, je vais vous faire assigner.
– Faites.
Le juif s'en alla en grommelant, et fit assigner don Philippe à huitaine.
Don Philippe se présenta au tribunal.
Le juif exposa sa demande.
– Reconnaissez-vous la dette? demanda le juge.
– Non seulement je ne la reconnais pas, répondit don Philippe, mais je ne sais pas même ce que monsieur veut dire.
– Faites passer votre titre au tribunal, dit le juge au demandeur.
Le juif tira de son portefeuille la lettre de change souscrite par don Philippe et la passa toute pliée au juge.
Le juge la déplia; puis, jetant un coup d'oeil dessus:
– Oui, dit-il, voilà bien une lettre de change, mais je n'y vois ni acceptation ni signature.
– Comment! s'écria le juif en pâlissant.
– Lisez vous-même, dit le juge.
Et il rendit la lettre de change au demandeur.
Le juif faillit tomber à la renverse. L'acceptation et la signature avaient effectivement disparu comme par magie.
– Infâme brigand! s'écria le juif en se retournant vers don Philippe.
Tu me paieras celle-là.
– Pardon, mon cher monsieur Félix, vous vous trompez, c'est vous qui me la paierez au contraire. Puis se tournant vers le juge:
– Excellence, lui dit-il, nous vous demandons acte que nous venons d'être insulté en face du tribunal, sans motif aucun.
– Nous vous l'accordons, dit le juge.
Muni de son acte, don Philippe attaqua le juif en diffamation, et comme l'insulte avait été publique, le jugement ne se fit pas attendre.
Le juif fut condamné à trois mois de prison et à mille écus d'amende.
Maintenant expliquons le miracle.
Au lieu de tremper sa plume dans l'encre, don Philippe l'avait purement et simplement trempée dans sa bouche et avait écrit avec sa salive. Puis, sur l'écriture humide, il avait passé du sable bleu. Le sable avait tracé les lettres; mais, la salive séchée, le sable était parti et avec lui l'acceptation et la signature.
Don Philippe gagna six mille francs à ce petit tour de passe-passe, mais il y perdit le reste de son crédit; il est vrai que le reste de son crédit ne lui eût probablement pas rapporté six mille francs.
Mais si bien qu'on ménage mille écus, ils ne peuvent pas éternellement durer; d'ailleurs, don Philippe avait une assez grande foi dans son génie pour ne point pousser l'économie jusqu'à l'avarice. Il essaya de négocier un nouvel emprunt, mais l'affaire du pauvre Félix avait fait grand bruit, et, quoique personne ne plaignit le juif, chacun éprouvait une répugnance marquée à traiter avec un escamoteur assez habile pour effacer sa signature dans la poche de son créancier.
Sur ces entrefaites, on arriva au commencement d'avril. Le 4 mai est l'époque des déménagemens à Naples: don Philippe devait deux termes à son propriétaire, lequel lui fit signifier que s'il ne payait pas ces deux termes dans les vingt-quatre heures, il allait, par avance et en se pourvoyant devant le juge, se mettre en situation de le renvoyer à la fin du troisième.
Le troisième arriva, et, comme don Philippe ne paya point, on saisit et l'on vendit les meubles, à l'exception de son lit et de celui d'une vieille domestique de la famille qui n'avait pas voulu le quitter et qui partageait toutes les vicissitudes de sa fortune. La veille du jour où il devait quitter la maison, il se mit en quête d'un autre logement. Ce n'était pas chose facile à trouver: don Philippe commençait à être fort connu sur le pavé de Naples. Désespérant donc de trouver un propriétaire avec qui traiter à l'amiable, il résolut de faire son affaire par force ou par surprise.
Il connaissait une maison que son propriétaire, vieil avare, laissait tomber en ruines plutôt que de la faire réparer. Dans tout autre temps, cette maison lui eût paru fort indigne de lui; mais don Philippe était devenu facile dans la fortune adverse. Il s'assura pendant la journée que la maison n'était point habitée, et, lorsque la nuit fut venue, il déménagea avec sa vieille servante, chacun portant son lit, et s'achemina vers son nouveau domicile. La porte était close, mais une fenêtre était ouverte; il passa par la fenêtre, alla ouvrir la porte à sa compagne, choisit la meilleure chambre, l'invita à choisir après lui, et une heure après tous deux étaient installés.
Quelques jours après, le vieil avare, en visitant sa maison, la trouva habitée. C'était une bonne fortune pour lui: depuis deux ou trois années elle était dans un tel état de délabrement qu'il ne pouvait plus la louer à personne; il se retira donc sans mot dire; seulement, il fit constater l'occupation par deux voisins.
Le jour du terme, don Bernardo se présenta, cette attestation à la main, et après force révérences: – Monsieur, lui dit-il, je viens réclamer l'argent que vous avez bien voulu me devoir, en me faisant l'agréable surprise de venir loger chez moi sans m'en prévenir.
– Mon cher, mon estimable ami, lui répondit don Philippe en lui serrant la main avec effusion, informez-vous partout où j'ai demeuré si j'ai jamais payé mon loyer; et si vous trouvez dans tout Naples un propriétaire qui vous réponde affirmativement, je consens à vous donner le double de ce que vous prétendez que je vous dois, aussi vrai que je m'appelle don Philippe Villani.
Don Philippe se vantait, mais il y a des momens où il faut savoir mentir pour intimider l'ennemi.
A ce nom redouté, le propriétaire pâlit. Jusque-là il avait ignoré quel illustre personnage il avait eu l'honneur de loger chez lui. Les bruits de magie qui s'étaient répandus sur le compte de don Philippe se présentaient à son esprit, et il se crut non seulement ruiné pour avoir hébergé un locataire insolvable, mais encore damné pour avoir frayé avec un sorcier.
Don Bernardo se retira pour réfléchir à la résolution qu'il devait prendre. S'il eût été le diable boiteux, il eût enlevé le toit; il n'était qu'un pauvre diable, il se décida à le laisser tomber, ce qui ne pouvait, au reste, entraîner de longs retards, vu l'état de dégradation de la maison. C'était justement dans la saison pluvieuse, et quand il pleut à Naples on sait avec quelle libéralité le Seigneur donne l'eau; le propriétaire se présenta de nouveau au seuil de la maison.
Comme nos premiers pères poursuivis par la vengeance de Dieu, à laquelle ils cherchaient à échapper, don Philippe s'était retiré de chambre en chambre devant le déluge. Le propriétaire crut donc, au premier abord, qu'il avait pris le parti de décamper, mais son illusion fut courte. Bientôt, guidé par la voix de son locataire, il pénétra dans un petit cabinet un peu plus imperméable que le reste de la maison, et le trouva sur son lit tenant d'une main son parapluie ouvert, de l'autre main un livre, et déclamant à tue-tête les vers d'Horace: Impavidum ferient ruinæ!
Le propriétaire s'arrêta un instant immobile et muet devant l'enthousiaste résignation de son hôte, puis enfin, retrouvant la parole:
– Vous ne voulez donc pas vous en aller? demanda-t-il faiblement et d'une voix consternée:
– Écoutez-moi, mon brave ami, écoutez-moi, mon digne propriétaire, dit don Philippe en fermant son livre. Pour me chasser d'ici, il faut me faire un procès; c'est évident: nous n'avons pas de bail, et j'ai la possession. Or, je me laisserai juger par défaut: un mois, je formerai opposition au jugement: autre mois; vous me réassignerez: troisième mois; j'interjetterai appel: quatrième mois; vous obtiendrez un second jugement: cinquième mois; je me pourvoirai en cassation: sixième mois. Vous voyez qu'en allongeant tant soit peu la chose, car je cote au plus bas, c'est une année de perdue, plus les frais.
– Comment les frais! s'écria le propriétaire; c'est vous qui serez condamné aux frais.
– Sans doute, c'est moi qui serai condamné aux frais, mais c'est vous qui les paierez, attendu que je n'ai pas le sou, et que, comme vous serez le demandeur, vous aurez été forcé de faire les avances.
– Hélas! ce n'est que trop vrai! murmura le pauvre propriétaire en poussant un profond soupir.
– C'est une affaire de six cents ducats, continua don Philippe.
– A peu près, répondit le propriétaire, qui avait rapidement calculé les honoraires des juges, des avocats et des greffiers.
– Eh bien! faisons mieux que cela, mon digne hôte, transigeons.
– Je ne demande pas mieux, voyons.
– Donnez-moi la moitié de la somme, et je sors à l'instant de ma propre volonté, et je me retire à l'amiable.
– Comment! que je vous donne trois cents ducats pour sortir de chez moi, quand c'est vous qui me devez deux termes!
– La remise de l'argent portera quittance.
– Mais c'est impossible!
– Très bien. Ce que j'en faisais, c'était pour vous obliger.
– Pour m'obliger, malheureux!
– Pas de gros mots, mon hôte; cela n'a pas réussi, vous le savez, au papa Félix.
– Eh bien! dit l'avare faisant un effort sur lui-même, eh bien! je donnerai moitié.
– Trois cents ducats, dit don Philippe, pas un grain de plus, pas un grain de moins.
– Jamais! s'écria le propriétaire.
– Prenez garde que, lorsque vous reviendrez, je ne veuille plus pour ce prix-là.
– Eh bien! je risquerai le procès, dût-il me coûter six cents ducats!
– Risquez, mon brave homme, risquez.
– Adieu; demain vous recevrez du papier marqué.
– Je l'attends.
– Allez au diable!
– Au plaisir de vous revoir.
Et tandis que don Bernardo se retirait furieux, don Philippe reprit son ode au Justum et tenacem.