Kitabı oku: «Le corricolo», sayfa 41
Fra Diavolo était un brave homme de curé, disant son bréviaire comme un autre, confessant tant bien que mal les voleurs des environs, qui venaient lui conter leurs petites peccadilles, et dont il se faisait des amis en ne les abîmant pas trop de pénitences, lorsqu'un beau matin, quand il fut question de nommer Joseph Napoléon roi de Naples, l'envie lui prit de s'opposer à cette nomination. En conséquence, sans changer de costume, il passa une paire de pistolets à sa ceinture, pendit un sabre par dessus sa soutane, prit une carabine qu'il avait trouvée dans le presbytère et qui lui venait de son prédécesseur, et, faisant appel à ses ouailles, au nombre desquelles, comme nous l'avons dit, était bon nombre de brigands, il se mit en campagne, gardant les défilés de Fondi, et égorgeant tous les Français isolés qui y passaient. Ces exploits firent bientôt si grand bruit, que l'écho en alla retentir à Palerme, où étaient à cette époque Ferdinand et Caroline; leurs augustes majestés invitèrent alors Fra Diavolo à les aller voir, et, comme il se hâta de se rendre à cette gracieuse invitation, elles lui conférèrent le grade de capitaine. Fra Diavolo revint à Ytry investi de cette nouvelle dignité; mais cette nouvelle dignité ne lui porta point bonheur. Masséna, après avoir pris Gaëte, ordonna une battue générale dans les environs: Fra Diavolo fut pris avec deux cents hommes de sa bande à peu près; ses deux cents compagnons furent incontinent pendus aux arbres de la route. Mais comme les Napolitains niaient que Fra Diavolo qui, selon leur opinion, à eux, opinion que justifie le nom qu'ils lui avaient donné de frère Diable, avait mille ressources de magie à son service; comme les Napolitains, dis-je, niaient que Fra Diavolo eût été assez imprudent pour se laisser prendre, on conduisit l'ex-curé à Naples, on le promena pendant trois jours dans les rues de la capitale, après quoi on lui trancha la tête sur la place du Marché-Neuf.
Tout cela ne fit point que, pendant tout le règne de Joseph et de Murat, les esprits forts ne niassent la mort de Fra Diavolo.
Qu'une illustration moderne ne nous fasse point perdre de vue un souvenir antique. Ytry est l'ancienne Urbs Mamurrarum d'Horace; c'est là que Muréna lui prêta sa maison et Capiton sa cuisine:
Muraena praebente domum, Capitone culinam.
Nous nous arrêtâmes à Ytri. Je me rappelais la nuit qu'à mon premier voyage j'avais passée à Terracine, nuit terrible parmi les terribles nuits que j'ai subies en Italie. Je me rappelais ces malheureux lits recouverts de serge verte, dans lesquels nous nous étions tournés et retournés six heures, sans pouvoir arriver à fermer l'oeil une seule minute. Il est vrai que, l'esprit exalté par la menace éternelle d'un seul et même danger, j'avais, à force de chercher, trouvé un costume de nuit qui me mettait à peu près à l'abri des puces: c'était un pantalon à pied aux coutures serrées et pressant la taille, une chemise qui s'ouvrait juste pour laisser passer la tête, et qui se refermait hermétiquement au col, enfin, des gants sur lesquels se boutonnaient mes manchettes: moyennant cette précaution, le visage seul restait exposé, et j'ai remarqué que la puce, comme le lion, respecte le visage de l'homme. Restait, il est vrai, la punaise qui ne respecte rien; mais, au lieu de deux races ennemies, ce n'était plus qu'une seule à combattre.
Encore une fois, défiez-vous, non pas des fièvres des marais Pontins que tout le monde vous signale, mais de leurs puces et de leurs punaises dont personne ne parle.
Le lendemain matin, nous nous abordâmes, Jadin et moi, en disant que nous aurions aussi bien fait de coucher à Terracine.
A l'une des descentes de la route de Fondi, notre postillon s'arrêta et nous raconta que nous étions juste à l'endroit où le fameux poète français Esménard s'était tué en tombant de voiture.
En général, les Italiens ne nous abîment pas de louanges; on peut même dire que, dans leur étroit patriotisme, patriotisme de clocher, dernier reste de l'orgueil des petites républiques, ils sont presque toujours injustes pour les autres nations; mais comme toute curiosité vaut une rétribution quelconque, et que cette rétribution est variable selon le plus ou le moins d'intérêt que présente la susdite curiosité, notre postillon avait pensé que la curiosité et par conséquent la rétribution seraient plus grandes, s'il faisait d'Esménard un poète de premier ordre.
La ville de Fondi, que saint Thomas choisit pour y établir une classe, et dans laquelle il fit ce miracle d'horticulture, de planter par la tête un oranger qui prit racine et qu'on montre encore, est aujourd'hui un pauvre et bien misérable bourg. Le fameux corsaire Barberousse, qu'il ne faut pas confondre avec l'empereur Barberousse, le souverain des légendes rhénanes, furieux de n'avoir pu enlever la belle Julie Gonzaga, veuve de Vespasien Colonne et comtesse de Fondi, dont il comptait faire cadeau à Soliman II, brûla la ville. Depuis ce temps-là la pauvre cité n'a pu se remettre de cet accident, et la main de feu du terrible pirate est encore empreinte sur la ville moderne.
Deux heures après nous étions à Terracine.
Terracine est bien encore, en venant de Naples surtout, l'éclatante Axur dont parle Horace:
Impositum saxis latè candentibus Anxur, avec son gigantesque rocher qui fut sa base de toutes les époques, et les restes de son palais de Théodoric, qui ne la couronne que depuis le cinquième siècle seulement. Comme il n'était que midi, et que j'avais quelques recherches à faire à Terracine, nous nous arrêtâmes à l'auberge où nous nous étions arrêtés en venant, la seule au reste qui soit, je crois, dans toute la ville.
Dix minutes après notre arrivée, nous étions déjà en route, Jadin pour gravir la montagne couverte de ses ruines gothiques, et moi pour courir au bord de la mer, où l'on retrouve encore des vestiges du port, qui, selon toute probabilité, remonte au temps de la république.
En revenant, j'entrai dans la cathédrale. Quelques belles colonnes de marbre blanc qui viennent d'un temple d'Apollon la rendent assez remarquable.
En entrant à l'hôtel, j'avais demandé s'il n'existait pas quelque histoire de Mastrilla. On n'a peut-être pas oublié le nom de ce fameux bandit, que Padre Rocco appela si heureusement à son secours, à propos de l'éclairage de Naples, et de cette fameuse histoire de saint Joseph que l'on nous a tant reprochée.
L'histoire de Mastrilla se trouvait renfermée dans une espèce de complainte à peu près intraduisible, que l'on me procura à grand'peine, mais dont à la honte de mon imagination, je l'avoue, je ne pus rien tirer.
Alors force me fut de me borner aux traditions orales, et de me mettre en quête des rapsodes, qui pouvaient, fragment par fragment, me raconter l'Iliade de cet autre Achille.
Les rapsodes me tinrent jusqu'à sept heures du soir à me conter des rapsodies qui n'étaient que les différens couplets de la complainte, séparés au lieu d'être réunis.
Nous avions passé notre journée à la recherche de l'insaisissable Mastrilla. La journée était perdue, ce qui n'était pas un grand malheur; mais ce qui compliquait notre situation, c'est qu'il fallait ou passer la nuit à Terracine, et l'on sait quelle terreur nous inspirait cette station, ou traverser les marais Pontins pendant l'obscurité. En restant à Terracine, nous étions sûrs d'être dévorés par les puces et par les punaises; en traversant les marais Pontins, nous risquions d'être dévalisés par les voleurs. Nous balançâmes un instant, puis nous nous décidâmes à traverser les marais Pontins.
Nous fîmes mettre les chevaux, à huit heures du soir; il faisait un clair de lune magnifique: nous chargeâmes nos fusils, nous montâmes, Jadin et moi, sur le siége de la voiture, et nous partîmes d'un assez bon train.
Les marais Pontins commencent en sortant de Terracine, et presque aussitôt le pays prend un caractère de tristesse particulière, que ne contribuent pas peu, sans doute, à lui donner, aux yeux des voyageurs, la crainte de la fièvre, qu'on y rencontre certainement, et celle des voleurs, qui vous y attendent peut-être. La route, tracée au beau travers du pays, s'étend par une ligne parfaitement droite, qu'accompagne de chaque côté un canal destiné à l'écoulement des eaux. Malheureusement, à ce qu'on assure, ces eaux, se trouvant au dessous du niveau de la mer, ne peuvent s'écouler dans la Méditerranée. Au delà du canal est un terrain mouvant et planté de grands roseaux.
Cette vaste solitude, où Pline comptait autrefois jusqu'à vingt-trois villes, n'offre pas aujourd'hui, à part les relais de poste, une seule habitation. Comme dans les Maremmes toscanes, une fièvre dévorante tuerait, en moins d'une année, l'imprudent qui oserait s'y fixer. Les voleurs qui l'exploitent ne font eux-mêmes qu'y passer, et, aussitôt leurs expéditions finies, ils se retirent dans les montagnes de Piperno, leur véritable domicile.
A mesure que nous avancions, le pays prenait un caractère de plus en plus mélancolique; et comme si nos chevaux et notre postillon eussent partagé l'inquiétude que sa mauvaise réputation pouvait inspirer, ils redoublaient, les uns de vitesse, l'autre de coups.
Après une heure et demie à peu près, nous aperçûmes à notre droite un grand feu qui jetait une lueur d'incendie à cent pas autour de lui; ce ne pouvaient être des voleurs, car, par cette imprudence, ils se fussent dénoncés eux-mêmes: nous demandâmes à notre postillon ce que c'était que ce feu; il nous répondit que c'était le relais de poste.
En effet, à mesure que nous avancions, nous apercevions à la lueur de la flamme une espèce de masure, et adossés aux murailles de cette masure, éclairés par le reflet du foyer, cinq ou six hommes immobiles et enveloppés de leurs manteaux. A notre approche et au bruit du fouet de notre postillon, deux se détachèrent du groupe, et montant eux-mêmes à cheval, ils prirent en main une espèce de lance et disparurent. Les autres continuèrent à se chauffer.
Arrivé en face du hangar, notre postillon s'arrêta, et, à peine arrêté, détela ses chevaux, demanda le prix de sa course, ainsi que la bonne main qui en était l'accompagnement obligé, et, sautant sur un de ses deux chevaux aussitôt qu'il les eut reçus, il tourna bride et repartit au galop. Au reste, ses chevaux étaient si bien habitués à ce retour précipité qu'il n'eut pas même besoin d'employer le fouet comme il avait fait en venant: on eût dit que ces animaux, partageant les inquiétudes de l'homme, avaient hâte de fuir ces contrées méphitiques et cet air pestilentiel.
Cependant nous étions restés au milieu de la route avec notre voiture dételée; et comme nous ne voyions s'avancer aucun quadrupède, comme pas un seul de ces bipèdes grelottans et accroupis autour du feu ne bougeait de sa place, je me décidai, voyant qu'ils ne venaient pas à moi, à aller à eux. En conséquence, je descendis de mon siége, je jetai mon fusil en bandouillère sur mon épaule et je m'avançai vers la masure.
Ils me laissèrent approcher sans faire un mouvement.
En m'approchant je les regardais: ce n'étaient pas des hommes, c'étaient des spectres.
Ces malheureux, avec leur teint hâve, leurs membres frissonnans, leurs dents qui se choquaient, étaient hideux à voir; le mieux portant des quatre eût pu poser pour une effrayante statue de la Fièvre.
Je les considérai un instant, oubliant pourquoi je m'étais approché d'eux; puis, par un retour égoïste sur moi-même, je pensai que j'étais moi-même au milieu de ces marais dont les émanations les avaient faits tels qu'ils étaient.
– Et les chevaux? demandai-je.
– Écoutez, me répondit l'un d'eux, les voilà.
En effet, on entendait un piétinement qui allait se rapprochant, puis un hennissement sauvage, puis, mêlés à ce bruit confus, des juremens et des blasphèmes.
Bientôt les hommes qui s'étaient éloignés avec des lances reparurent chassant devant eux une douzaine de petits chevaux, ardens, sauvages, fougueux, et qui semblaient souffler la flamme par les naseaux.
Aussitôt les quatre fiévreux se levèrent, se jetèrent au milieu du troupeau étrange, saisirent chacun un cheval par la longe qu'il traînait, lui passèrent, malgré sa résistance, un misérable harnais, et, tout en me criant: «Remontez, remontez,» poussèrent l'attelage récalcitrant vers la voiture.
Je compris qu'il n'y avait pas d'observations à faire, et que dans les marais Pontins cela devait se passer ainsi. Je remontai donc vivement sur mon siége et je repris ma place près de Jadin.
– Ah ça! me dit Jadin, où allons-nous? Au sabbat?
– Cela m'en a tout l'air, répondis-je. En tout cas, c'est curieux.
– Oui, c'est curieux, dit-il, mais ce n'est point rassurant.
En effet, il se passait une terrible lutte entre les hommes et les chevaux: les chevaux hennissaient, ruaient, mordaient; les hommes criaient, frappaient, blasphémaient; les chevaux essayaient, par des écarts qui ébranlaient la voiture, de casser les cordes qui leur servaient de traits; les hommes resserraient les noeuds de ces cordes, tout en posant sur le dos de deux de ces démons des espèces de selles. Enfin, quand les selles furent posées, tandis que deux hommes maintenaient les chevaux de devant, deux autres sautèrent sur les chevaux sellés, puis ils crièrent: Laissez aller! puis nous nous sentîmes emportés comme par un attelage fantastique, tandis que de chaque côté de la route les deux hommes à cheval nous suivaient, criant un fouet à la main, et joignant les gestes aux cris pour maintenir nos coursiers dans le milieu de la route, dont ils voulaient s'écarter sans cesse, et les empêcher d'aller s'abîmer avec notre voiture dans un des canaux qui bordaient chaque côté du chemin.
Cela dura dix minutes ainsi; puis, ces dix minutes écoulées, comme nos chevaux étaient lancés, nos escorteurs nous abandonnèrent, et, sortis un instant, par une crise, de leur apathie, s'en retournèrent attendre d'autres voyageurs, en tremblant la fièvre devant leur feu.
Quand nous pûmes un peu respirer, nous regardâmes autour de nous: nous traversions de grands roseaux tout peuplés de buffles qui, réveillés par le bruit que nous faisions, écartaient bruyamment ces joncs gigantesques pour nous regarder passer; puis, effrayés à notre approche, se reculaient en soufflant bruyamment. De temps en temps de grands oiseaux de marais, comme des hérons ou des butors, se levaient en jetant un cri de terreur, et s'éloignaient rapidement, traçant une ligne droite, et se perdant dans l'obscurité; enfin, de temps en temps, des animaux, dont je ne pouvais reconnaître la forme, traversaient la route, parfois isolés, parfois par bandes. J'appris au relais que c'étaient des sangliers.
Nous arrivâmes ainsi en moins d'une heure et demie au second relais. Là la même scène se renouvela: même feu, hommes semblables, pareils chevaux; après une demi-heure d'attente, nous repartîmes comme emportés par un tourbillon.
Nous fîmes trois relais de la même manière; puis au bout du quatrième nous aperçûmes une ville: c'était Velletri.
Les fameux marais Pontins étaient traversés, et cette fois encore sans rencontrer de voleurs: décidément les voleurs étaient passés pour nous à l'état de mythes.
Sans nous consulter, nos postillons s'arrêtèrent à la porte d'une auberge, au lieu de s'arrêter à la porte de la poste. Comme la susdite locanda ne paraissait pas trop misérable, je ne leur en voulus pas de la méprise; nous descendîmes, et nous demandâmes deux chambres pour le soir, et un bon déjeûner, s'il était possible, pour le lendemain.
Trois choses nous faisaient prendre en patience notre station à Velletri. Je méditais pour le lendemain une excursion à Cori, l'ancienne Cora, et à Monte-Circello, l'ex-cap de Circé; tandis que Jadin, attiré par un autre but, m'avait déjà déclaré qu'il demeurerait sur place pour faire quelque portrait de femme; on sait que les femmes de Velletri passent pour les plus belles femmes8.
De là, la forme circulaire de cet admirable tableau, un des chefs-d'oeuvre du palais Pitti à Florence.
Velletri est la patrie, non pas d'Auguste, mais de ses ancêtres; son père y était banquier (lisez usurier): les banquiers romains prêtaient à 20 pour 100; c'est à 20 pour 100 que César avait fait pour cinquante-deux millions de dettes. Elle n'offre de remarquable, comme monument, que le bel escalier de marbre de l'ancien palais Lancelloti, bâti par Lunghi-le-Vieux.
Cori, plus heureuse que sa voisine, possède encore deux temples, élevés l'un à Castor et Pollux, l'autre à Hercule; du premier il ne reste que les colonnes et l'inscription qui atteste qu'il était consacré aux fils de Jupiter et de Léda; le second, élevé sous Claude, est parfaitement conservé, et on le regarde, merveilleusement posé qu'il est d'ailleurs sur une base de granit entièrement isolée, comme un des plus complets modèles de l'ordre dorique grec.
Quand à Monte-Circello, c'est, comme l'indique son nom, l'antique résidence de la fille du Soleil. Ce fut sur cette montagne, jadis baignée par la mer et qu'on appelait, comme nous l'avons dit, le cap Circé, que parvint Ulysse, lorsqu'après avoir échappé au cyclope Polyphême et au Lestrigon Antiphate, il aborda sur une terre inconnue, et, montant sur un cap élevé, ne vit devant lui qu'une île et une mer sans fin: l'île était perdue au milieu des flots; puis à travers les buissons et les forêts sortaient de la terre des tourbillons de fumée.
Je suis monté sur le cap, j'ai cherché l'île volcanique et je n'ai rien aperçu; mais peut-être aussi ai-je moins bonne vue qu'Ulysse.
Mais ce que j'ai découvert, par exemple, ce sont d'immenses troupeaux de porcs, bien autrement nobles que les cochons de M. de Rohan, puisque, selon toute probabilité, ils descendent de ces imprudens compagnons d'Ulysse, qui, attirés par le bruit de la navette et par l'harmonie des instrumens, entrèrent dans le palais de la fille du Soleil malgré les conseils d'Euriloque, qui revint seul aux vaisseaux pour annoncer à leur chef la disparition de ses vingt soldats.
Or, comme je disais, y a-t-il beaucoup de noblesse qui puisse le disputer à celle des cochons de Monte-Circello, dont les ancêtres ont été chantés par Homère?
Dans la montagne est encore une grotte, appelée Grotta della Maga, ou grotte de la Magicienne: c'est le seul souvenir que Circé ait laissé dans le pays. Quant à son splendide palais de marbre, il est bien entendu qu'il n'en reste pas plus de trace que de celui d'Armide.
Nous revînmes assez tard à Velletri; et, comme rien ne nous pressait, que nous n'avions pas été trop mécontens de l'auberge, nous résolûmes d'y passer la soirée. Jadin y était resté dans l'intention de faire un portrait de femme, il avait fait deux paysages. L'homme propose, Dieu dispose.
Le lendemain, nous nous remîmes en route vers les neuf heures du matin, nous arrêtant un instant à Genzano pour boire de son vin, qui a une certaine réputation, un instant à l'Arriccia pour voir le palais Chigi et l'église de la ville, deux des ouvrages les plus remarquables du Bernin.
Enfin, à deux heures, nous arrivâmes à Albano. C'est à Albano que les riches Romains qui craignent le mal'aria vont passer l'été; à partir de la porte de Rome, en effet, la route monte jusqu'à Albano; et, comme on le sait, hôte des plaines et des marais, la fièvre n'atteint jamais une certaine hauteur.
Dix ciceroni nous attendaient à la descente de notre voiture pour nous faire voir de force le tombeau d'Ascagne et celui des Horaces et des Curiaces. Nous ne donnerons pas aux savans italiens le plaisir de nous voir nous enferrer dans une discussion archéologique à l'endroit de ces deux monumens. Nous avons dit tout ce que nous avions à dire là-dessus à propos de la grande mosaïque de Pompeïa, à qui Dieu fasse paix.
En sortant d'Albano, on aperçoit Rome à quatre lieues de distance; ces quatre lieues se font vite, le chemin, comme nous l'avons dit, allant toujours en descendant. Aussi, une heure après notre départ d'Albano, nous entrions dans la ville éternelle, que nous avions quittée quatre mois auparavant.
XII
Gasparone
Je n'avais plus rien à voir dans la ville éternelle que le représentant éternel de notre religion, le vicaire du Christ, le successeur de saint Pierre. Depuis que j'étais en Italie, j'entendais parler de Grégoire XVI comme d'un des plus nobles et des plus saints caractères qui eussent encore illustré la papauté, et ce concert général d'éloges me donnait une plus ardente envie de me prosterner à ses pieds.
Aussi, le lendemain, dès que l'heure d'être reçu fut arrivée, me présentai-je chez M. de Tallenay, pour le prier de demander pour moi une audience à Sa Sainteté: M. de Tallenay me répondit qu'il allait à l'instant même transmettre ma demande au cardinal Fieschi; mais en même temps il me prévint que, comme l'audience ne me serait jamais accordée que trois ou quatre jours après la réception de ma demande, je pouvais, si j'avais quelque course à faire soit dans Rome, soit dans les environs, profiter de ce petit retard.
Cela m'allait à merveille. A mon premier passage, j'avais visité toute la campagne orientale de Rome: Tivoli, Frascati, Soubiaco et Palestrine; mais je n'avais point vu Civitta-Vecchia; Civitta-Vecchia, au reste, où il n'y aurait rien à voir, si Civitta-Vecchia n'avait point un bagne et dans ce bagne n'avait point l'honneur de renfermer le fameux Gasparone.
En effet, je vous ai bien raconté des histoires de bandits, n'est-ce pas? je vous ai tour à tour parlé du Sicilien Pascal Bruno, du Calabrais Marco Brandi et de ce fameux comte Horace, ce voleur de grands chemins aux charmantes manières, aux gants jaunes et à l'habit taillé par Humann.
Eh bien! tous ces bandits-là ne sont rien près de Gasparone. Il y a plus, prenez tous les autres bandits, prenez Dieci Nove, prenez Pietro Mancino, cet habile coquin qui vola un million en or et qui, satisfait de la somme, s'en alla vivre honnêtement en Dalmatie, faisant, de là, la nique à la police romaine; prenez Giuseppe Mastrilla, cet incorrigible voleur, qui, au moment de mourir, ne pouvant plus rien voler à personne, vola son âme au diable; prenez Gobertineo, le fameux Gobertineo, que vous ne connaissez pas, vous autres Parisiens, mais dont le nom est au bord du Tibre l'égal des plus grands noms; Gobertineo qui tua de sa main neuf cent soixante-dix personnes, dont six enfans, et qui mourut avec le pieux regret de n'avoir pas atteint le nombre de mille comme il en avait fait voeu à saint Antoine, et qui, au moment de la mort, craignait d'être damné surtout pour n'avoir pas accompli son voeu; prenez Oronzo Albeyna, qui tua son père comme Oedipe, sa mère comme Oreste, son frère comme Romulus, et sa soeur comme Horace; prenez les Sondino, les Francatripa, les Calabrese, les Mezza Pinta; et ils n'iront pas au genou de Gasparone. Quant à Lacenaire, ce bucolique assassin qui a fait tant d'honneur à la littérature, il va sans dire que, comme meurtrier et comme poète, il n'est pas même digne de dénouer les cordons du soulier gauche de son illustre confrère.
On comprend que je ne pouvais pas aller à Rome et passer par conséquent à douze lieues de Civitta-Vecchia sans aller voir Gasparone.
Cette fois, nous partîmes par la diligence, tout simplement. La diligence, qui n'est même pas trop mauvaise pour une diligence romaine, se transporte en cinq ou six heures de Rome à Civitta-Vecchia. Il va sans dire que je m'étais muni d'une carte, carte du reste fort difficile à obtenir pour visiter le bagne, et avoir l'honneur d'être présenté à Gasparone. J'étais donc en mesure.
Je ne dirai rien de la campagne de Rome, la description de ce magnifique désert a sa place ailleurs. Rome est une chose sainte, qu'il faut visiter à part et religieusement.
En descendant de voiture, nous fîmes, pour éviter tout retard, prévenir le gouverneur de la forteresse de l'intention où nous étions de visiter son illustre prisonnier: nous joignîmes notre carte à la lettre, et nous nous mîmes à table.
Au dessert, nous vîmes entrer le gouverneur, il venait nous chercher lui-même.
Comme on le pense bien, je m'emparai exclusivement de son excellence, et tout le long de la route je le questionnai.
Il y avait dix ans que Gasparone habitait la forteresse à la suite d'une capitulation, dont la principale condition était que lui et ses compagnons auraient la vie sauve.
On rencontre sur le pavé de Rome une quantité de bons vieillards mis comme nos paysans de l'Opéra-Comique, et se promenant une canne à la Dormeuil à la main. Qu'est-ce que ces honnêtes gens? de bons pères, de bons époux, d'honnêtes citoyens; de véritables mines d'électeurs, de véritables démarches de gardes nationaux; vous portez la main à votre chapeau.
Prenez garde, vous allez saluer un bandit qui a capitulé; vous allez faire une politesse à un gaillard qui, sur la route de Viterbe ou de Terracine, vous eût, il y a trois ou quatre ans, coupé les deux oreilles si vous n'aviez pas racheté chacune d'elles mille écus romains.
Remarquez que les écus romains ne sont pas démonétisés comme les nôtres et valent toujours six francs.
Il y en a même qui ont stipulé une petite rente, que le gouvernement leur paie trimestre par trimestre, aussi régulièrement que s'ils avaient placé leurs fonds sur l'Etat.
Malheureusement pour Gasparone, il s'était fait une de ces réputations qui ne permettent pas à ceux qui en ont joui de rentrer dans l'obscurité. On craignit, si on le laissait libre, qu'il ne lui reprit, un beau matin, quelque velléité de gloire, et que ce Napoléon de la montagne ne voulût aussi avoir son retour de l'Ile d'Elbe.
Aussi Gasparone et ses vingt-un compagnons furent-ils étroitement écroués dans la citadelle de Civitta-Vecchia.
Pendant les premiers temps, Gasparone jeta feu et flammes, mordant et secouant ses barreaux comme un tigre pris au piége, disant qu'il avait été trahi et que la liberté était une des conditions de la capitulation; mais le pape Léon XII, d'énergique mémoire, le laissa se démener tout à son aise, et peu à peu Gasparone se calma.
Tout le long de la route, le gouverneur nous entretint de petites espiègleries attribuées à Gasparone: il y en a quelques unes qui émanent d'un esprit assez original pour être racontées.
Gasparone était fils du chef des bergers du prince de L… Jusqu'à l'âge de seize ans sa conduite fut exemplaire: seulement peut-être dans son orgueil était-il un peu trop amoureux des beaux habits, des beaux chevaux et des belles armes qu'il voyait aux jeunes seigneurs romains. Mais cependant il y avait quelque chose que Gasparone préférait aux belles armes, aux beaux chevaux et aux beaux habits, c'était sa belle maîtresse Teresa.
Un dimanche, Gasparone et Teresa étaient chez le prince L… qui était fort indulgent pour eux: les filles du prince, dont l'une était du même âge que Teresa, et l'autre un peu plus jeune, s'amusèrent à habiller la jeune paysanne avec une de leurs robes et à la couvrir de leurs bijoux. La jeune fille était coquette, cette riche toilette sous laquelle elle s'était trouvée un instant plus belle que sous son costume pittoresque de paysanne lui fit envie: sans doute, si elle eût demandé la robe et même quelques uns des bijoux aux filles du prince, celles-ci les eussent donnés; mais Teresa était fière comme une Romaine, elle eût eu honte devant les jeunes filles d'exprimer un pareil souhait; elle renferma son désir au plus profond de son coeur, se laissa dépouiller de sa robe, se laissa reprendre jusqu'à son dernier bijou. Seulement, à peine fut-elle sortie de la chambre des jeunes princesses que son beau front se pencha soucieux. Gasparone s'aperçut de sa préoccupation; mais à toutes les demandes qu'il lui fit sur ce qu'elle avait, Teresa se contenta de répondre, de ce ton si significatif de la femme qui désire une chose et qui n'ose dire quelle chose elle désire: – Que voulez-vous que j'aie? – je n'ai rien.
Le soir, Gasparone entra à l'improviste dans la chambre de Teresa, et trouva Teresa qui pleurait.
Cette fois, il n'y avait plus à nier le chagrin; tout ce que pouvait faire Teresa, c'était d'essayer d'en cacher la cause.
Teresa essaya de le faire, mais Gasparone la pressa tellement qu'elle fut forcée d'avouer que cette belle robe qu'elle avait essayée, que ces beaux bijoux dont on l'avait couverte, lui faisaient envie, et qu'elle voudrait les posséder, ne fût-ce que pour s'en parer toute seule dans sa chambre et devant son miroir.
Gasparone la laissa dire, puis, quand elle eut fini:
– Tu dis donc, demanda-t-il, que tu serais heureuse si tu avais cette robe et ces bijoux?
– Oh! oui, s'écria Teresa.
– C'est bien, dit Gasparone. Cette nuit tu les auras.
Le même soir, le feu prit à la villa du prince L… justement dans la partie du bâtiment qu'habitaient les jeunes princesses. Par bonheur, Gasparone, qui rôdait dans les environs, vit l'incendie un des premiers, se précipita au milieu des flammes, et sauva les deux jeunes filles.
Toute cette partie de la villa fut dévorée par l'incendie et l'intensité du feu était telle qu'on n'essaya pas même de sauver les meubles ni les bijoux.
Gasparone seul osa se jeter une troisième fois dans les flammes, mais il ne reparut plus; on crut qu'il y avait péri, mais on apprit que, ne pouvant repasser par l'escalier qui s'était abîmé, il avait sauté du haut d'une fenêtre qui donnait dans la campagne.
Le prince fit chercher Gasparone, et lui offrit une récompense pour le courage qn'il avait montré, mais le jeune homme refusa fièrement, et quelques instances que lui fit Son Altesse, il ne voulut rien accepter.
On approchait de la semaine de Pâques. Gasparone était trop bon chrétien pour ne pas remplir exactement ses devoirs de religion. Il alla comme d'habitude se confesser au curé de sa paroisse; mais cette fois le curé, on ne sait pourquoi, lui refusait l'absolution. Une discussion, s'établit alors entre le confesseur et le pénitent; et comme le confesseur persistait dans son refus d'absoudre le jeune homme, celui-ci, qui ne voulait pas s'en retourner avec une conscience inquiète, tua le curé d'un coup de couteau.
Gasparone, que tout cela n'empêchait point d'être bon chrétien à sa manière, alla s'accuser à un autre prêtre, et du crime qui lui avait valu le refus du premier, et du meurtre de celui-ci. Le nouveau confesseur, que le sort de son prédécesseur ne laissait pas que d'inquiéter, refusa tout, juste pour se faire valoir, mais finit par donner pleine et entière l'absolution que demandait Gasparone.