Kitabı oku: «Le corricolo», sayfa 42
Sur quoi Gasparone, la coeur satisfait, l'âme tranquille, alla s'engager comme bandit dans la troupe de Cucumello.
Ce Cucumello était un bandit assez renommé, quoique de second ordre: d'ailleurs il était petit, roux et louche, fort laid en somme, défaut capital pour un chef de bande. Cela n'empêchait pas qu'on ne lui obéît au doigt et à l'oeil. Mais on lui obéissait, voilà tout: sans entraînement, sans enthousiasme, sans fanatisme.
L'apparition de Gasparone au milieu de la troupe fit grand effet: Gasparone était grand, beau, fort, adroit et rusé. Gasparone était poète et musicien, il improvisait des vers comme le Tasse, et des mélodies comme Paësiello. Gasparone fut considéré tout de suite comme un sujet qui devait aller loin.
On lui demanda quels étaient ses titres pour se faire brigand, il répondit qu'il avait mis le feu à la villa du prince L… pour faire cadeau à sa maîtresse d'une robe, d'un collier et d'un bracelet dont elle avait eu envie, et que, comme le prêtre de sa paroisse lui refusait l'absolution de cette peccadille, il l'avait tué pour l'exemple.
Ce récit parut confirmer la bonne opinion que la vue de Gasparone avait tout d'abord inspirée aux bandits, et il fut reçu par acclamation.
Huit jours après, les carabiniers enveloppèrent la bande de Cucumello, qui, par un ordre imprudent du chef, s'était hasardée sur un terrain dangereux. Gasparone, qui marchait le premier, se trouva tout à coup entre deux carabiniers; les deux soldats étendirent en même temps la main pour le saisir, mais avant qu'ils n'eussent eu le temps de toucher le collet de son habit, ils étaient tombés tous deux frappés de son stylet. Chacun alors, comme d'habitude, tira de son côté. Gasparone s'enfonça dans le makis, poursuivi pour son compte par six carabiniers; mais, quoique Gasparone fût bon coureur, Gasparone ne fuyait pas pour fuir: il connaissait son histoire romaine, l'anecdote des Horaces et des Curiaces lui avait toujours paru des plus ingénieuses, et sa fuite n'avait d'autre but que de la mettre en pratique. En effet, quand il vit les six carabiniers éparpillés dans le makis et égarés à sa poursuite, il revint successivement sur eux, et, les attaquant chacun à son tour, il les tua tous les six; après quoi il regagna le rendez-vous que les bandits prennent toujours précautionnellement pour une expédition quelconque, et où peu à peu ses compagnons vinrent le rejoindre.
Cependant, la nuit venue, quatre hommes manquaient à l'appel, et au nombre de ces hommes était Cucumello.
On proposa de tirer au sort pour savoir lequel des bandits irait savoir à Rome des nouvelles des absens; Gasparone s'offrit comme messager volontaire, et fut accepté.
En approchant de la porte del Popolo, il aperçut quatre têtes fraîchement coupées qui, rangées avec symétrie, ornaient sa corniche.
Il s'approcha de ces têtes et reconnut que c'étaient celles de ses trois compagnons et de leur chef.
Il était inutile d'aller chercher plus loin d'autres nouvelles, celle qu'il avait à rapporter aux bandits parut suffisante à Gasparone; il reprit donc le chemin de Tusculum, dans les environs duquel se tenait la bande.
Les bandits écoutèrent le récit de Gasparone avec une philosophie remarquable; puis, comme il ressortait clairement de ce récit que Cucumello était trépassé, on procéda à l'élection d'un autre chef.
Gasparone fut élu à une formidable majorité! – Style du Constitutionnel.
Alors commença cette série d'expéditions hasardeuses, d'aventures pittoresques et de caprices excentriques qui firent à Gasparone la réputation européenne dont il a l'honneur de jouir aujourd'hui, et qui autorise sa femme à lui écrire avec cette suscription dont personne ne s'étonne:
ALL ILLUSTRISSIMO SIGNORE ANTONIO GASPARONE,
Ai bagni di Civitta-Vecchia.
Et en effet Gasparone mérite bien le titre d'illustrissime, tant prodigué en Italie, et qui se réhabiliterait bien vite si on ne l'appliquait qu'à de pareilles célébrités; car, pendant dix ans, de Sainte-Agathe à Fondi et de Fondi à Spoletto, il ne s'exécuta point un vol, il ne s'alluma point un incendie, il ne se commit point un assassinat, – et Dieu sait combien de vols furent exécutés, combien d'incendies s'allumèrent, combien d'assassinats furent commis, – sans que vol, incendie ou assassinat ne fût signé du nom de Gasparone.
Comme on le comprend bien, tous ces récits ne faisaient qu'augmenter singulièrement ma curiosité, qui était portée à son comble lorsque nous arrivâmes à la porte de la forteresse.
A la vue du gouverneur, qui nous accompagnait, la porte s'ouvrit comme par enchantement; le custode accourut, s'inclina, puis, sur l'ordre de son excellence, marcha devant nous.
D'abord nous entrâmes dans une grande cour, toute hérissée de pyramides de boulets rouillés, et défendue par cinq ou six vieux canons endormis sur leurs affûts; tout autour de cette cour, pareille à un cloître, régnait une grille, et sur l'une des quatre faces de cette grille s'ouvraient vingt-deux portes, dont vingt-une donnaient dans les cellules des compagnons de Gasparone, et la vingt-deuxième dans celle de Gasparone lui-même.
A un ordre du gouverneur, chacun des bandits se rangea sur la porte de sa cellule, comme pour passer une inspection.
Nous nous étions à l'avance, et sur leur réputation, figuré voir des hommes terribles, au regard farouche et au costume pittoresque: nous fûmes singulièrement détrompés.
Nous vîmes de bons paysans, toujours comme on en voit à l'Opéra-Comique, avec des figures bonasses et les regards les plus bienveillans.
Nous avions nos bandits devant les yeux que, ne pouvant croire que c'étaient eux, nous les cherchions encore.
Vous rappelez-vous tous les Turcs de l'ambassade ottomane, que nous trouvions si beaux, si romanesques, si poétiques, sous leurs robes brodées, sous leurs riches dolimans, sous leurs magnifiques cachemires, et qui aujourd'hui, avec leur redingote bleue en fourreau de parapluie et leurs calottes grecques, ont l'air de bouteilles à cachets rouges?
Eh bien! il en était ainsi de nos brigands.
Nous comptions sur Gasparone pour relever un peu le physique de toute la bande; il était le dernier de ses compagnons, occupant la première cellule en retour, debout comme les autres sur le seuil de sa porte, les deux mains dans les goussets de sa culotte, nous attendant d'un air patriarcal.
C'était là cet homme qui, pendant dix ans, avait fait trembler les États romains, qui avait eu une armée, qui avait lutté corps à corps avec Léon XII, un des trois papes guerriers que les successeurs de saint Pierre comptent dans leurs rangs; les deux autres sont, comme on le sait, Jules II et Sixte-Quint.
Il nous invita d'une voix presque caressante à entrer dans sa cellule.
Ainsi, c'était cette voix caressante qui avait donné tant d'ordres de mort, c'étaient ces yeux bienveillans qui avaient lancé de si terribles éclairs, c'étaient ces mains inoffensives qui s'étaient si souvent rougies de sang humain.
C'était à croire qu'on nous avait volé nos voleurs.
Gasparone me renouvela, avec la politesse qui m'avait déjà étonné dans ses camarades, l'invitation d'entrer dans sa cellule, invitation que j'acceptai cette fois sans me faire prier. J'espérais qu'à défaut du lion je trouverais au moins une caverne.
La caverne était une petite chambre assez propre, quoique fort misérablement meublée.
Parmi ces meubles, qui se composaient du reste d'une table, de deux chaises et d'un lit, un seul me frappa tout particulièrement.
Quatre rayons de bois cloués au mur simulaient une bibliothèque, et les rayons de cette bibliothèque à leur tour soutenaient quelques livres.
Je fus curieux de voir quelles étaient les lectures favorites du bandit, et lui demandai la permission de jeter un coup d'oeil sur la partie intéressante de son mobilier.
Il me répondit que les livres, la cellule et son propriétaire étaient bien à mon service.
Sur quoi je m'approchai des rayons et je reconnus, à mon grand étonnement: d'abord un Télémaque; près du Télémaque, un Dictionnaire français-italien, puis, de l'autre côté du Dictionnaire français-italien, une pauvre petite édition de Paul et Virginie, toute fatiguée et toute crasseuse; enfin les Nouvelles morales, de Soane, et les Animaux parlans, de Casti.
Puis quelques autres livres qui n'eussent point été déplacés dans une institution de jeunes demoiselles.
– Est-ce votre propre choix, ou l'ordre du gouverneur qui vous a composé cette bibliothèque? demandai-je à Gasparone.
– C'est mon propre choix, très illustre seigneur, répondit le bandit; j'ai toujours eu du goût pour les lectures de ce genre.
– Je vois dans votre collection deux ouvrages de deux compatriotes à moi, Fénelon et Bernardin de Saint-Pierre; parleriez-vous notre langue?
– Non; mais je la lis et la comprends.
– Faites-vous cas de ces deux ouvrages?
– Un si grand cas que, dans ce moment-ci, je m'occupe à traduire Télémaque en italien.
– Ce sera un véritable cadeau que vous ferez à votre patrie que de faire passer dans la langue du Dante l'un des chefs-d'oeuvre de notre langue.
– Malheureusement, me répondit Gasparone d'un air modeste, je suis incapable de transporter d'une langue dans l'autre les beautés du style; mais au moins les idées resteront.
– Et où en êtes-vous de votre traduction?
– A la fin du premier volume.
Et Gasparone me montra sur sa table une pyramide de papiers couverts d'une grosse écriture: c'était sa traduction.
J'en lus quelques passages. A part l'orthographe, sur laquelle, comme M. Marle, Gasparone me parut avoir des idées particulières, ce n'était pas plus mauvais que les mille traductions qu'on nous donne tous les jours.
Plusieurs fois je fis des tentatives pour mettre Gasparone sur la voie de sa vie passée; mais chaque fois il détourna la conversation. Enfin, sur une allusion plus directe:
– Ne me parlez pas de ce temps, me dit-il, depuis dix ans que j'habite Civitta-Vecchia, je suis revenu des vanités de ce monde.
Je vis qu'en poussant plus loin mes investigations je serais indiscret, et qu'en restant plus long-temps je serais importun; je priai Gasparone d'écrire sur mon album quelques lignes de sa traduction et de me choisir un passage selon son coeur.
Sans se faire prier, il prit la plume et écrivit les lignes suivantes:
«L'innosenza dei costumi, la buona fede, l'obedienza e l'orrore del vizio abitano questa terra fortunata. Egli sembia che la dea Astrea, la quale si dice ritirata nel celo, sia anche costi nacosta fra questi uomini. Essi non anno bisogno di giudici, giacche la loro propria coscienza gle ne tiene luogo.
»Civitta Vecchia, li 23 octobre 1835.»
Je remerciai le bandit, et lui demandai s'il n'avait pas besoin de quelque chose.
A cette demande, il releva fièrement la tête:
– Je n'ai besoin de rien, me dit-il, Sa Sainteté me donne deux pauli par jour pour mon tabac et mon eau-de-vie; cela me suffit. J'ai pris quelquefois, mais je n'ai jamais demandé l'aumône.
Je le priai de me pardonner, l'assurant que je lui avais fait cette demande dans une excellente intention et nullement pour l'offenser.
Il reçut mes excuses avec beaucoup de dignité, et me salua en homme qui désirait visiblement en rester là de ses relations avec moi.
Je me retirai assez humilié d'avoir manqué mon effet sur Gasparone; et comme Jadin avait fini le croquis qu'il avait fait de lui à la dérobée, je rendis son salut à mon hôte et je sortis de sa cellule.
J'ai cru bien long-temps fermement, et je le crois encore un peu, que c'est un faux Gasparone qu'on m'a fait voir.
XXIII
Une Visite à sa sainteté le pape Grégoire XVI
En arrivant à Rome, je trouvai une lettre de M. de Tallenay, mon audience m'était accordée pour le lendemain.
Il m'invitait donc à me tenir prêt le lendemain à onze heures, et en uniforme.
Mais là s'élevait une grave difficulté: à cette époque, où j'allais en Italie pour la première fois, je ne connaissais pas la nécessité de l'uniforme, et j'avais négligé de m'en faire faire un: je me trouvais donc tout bonnement possesseur d'un habit noir, encore était-il un peu bien fripé par quatorze mois de voyage. M. de Tallenay exposa mon embarras, qui fut exposé à Sa Sainteté, laquelle répondit qu'eu égard à la recommandation dont je m'étais fait précéder on dérogerait pour moi aux lois de l'étiquette.
Il est vrai que cette recommandation était une lettre de la main de la reine. Mais, hâtons-nous de le dire, ce n'était pas seulement comme venant de la reine qu'il y était fait droit, mais comme venant de la plus digne, de la plus noble et de la plus sainte des femmes.
Pauvre mère! à qui Dieu enfonça sur la tête la couronne d'épines de son propre fils!
Le lendemain, à l'heure dite, j'étais à l'ambassade de France; M. de Tallenay m'attendait, nous partîmes.
J'éprouvais, je l'avoue, l'émotion la plus profonde que j'eusse éprouvée de ma vie. Je ne sais s'il existe un homme plus accessible que moi aux impressions religieuses; j'avais déjà été reçu par quelques uns des rois de ce monde; j'avais vu un empereur qui en valait bien un autre, et qui s'appelait Napoléon, c'est-à-dire quelque chose comme Charlemagne ou comme César: mais c'était la première fois que j'allais me trouver face à face avec la plus sainte des majestés.
Deux fois depuis, j'eus l'honneur d'être reçu par Sa Sainteté, et la dernière fois même avec une bonté si particulière que j'en garderai une reconnaissance éternelle; mais chaque fois l'émotion fut la même, et je ne puis la comparer qu'à celle que j'éprouvai lorsque je communiai pour la première fois.
A moitié de l'escalier du Vatican, je fus forcé de m'arrêter, tant mes jambes tremblaient. Je passais au milieu des merveilles des anciens et des modernes sans les voir. J'étais comme les bergers qui suivaient l'étoile et qui ne regardaient qu'elle.
On nous introduisit dans une antichambre fort simple, meublée en bois de chêne. Nous attendîmes un instant, tandis qu'on prévenait Sa Sainteté. Cet instant fut pour moi presque de l'anxiété, tant mon émotion était grande; cinq minutes après, la porte s'ouvrit et l'on nous fit signe que nous pouvions passer.
M. de Tallenay m'avait mis au courant de l'étiquette; le pape reçoit toujours debout: trois fois celui qu'il daigne recevoir s'agenouille devant lui – une première fois sur le seuil de la porte – une seconde fois après être entré dans la chambre – une troisième fois à ses pieds. Alors il présente sa mule, sur laquelle est une croix brodée, pour que l'on voie bien que l'hommage rendu à l'homme remonte directement à Dieu, et que le serviteur des serviteurs du Christ n'est que l'intermédiaire entre la terre et le ciel.
Le pape ne parle, dans ses audiences, que latin ou italien, mais on peut lui parler le français qu'il entend parfaitement.
J'arrivai à la porte du cabinet pontifical plus tremblant encore que je ne l'avais été sur l'escalier: je suivais immédiatement l'ambassadeur, et entre lui et la porte j'aperçus Sa Sainteté debout et nous attendant.
C'était un beau et grand vieillard, âgé alors de soixante-sept ou soixante-huit ans, à la fois simple et digne, avec un air de paternelle bonté répandu sur toute sa personne: il portait sur la tête une petite calotte blanche et était vêtu d'une cimarre de même couleur, boutonnée du haut jusqu'en bas et tombant jusqu'à ses pieds.
L'ambassadeur s'agenouilla et je m'agenouillai près de lui, mais un peu en arrière: il lui fit signe alors de s'approcher de lui, indiquant par ce signe qu'il supprimait la seconde génuflexion. Nous nous avançâmes donc alors de son côté; il fit un pas vers nous, présenta à M. de Tallenay sa main au lieu de son pied, et son anneau au lieu de sa mule. M. de Tallenay baisa l'anneau et se releva. Puis vint mon tour.
Je le répète, j'étais tellement étourdi de me trouver en face de la représentation vivante de Dieu sur la terre, que je ne savais plus guère ce que je faisais; aussi, au lieu de faire comme milord Stain que Louis XIV invitait à monter le premier dans sa voiture, et qui, calculant que venant de si haut toute invitation est un ordre, y monta sans répliquer, lorsque le pape, comme il avait fait pour M. de Tallenay, me présenta son anneau, j'insistai pour baiser le pied: le pape sourit.
– Soit, puisque vous le voulez, dit-il, et il me présenta sa mule.
– Tibi et Petro! balbutiai-je, en appuyant mes lèvres sur la croix.
Le pape sourit à cette allusion, et, me présentant de nouveau la main, me releva en me demandant, dans la langue de Cicéron, mais avec l'accent d'Alfieri, quelle cause m'amenait à Rome.
Je priai alors Sa Sainteté de vouloir bien me parler italien, la langue latine m'étant trop peu familière pour que je pusse comprendre couramment cette langue, surtout avec l'accent, si différent du nôtre, que lui ont donné les Italiens modernes. Alors Sa Sainteté me répéta sa question dans la langue de Dante.
Comme cette langue était celle que je parlais depuis plus d'un an, mon embarras passa, et je restai avec ma seule émotion.
Les souverains sont comme les femmes, ils éprouvent toujours un certain plaisir à voir l'effet qu'ils produisent: je ne sais pas si le pape fut accessible à ce petit sentiment d'orgueil; mais ce que je sais, c'est que, pendant toute l'audience, je ne vis luire sur son visage qu'une parfaite sérénité.
Nous parlâmes de toutes choses: du duc d'Orléans, dont il espérait beaucoup; de la reine, qu'il vénérait comme une sainte; de M. de Chateaubriand, qu'il aimait comme un ami.
Puis la conversation tomba sur le mouvement qui s'opérait en France. Grégoire XVI le suivait des yeux, mais ne se trompait point sur son résultat: il l'envisageait comme un mouvement plus chrétien que catholique; plus social que religieux.
Puis il me parla des missions dans l'Inde, dans la Chine et le Thibet; me conduisit devant de grandes cartes géographiques sur lesquelles étaient marqués, avec des épingles à tête de cire, toute la route suivie par les missionnaires et les points les plus avancés auxquels ils étaient parvenus. Il me raconta plusieurs des supplices qu'avaient subis les modernes martyrs avec non moins de courage et de résignation que les martyrs antiques. Il me cita tous les noms de ces derniers apôtres du Christ, noms qui, au milieu de nos tourmentes politiques et de nos agitations sociales, ne sont pas même parvenus jusqu'à nous.
Or, pour ce coeur plein d'espérance et de foi, la religion, loin de marcher à sa décadence, n'avait point encore atteint son apogée.
Et, en effet, il est permis de voir ainsi lorsqu'on s'appelle Pie VII ou Grégoire XVI, et que, du haut d'un trône qui dépasse celui des rois et des empereurs, on donne au monde l'exemple de toutes les vertus.
Après avoir passé en revue, l'une après l'autre, toutes ces grandes questions, Sa Sainteté voulut bien revenir à moi.
– Mon fils, me dit-elle, vous venez de me parler en homme qui, tout en s'écartant parfois de la religion, comme fait un enfant de celle qui lui a donné son lait le plus pur, n'a point oublié cependant cette mère universelle et sublime. N'avez-vous donc jamais songé que, dans un temps comme le nôtre, où toutes les nobles croyances ont besoin d'être raffermies, le théâtre était une chaire d'où pouvait descendre aussi la parole de Dieu?
– On dirait que Votre Sainteté lit au plus profond de mon coeur, répondis-je. Oui, mon intention est bien celle-là. Mais je ne sais pas si pour notre époque, gangrenée encore par les doctrines de l'Encyclopédie, les orgies de Louis XV et les turpitudes du Directoire, le temps est arrivé de prononcer de nouveau sur la scène les paroles sévères et religieuses que firent entendre, au dix-septième siècle, Corneille dans Polyeucte et Racine dans Atholie. Notre génération les écouterait sans doute; car, chose étrange, ce sont les jeunes gens qui, chez nous, sont les hommes graves. Mais ceux-là qui ont applaudi, depuis quarante ans, les sentences de Voltaire, les concetti de Marivaux et les saillies de Beaumarchais, ont tout à fait oublié la Bible et se souviennent fort peu de l'Evangile. Votre Sainteté m'a parlé tout à l'heure de ses missionnaires. Si je tentais une pareille oeuvre, je pourrais bien avoir, à Paris, le sort qu'ils ont dans l'Inde, dans la Chine et dans le Thibet.
– Oui, c'est cela, répondit Sa Sainteté en souriant, et vous ne vous sentez pas assez fort pour le martyre.
– Si fait; mais, je l'avoue, j'ai besoin d'être encouragé par un mot de Votre Sainteté.
– Avez-vous déjà votre sujet?
– Depuis long-temps; et le véritable but de mon voyage à Rome et à Naples était d'étudier l'antiquité, non pas l'antiquité de Tite-Live, de Tacite et de Virgile, mais celle de Plutarque, de Suétone et de Juvénal. J'ai vu Pompeïa, et Pompeïa m'a raconté tout ce que je voulais savoir, c'est-à-dire tous ces détails de la vie privée qu'on ne trouve dans aucun livre; aussi suis-je prêt.
– Et comment s'appellera votre oeuvre?
– Caligula.
– C'est une belle époque, mais vous ne pourrez pas y placer les premiers chrétiens: les premiers chrétiens, vous le savez, ne parurent que postérieurement à la mort de cet empereur.
– Je le sais, Votre Sainteté; mais j'ai trouvé moyen d'aller au devant de cette objection en adoptant la tradition populaire qui fait mourir Madeleine à la Sainte-Baume, et faisant remonter la lumière d'Occident en Orient, au lieu de la faire descendre d'Orient en Occident.
– Faites, mon fils; ce que vous ferez dans ce but pourra ne pas réussir peut-être aux yeux des hommes, mais aura le mérite de l'intention à ceux du Seigneur.
– Et si j'ai le sort de vos missionnaires de l'Inde, de la Chine et du Thibet, Votre Sainteté daignera-t-elle se souvenir de moi?
– Il est du devoir de l'Eglise, répondit en riant Sa Sainteté, de prier pour tous ses martyrs.
L'audience avait duré une heure. Je m'inclinai.
– Je vais prendre congé de Votre Sainteté, dis-je au pape, mais avec un regret.
– Lequel!
– C'est de ne rien emporter qui soit bénit par elle; si j'avais su la trouver si bonne pour moi, j'eusse acheté deux ou trois chapelets, qui me seraient bien précieux pour ma mère et pour ma soeur.
– Qu'à cela ne tienne, répondit Sa Sainteté. Je comprends votre désir, et je ne veux pas que vous me quittiez sans qu'il soit accompli.
A ces mots, le pape se dirigea vers une petite armoire qui se trouvait dans l'angle de son cabinet, et en tira deux ou trois chapelets et autant de petites croix en bois et en nacre; puis, les ayant bénits, il me les mit dans la main.
– Tenez, me dit-il, ces chapelets et ces croix viennent directement de la Terre-Sainte, ils ont été travaillés par les moines du Saint-Sépulcre et ils ont touché le tombeau du Christ. Je viens en outre d'y attacher, pour les personnes qui les porteront, toutes les indulgences dont l'Eglise dispose.
Je me mis à genoux pour les recevoir.
– Que Votre Sainteté accompagne ce précieux cadeau de sa bénédiction, et je n'aurai plus rien à lui demander que de ne pas me confondre dans sa mémoire avec la foule de ceux qu'elle daigne recevoir.
Je sentis les deux mains de ce digne et saint vieillard se poser sur ma tête, je m'inclinai jusqu'à terre et je baisai une seconde fois sa mule; puis je sortis des larmes plein les yeux et de la foi plein le coeur.
Deux ans après cette audience Caligula parut: ce que j'avais prévu arriva, et si Sa Sainteté m'a tenu parole, mon nom doit être inscrit au Martyrologe.