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Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome I.», sayfa 6

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Chapitre X – L'arithmétique de M. de Mazarin

Tandis que le roi se dirigeait rapidement vers l'aile du château occupée par le cardinal, n'emmenant avec lui que son valet de chambre, l'officier de mousquetaires sortait, en respirant comme un homme qui a été forcé de retenir longuement son souffle, du petit cabinet dont nous avons déjà parlé et que le roi croyait solitaire. Ce petit cabinet avait autrefois fait partie de la chambre; il n'en était séparé que par une mince cloison. Il en résultait que cette séparation, qui n'en était une que pour les yeux, permettait à l'oreille la moins indiscrète d'entendre tout ce qui se passait dans cette chambre.

Il n'y avait donc pas de doute que ce lieutenant des mousquetaires n'eût entendu tout ce qui s'était passé chez Sa Majesté. Prévenu par les dernières paroles du jeune roi, il en sortit donc à temps pour le saluer à son passage et pour l'accompagner du regard jusqu'à ce qu'il eût disparu dans le corridor.

Puis, lorsqu'il eut disparu, il secoua la tête d'une façon qui n'appartenait qu'à lui, et d'une voix à laquelle quarante ans passés hors de la Gascogne n'avaient pu faire perdre son accent gascon:

– Triste service! dit-il; triste maître!

Puis, ces mots prononcés, le lieutenant reprit sa place dans son fauteuil, étendit les jambes et ferma les yeux en homme qui dort ou qui médite. Pendant ce court monologue et la mise en scène qui l'avait suivi, tandis que le roi, à travers les longs corridors du vieux château, s'acheminait chez M. de Mazarin, une scène d'un autre genre se passait chez le cardinal.

Mazarin s'était mis au lit un peu tourmenté de la goutte, mais comme c'était un homme d'ordre qui utilisait jusqu'à la douleur, il forçait sa veille à être la très humble servante de son travail. En conséquence, il s'était fait apporter par Bernouin, son valet de chambre, un petit pupitre de voyage, afin de pouvoir écrire sur son lit. Mais la goutte n'est pas un adversaire qui se laisse vaincre si facilement, et comme, à chaque mouvement qu'il faisait, de sourde la douleur devenait aiguë:

– Brienne n'est pas là? demanda-t-il à Bernouin.

– Non, monseigneur, répondit le valet de chambre. M. de Brienne, sur votre congé, s'est allé coucher; mais si c'est le désir de Votre Éminence, on peut parfaitement le réveiller.

– Non, ce n'est point la peine. Voyons cependant. Maudits chiffres!

Et le cardinal se mit à rêver tout en comptant sur ses doigts.

– Oh! des chiffres! dit Bernouin. Bon! si Votre Éminence se jette dans ses calculs, je lui promets pour demain la plus belle migraine! et avec cela que M. Guénaud n'est pas ici.

– Tu as raison, Bernouin. Eh bien! tu vas remplacer Brienne, mon ami. En vérité, j'aurais dû emmener avec moi M. de Colbert. Ce jeune homme va bien, Bernouin, très bien. Un garçon d'ordre!

– Je ne sais pas, dit le valet de chambre, mais je n'aime pas sa figure, moi, à votre jeune homme qui va bien.

– C'est bon, c'est bon, Bernouin! On n'a pas besoin de votre avis. Mettez-vous là, prenez la plume, et écrivez.

– M'y voici; monseigneur. Que faut-il que j'écrive?

– Là, c'est bien, à la suite de deux lignes déjà tracées.

– M'y voici.

– Écris. Sept cent soixante mille livres.

– C'est écrit.

– Sur Lyon…

Le cardinal paraissait hésiter.

– Sur Lyon, répéta Bernouin.

– Trois millions neuf cent mille livres.

– Bien, monseigneur.

– Sur Bordeaux, sept millions.

– Sept, répéta Bernouin.

– Eh! oui, dit le cardinal avec humeur, sept.

Puis, se reprenant:

– Eh! monseigneur, que ce soit à dépenser ou à encaisser, peu m'importe, puisque tous ces millions ne sont pas à moi.

– Ces millions sont au roi; c'est l'argent du roi que je compte.

Voyons, nous disions?.. Tu m'interromps toujours!

– Sept millions, sur Bordeaux.

– Ah! oui, c'est vrai. Sur Madrid, quatre. Je t'explique bien à qui est cet argent, Bernouin, attendu que tout le monde a la sottise de me croire riche à millions. Moi, je repousse la sottise. Un ministre n'a rien à soi, d'ailleurs. Voyons, continue. Rentrées générales, sept millions. Propriétés, neuf millions. As- tu écrit, Bernouin?

– Oui, monseigneur.

– Bourse, six cent mille livres; valeurs diverses, deux millions.

Ah! j'oubliais: mobilier des différents châteaux…

– Faut-il mettre de la couronne? demanda Bernouin.

– Non, non, inutile; c'est sous-entendu. As-tu écrit, Bernouin?

– Oui, monseigneur.

– Et les chiffres?

– Sont alignés au-dessous les uns des autres.

– Additionne, Bernouin.

– Trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, monseigneur.

– Ah! fit le cardinal avec une expression de dépit, il n'y a pas encore quarante millions!

Bernouin recommença l'addition.

– Non, monseigneur, il s'en manque sept cent quarante mille livres.

Mazarin demanda le compte et le revit attentivement.

– C'est égale dit Bernouin, trente-neuf millions deux cent soixante mille livres, cela fait un joli denier.

– Ah! Bernouin, voilà ce que je voudrais voir au roi.

– Son Éminence me disait que cet argent était celui de Sa

Majesté.

– Sans doute, mais bien clair, bien liquide. Ces trente-neuf millions sont engagés, et bien au-delà.

Bernouin sourit à sa façon, c'est-à-dire en homme qui ne croit que ce qu'il veut croire, tout en préparant la boisson de nuit du cardinal et en lui redressant l'oreiller.

– Oh! dit Mazarin lorsque le valet de chambre fut sorti, pas encore quarante millions! Il faut pourtant que j'arrive à ce chiffre de quarante-cinq millions que je me suis fixé.

«Mais qui sait si j'aurai le temps! Je baisse, je m'en vais, je n'arriverai pas. Pourtant, qui sait si je ne trouverai pas deux ou trois millions dans les poches de nos bons amis les Espagnols? Ils ont découvert le Pérou, ces gens-là, et, que diable! il doit leur en rester quelque chose.

Comme il parlait ainsi, tout occupé de ses chiffres et ne pensant plus à sa goutte, repoussée par une préoccupation qui, chez le cardinal, était la plus puissante de toutes les préoccupations, Bernouin se précipita dans sa chambre tout effaré.

– Eh bien! demanda le cardinal, qu'y a-t-il donc?

– Le roi! Monseigneur, le roi!

– Comment, le roi! fit Mazarin en cachant rapidement son papier. Le roi ici! le roi à cette heure! Je le croyais couché depuis longtemps. Qu'y a-t-il donc?

Louis XIV put entendre ces derniers mots et voir le geste effaré du cardinal se redressant sur son lit, car il entrait en ce moment dans la chambre.

– Il n'y a rien, monsieur le cardinal, ou du moins rien qui puisse vous alarmer; c'est une communication importante que j'avais besoin de faire ce soir-même à Votre Éminence, voilà tout.

Mazarin pensa aussitôt à cette attention si marquée que le roi avait donnée à ses paroles touchant Mlle de Mancini, et la communication lui parut devoir venir de cette source. Il se rasséréna donc à l'instant même et prit son air le plus charmant, changement de physionomie dont le jeune roi sentit une joie extrême, et quand Louis se fut assis:

– Sire, dit le cardinal, je devrais certainement écouter Votre

Majesté debout, mais la violence de mon mal…

– Pas d'étiquette entre nous, cher monsieur le cardinal, dit Louis affectueusement; je suis votre élève et non le roi, vous le savez bien, et ce soir surtout, puisque je viens à vous comme un requérant, comme un solliciteur, et même comme un solliciteur très humble et très désireux d'être bien accueilli.

Mazarin, voyant la rougeur du roi, fut confirmé dans sa première idée, c'est-à-dire qu'il y avait une pensée d'amour sous toutes ces belles paroles. Cette fois, le rusé politique, tout fin qu'il était, se trompait: cette rougeur n'était point causée par les pudibonds élans d'une passion juvénile, mais seulement par la douloureuse contraction de l'orgueil royal.

En bon oncle, Mazarin se disposa à faciliter la confidence.

– Parlez, dit-il, Sire, et puisque Votre Majesté veut bien un instant oublier que je suis son sujet pour m'appeler son maître et son instituteur, je proteste à Votre Majesté de tous mes sentiments dévoués et tendres.

– Merci, monsieur le cardinal, répondit le roi. Ce que j'ai à mander à Votre Éminence est d'ailleurs peu de chose pour elle.

– Tant pis, répondit le cardinal tant pis, Sire. Je voudrais que Votre Majesté me demandât une chose importante et même un sacrifice… mais, quoi que ce soit que vous me demandiez, je suis prêt à soulager votre coeur en vous l'accordant, mon cher Sire.

– Eh bien! voici de quoi il s'agit, dit le roi avec un battement de coeur qui n'avait d'égal en précipitation que le battement de coeur du ministre: je viens de recevoir la visite de mon frère le roi d'Angleterre.

Mazarin bondit dans son lit comme s'il eût été mis en rapport avec la bouteille de Leyde ou la pile de Volta, en même temps qu'une surprise ou plutôt qu'un désappointement manifeste éclairait sa figure d'une telle lueur de colère que Louis XIV, si peu diplomate qu'il fut, vit bien que le ministre avait espéré entendre toute autre chose.

– Charles II! s'écria Mazarin avec une voix rauque et un dédaigneux mouvement des lèvres. Vous avez reçu la visite de Charles II!

– Du roi Charles II, reprit Louis XIV, accordant avec affectation au petit-fils de Henri IV le titre que Mazarin oubliait de lui donner. Oui, monsieur le cardinal, ce malheureux prince m'a touché le coeur en me racontant ses infortunes. Sa détresse est grande, monsieur le cardinal, et il m'a paru pénible à moi, qui me suis vu disputer mon trône, qui ai été forcé, dans des jours d'émotion, de quitter ma capitale; à moi, enfin, qui connais le malheur, de laisser sans appui un frère dépossédé et fugitif.

– Eh! dit avec dépit le cardinal, que n'a-t-il comme vous, Sire, un Jules Mazarin près de lui! sa couronne lui eût été gardée intacte.

– Je sais tout ce que ma maison doit à votre Éminence, repartit fièrement le roi, et croyez bien que pour ma part, monsieur, je ne l'oublierai jamais. C'est justement parce que mon frère le roi d'Angleterre n'a pas près de lui le génie puissant qui m'a sauvé, c'est pour cela, dis-je, que je voudrais lui concilier l'aide de ce même génie, et prier votre bras de s'étendre sur sa tête, bien assuré, monsieur le cardinal, que votre main, en le touchant seulement, saurait lui remettre au front sa couronne, tombée au pied de l'échafaud de son père.

– Sire, répliqua Mazarin, je vous remercie de votre bonne opinion à mon égard, mais nous n'avons rien à faire là-bas: ce sont des enragés qui renient dieu et qui coupent la tête à leurs rois. Ils sont dangereux, voyez-vous, Sire, et sales à toucher depuis qu'ils se sont vautrés dans le sang royal et dans la boue covenantaire. Cette politique-là ne m'a jamais convenu, et je la repousse.

– Aussi pouvez-vous nous aider à lui en substituer une autre.

– Laquelle?

– La restauration de Charles II, par exemple.

– Eh! mon Dieu! répliqua Mazarin, est-ce que par hasard le pauvre

Sire se flatterait de cette chimère?

– Mais oui, répliqua le jeune roi, effrayé des difficultés que semblait entrevoir dans ce projet l'oeil si sûr de son ministre; il ne demande même pour cela qu'un million.

– Voilà tout. Un petit million, s'il vous plaît? fit ironiquement le cardinal en forçant son accent italien. Un petit million, s'il vous plaît, mon frère? Famille de mendiants, va!

– Cardinal, dit Louis XIV en relevant la tête, cette famille de mendiants est une branche de ma famille.

– Êtes-vous assez riche pour donner des millions aux autres,

Sire? avez-vous des millions?

– Oh! répliqua Louis XIV avec une suprême douleur qu'il força cependant, à force de volonté, de ne point éclater sur son visage; oh! oui, monsieur le cardinal, je sais que je suis pauvre, mais enfin la couronne de France vaut bien un million, et pour faire une bonne action, j'engagerai, s'il le faut, ma couronne. Je trouverai des juifs qui me prêteront bien un million?

– Ainsi, Sire, vous dites que vous avez besoin d'un million? demanda Mazarin.

– Oui, monsieur, je le dis.

– Vous vous trompez beaucoup, Sire, et vous avez besoin de bien plus que cela. Bernouin!.. Vous allez voir, Sire, de combien vous avez besoin en réalité… Bernouin!

– Eh quoi! cardinal, dit le roi, vous allez consulter un laquais sur mes affaires?

– Bernouin! cria encore le cardinal sans paraître remarquer l'humiliation du jeune prince. Avance ici, et dis-moi le chiffre que je te demandais tout à l'heure, mon ami.

– Cardinal, cardinal, ne m'avez-vous pas entendu? dit Louis pâlissant d'indignation.

– Sire, ne vous fâchez pas; je traite à découvert les affaires de

Votre Majesté, moi. Tout le monde en France le sait, mes livres sont à jour. Que te disais-je de me faire tout à l'heure,

Bernouin?

– Votre Éminence me disait de lui faire une addition.

– Tu l'as faite, n'est-ce pas?

– Oui, monseigneur.

– Pour constater la somme dont Sa Majesté avait besoin en ce moment? Ne te disais-je pas cela? Sois franc, mon ami.

– Votre Éminence me le disait.

– Eh bien! quelle somme désirais-je?

– Quarante-cinq millions, je crois.

– Et quelle somme trouverions-nous en réunissant toutes nos ressources?

– Trente-neuf millions deux cent soixante mille francs.

– C'est bien, Bernouin, voilà tout ce que je voulais savoir; laisse-nous maintenant, dit le cardinal en attachant son brillant regard sur le jeune roi, muet de stupéfaction.

– Mais cependant… balbutia le roi.

– Ah! vous doutez encore! Sire, dit le cardinal. Eh bien! voici la preuve de ce que je vous disais. Et Mazarin tira de dessous son traversin le papier couvert de chiffres, qu'il présenta au roi, lequel détourna la vue, tant sa douleur était profonde.

– Ainsi, comme c'est un million que vous désirez, Sire, que ce million n'est point porté là, c'est donc de quarante-six millions qu'a besoin Votre Majesté. Eh bien! il n'y a pas de juifs au monde qui prêtent une pareille somme, même sur la couronne de France. Le roi, crispant ses poings sous ses manchettes, repoussa son fauteuil.

– C'est bien, dit-il, mon frère le roi d'Angleterre mourra donc de faim.

– Sire, répondit sur le même ton Mazarin, rappelez-vous ce proverbe que je vous donne ici comme l'expression de la plus saine politique: «Réjouis-toi d'être pauvre quand ton voisin est pauvre aussi.»

Louis médita quelques moments, tout en jetant un curieux regard sur le papier dont un bout passait sous le traversin.

– Alors, dit-il, il y a impossibilité à faire droit à ma demande d'argent, monsieur le cardinal?

– Absolue, Sire.

– Songez que cela me fera un ennemi plus tard s'il remonte sans moi sur le trône.

– Si Votre Majesté ne craint que cela, qu'elle se tranquillise, dit vivement le cardinal.

– C'est bien, je n'insiste plus, dit Louis XIV.

– Vous ai-je convaincu, au moins, Sire? dit le cardinal en posant sa main sur celle du roi.

– Parfaitement.

– Toute autre chose, demandez-la, Sire, et je serai heureux de vous l'accorder, vous ayant refusé celle-ci.

– Toute autre chose, monsieur?

– Eh! oui, ne suis-je pas corps et âme au service de Votre

Majesté? Holà! Bernouin, des flambeaux, des gardes pour Sa

Majesté! Sa Majesté rentre dans ses appartements.

– Pas encore, monsieur, et puisque vous mettez votre bonne volonté à ma disposition, je vais en user.

– Pour vous, Sire? demanda le cardinal, espérant qu'il allait enfin être question de sa nièce.

– Non, monsieur, pas pour moi, répondit Louis, mais pour mon frère Charles toujours.

La figure de Mazarin se rembrunit, et il grommela quelques paroles que le roi ne put entendre.

Chapitre XI – La politique de M. de Mazarin

Au lieu de l'hésitation avec laquelle il avait un quart d'heure auparavant abordé le cardinal, on pouvait lire alors dans les yeux du jeune roi cette volonté contre laquelle on peut lutter, qu'on brisera peut-être par sa propre impuissance, mais qui au moins gardera, comme une plaie au fond du coeur, le souvenir de sa défaite.

– Cette fois, monsieur le cardinal, il s'agit d'une chose plus facile à trouver qu'un million.

– Vous croyez cela, Sire? dit Mazarin en regardant le roi de cet oeil rusé qui lisait au plus profond des coeurs.

– Oui, je le crois, et lorsque vous connaîtrez l'objet de ma demande…

– Et croyez-vous donc que je ne le connaisse pas, Sire?

– Vous savez ce qui me reste à vous dire?

– Écoutez, Sire, voilà les propres paroles du roi Charles…

– Oh! par exemple!

– Écoutez. Et si cet avare, ce pleutre d'Italien, a-t-il dit…

– Monsieur le cardinal!..

– Voilà le sens, sinon les paroles. Eh! mon Dieu! je ne lui en veux pas pour cela, Sire; chacun voit avec ses passions.

«Il a donc dit: Et si ce pleutre d'Italien vous refuse le million que nous lui demandons, Sire; si nous sommes forcés, faute d'argent, de renoncer à la diplomatie, eh bien! nous lui demanderons cinq cents gentilshommes…

Le roi tressaillit, car le cardinal ne s'était trompé que sur le chiffre.

– N'est-ce pas, Sire, que c'est cela? s'écria le ministre avec un accent triomphateur; puis il a ajouté de belles paroles, il a dit: J'ai des amis de l'autre côté du détroit; à ces amis il manque seulement un chef et une bannière.

«Quand ils me verront, quand ils verront la bannière de France, ils se rallieront à moi, car ils comprendront que j'ai votre appui. Les couleurs de l'uniforme français vaudront près de moi le million que M. de Mazarin nous aura refusé.

«(Car il savait bien que je le refuserais, ce million.) Je vaincrai avec ces cinq cents gentilshommes, Sire, et tout l'honneur en sera pour vous. Voilà ce qu'il a dit, ou à peu près, n'est-ce pas? en entourant ces paroles de métaphores brillantes, d'images pompeuses, car ils sont bavards dans la famille! Le père a parlé jusque sur l'échafaud.

La sueur de la honte coulait au front de Louis. Il sentait qu'il n'était pas de sa dignité d'entendre ainsi insulter son frère, mais il ne savait pas encore comment on voulait, surtout en face de celui devant qui il avait vu tout plier, même sa mère. Enfin il fit un effort.

– Mais, dit-il, monsieur le cardinal, ce n'est pas cinq cents hommes, c'est deux cents.

– Vous voyez bien que j'avais deviné ce qu'il demandait.

– Je n'ai jamais nié, monsieur, que vous n'eussiez un oeil profond, et c'est pour cela que j'ai pensé que vous ne refuseriez pas à mon frère Charles une chose aussi simple et aussi facile à accorder que celle que je vous demande en son nom, monsieur le cardinal, ou plutôt au mien.

– Sire, dit Mazarin, voilà trente ans que je fais de la politique. J'en ai fait d'abord avec M. le cardinal de Richelieu, puis tout seul.

«Cette politique n'a pas toujours été très honnête, il faut l'avouer; mais elle n'a jamais été maladroite. Or, celle que l'on propose en ce moment à Votre Majesté est malhonnête et maladroite à la fois.

– Malhonnête, monsieur!

– Sire, vous avez fait un traité avec M. Cromwell.

– Oui; et dans ce traité même M. Cromwell a signé au-dessus de moi.

– Pourquoi avez-vous signé si bas, Sire? M. Cromwell a trouvé une bonne place, il l'a prise; c'était assez son habitude. J'en reviens donc à M. Cromwell. Vous avez fait un traité avec lui, c'est-à-dire avec l'Angleterre, puisque quand vous avez signé ce traité M. Cromwell était l'Angleterre.

– M. Cromwell est mort.

– Vous croyez cela, Sire?

– Mais sans doute, puisque son fils Richard lui a succédé et a abdiqué même.

– Eh bien! voilà justement! Richard a hérité à la mort de Cromwell, et l'Angleterre à l'abdication de Richard. Le traité faisait partie de l'héritage, qu'il fût entre les mains de M. Richard ou entre les mains de l'Angleterre. Le traité est donc bon toujours, valable autant que jamais. Pourquoi l'éluderiez- vous, Sire? Qu'y a-t-il de changé? Charles II veut aujourd'hui ce que nous n'avons pas voulu il y a dix ans; mais c'est un cas prévu. Vous êtes l'allié de l'Angleterre, Sire, et non celui de Charles II. C'est malhonnête sans doute, au point de vue de la famille, d'avoir signé un traité avec un homme qui a fait couper la tête au beau-frère du roi votre père, et d'avoir contracté une alliance avec un Parlement qu'on appelle là-bas un Parlement Croupion; c'est malhonnête, j'en conviens, mais ce n'était pas maladroit au point de vue de la politique, puisque, grâce à ce traité, j'ai sauvé à Votre Majesté, mineure encore, les tracas d'une guerre extérieure, que la Fronde… vous vous rappelez la Fronde, Sire (le jeune roi baissa la tête), que la Fronde eût fatalement compliqués. Et voilà comme quoi je prouve à Votre Majesté que changer de route maintenant sans prévenir nos alliés serait à la fois maladroit et malhonnête. Nous ferions la guerre en mettant les torts de notre côté; nous la ferions, méritant qu'on nous la fît, et nous aurions l'air de la craindre, tout en la provoquant; car une permission à cinq cents hommes, à deux cents hommes, à cinquante hommes, à dix hommes, c'est toujours une permission. Un Français, c'est la nation; un uniforme, c'est l'armée. Supposez, par exemple, Sire, que vous avez la guerre avec la Hollande, ce qui tôt ou tard arrivera certainement, ou avec l'Espagne, ce qui arrivera peut-être si votre mariage manque (Mazarin regarda profondément le roi), et il y a mille causes qui peuvent faire manquer votre mariage; eh bien! approuveriez-vous l'Angleterre d'envoyer aux Provinces-Unies ou à l'infante un régiment, une compagnie, une escouade même de gentilshommes anglais? Trouveriez-vous qu'elle se renferme honnêtement dans les limites de son traité d'alliance?

Louis écoutait; il lui semblait étrange que Mazarin invoquât la bonne foi, lui l'auteur de tant de supercheries politiques qu'on appelait des mazarinades.

– Mais enfin, dit le roi, sans autorisation manifeste, je ne puis empêcher des gentilshommes de mon État de passer en Angleterre si tel est leur bon plaisir.

– Vous devez les contraindre à revenir, Sire, ou tout au moins protester contre leur présence en ennemis dans un pays allié.

– Mais enfin, voyons, vous, monsieur le cardinal, vous un génie si profond, cherchons un moyen d'aider ce pauvre roi sans nous compromettre.

– Et voilà justement ce que je ne veux pas, mon cher Sire, dit Mazarin. L'Angleterre agirait d'après mes désirs qu'elle n'agirait pas mieux; je dirigerais d'ici la politique d'Angleterre que je ne la dirigerais pas autrement.

«Gouvernée ainsi qu'on la gouverne, l'Angleterre est pour l'Europe un nid éternel à procès. La Hollande protège Charles II: laissez faire la Hollande; ils se fâcheront, ils se battront; ce sont les deux seules puissances maritimes; laissez-les détruire leurs marines l'une par l'autre; nous construirons la nôtre avec les débris de leurs vaisseaux, et encore quand nous aurons de l'argent pour acheter des clous.

– Oh! que tout ce que vous me dites là est pauvre et mesquin, monsieur le cardinal!

– Oui, mais comme c'est vrai, Sire, avouez-le. Il y a plus: j'admets un moment la possibilité de manquer à votre parole et d'éluder le traité; cela se voit souvent, qu'on manque à sa parole et qu'on élude un traité, mais c'est quand on a quelque grand intérêt à le faire ou quand on se trouve par trop gêné par le contrat; eh bien! vous autoriseriez l'engagement qu'on vous demande; la France, sa bannière, ce qui est la même chose, passera le détroit et combattra; la France sera vaincue.

– Pourquoi cela?

– Voilà ma foi un habile général, que Sa Majesté Charles II, et

Worcester nous donne de belles garanties!

– Il n'aura plus affaire à Cromwell, monsieur.

– Oui, mais il aura affaire à Monck, qui est bien autrement dangereux.

«Ce brave marchand de bière dont nous parlons était un illuminé, il avait des moments d'exaltation, d'épanouissement, de gonflement, pendant lesquels il se fendait comme un tonneau trop plein; par les fentes alors s'échappaient toujours quelques gouttes de sa pensée, et à l'échantillon on connaissait la pensée tout entière. Cromwell nous a ainsi, plus de dix fois, laissé pénétrer dans son âme, quand on croyait cette âme enveloppée d'un triple airain, comme dit Horace. Mais Monck! Ah! Sire, Dieu vous garde de faire jamais de la politique avec M. Monck! C'est lui qui m'a fait depuis un an tous les cheveux gris que j'ai!

«Monck n'est pas un illuminé, lui, malheureusement, c'est un politique; il ne se fend pas, il se resserre. Depuis dix ans il a les yeux fixés sur un but, et nul n'a pu encore deviner lequel.

«Tous les matins, comme le conseillait Louis XI, il brûle son bonnet de la nuit. Aussi, le jour où ce plan lentement et solitairement mûri éclatera, il éclatera avec toutes les conditions de succès qui accompagnent toujours l'imprévu.

«Voilà Monck, Sire, dont vous n'aviez peut-être jamais entendu parler, dont vous ne connaissiez peut-être pas même le nom, avant que votre frère Charles II, qui sait ce qu'il est, lui, le prononçât devant vous, c'est-à-dire une merveille de profondeur et de ténacité, les deux seules choses contre lesquelles l'esprit et l'ardeur s'émoussent. Sire, j'ai eu de l'ardeur quand j'étais jeune, j'ai eu de l'esprit toujours. Je puis m'en vanter, puisqu'on me le reproche. J'ai fait un beau chemin avec ces deux qualités, puisque de fils d'un pêcheur de Piscina, je suis devenu Premier ministre du roi de France, et que dans cette qualité, Votre Majesté veut bien le reconnaître, j'ai rendu quelques services au trône de Votre Majesté. Eh bien! Sire, si j'eusse rencontré Monck sur ma route, au lieu d'y trouver M. de Beaufort, M. de Retz, ou M. le prince, eh bien, nous étions perdus. Engagez- vous à la légère, Sire, et vous tomberez dans les griffes de ce soldat politique. Le casque de Monck, Sire, est un coffre de fer au fond duquel il enferme ses pensées, et dont personne n'a la clef. Aussi, près de lui, ou plutôt devant lui, je m'incline, Sire, moi qui n'ai qu'une barrette de velours.

– Que pensez-vous donc que veuille Monck, alors?

– Eh! si je le savais, Sire, je ne vous dirais pas de vous défier de lui, car je serais plus fort que lui; mais avec lui j'ai peur de deviner; de deviner! vous comprenez mon mot? car si je crois avoir deviné, je m'arrêterai à une idée, et, malgré moi, je poursuivrai cette idée. Depuis que cet homme est au pouvoir là- bas, je suis comme ces damnés de Dante à qui Satan a tordu le cou, qui marchent en avant et qui regardent en arrière: je vais du côté de Madrid, mais je ne perds pas de vue Londres. Deviner, avec ce diable d'homme, c'est se tromper, et se tromper, c'est se perdre. Dieu me garde de jamais chercher à deviner ce qu'il désire; je me borne, et c'est bien assez, à espionner ce qu'il fait; or, je crois – vous comprenez la portée du mot je crois? je crois, relativement à Monck, n'engage à rien – , je crois qu'il a tout bonnement envie de succéder à Cromwell. Votre Charles II lui a déjà fait faire des propositions par dix personnes; il s'est contenté de chasser les dix entremetteurs sans rien leur dire autre chose que: «Allez-vous-en, ou je vous fais pendre!» C'est un sépulcre que cet homme! Dans ce moment-ci, Monck fait du dévouement au Parlement Croupion; de ce dévouement, par exemple, je ne suis pas dupe: Monck ne veut pas être assassiné. Un assassinat l'arrêterait au milieu de son oeuvre, et il faut que son oeuvre s'accomplisse; aussi je crois, mais ne croyez pas ce que je crois, je dis je crois par habitude; je crois que Monck ménage le Parlement jusqu'au moment où il le brisera. On vous demande des épées, mais c'est pour se battre contre Monck. Dieu nous garde de nous battre contre Monck, Sire, car Monck nous battra, et battu par Monck, je ne m'en consolerais de ma vie! Cette victoire, je me dirais que Monck la prévoyait depuis dix ans. Pour Dieu! Sire, par amitié pour vous, si ce n'est par considération pour lui, que Charles II se tienne tranquille; Votre Majesté lui fera ici un petit revenu; elle lui donnera un de ses châteaux. Eh! eh! attendez donc! mais je me rappelle le traité, ce fameux traité dont nous parlions tout à l'heure! Votre Majesté n'en a pas même le droit, de lui donner un château!

– Comment cela?

– Oui, oui, Sa Majesté s'est engagée à ne pas donner l'hospitalité au roi Charles, à le faire sortir de France même. C'est pour cela que vous ferez comprendre à votre frère qu'il ne peut rester chez nous, que c'est impossible, qu'il nous compromet, ou moi-même…

– Assez, monsieur! dit Louis XIV en se levant. Que vous me refusiez un million, vous en avez le droit: vos millions sont à vous; que vous me refusiez deux cents gentilshommes, vous en avez le droit encore, car vous êtes Premier ministre, et vous avez, aux yeux de la France, la responsabilité de la paix et de la guerre; mais que vous prétendiez m'empêcher, moi le roi, de donner l'hospitalité au petit-fils de Henri IV, à mon cousin germain, au compagnon de mon enfance! là s'arrête votre pouvoir, là commence ma volonté.

– Sire, dit Mazarin, enchanté d'en être quitte à si bon marché, et qui n'avait d'ailleurs si chaudement combattu que pour en arriver là; Sire, je me courberai toujours devant la volonté de mon roi; que mon roi garde donc près de lui ou dans un de ses châteaux le roi d'Angleterre, que Mazarin le sache, mais que le ministre ne le sache pas.

– Bonne nuit, monsieur, dit Louis XIV, je m'en vais désespéré.

– Mais convaincu, c'est tout ce qu'il me faut, Sire, répliqua

Mazarin.

Le roi ne répondit pas, et se retira tout pensif, convaincu, non pas de tout ce que lui avait dit Mazarin, mais d'une chose au contraire qu'il s'était bien gardé de lui dire, c'était de la nécessité d'étudier sérieusement ses affaires et celles de l'Europe, car il les voyait difficiles et obscures.

Louis retrouva le roi d'Angleterre assis à la même place où il l'avait laissé.

En l'apercevant, le prince anglais se leva; mais du premier coup d'oeil il vit le découragement écrit en lettres sombres sur le front de son cousin.

Alors, prenant la parole le premier, comme pour faciliter à Louis l'aveu pénible qu'il avait à lui faire:

– Quoi qu'il en soit, dit-il, je n'oublierai jamais toute la bonté, toute l'amitié dont vous avez fait preuve à mon égard.

– Hélas! répliqua sourdement Louis XIV, bonne volonté stérile, mon frère!

Charles II devint extrêmement pâle, passa une main froide sur son front, et lutta quelques instants contre un éblouissement qui le fit chanceler.

– Je comprends, dit-il enfin, plus d'espoir!

Louis saisit la main de Charles II.

– Attendez, mon frère, dit-il, ne précipitez rien, tout peut changer; ce sont les résolutions extrêmes qui ruinent les causes; ajoutez, je vous en supplie, une année d'épreuve encore aux années que vous avez déjà subies. Il n'y a, pour vous décider à agir en ce moment plutôt qu'en un autre, ni occasion ni opportunité; venez avec moi, mon frère, je vous donnerai une de mes résidences, celle qu'il vous plaira d'habiter; j'aurai l'oeil avec vous sur les événements, nous les préparerons ensemble; allons, mon frère, du courage!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
630 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain