Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome I.», sayfa 8
Chapitre XIV – Où le roi et le lieutenant font chacun preuve de mémoire
Quand le roi, comme tous les amoureux du monde, eut longtemps et attentivement regardé à l'horizon disparaître le carrosse qui emportait sa maîtresse; lorsqu'il se fut tourné et retourné cent fois du même côté, et qu'il eut enfin réussi à calmer quelque peu l'agitation de son coeur et de sa pensée, il se souvint enfin qu'il n'était pas seul. L'officier tenait toujours le cheval par la bride, et n'avait pas perdu tout espoir de voir le roi revenir sur sa résolution. «Il a encore la ressource de remonter à cheval et de courir après le carrosse: on n'aura rien perdu pour attendre.» Mais l'imagination du lieutenant des mousquetaires était trop brillante et trop riche; elle laissa en arrière celle du roi, qui se garda bien de se porter à un pareil excès de luxe.
Il se contenta de se rapprocher de l'officier, et d'une voix dolente:
– Allons, dit-il, nous avons fini… À cheval.
L'officier imita ce maintien, cette lenteur, cette tristesse et enfourcha lentement et tristement sa monture. Le roi piqua, le lieutenant le suivit.
Au pont, Louis se retourna une dernière fois. L'officier, patient comme un dieu qui a l'éternité devant et derrière lui, espéra encore un retour d'énergie. Mais ce fut inutilement, rien ne parut. Louis gagna la rue qui conduisait au château et rentra comme sept heures sonnaient. Une fois que le roi fut bien rentré et que le mousquetaire eut bien vu, lui qui voyait tout, un coin de tapisserie se soulever à la fenêtre du cardinal, il poussa un grand soupir comme un homme qu'on délie des plus étroites entraves, et il dit à demi-voix:
– Pour le coup, mon officier, j'espère que c'est fini!
Le roi appela son gentilhomme.
– Je ne recevrai personne avant deux heures, dit-il, entendez- vous, monsieur?
– Sire, répliqua le gentilhomme, il y a cependant quelqu'un qui demandait à entrer.
– Qui donc?
– Votre lieutenant de mousquetaires.
– Celui qui m'a accompagné?
– Oui, Sire.
– Ah! fit le roi. Voyons, qu'il entre. L'officier entra.
Le roi fit signe, le gentilhomme et le valet de chambre sortirent. Louis les suivit des yeux jusqu'à ce qu'ils eussent refermé la porte, et lorsque les tapisseries furent retombées derrière eux:
– Vous me rappelez par votre présence, monsieur, dit le roi, ce que j'avais oublié de vous recommander, c'est-à-dire la discrétion la plus absolue.
– Oh! Sire, pourquoi Votre Majesté se donne-t-elle la peine de me faire une pareille recommandation? on voit bien qu'elle ne me connaît pas.
– Oui, monsieur, c'est la vérité; je sais que vous êtes discret; mais comme je n'avais rien prescrit…
L'officier s'inclina.
– Votre Majesté n'a plus rien à me dire? demanda-t-il.
– Non, monsieur, et vous pouvez vous retirer.
– Obtiendrai-je la permission de ne pas le faire avant d'avoir parlé au roi, Sire?
– Qu'avez-vous à me dire? Expliquez-vous, monsieur.
– Sire, une chose sans importance pour vous, mais qui m'intéresse énormément, moi. Pardonnez-moi donc de vous en entretenir. Sans l'urgence, sans la nécessité, je ne l'eusse jamais fait, et je fusse disparu, muet, et petit, comme j'ai toujours été.
– Comment, disparu! Je ne vous comprends pas.
– Sire, en un mot, dit l'officier, je viens demander mon congé à
Votre Majesté.
Le roi fit un mouvement de surprise, mais l'officier ne bougea pas plus qu'une statue.
– Votre congé, à vous, monsieur? et pour combien de temps, je vous prie?
– Mais pour toujours, Sire.
– Comment, vous quitteriez mon service, monsieur? dit Louis avec un mouvement qui décelait plus que de la surprise.
– Sire, j'ai ce regret.
– Impossible.
– Si fait, Sire: je me fais vieux; voilà trente-quatre ou trente- cinq ans que je porte le harnais; mes pauvres épaules sont fatiguées; je sens qu'il faut laisser la place aux jeunes.
«Je ne suis pas du nouveau siècle, moi! j'ai encore un pied pris dans l'ancien; il en résulte que tout étant étrange à mes yeux, tout m'étonne et tout m'étourdit. Bref! j'ai l'honneur de demander mon congé à Votre Majesté.
– Monsieur, dit le roi en regardant l'officier, qui portait sa casaque avec une aisance que lui eût enviée un jeune homme, vous êtes plus fort et plus vigoureux que moi.
– Oh! répondit l'officier avec un sourire de fausse modestie. Votre Majesté me dit cela parce que j'ai encore l'oeil assez bon et le pied assez sûr, parce que je ne suis pas mal à cheval et que ma moustache est encore noire; mais, Sire, vanité des vanités que tout cela; illusions que tout cela, apparence, fumée, Sire! J'ai l'air jeune encore, c'est vrai, mais je suis vieux au fond, et avant six mois, j'en suis sûr, je serai cassé, podagre, impotent. Ainsi donc, Sire…
– Monsieur, interrompit le roi, rappelez-vous vos paroles, d'hier, vous me disiez à cette même place où vous êtes que vous étiez doué de la meilleure santé de France, que la fatigue vous était inconnue, que vous n'aviez aucun souci de passer nuits et jours à votre poste. M'avez-vous dit cela, oui ou non? Rappelez vos souvenirs, monsieur.
L'officier poussa un soupir.
– Sire, dit-il, la vieillesse est vaniteuse, et il faut bien pardonner aux vieillards de faire leur éloge que personne ne fait plus. Je disais cela, c'est possible; mais le fait est, Sire, que je suis très fatigué et que je demande ma retraite.
– Monsieur, dit le roi en avançant sur l'officier avec un geste plein de finesse et de majesté, vous ne me donnez pas la véritable raison; vous voulez quitter mon service, c'est vrai, mais vous me déguisez le motif de cette retraite.
– Sire, croyez bien…
– Je crois ce que je vois, monsieur; je vois un homme énergique, vigoureux, plein de présence d'esprit, le meilleur soldat de France, peut-être, et ce personnage-là ne me persuade pas le moins du monde que vous ayez besoin de repos.
– Ah! Sire, dit le lieutenant avec amertume, que d'éloges! Votre Majesté me confond, en vérité! Énergique, vigoureux, spirituel, brave, le meilleur soldat de l'armée! mais, Sire, Votre Majesté exagère mon peu de mérite, à ce point que si bonne opinion que j'aie de moi, je ne me reconnais plus en vérité. Si j'étais assez vain pour croire à moitié seulement aux paroles de Votre Majesté, je me regarderais comme un homme précieux, indispensable; je dirais qu'un serviteur, lorsqu'il réunit tant et de si brillantes qualités, est un trésor sans prix. Or, Sire, j'ai été toute ma vie, je dois le dire, excepté aujourd'hui, apprécié, à mon avis, fort au-dessous de ce que je valais. Je le répète, Votre Majesté exagère donc.
Le roi fronça le sourcil, car il voyait une raillerie sourire amèrement au fond des paroles de l'officier.
– Voyons, monsieur, dit-il, abordons franchement la question. Est-ce que mon service ne vous plaît pas, dites? Allons, point de détours, répondez hardiment, franchement, je le veux.
L'officier, qui roulait depuis quelques instants d'un air assez embarrassé son feutre entre ses mains, releva la tête à ces mots.
– Oh! Sire, dit-il, voilà qui me met un peu plus à l'aise. À une question posée aussi franchement, je répondrai moi-même franchement. Dire vrai est une bonne chose, tant à cause du plaisir qu'on éprouve à se soulager le coeur, qu'à cause de la rareté du fait. Je dirai donc la vérité à mon roi, tout en le suppliant d'excuser la franchise d'un vieux soldat.
Louis regarda son officier avec une vive inquiétude qui se manifesta par l'agitation de son geste.
– Eh bien! donc, parlez, dit-il; car je suis impatient d'entendre les vérités que vous avez à me dire.
L'officier jeta son chapeau sur une table, et sa figure, déjà si intelligente et si martiale, prit tout à coup un étrange caractère de grandeur et de solennité.
– Sire, dit-il, je quitte le service du roi parce que je suis mécontent. Le valet, en ce temps-ci, peut s'approcher respectueusement de son maître comme je le fais, lui donner l'emploi de son travail, lui rapporter les outils, lui rendre compte des fonds qui lui ont été confiés, et dire: «Maître, ma journée est faite, payez-moi, je vous prie, et séparons-nous.»
– Monsieur, monsieur! s'écria le roi, pourpre de colère.
– Ah! Sire, répondit l'officier en fléchissant un moment le genou, jamais serviteur ne fut plus respectueux que je ne le suis devant Votre Majesté; seulement, vous m'avez ordonné de dire la vérité. Or, maintenant que j'ai commencé de la dire, il faut qu'elle éclate, même si vous me commandiez de la taire.
Il y avait une telle résolution exprimée dans les muscles froncés du visage de l'officier, que Louis XIV n'eut pas besoin de lui dire de continuer; il continua donc, tandis que le roi le regardait avec une curiosité mêlée d'admiration.
– Sire, voici bientôt trente-cinq ans, comme je le disais, que je sers la maison de France; peu de gens ont usé autant d'épées que moi à ce service, et les épées dont je parle étaient de bonnes épées, Sire. J'étais enfant, j'étais ignorant de toutes choses excepté du courage, quand le roi votre père devina en moi un homme. J'étais un homme, Sire, lorsque le cardinal de Richelieu, qui s'y connaissait, devina en moi un ennemi. Sire, l'histoire de cette inimitié de la fourmi et du lion, vous l'eussiez pu lire depuis la première jusqu'à la dernière ligne dans les archives secrètes de votre famille. Si jamais l'envie vous en prend, Sire, faites-le; cette histoire en vaut la peine, c'est moi qui vous le dis. Vous y lirez que le lion, fatigué, lassé, haletant, demanda enfin grâce, et, il faut lui rendre cette justice, qu'il fit grâce aussi. Oh! ce fut un beau temps, Sire, semé de batailles, comme une épopée du Tasse ou de l'Arioste! Les merveilles de ce temps- là, auxquelles le nôtre refuserait de croire, furent pour nous tous des banalités. Pendant cinq ans, je fus un héros tous les jours, à ce que m'ont dit du moins quelques personnages de mérite; et c'est long, croyez-moi, Sire, un héroïsme de cinq ans! Cependant je crois à ce que m'ont dit ces gens-là, car c'étaient de bons appréciateurs: on les appelait M. de Richelieu, M. de Buckingham, M. de Beaufort, M. de Retz, un rude génie aussi, celui-là, dans la guerre des rues! enfin, le roi Louis XIII, et même la reine, votre auguste mère, qui voulut bien me dire un jour: Merci! Je ne sais plus quel service j'avais eu l'honneur de lui rendre. Pardonnez-moi, Sire, de parler si hardiment; mais ce que je vous raconte là, j'ai déjà eu l'honneur de le dire à Votre Majesté, c'est de l'histoire.
Le roi se mordit les lèvres et s'assit violemment dans un fauteuil.
– J'obsède Votre Majesté, dit le lieutenant. Eh! Sire, voilà ce que c'est que la vérité! C'est une dure compagne, elle est hérissée de fer; elle blesse qui elle atteint, et parfois aussi qui la dit.
– Non, monsieur, répondit le roi; je vous ai invité à parler, parlez donc.
– Après le service du roi et du cardinal, vint le service de la régence, Sire; je me suis bien battu aussi dans la Fronde, moins bien cependant que la première fois. Les hommes commençaient à diminuer de taille. Je n'en ai pas moins conduit les mousquetaires de Votre Majesté en quelques occasions périlleuses qui sont restées à l'ordre du jour de la compagnie. C'était un beau sort alors que le mien! J'étais le favori de M. de Mazarin: Lieutenant par-ci! lieutenant par-là! lieutenant à droite! lieutenant à gauche! Il ne se distribuait pas un horion en France que votre très humble serviteur ne fût chargé de la distribution; mais bientôt il ne se contenta point de la France, M. le cardinal! il m'envoya en Angleterre pour le compte de M. Cromwell. Encore un monsieur qui n'était pas tendre, je vous en réponds, Sire. J'ai eu l'honneur de le connaître, et j'ai pu l'apprécier. On m'avait beaucoup promis à l'endroit de cette mission; aussi, comme j'y fis tout autre chose que ce que l'on m'avait recommandé de faire, je fus généreusement payé, car on me nomma enfin capitaine de mousquetaires, c'est-à-dire à la charge la plus enviée de la cour, à celle qui donne le pas sur les maréchaux de France; et c'est justice, car qui dit capitaine de mousquetaires dit la fleur du soldat et le roi des braves!
– Capitaine, monsieur, répliqua le roi, vous faites erreur, c'est lieutenant que vous voulez dire.
– Non pas, Sire, je ne fais jamais d'erreur; que Votre Majesté s'en rapporte à moi sur ce point: M. de Mazarin m'en donna le brevet.
– Eh bien?
– Mais M. de Mazarin, vous le savez mieux que personne, ne donne pas souvent; et même parfois reprend ce qu'il donne: il me le reprit quand la paix fut faite et qu'il n'eut plus besoin de moi. Certes, je n'étais pas digne de remplacer M. de Tréville, d'illustre mémoire; mais enfin, on m'avait promis, on m'avait donné, il fallait en demeurer là.
– Voilà ce qui vous mécontente, monsieur? Eh bien! je prendrai des informations. J'aime la justice, moi, et votre réclamation, bien que faite militairement, ne me déplaît pas.
– Oh! Sire, dit l'officier, Votre Majesté m'a mal compris, je ne réclame plus rien maintenant.
– Excès de délicatesse, monsieur; mais je veux veiller à vos affaires et plus tard…
– Oh! Sire, quel mot! Plus tard! Voilà trente ans que je vis sur ce mot plein de bonté, qui a été prononcé par tant de grands personnages, et que vient à son tour de prononcer votre bouche. Plus tard! voilà comment j'ai reçu vingt blessures, et comment j'ai atteint cinquante-quatre ans sans jamais avoir un louis dans ma bourse et sans jamais avoir trouvé un protecteur sur ma route, moi qui ai protégé tant de gens! Aussi, je change de formule, Sire, et quand on me dit: Plus tard, maintenant, je réponds: Tout de suite. C'est le repos que je sollicite, Sire. On peut bien me l'accorder: cela ne coûtera rien à personne.
– Je ne m'attendais pas à ce langage, monsieur, surtout de la part d'un homme qui a toujours vécu près des grands. Vous oubliez que vous parlez au roi, à un gentilhomme qui est d'aussi bonne maison que vous, je suppose, et quand je dis plus tard, moi, c'est une certitude.
– Je n'en doute pas, Sire; mais voici la fin de cette terrible vérité que j'avais à vous dire: Quand je verrais sur cette table le bâton de maréchal, l'épée de connétable, la couronne de Pologne, au lieu de plus tard, je vous jure, Sire, que je dirais encore tout de suite. Oh! excusez-moi, Sire, je suis du pays de votre aïeul Henri IV: je ne dis pas souvent, mais je dis tout quand je dis.
– L'avenir de mon règne vous tente peu, à ce qu'il paraît, monsieur? dit Louis avec hauteur.
– Oubli, oubli partout! s'écria l'officier avec noblesse; le maître a oublié le serviteur, et voilà que le serviteur en est réduit à oublier son maître. Je vis dans un temps malheureux, Sire! Je vois la jeunesse pleine de découragement et de crainte, je la vois timide et dépouillée, quand elle devrait être riche et puissante. J'ouvre hier soir, par exemple, la porte du roi de France à un roi d'Angleterre dont moi, chétif, j'ai failli sauver le père, si Dieu ne s'était pas mis contre moi, Dieu, qui inspirait son élu Cromwell!
«J'ouvre, dis-je, cette porte, c'est-à-dire le palais d'un frère à un frère, et je vois, tenez, Sire, cela me serre le coeur! et je vois le ministre de ce roi chasser le proscrit et humilier son maître en condamnant à la misère un autre roi, son égal; enfin je vois mon prince, qui est jeune beau, brave, qui a le courage dans le coeur et l'éclair dans les yeux, je le vois trembler devant un prêtre qui rit de lui derrière les rideaux de son alcôve, où il digère dans son lit tout l'or de la France, qu'il engloutit ensuite dans des coffres inconnus. Oui, je comprends votre regard, Sire. Je me fais hardi jusqu'à la démence; mais que voulez-vous! je suis un vieux, et je vous dis là, à vous, mon roi, des choses que je ferais rentrer dans la gorge de celui qui les prononcerait devant moi.
«Enfin, vous m'avez commandé de vider devant vous le fond de mon coeur, Sire, et je répands aux pieds de Votre Majesté la bile que j'ai amassée depuis trente ans, comme je répandrais tout mon sang si Votre Majesté me l'ordonnait.
Le roi essuya sans mot dire les flots d'une sueur froide et abondante qui ruisselait de ses tempes.
La minute de silence qui suivit cette véhémente sortie représenta pour celui qui avait parlé et pour celui qui avait entendu des siècles de souffrance.
– Monsieur, dit enfin le roi, vous avez prononcé le mot oubli, je n'ai entendu que ce mot; je répondrai donc à lui seul. D'autres ont pu être oublieux, mais je ne le suis pas, moi, et la preuve, c'est que je me souviens qu'un jour d'émeute, qu'un jour ou le peuple furieux, furieux et mugissant comme la mer, envahissait le Palais-Royal; qu'un jour enfin où je feignais de dormir dans mon lit, un seul homme, l'épée nue, caché derrière mon chevet, veillait sur ma vie, prêt à risquer la sienne pour moi, comme il l'avait déjà vingt fois risquée pour ceux de ma famille. Est-ce que ce gentilhomme, à qui je demandai alors son nom, ne s'appelait pas M. d'Artagnan, dites, monsieur?
– Votre Majesté a bonne mémoire; répondit froidement l'officier.
– Voyez alors, monsieur, continua le roi, si j'ai de pareils souvenirs d'enfance, ce que je puis en amasser dans l'âge de raison.
– Votre Majesté a été richement douée par Dieu, dit l'officier avec le même ton.
– Voyons, monsieur d'Artagnan, continua Louis avec une agitation fébrile, est-ce que vous ne serez pas aussi patient que moi? est- ce que vous ne ferez pas ce que je fais? voyons.
– Et que faites-vous, Sire?
– J'attends.
– Votre Majesté le peut, parce qu'elle est jeune; mais moi, Sire, je n'ai pas le temps d'attendre: la vieillesse est à ma porte, et la mort la suit, regardant jusqu'au fond de ma maison. Votre Majesté commence la vie; elle est pleine d'espérance et de fortune à venir; mais moi, Sire, moi, je suis à l'autre bout de l'horizon, et nous nous trouvons si loin l'un de l'autre, que je n'aurais jamais le temps d'attendre que Votre Majesté vînt jusqu'à moi.
Louis fit un tour dans la chambre, toujours essuyant cette sueur qui eût bien effrayé les médecins, si les médecins eussent pu voir le roi dans un pareil état.
– C'est bien, monsieur, dit alors Louis XIV d'une voix brève; vous désirez votre retraite? vous l'aurez. Vous m'offrez votre démission du grade de lieutenant de mousquetaires?
– Je la dépose bien humblement aux pieds de Votre Majesté, Sire.
– Il suffit. Je ferai ordonnancer votre pension.
– J'en aurai mille obligations à Votre Majesté.
– Monsieur, dit encore le roi en faisant un évident effort sur lui-même, je crois que vous perdez un bon maître.
– Et moi, j'en suis sûr, Sire.
– En retrouverez-vous jamais un pareil?
– Oh! Sire je sais bien que Votre Majesté est unique dans le monde; aussi ne prendrai-je désormais plus de service chez aucun roi de la terre, et n'aurai plus d'autre maître que moi.
– Vous le dites?
– Je le jure à Votre Majesté.
– Je retiens cette parole, monsieur.
D'Artagnan s'inclina.
– Et vous savez que j'ai bonne mémoire, continua le roi.
– Oui, Sire, et cependant je désire que cette mémoire fasse défaut à cette heure à Votre Majesté, afin qu'elle oublie les misères que j'ai été forcé d'étaler à ses yeux. Sa Majesté est tellement au-dessus des pauvres et des petits, que j'espère…
– Ma Majesté, monsieur, fera comme le soleil, qui voit tout, grands et petits, riches et misérables, donnant le lustre aux uns, la chaleur aux autres, à tous la vie. Adieu, monsieur d'Artagnan, adieu, vous êtes libre.
Et le roi, avec un rauque sanglot qui se perdit dans sa gorge, passa rapidement dans la chambre voisine.
D'Artagnan reprit son chapeau sur la table où il l'avait jeté, et sortit.
Chapitre XV – Le proscrit
D'Artagnan n'était pas au bas de l'escalier que le roi appela son gentilhomme.
– J'ai une commission à vous donner, monsieur, dit-il.
– Je suis aux ordres de Votre Majesté.
– Attendez alors.
Et le jeune roi se mit à écrire la lettre suivante, qui lui coûta plus d'un soupir, quoique en même temps quelque chose comme le sentiment du triomphe brillât dans ses yeux.
«Monsieur le cardinal, Grâce à vos bons conseils, et surtout grâce à votre fermeté, j'ai su vaincre et dompter une faiblesse indigne d'un roi. Vous avez trop habilement arrangé ma destinée pour que la reconnaissance ne m'arrête pas au moment de détruire votre ouvrage. J'ai compris que j'avais tort de vouloir faire dévier ma vie de la route que vous lui aviez tracée. Certes, il eût été malheureux pour la France, et malheureux pour ma famille, que la mésintelligence éclatât entre moi et mon ministre.
C'est pourtant ce qui fût certainement arrivé si j'avais fait ma femme de votre nièce. Je le comprends parfaitement, et désormais n'opposerai rien à l'accomplissement de ma destinée. Je suis donc prêt à épouser l'infante Marie-Thérèse. Vous pouvez fixer dès cet instant l'ouverture des conférences.
Votre affectionné, Louis.»
Le roi relut la lettre, puis il la scella lui-même.
– Cette lettre à M. le cardinal, dit-il.
Le gentilhomme partit. À la porte de Mazarin, il rencontra
Bernouin qui attendait avec anxiété.
– Eh bien? demanda le valet de chambre du ministre.
– Monsieur, dit le gentilhomme, voici une lettre pour Son
Éminence.
– Une lettre! Ah! nous nous y attendions, après le petit voyage de ce matin.
– Ah! vous saviez que Sa Majesté…
– En qualité de Premier ministre, il est des devoirs de notre charge de tout savoir. Et Sa Majesté prie, supplie, je présume?
– Je ne sais, mais il a soupiré bien des fois en l'écrivant.
– Oui, oui, oui, nous savons ce que cela veut dire. On soupire de bonheur comme de chagrin, monsieur.
– Cependant, le roi n'avait pas l'air fort heureux en revenant, monsieur.
– Vous n'aurez pas bien vu. D'ailleurs, vous n'avez vu Sa Majesté qu'au retour, puisqu'elle n'était accompagnée que de son seul lieutenant des gardes. Mais moi, j'avais le télescope de Son Éminence, et je regardais quand elle était fatiguée. Tous deux pleuraient, j'en suis sûr.
– Eh bien! était-ce aussi de bonheur qu'ils pleuraient?
– Non, mais d'amour, et ils se juraient mille tendresses que le roi ne demande pas mieux que de tenir. Or, cette lettre est un commencement d'exécution.
– Et que pense Son Éminence de cet amour, qui, d'ailleurs, n'est un secret pour personne?
Bernouin prit le bras du messager de Louis, et tout en montant l'escalier:
– Confidentiellement, répliqua-t-il à demi-voix, Son Éminence s'attend au succès de l'affaire. Je sais bien que nous aurons la guerre avec l'Espagne; mais bah! la guerre satisfera la noblesse. M. le cardinal d'ailleurs dotera royalement, et même plus que royalement, sa nièce. Il y aura de l'argent, des fêtes et des coups; tout le monde sera content.
– Eh bien! à moi, répondit le gentilhomme en hochant la tête, il me semble que voici une lettre bien légère pour contenir tout cela.
– Ami, répondit Bernouin, je suis sûr de ce que je dis;
M. d'Artagnan m'a tout conté.
– Bon! et qu'a-t-il dit? voyons!
– Je l'ai abordé pour lui demander des nouvelles de la part du cardinal, sans découvrir nos desseins, bien entendu, car M. d'Artagnan est un fin limier.
« – Mon cher monsieur Bernouin, a-t-il répondu, le roi est amoureux fou de Mlle de Mancini. Voilà tout ce que je puis vous dire.
« – Eh! lui ai-je demandé, est-ce donc à ce point que vous le croyez capable de passer outre aux desseins de Son Éminence?
« – Ah! ne m'interrogez pas; je crois le roi capable de tout. Il a une tête de fer, et ce qu'il veut, il le veut bien. S'il s'est chaussé dans la cervelle d'épouser Mlle de Mancini, il l'épousera.
«Et là-dessus il m'a quitté et est allé aux écuries, a pris un cheval, l'a sellé lui-même, a sauté dessus, et est parti comme si le diable l'emportait.
– De sorte que vous croyez…?
– Je crois que M. le lieutenant des gardes en savait plus qu'il n'en voulait dire.
– Si bien qu'à votre avis, M. d'Artagnan…
– Court, selon toutes les probabilités, après les exilées pour faire toutes démarches utiles au succès de l'amour du roi.
En causant ainsi, les deux confidents étaient arrivés à la porte du cabinet de Son Éminence. Son Éminence n'avait plus la goutte, elle se promenait avec anxiété dans sa chambre, écoutant aux portes et regardant aux fenêtres.
Bernouin entra, suivi du gentilhomme qui avait ordre du roi de remettre la lettre aux mains mêmes de Son Éminence.
Mazarin prit la lettre; mais avant de l'ouvrir il se composa un sourire de circonstance, maintien commode pour voiler les émotions de quelque genre qu'elles fussent. De cette façon, quelle que fût l'impression qu'il reçût de la lettre, aucun reflet de cette impression ne transpira sur son visage.
– Eh bien! dit-il lorsqu'il eut lu et relu la lettre, à merveille, monsieur. Annoncez au roi que je le remercie de son obéissance aux désirs de la reine mère, et que je vais tout faire pour accomplir sa volonté.
Le gentilhomme sortit. À peine la porte avait-elle été refermée, que le cardinal, qui n'avait pas de masque pour Bernouin, ôta celui dont il venait momentanément de couvrir sa physionomie, et avec sa plus sombre expression:
– Appelez M. de Brienne, dit-il.
Le secrétaire entra cinq minutes après.
– Monsieur, lui dit Mazarin, je viens de rendre un grand service à la monarchie, le plus grand que je lui aie jamais rendu. Vous porterez cette lettre, qui en fait foi, chez Sa Majesté la reine mère, et lorsqu'elle vous l'aura rendue, vous la logerez dans le carton B, qui est plein de documents et de pièces relatives à mon service.
Brienne partit, et comme cette lettre si intéressante était décachetée, il ne manqua pas de la lire en chemin. Il va sans dire que Bernouin, qui était bien avec tout le monde, s'approcha assez près du secrétaire pour pouvoir lire par-dessus son épaule. La nouvelle se répandit dans le château avec tant de rapidité, que Mazarin craignit un instant qu'elle ne parvînt aux oreilles de la reine avant que M. de Brienne lui remît la lettre de Louis XIV. Un moment après, tous les ordres étaient donnés pour le départ, et M. de Condé, ayant été saluer le roi à son lever prétendu, inscrivait sur ses tablettes la ville de Poitiers comme lieu de séjour et de repos pour Leurs Majestés. Ainsi se dénouait en quelques instants une intrigue qui avait occupé sourdement toutes les diplomaties de l'Europe. Elle n'avait eu cependant pour résultat bien clair et bien net que de faire perdre à un pauvre lieutenant de mousquetaires sa charge et sa fortune. Il est vrai qu'en échange il gagnait sa liberté.
Nous saurons bientôt comment M. d'Artagnan profita de la sienne. Pour le moment, si le lecteur le permet, nous devons revenir à l'Hôtellerie des Médicis, dont une fenêtre venait de s'ouvrir au moment même où les ordres se donnaient au château pour le départ du roi. Cette fenêtre qui s'ouvrait était celle d'une des chambres de Charles. Le malheureux prince avait passé la nuit à rêver, la tête dans ses deux mains et les coudes sur une table, tandis que Parry, informe et vieux, s'était endormi dans un coin, fatigué de corps et d'esprit.
Singulière destinée que celle de ce serviteur fidèle, qui voyait recommencer pour la deuxième génération l'effrayante série de malheurs qui avaient pesé sur la première. Quand Charles II eut bien pensé à la nouvelle défaite qu'il venait d'éprouver, quand il eut bien compris l'isolement complet dans lequel il venait de tomber en voyant fuir derrière lui sa nouvelle espérance, il fut saisi comme d'un vertige et tomba renversé dans le large fauteuil au bord duquel il était assis. Alors Dieu prit en pitié le malheureux prince et lui envoya le sommeil, frère innocent de la mort. Il ne s'éveilla donc qu'à six heures et demie, c'est-à-dire quand le soleil resplendissait déjà dans sa chambre et que Parry, immobile dans la crainte de le réveiller, considérait avec une profonde douleur les yeux de ce jeune homme déjà rougis par la veille, ses joues déjà pâlies par la souffrance et les privations. Enfin le bruit de quelques chariots pesants qui descendaient vers la Loire réveilla Charles. Il se leva, regarda autour de lui comme un homme qui a tout oublié, aperçut Parry, lui serra la main, et lui commanda de régler la dépense avec maître Cropole.
Maître Cropole, forcé de régler ses comptes avec Parry, s'en acquitta, il faut le dire, en homme honnête; il fit seulement sa remarque habituelle, c'est-à-dire que les deux voyageurs n'avaient pas mangé, ce qui avait le double désavantage d'être humiliant pour sa cuisine et de le forcer de demander le prix d'un repas non employé, mais néanmoins perdu.
Parry ne trouva rien à redire et paya.
– J'espère, dit le roi, qu'il n'en aura pas été de même des chevaux. Je ne vois pas qu'ils aient mangé à votre compte, et ce serait malheureux pour des voyageurs qui, comme nous, ont une longue route à faire de trouver des chevaux affaiblis.
Mais Cropole, à ce doute, prit son air de majesté, et répondit que la crèche des Médicis n'était pas moins hospitalière que son réfectoire.
Le roi monta donc à cheval, son vieux serviteur en fit autant, et tous deux prirent la route de Paris sans avoir presque rencontré personne sur leur chemin, dans les rues et dans les faubourgs de la ville. Pour le prince, le coup était d'autant plus cruel que c'était un nouvel exil. Les malheureux s'attachent aux moindres espérances, comme les heureux aux plus grands bonheurs, et lorsqu'il faut quitter le lieu où cette espérance leur a caressé le coeur, ils éprouvent le mortel regret que ressent le banni lorsqu'il met le pied sur le vaisseau qui doit l'emporter pour l'emmener en exil C'est apparemment que le coeur déjà blessé tant de fois souffre de la moindre piqûre; c'est qu'il regarde comme un bien l'absence momentanée du mal, qui n'est seulement que l'absence de la douleur; c'est qu'enfin, dans les plus terribles infortunes, Dieu a jeté l'espérance comme cette goutte d'eau que le mauvais riche en enfer demandait à Lazare. Un instant même l'espérance de Charles II avait été plus qu'une fugitive joie. C'était lorsqu'il s'était vu bien accueilli par son frère Louis. Alors elle avait pris un corps et s'était faite réalité; puis tout à coup le refus de Mazarin avait fait descendre la réalité factice à l'état de rêve. Cette promesse de Louis XIV sitôt reprise n'avait été qu'une dérision. Dérision comme sa couronne, comme son sceptre, comme ses amis, comme tout ce qui avait entouré son enfance royale et qui avait abandonné sa jeunesse proscrite. Dérision! tout était dérision pour Charles II, hormis ce repos froid et noir que lui promettait la mort.