Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 30
Chapitre CCL – Suite des idées du roi et des idées de M. d'Artagnan
Le coup était direct, il était rude, mortel. D'Artagnan furieux d'avoir été prévenu par une idée du roi, ne désespéra cependant pas, et, songeant à cette idée que lui aussi avait rapportée de Belle-Île, il en augura un nouveau moyen de salut pour ses amis.
– Messieurs, dit-il subitement, puisque le roi a chargé un autre que moi de ses ordres secrets, c'est que je n'ai plus sa confiance, et j'en serais réellement indigne si j'avais le courage de garder un commandement sujet à tant de soupçons injurieux. Je m'en vais donc sur-le-champ porter ma démission au roi. Je la donne devant vous tous, en vous enjoignant de vous replier avec moi sur la côte de France, de façon à ne rien compromettre des forces que Sa Majesté m'a confiées. C'est pourquoi, retournez tous à vos postes, et commandez le retour; d'ici à une heure, nous avons le flux. À vos postes, messieurs! Je suppose, ajouta-t-il en voyant que tous obéissaient, excepté l'officier surveillant, que vous n'aurez pas d'ordres à objecter cette fois-ci?
Et d'Artagnan triomphait presque en disant ces mots-là. Ce plan était le salut de ses amis. Le blocus levé, ils pouvaient s'embarquer tout de suite et faire voile pour l'Angleterre ou pour l'Espagne, sans crainte d'être inquiétés. Tandis qu'ils fuyaient, d'Artagnan arrivait auprès du roi, justifiait son retour par l'indignation que les défiances de Colbert avaient soulevée contre lui; on le renvoyait en pleins pouvoirs, et il prenait Belle-Île, c'est-à-dire la cage, sans prendre les oiseaux envolés.
Mais, à ce plan, l'officier opposa un deuxième ordre du roi. Il était ainsi conçu:
«Du moment où M. d'Artagnan aura manifesté le désir de donner sa démission, il ne comptera plus comme chef de l'expédition, et tout officier placé sous ses ordres sera tenu de ne lui plus obéir. De plus, M. d'Artagnan, ayant perdu cette qualité de chef de l'armée envoyée contre Belle-Île, devra partir immédiatement pour la France, en compagnie de l'officier qui lui aura remis le message, et qui le regardera comme un prisonnier dont il répond.»
D'Artagnan pâlit, lui si brave et si insouciant. Tout avait été calculé avec une profondeur qui, pour la première fois depuis trente ans, lui rappela la solide prévoyance et la logique inflexible du grand cardinal.
Il appuya sa tête sur sa main, rêvant, respirant à peine.
«Si je mettais cet ordre dans ma poche, pensa-t-il, qui le saurait ou qui m'en empêcherait? Avant que le roi en eût été informé, j'aurais sauvé ces pauvres gens là-bas. De l'audace, allons! Ma tête n'est pas de celles qu'un bourreau fait tomber par désobéissance. Désobéissons!»
Mais, au moment où il allait prendre ce parti, il vit les officiers autour de lui lire des ordres pareils, que venaient de leur distribuer cet infernal agent de la pensée de Colbert.
Le cas de désobéissance était prévu comme les autres.
– Monsieur, lui vint dire l'officier, j'attends votre bon plaisir pour partir.
– Je suis prêt, monsieur, répliqua le capitaine en grinçant des dents.
L'officier commanda sur-le-champ un canot qui vint recevoir d'Artagnan.
Il faillit devenir fou de rage à cette vue.
– Comment, balbutia-t-il, fera-t-on ici pour diriger les différents corps?
– Vous parti, monsieur, répliqua le commandant des navires, c'est à moi que le roi confie sa flotte.
– Alors, monsieur, riposta l'homme de Colbert en s'adressant au nouveau chef, c'est pour vous ce dernier ordre qui m'avait été remis. Voyons vos pouvoirs?
– Les voici, dit le marin en exhibant une signature royale.
– Voici vos instructions, répliqua l'officier en lui remettant le pli.
Et, se tournant vers d'Artagnan:
– Allons, monsieur, dit-il d'une voix émue, tant il voyait de désespoir chez cet homme de fer, faites-moi la grâce de partir.
– Tout de suite, articula faiblement d'Artagnan, vaincu, terrassé par l'implacable impossibilité.
Et il se laissa glisser dans la petite embarcation, qui cingla vers la France avec un vent favorable, et menée par la marée montante. Les gardes du roi s'étaient embarqués avec lui.
Cependant, le mousquetaire conservait encore l'espoir d'arriver à Nantes assez vite, et de plaider assez éloquemment la cause de ses amis pour fléchir le roi.
La barque volait comme une hirondelle. D'Artagnan voyait distinctement la terre de France se profiler en noir sur les nuages blancs de la nuit.
– Ah! monsieur, dit-il bas à l'officier, auquel, depuis une heure, il ne parlait plus, combien je donnerais pour connaître les instructions du nouveau commandant! Elles sont toutes pacifiques, n'est-ce pas?.. et…
Il n'acheva pas; un coup de canon lointain gronda sur la surface des flots, puis un autre, et deux ou trois plus forts.
– Le feu est ouvert sur Belle-Île, répondit l'officier.
Le canot venait de toucher la terre de France.
Chapitre CCLI – Les aïeux de Porthos
Lorsque d'Artagnan eut quitté Aramis et Porthos, ceux-ci rentrèrent au fort principal pour s'entretenir avec plus de liberté.
Porthos, toujours soucieux, gênait Aramis, dont l'esprit ne s'était jamais trouvé plus libre.
– Cher Porthos, dit celui-ci tout à coup, je vais vous expliquer l'idée de d'Artagnan.
– Quelle idée, Aramis?
– Une idée à laquelle nous devrons la liberté avant douze heures.
– Ah! vraiment, fit Porthos étonné. Voyons!
– Vous avez remarqué, par la scène que notre ami a eue avec l'officier, que certains ordres le gênent relativement à nous?
– Je l'ai remarqué.
– Eh bien! d'Artagnan va donner sa démission au roi, et pendant la confusion qui résultera de son absence, nous gagnerons au large, ou plutôt vous gagnerez au large, vous, Porthos, s'il n'y a possibilité de fuite que pour un.
Ici, Porthos secoua la tête, et répondit:
– Nous nous sauverons ensemble, Aramis, ou nous resterons ici ensemble.
– Vous êtes un généreux coeur, dit Aramis, seulement votre sombre inquiétude m'afflige…
– Je ne suis pas inquiet, dit Porthos.
– Alors, vous m'en voulez?
– Je ne vous en veux pas.
– Eh bien! cher ami, pourquoi cette mine lugubre?
– Je m'en vais vous le dire: je fais mon testament. Et, en disant ces mots, le bon Porthos regarda tristement Aramis.
– Votre testament? s'écria l'évêque. Allons donc! vous croyez- vous perdu?
– Je me sens fatigué. C'est la première fois, et il y a une habitude dans ma famille.
– Laquelle, mon ami?
– Mon grand-père était un homme deux fois fort comme moi.
– Oh! oh! dit Aramis. C'était donc Samson, votre grand-père?
– Non. Il s'appelait Antoine. Eh bien! il avait mon âge, lorsque, partant pour la chasse un jour, il se sentit les jambes faibles, lui qui n'avait jamais connu ce mal.
– Que signifiait cette fatigue, mon ami?
– Rien de bon, comme vous l'allez voir; car, étant parti se plaignant toujours de ses jambes molles, il trouva un sanglier qui lui fit tête, le manqua de son coup d'arquebuse, et fut décousu par la bête. Il en est mort sur le coup.
– Ce n'est pas une raison pour que vous vous alarmiez, cher
Porthos.
– Oh! vous allez voir. Mon père était une fois fort comme moi. C'était un rude soldat de Henri III et de Henri IV, il ne s'appelait pas Antoine, mais Gaspard, comme M. de Coligny. Toujours à cheval, il n'avait jamais su ce que c'est que la lassitude. Un soir qu'il se levait de table, ses jambes lui manquèrent.
– Il avait bien soupé, peut-être? dit Aramis; et voilà pourquoi il chancelait.
– Bah! un ami de M. de Bassompierre? Allons, donc! Non, vous dis- je. Il s'étonna de cette lassitude, et dit à ma mère, qui le raillait: «Ne croirait-on pas que je vais voir un sanglier, comme défunt M. du Vallon, mon père?»
– Eh bien? fit Aramis.
– Eh bien! bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit; le pied lui manqua dès la première marche; l'escalier était roide; mon père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le gond lui ouvrit la tempe: il resta mort sur la place.
Aramis, levant les yeux sur son ami:
– Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il; n'en inférons pas qu'il puisse s'en présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force d'être superstitieux, mon brave Porthos; d'ailleurs, où est-ce qu'on voit vos jambes fléchir? Jamais vous n'avez été si roide et si superbe; vous porteriez une maison sur vos épaules.
– En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos; mais, il y a un moment, je vacillais, je m'affaissais, et, depuis tantôt, ce phénomène, comme vous dites, s'est présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur; mais cela me contrariait; la vie est une agréable chose. J'ai de l'argent; j'ai de belles terres; j'ai des chevaux que j'aime; j'ai aussi des amis que j'aime: d'Artagnan, Athos, Raoul et vous.
L'admirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à
Aramis le rang qu'il lui donnait dans ses amitiés.
Aramis lui serra la main.
– Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour conserver au monde des échantillons d'hommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami: nous n'avons aucune réponse de d'Artagnan, c'est bon signe; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et dégarnir la mer. J'ai ordonné, moi, tout à l'heure, qu'on roulât une barque sur des rouleaux jusqu'à l'issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait l'affût pour les renards.
– Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le jour où ce superbe renard s'échappa par là.
– Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer!
– Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi?
– Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de l'île; nous y gagnons que, si l'île est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupçonneront pas qu'on puisse s'échapper et cesseront de surveiller.
– Je comprends.
– Eh bien! les jambes?
– Oh! excellentes en ce moment.
– Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et l'espoir. D'Artagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je touche la terre d'Espagne, je vous jure, ajouta l'évêque avec une énergie terrible, que votre brevet de duc n'est pas aussi aventuré qu'on veut bien le dire.
– Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon.
Tout à coup, un cri se fit entendre:
– Aux armes!
Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient, porter la surprise chez l'un et l'inquiétude chez l'autre.
Aramis ouvrit la fenêtre; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs postes.
– La flotte! la flotte! cria un soldat qui reconnut Aramis.
– La flotte? répéta celui-ci.
– À demi-portée de canon, continua le soldat.
– Aux armes! cria Aramis.
– Aux armes! répéta formidablement Porthos.
Et tous deux s'élancèrent vers le môle, pour se mettre à l'abri derrière les batteries.
On vit s'approcher des chaloupes chargées de soldats; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points à la fois.
– Que faut-il faire? demanda un officier de garde.
– Arrêtez-les; et, si elles poursuivent, feu! dit Aramis.
Cinq minutes après, la canonnade commença.
C'étaient les coups de feu que d'Artagnan avait entendus en abordant en France.
Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste; elles abordèrent; le combat commença presque corps à corps.
– Qu'avez-vous, Porthos? dit Aramis à son ami.
– Rien… les jambes… c'est vraiment incompréhensible… elles se remettront en chargeant.
En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des blessés qu'ils emportèrent.
– Eh! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite.
Porthos s'abaissa sur l'escalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de l'armée royale qui attendait, pour s'embarquer, que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu'un coup de feu fût tiré sur lui.
– Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis.
– Eh bien! s'écria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes!
– Ce n'est pas avec mes jambes que je l'ai pris, répliqua Porthos tristement, c'est avec mon bras.
Chapitre CCLII – Le fils de Biscarrat
Les Bretons de l'île étaient tout fiers de cette victoire; Aramis ne les encouragea pas.
– Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, c'est que la colère du roi s'éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand l'île sera prise; ce qui ne peut manquer d'advenir.
– Il en résulte, dit Porthos, que nous n'avons rien fait d'utile?
– Pour le moment, si fait, répliqua l'évêque; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.
– Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple: nous allons souper, nous l'inviterons; en buvant, il parlera.
Ce qui fut fait. L'officier, un peu inquiet d'abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire.
Il donna, n'ayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de d'Artagnan.
Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de l'expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Île. Là s'arrêtèrent ses explications.
Aramis et Porthos échangèrent un coup d'oeil qui témoignait de leur désespoir.
Plus de fonds à faire sur cette brave imagination de d'Artagnan, plus de ressource, par conséquent, en cas de défaite.
Aramis, continuant son interrogatoire, demanda au prisonnier ce que les royaux comptaient faire des chefs de Belle-Île.
– Ordre, répliqua celui-ci, de tuer pendant le combat et de pendre après.
Aramis et Porthos se regardèrent encore.
Le rouge monta au visage de tous deux.
– Je suis bien léger pour la potence, répondit Aramis; les gens comme moi ne se pendent pas.
– Et moi, je suis bien lourd, dit Porthos; les gens comme moi cassent la corde.
– Je suis sûr, fit galamment le prisonnier, que nous vous eussions procuré la faveur d'une mort à votre choix.
– Mille remerciements, dit sérieusement Aramis.
Porthos s'inclina.
– Encore ce coup de vin à votre santé, fit-il en buvant lui-même.
De propos en propos, le souper se prolongea; l'officier, qui était un spirituel gentilhomme, se laissa doucement aller au charme de l'esprit d'Aramis et de la cordiale bonhomie de Porthos.
– Pardonnez-moi, dit-il si je vous adresse une question; mais des gens qui en sont à leur sixième bouteille ont bien le droit de s'oublier un peu.
– Adressez, dit Porthos, adressez.
– Parlez, fit Aramis.
– N'étiez-vous pas, messieurs, vous deux, dans les mousquetaires du feu roi?
– Oui, monsieur, et des meilleurs, s'il vous plaît, répliqua
Porthos.
– C'est vrai: je dirais même les meilleurs de tous les soldats, messieurs, si je ne craignais d'offenser la mémoire de mon père.
– De votre père? s'écria Aramis.
– Savez-vous comment je me nomme?
– Ma foi! non, monsieur; mais vous me le direz, et…
– Je m'appelle Georges de Biscarrat.
– Oh! s'écria Porthos à son tour, Biscarrat! vous rappelez-vous ce nom, Aramis?
– Biscarrat?.. rêva l'évêque. Il me semble…
– Cherchez bien, monsieur, dit l'officier.
– Pardieu! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal… un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans l'amitié de d'Artagnan, l'épée à la main.
– Précisément, messieurs.
– Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.
– Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier.
– C'est vrai, oh! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi! monsieur de Biscarrat, enchanté de faire la connaissance d'un aussi brave homme.
Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires.
Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire: «Voilà un homme qui nous aidera.» Et, sur-le-champ:
– Avouez, dit-il, monsieur, qu'il fait bon d'avoir été honnête homme.
– Mon père me l'a toujours dit, monsieur.
– Avouez, de plus, que c'est une triste circonstance que celle où vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être arquebusés ou pendus, et de s'apercevoir que ces gens-là sont d'anciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires.
– Oh! vous n'êtes pas réservés à ce sort affreux, messieurs et amis, dit vivement le jeune homme.
– Bah! vous l'avez dit.
– Je l'ai dit tout à l'heure, quand je ne vous connaissais pas; mais, maintenant que je vous connais, je dis: Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez.
– Comment, si nous le voulons? s'écria Aramis, dont les yeux brillèrent d'intelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos.
– Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une noble intrépidité, M. de Biscarrat et l'évêque, pourvu qu'on ne nous demande pas de lâchetés.
– On ne vous demandera rien du tout, messieurs reprit le gentilhomme de l'armée royale; que voulez-vous qu'on vous demande? Si l'on vous trouve, on vous tue, c'est chose arrêtée; tâchez donc, messieurs, qu'on ne vous trouve pas.
– Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l'on vienne nous quérir ici.
– En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit
Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de
Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de
Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous n'osez pas, n'est-il pas vrai?
– Ah! messieurs et amis, c'est qu'en parlant je trahis la consigne; mais, tenez, j'entends une voix qui dégage la mienne en la dominant.
– Le canon! fit Porthos.
– Le canon et la mousqueterie s'écria l'évêque.
On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d'un combat qui ne dura point.
– Qu'est-ce que cela? demanda Porthos.
– Eh! pardieu! s'écria Aramis, c'est ce dont je me doutais.
– Quoi donc?
– L'attaque faite par vous n'était qu'une feinte, n'est-il pas vrai, monsieur? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d'opérer un débarquement de l'autre côté de l'île.
– Oh! plusieurs, monsieur.
– Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l'évêque de Vannes.
– Perdus! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds; mais nous ne sommes pas pris ni pendus.
Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s'approcha du mur et en détacha froidement son épée et ses pistolets, qu'il visita avec ce soin du vieux soldat qui s'apprête à combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur l'excellence et la bonne tenue de ses armes.
Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer l'île aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs.
Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et d'habitants éperdus qui imploraient secours.
– Mes amis, dit d'Herblay d'une voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du roi et jeté à la Bastille.
Un long cri de fureur et de menace monta jusqu'à la fenêtre où se tenait l'évêque, et l'enveloppa d'un fluide vibrant.
– Vengeons M. Fouquet! crièrent les plus exaltés. À mort les royaux!
– Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de résistance Le roi est maître dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas à Je venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les armes, mes amis! bas les armes! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C'est moi qui vous le demande, c'est moi qui vous en prie, c'est moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet.
La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long frémissement de colère et d'effroi.
– Les soldats de Louis XIV sont entrés dans l'île, continua Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur.
Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets.
– Ah çà! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami? dit
Porthos.
– Monsieur, dit Biscarrat à l'évêque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous.
– Monsieur de Biscarrat, dit avec un accent singulier de noblesse et de courtoisie l'évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, soyez assez bon pour reprendre votre liberté.
– Je le veux bien, monsieur; mais…
– Mais cela nous rendra service; car, en annonçant au lieutenant du roi la soumission des insulaires, vous obtiendrez peut-être quelque grâce pour nous, en l'instruisant de la manière dont cette soumission s'est opérée.
– Grâce! répliqua Porthos avec des yeux flamboyants, grâce! qu'est-ce que ce mot-là!
Aramis toucha rudement le coude de son ami, comme il faisait aux beaux jours de leur jeunesse, alors qu'il voulait avertir Porthos qu'il avait fait ou qu'il allait faire quelque bévue. Porthos comprit et se tut soudain.
– J'irai, messieurs, répondit Biscarrat, un peu surpris aussi de ce mot de grâce prononcé par le fier mousquetaire dont, quelques instants auparavant, il racontait et vantait avec tant d'enthousiasme les exploits héroïques.
– Allez donc, monsieur de Biscarrat, dit Aramis en le saluant, et, en partant, recevez l'expression de toute notre reconnaissance.
– Mais vous, messieurs, vous que je m'honore d'appeler mes amis, puisque vous avez bien voulu recevoir ce titre, que devenez-vous pendant ce temps? reprit l'officier tout ému, en prenant congé des deux anciens adversaires de son père.
– Nous, nous attendons ici.
– Mais, mon Dieu!.. l'ordre est formel!
– Je suis évêque de Vannes, monsieur de Biscarrat, et l'on ne passe pas plus par les armes un évêque que l'on ne pend un gentilhomme.
– Ah! oui, monsieur, oui, monseigneur, reprit Biscarrat; oui, c'est vrai, vous avez raison, il y a encore pour vous cette chance. Donc, je pars, je me rends auprès du commandant de l'expédition, du lieutenant du roi. Adieu donc, messieurs; ou plutôt, au revoir!
En effet, le digne officier, sautant sur un cheval que lui fit donner Aramis, courut dans la direction des coups de feu qu'on avait entendus et qui, en amenant la foule dans le fort, avait interrompu la conversation des deux amis avec leur prisonnier.
Aramis le regarda partir, et demeura seul avec Porthos:
– Eh bien! comprenez-vous? dit-il.
– Ma foi, non.
– Est-ce que Biscarrat ne vous gênait pas ici?
– Non, c'est un brave garçon.
– Oui; mais la grotte de Locmaria, est-il nécessaire que tout le monde la connaisse?
– Ah! c'est vrai, c'est vrai, je comprends. Nous nous sauvons par le souterrain.
– S'il vous plaît, répliqua joyeusement Aramis. En route, ami Porthos! Notre bateau nous attend, et le roi ne nous tient pas encore.