Kitabı oku: «Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.», sayfa 32
Chapitre CCLV – Un chant d'Homère
Il est temps de passer dans l'autre camp et de décrire à la fois les combattants et le champ de bataille.
Aramis et Porthos s'étaient engagés dans la grotte de Locmaria pour y trouver le canot tout amarré, ainsi que les trois Bretons leurs aides, et ils espéraient d'abord faire passer la barque par la petite issue du souterrain, en dérobant de cette façon leurs travaux et leur fuite. L'arrivée du renard et des chiens les avait contraints de rester cachés.
La grotte s'étendait l'espace d'à peu près cent toises, jusqu'à un petit talus dominant une crique. Jadis temple des divinités païennes, alors que Belle-Île s'appelait encore Calonèse, cette grotte avait vu s'accomplir plus d'un sacrifice humain dans ses mystérieuses profondeurs.
On pénétrait dans le premier entonnoir de cette caverne par une pente douce, au-dessus de laquelle des roches entassées formaient une arcade basse; l'intérieur mal uni quant au sol, dangereux par les inégalités rocailleuses de la voûte, se subdivisait en plusieurs compartiments, qui se commandaient l'un l'autre et se dominaient moyennant quelques degrés raboteux, rompus, soudés de droite et de gauche dans d'énormes piliers naturels.
Au troisième compartiment, la voûte était si basse, le couloir si étroit, que la barque eût à peine passé en touchant les deux murs; néanmoins, dans un moment de désespoir, le bois s'assouplit, la pierre devient complaisante sous le souffle de la volonté humaine.
Telle était la pensée d'Aramis, lorsque, après avoir engagé le combat, il se décidait à la fuite, fuite assurément dangereuse, puisque tous les assaillants n'étaient pas morts, et que, en admettant la possibilité de mettre la barque en mer on se fût enfui au grand jour, devant les vaincus, si intéressés, en reconnaissant leur petit nombre, à faire poursuivre leurs vainqueurs.
Quand les deux décharges eurent tué dix hommes, Aramis, habitué aux détours du souterrain, les alla reconnaître un à un, les compta, car la fumée l'empêchait de voir au-dehors, et sur-le- champ il commanda que le canot fût roulé jusqu'à la grosse pierre, clôture de l'issue libératrice.
Porthos rassembla ses forces, prit le canot dans ses deux bras et le souleva, tandis que les Bretons faisaient courir les rouleaux avec rapidité.
On était descendu dans le troisième compartiment, on était arrivé à la pierre qui murait l'issue.
Porthos saisit cette pierre gigantesque à sa base, appuya dessus sa robuste épaule, et donna un coup qui fit craquer cette muraille. Une nuée de poussière tomba de la voûte avec les cendres de dix mille générations d'oiseaux de mer, dont les nids s'accrochaient comme un ciment à ce rocher.
Au troisième choc, la pierre céda, elle oscilla une minute. Porthos, s'adossant aux roches voisines, fit de son pied un arc- boutant qui chassa le bloc hors des entassements calcaires qui lui servaient de gonds et de scellements.
La pierre tombée, on aperçut le jour, radieux, qui se précipita dans ce souterrain par l'encadrement de la sortie, et la mer bleue apparut aux Bretons enchantés.
On commença dès lors à monter la barque sur cette barricade. Vingt toises encore et elle pouvait glisser dans l'océan.
C'est pendant ce temps que la compagnie arriva, fut rangée par le capitaine et disposée pour l'escalade ou pour l'assaut.
Aramis surveillait tout pour favoriser les travaux de ses amis.
Il vit ce renfort, il compta les hommes, il se convainquit avec un seul coup d'oeil de l'infranchissable péril où un nouveau combat les allait engager.
S'enfuir sur la mer au moment où le souterrain allait être envahi, impossible!
En effet, le jour, qui venait d'éclairer les deux derniers compartiments, eût montré aux soldats la barque roulant vers la mer, les deux rebelles à portée de mousquet et une de leurs décharges criblait le bateau, si elle ne tuait pas les cinq navigateurs.
En outre, en supposant tout, si la barque échappait avec les hommes qui la montaient, comment l'alarme ne serait-elle pas donnée? comment un avis ne serait-il pas envoyé aux chalands royaux? comment le pauvre canot, traqué sur mer et guetté sur terre, ne succomberait-il pas avant la fin du jour? Aramis, fouillant avec rage ses cheveux grisonnants, invoqua l'assistance de Dieu et l'assistance du démon.
Appelant Porthos, qui travaillait à lui seul plus que rouleaux et rouleurs:
– Ami, dit-il tout bas, il vient d'arriver un renfort à nos adversaires.
– Ah! fit tranquillement Porthos; que faire alors?
– Recommencer le combat, fit Aramis, c'est encore chanceux.
– Oui, dit Porthos, car il est difficile que, sur deux, on ne tue pas l'un de nous, et certainement, si l'un de nous était tué, l'autre se ferait tuer aussi.
Porthos dit ces mots avec ce naturel héroïque qui, chez lui, grandissait de toutes les forces de la matière.
Aramis sentit comme un coup d'éperon à son coeur.
– Nous ne serons tués ni l'un ni l'autre si vous faites ce que je vais vous dire, ami Porthos.
– Dites.
– Ces gens vont descendre dans la grotte.
– Oui.
– Nous en tuerons une quinzaine, mais pas davantage.
– Combien sont-ils en tout? demanda Porthos.
– Il leur est arrivé un renfort de soixante-quinze hommes.
– Soixante-quinze et cinq, quatre-vingts… Ah! ah! fit Porthos.
– S'ils font feu ensemble, ils nous cribleront de balles.
– Assurément.
– Sans compter, ajouta Aramis, que les détonations peuvent occasionner des éboulements dans la caverne.
– Tout à l'heure, en effet, dit Porthos, un éclat de roche m'a un peu déchiré l'épaule.
– Voyez-vous!
– Mais ce n'est rien.
– Prenons vite un parti. Nos Bretons vont continuer de rouler le canot vers la mer.
– Très bien.
– Nous deux, nous garderons ici la poudre, les balles et les mousquets.
– Mais à deux, mon cher Aramis, nous ne tirerons jamais trois coups de mousqueterie ensemble, dit naïvement Porthos; le moyen de la mousqueterie est mauvais.
– Trouvez-en donc un autre.
– Je l'ai trouvé! fit tout à coup le géant. Je vais me mettre en embuscade derrière le pilier avec cette barre de fer, et, invisible, inattaquable, lorsqu'ils seront entrés par flots, je laisse tomber ma barre sur les crânes trente fois par minute! Hein! qu'en dites-vous, du projet? vous sourit-il?
– Excellent, cher ami, parfait! j'approuve fort; seulement, vous les effraierez, et la moitié restera dehors pour nous prendre par la famine. Ce qu'il nous faut, mon bon ami, c'est la destruction entière de la troupe; un seul homme resté debout nous perd.
– Vous avez raison, mon ami; mais comment les attirer, je vous prie?
– En ne bougeant pas, mon bon Porthos.
– Ne bougeons pas; mais, quand il seront tous bien réunis?..
– Alors, laissez-moi faire, j'ai une idée.
– S'il en est ainsi, et que votre idée soit bonne… et elle doit être bonne, votre idée… je suis tranquille.
– En embuscade, Porthos, et comptez tous ceux qui entreront.
– Mais vous, que ferez-vous?
– Ne vous inquiétez pas de moi; j'ai ma besogne.
– J'entends des voix, ce me semble.
– Ce sont eux. À votre poste!.. Tenez-vous à la portée de ma voix et de ma main.
Porthos se réfugia dans le second compartiment qui était absolument noir.
Aramis se glissa dans le troisième; le géant tenait en main une barre de fer du poids de cinquante livres. Porthos maniait avec une facilité merveilleuse ce levier qui avait servi à faire rouler la barque.
Pendant ce temps, les Bretons poussaient le canot jusqu'à la falaise.
Dans le compartiment éclairé, Aramis, baissé, caché, s'occupait à une manoeuvre mystérieuse.
On entendit un commandement proféré à voix haute. C'était le dernier ordre du capitaine commandant. Vingt-cinq hommes sautèrent des roches supérieures dans le premier compartiment de la grotte, et, ayant pris terre, ils se mirent à faire feu.
Les échos grondèrent, des sifflements sillonnèrent la voûte, une fumée opaque emplit l'espace.
– À gauche! à gauche! cria Biscarrat, qui, dans son premier assaut, avait vu le passage de la seconde chambre, et qui, animé par l'odeur de la poudre, voulait guider ses soldats de ce côté.
La troupe se précipita effectivement à gauche; le couloir allait se rétrécissant; Biscarrat, les mains étendues, dévoué à la mort, marchait en avant des mousquets.
– Venez! venez! cria-t-il, je vois du jour!
– Frappez, Porthos! cria la voix sépulcrale d'Aramis.
Porthos poussa un soupir, mais il obéit.
La barre de fer tomba d'aplomb sur la tête de Biscarrat, qui fut tué sans avoir achevé son cri. Puis le levier formidable se leva et s'abaissa dix fois en dix secondes et fit dix cadavres.
Les soldats ne voyaient rien; ils entendaient des cris, des soupirs; ils foulaient des corps, mais n'avaient pas encore compris, et montaient en trébuchant les uns sur les autres.
L'implacable barre, tombant toujours, anéantit le premier peloton sans qu'un seul bruit eût averti le deuxième, qui s'avançait tranquillement.
Seulement, ce second peloton, commandé par le capitaine, avait brisé un maigre sapin qui poussait sur la falaise, et de ses branches résineuses, tordues ensemble, le capitaine s'était fait un flambeau.
En arrivant à ce compartiment où Porthos, pareil à l'ange exterminateur, avait détruit tout ce qu'il avait touché, le premier rang recula d'épouvante. Nulle fusillade n'avait répondu à la fusillade des gardes, et cependant on heurtait un monceau de cadavres, on marchait littéralement dans le sang.
Porthos était toujours derrière son pilier.
Le capitaine, en éclairant, avec la lumière tremblante du sapin enflammé, cet effroyable carnage dont il cherchait vainement la cause, recula jusqu'au pilier derrière lequel était caché Porthos.
Alors une main gigantesque sortit de l'ombre, se colla à la gorge du capitaine, qui poussa un sourd râlement; ses bras s'étendirent battant l'air, la torche tomba et s'éteignit dans le sang.
Une seconde après, le corps du capitaine tombait près de la torche éteinte, et ajoutait un cadavre de plus au monceau de cadavres qui barrait le chemin.
Tout cela s'était fait mystérieusement comme une chose magique. Au râlement du capitaine, les hommes qui l'accompagnaient s'étaient retournés; ils avaient vu ses bras ouverts, ses yeux sortant de leur orbite; puis, la torche tombée, ils étaient restés dans l'obscurité.
Par un mouvement irréfléchi, instinctif, machinal, le lieutenant cria:
– Feu!
Aussitôt une volée de coups de mousquet crépita, tonna, hurla dans la caverne en arrachant d'énormes morceaux aux voûtes.
La caverne s'éclaira un instant à cette fusillade, puis rentra immédiatement dans une obscurité rendue plus profonde encore par la fumée.
Il se fit alors un grand silence, troublé seulement par les pas de la troisième brigade, qui entrait dans le souterrain.
Chapitre CCLVI – La mort d'un titan
Au moment où Porthos, plus habitué à l'obscurité que tous ces hommes venant du jour, regardait autour de lui pour voir si, dans cette nuit, Aramis ne lui ferait pas quelque signal, il se sentit doucement toucher le bras, et une voix faible comme un souffle murmura tout bas à son oreille:
– Venez.
– Oh! fit Porthos.
– Chut! dit Aramis encore plus bas.
Et, au milieu du bruit de la troisième brigade qui continuait d'avancer, au milieu des imprécations des gardes restés debout, des moribonds râlant leur dernier soupir, Aramis et Porthos glissèrent inaperçus le long des murailles granitiques de la caverne.
Aramis conduisit Porthos dans l'avant-dernier compartiment, et lui montra, dans un enfoncement de la muraille, un baril de poudre pesant soixante à quatre-vingts livres, auquel il venait d'attacher une mèche.
– Ami, dit-il à Porthos, vous allez prendre ce baril, dont je vais, moi allumer la mèche, et vous le jetterez au milieu de nos ennemis: le pouvez vous?
– Parbleu! répliqua Porthos.
Et il souleva le petit tonneau d'une seule main.
– Allumez.
– Attendez, dit Aramis, qu'ils soient bien tous massés, et puis, mon Jupiter, lancez votre foudre au milieu d'eux.
– Allumez, répéta Porthos.
– Moi, continua Aramis, je vais joindre nos Bretons et les aider à mettre le canot à la mer. Je vous attendrai au rivage; lancez ferme et accourez à nous.
– Allumez, dit une dernière fois Porthos.
– Vous avez compris? dit Aramis.
– Parbleu! dit encore Porthos, en riant d'un rire qu'il n'essayait pas même d'éteindre; quand on m'explique, je comprends; allez, et donnez-moi le feu.
Aramis donna l'amadou brûlant à Porthos, qui lui tendit son bras à serrer à défaut de la main.
Aramis serra de ses deux mains le bras de Porthos et se replia jusqu'à l'issue de la caverne, où les trois rameurs attendaient.
Porthos, demeuré seul, approcha bravement l'amadou de la mèche.
L'amadou, faible étincelle, principe premier d'un immense incendie, brilla dans l'obscurité comme une luciole volante, puis vint se souder à la mèche qu'il enflamma, et dont Porthos activa la flamme avec son souffle.
La fumée s'était un peu dissipée, et, à la lueur de cette mèche pétillante, on put, pendant une ou deux secondes, distinguer les objets.
Ce fut un court mais splendide spectacle, que celui de ce géant, pâle, sanglant et le visage éclairé par le feu de la mèche qui brûlait dans l'ombre.
Les soldats le virent. Ils virent ce baril qu'il tenait dans sa main. Ils comprirent ce qui allait se passer.
Alors, ces hommes, déjà pleins d'effroi à la vue de ce qui s'était accompli, pleins de terreur en songeant à ce qui allait s'accomplir, poussèrent tous à la fois, un hurlement d'agonie.
Les uns essayèrent de s'enfuir, mais ils rencontrèrent la troisième brigade qui leur barrait le chemin; les autres, machinalement, mirent en joue et firent feu avec leurs mousquets déchargés; d'autres enfin tombèrent à genoux.
Deux ou trois officiers crièrent à Porthos pour lui promettre la liberté s'il leur donnait la vie.
Le lieutenant de la troisième brigade criait de faire feu; mais les gardes avaient devant eux leurs compagnons effarés qui servaient de rempart vivant à Porthos.
Nous l'avons dit, cette lumière produite par le souffle de Porthos sur l'amadou et la mèche ne dura que deux secondes; mais, pendant ces deux secondes, voici ce qu'elle éclaira: d'abord le géant grandissant dans l'obscurité; puis, à dix pas de lui, un amas de corps sanglants, écrasés, broyés, au milieu desquels vivait encore un dernier frémissement d'agonie, qui soulevait la masse, comme une dernière respiration soulève les flancs d'un monstre informe expirant dans la nuit. Chaque souffle de Porthos, en ravivant la mèche, envoyait sur cet amas de cadavres un ton sulfureux, coupé de larges tranches de pourpre.
Outre ce groupe principal, semé dans la grotte, selon que le hasard de la mort ou la surprise du coup les avait étendus, quelques cadavres isolés semblaient menacer par leurs blessures béantes.
Au-dessus de ce sol pétri d'une fange de sang, montaient, mornes et scintillants, les piliers trapus de la caverne, dont les nuances, chaudement accentuées, poussaient en avant les parties lumineuses.
Et tout cela était vu au feu tremblotant d'une mèche correspondant à un baril de poudre, c'est-à-dire à une torche, qui, en éclairant la mort passée, montrait la mort à venir.
Comme je l'ai dit, ce spectacle ne dura qu'une ou deux secondes. Pendant ce court espace de temps, un officier de la troisième brigade réunit huit gardes armés de mousquets, et, par une trouée, leur ordonna de faire feu sur Porthos.
Mais ceux qui recevaient l'ordre de tirer tremblaient tellement qu'à cette décharge trois hommes tombèrent, et que les cinq autres balles allèrent en sifflant rayer la voûte, sillonner la terre ou creuser les parois de la caverne.
Un éclat de rire répondit à ce tonnerre; puis le bras du géant se balança, puis on vit passer dans l'air, pareille à une étoile filante, la traînée de feu.
Le baril, lancé à trente pas, franchit la barricade de cadavres, et alla tomber dans un groupe hurlant de soldats qui se jetèrent à plat ventre.
L'officier avait suivi en l'air la brillante traînée; il voulut se précipiter sur le baril pour en arracher la mèche avant qu'elle n'atteignit la poudre qu'il recélait.
Dévouement inutile: l'air avait activé la flamme attachée au conducteur; la mèche, qui, en repos, eût brûlé cinq minutes, se trouva dévorée en trente secondes, et l'oeuvre infernale éclata.
Tourbillons furieux, sifflements du soufre et du nitre, ravages dévorants du feu qui creuse, tonnerre épouvantable de l'explosion, voilà ce que cette seconde, qui suivit les deux secondes que nous avons décrites, vit éclore dans cette caverne, égale en horreurs à une caverne de démons.
Les rochers se fendaient comme des planches de sapin sous la cognée. Un jet de feu, de fumée, de débris, s'élança du milieu de la grotte, s'élargissant à mesure qu'il montait. Les grands murs de silex s'inclinèrent pour se coucher dans le sable, et le sable lui-même, instrument de douleur lancé hors de ses couches durcies, alla cribler les visages avec ses myriades d'atomes blessants.
Les cris, les hurlements, les imprécations et les existences, tout s'éteignit dans un immense fracas; les trois premiers compartiments devinrent un gouffre dans lequel retomba un à un, suivant sa pesanteur, chaque débris végétal, minéral ou humain.
Puis le sable et la cendre, plus légers, tombèrent à leur tour, s'étendant comme un linceul grisâtre et fumant sur ces lugubres funérailles.
Et maintenant, cherchez dans ce brûlant tombeau, dans ce volcan souterrain, cherchez les gardes du roi aux habits bleus galonnés d'argent.
Cherchez les officiers brillants d'or, cherchez les armes sur lesquelles ils avaient compté pour se défendre, cherchez les pierres qui les ont tués; cherchez le sol qui les portait.
Un seul homme a fait de tout cela un chaos plus confus, plus informe, plus terrible que le chaos qui existait une heure avant que Dieu eût eu l'idée de créer le monde.
Il ne resta rien des trois premiers compartiments, rien que Dieu lui-même pût reconnaître pour son ouvrage.
Quant à Porthos, après avoir lancé le baril de poudre au milieu des ennemis, il avait fui, selon le conseil d'Aramis, et gagné le dernier compartiment, dans lequel pénétraient, par l'ouverture, l'air, le jour et le soleil.
Aussi, à peine eut-il tourné l'angle qui séparait le troisième compartiment du quatrième, qu'il aperçut à cent pas de lui la barque balancée par les flots; là étaient ses amis; là était la liberté; là était la vie après la victoire.
Encore six de ses formidables enjambées, et il était hors de la voûte; hors de la voûte, deux ou trois vigoureux élans, et il touchait au canot.
Soudain, il sentit ses genoux fléchir: ses genoux semblaient vides, ses jambes mollissaient sous lui.
– Oh! oh! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend; voilà que je ne peux plus marcher. Qu'est-ce à dire?
À travers l'ouverture, Aramis l'apercevait et ne comprenait pas pourquoi il s'arrêtait ainsi.
– Venez, Porthos! criait Aramis, venez! venez vite!
– Oh! répondit le géant en faisant un effort qui tendit inutilement tous les muscles de son corps, je ne puis.
En disant ces mots, il tomba sur ses genoux; mais, de ses mains robustes, il se cramponna aux roches et se releva.
– Vite! vite! répéta Aramis en se courbant vers le rivage, comme pour attirer Porthos avec ses bras.
– Me voici, balbutia Porthos en réunissant toutes ses forces pour faire un pas de plus.
– Au nom du Ciel! Porthos, arrivez! arrivez! le baril va sauter!
– Arrivez, monseigneur, crièrent les Bretons à Porthos, qui se débattait comme dans un rêve.
Mais il n'était plus temps: l'explosion retentit, la terre se crevassa, la fumée, qui s'élança par les larges fissures, obscurcit le ciel, la mer reflua comme chassée par le souffle du feu qui jaillit de la grotte comme de la gueule d'une gigantesque chimère; le reflux emporta la barque à vingt toises, toutes les roches craquèrent à leur base, et se séparèrent comme des quartiers sous l'effort des coins; on vit s'élancer une portion de la voûte enlevée au ciel comme par des fils rapides; le feu rose et vert du soufre, la noire lave des liquéfactions argileuses, se heurtèrent et se combattirent un instant sous un dôme majestueux de fumée; puis on vit osciller d'abord, puis se pencher, puis tomber successivement les longues arêtes de rocher que la violence de l'explosion n'avait pu déraciner de leurs socles séculaires; ils se saluaient les uns les autres comme des vieillards graves et lents, puis se prosternaient couchés à jamais dans leur poudreuse tombe.
Cet effroyable choc parut rendre à Porthos les forces qu'il avait perdues; il se releva, géant lui-même entre ces géants. Mais, au moment où il fuyait entre la double haie de fantômes granitiques, ces derniers, qui n'étaient plus soutenus par les chaînons correspondants, commencèrent à rouler avec fracas autour de ce Titan qui semblait précipité du ciel au milieu des rochers qu'il venait de lancer contre lui.
Porthos sentit trembler sous ses pieds le sol ébranlé par ce long déchirement. Il étendit à droite et à gauche ses vastes mains pour repousser les rochers croulants. Un bloc gigantesque vint s'appuyer à chacune de ses paumes étendues; il courba la tête, et une troisième masse granitique vint s'appesantir entre ses deux épaules.
Un instant, les bras de Porthos avaient plié; mais l'hercule réunit toutes ses forces, et l'on vit les deux parois de cette prison dans laquelle il était enseveli s'écarter lentement et lui faire place. Un instant, il apparut dans cet encadrement de granit comme l'ange antique du chaos; mais, en écartant les roches latérales, il ôta son point d'appui au monolithe qui pesait sur ses fortes épaules, et le monolithe, s'appuyant de tout son poids précipita le géant sur ses genoux. Les roches latérales, un instant écartées, se rapprochèrent et vinrent ajouter leur poids au poids primitif, qui eût suffi pour écraser dix hommes.
Le géant tomba sans crier à l'aide; il tomba en répondant à Aramis par des mots d'encouragement et d'espoir, car un instant, grâce au puissant arc-boutant de ses mains, il put croire que, comme Encelade, il secouerait ce triple poids. Mais, peu à peu, Aramis vit le bloc s'affaisser; les mains crispées un instant, les bras roidis par un dernier effort, plièrent, les épaules tendues s'affaissèrent déchirées, et la roche continua de s'abaisser graduellement.
– Porthos! Porthos! criait Aramis en s'arrachant les cheveux,
Porthos, où es-tu? Parle!
– Là! là! murmurait Porthos d'une voix qui s'éteignait; patience! patience!
À peine acheva-t-il ce dernier mot l'impulsion de la chute augmenta la pesanteur; l'énorme roche s'abattit, pressée par les deux autres qui s'abattirent sur elle et engloutit Porthos dans un sépulcre de pierres brisées.
En entendant la voix expirante de son ami, Aramis avait sauté à terre. Deux des Bretons le suivirent un levier à la main, un seul suffisant pour garder la barque. Les derniers râles du vaillant lutteur les guidèrent dans les décombres.
Aramis, étincelant, superbe, jeune comme à vingt ans, s'élança vers la triple masse, et de ses mains délicates, comme des mains de femme, leva par un miracle de vigueur un coin de l'immense sépulcre de granit. Alors, il entrevit dans les ténèbres de cette fosse l'oeil brillant de son ami, à qui la masse soulevée un instant venait de rendre la respiration. Aussitôt les deux hommes se précipitèrent, se cramponnèrent au levier de fer, réunissant leur triple effort, non pas pour le soulever, mais pour le maintenir. Tout fut inutile: les trois hommes plièrent lentement avec des cris de douleur, et la rude voix de Porthos, les voyant s'épuiser dans une lutte inutile, murmura d'un ton railleur ces mots suprêmes venus jusqu'aux lèvres avec la suprême respiration:
– Trop lourd!
Après quoi, l'oeil s'obscurcit et se ferma, le visage devint pâle, la main blanchit, et le Titan se coucha, poussant un dernier soupir.
Avec lui s'affaissa la roche, que, même dans son agonie, il avait soutenue encore!
Les trois hommes laissèrent échapper le levier qui roula sur la pierre tumulaire.
Puis, haletant, pâle, la sueur au front, Aramis écouta, la poitrine serrée, le coeur à se rompre.
Plus rien! Le géant dormait de l'éternel sommeil, dans le sépulcre que Dieu lui avait fait à sa taille.