Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 22
XXX – LE RAPPORT DU CITOYEN FOUCHÉ
En arrivant le lendemain, vers onze heures du matin, à l'hôtel des Ambassadeurs, madame de Montrevel fut tout étonnée de trouver, au lieu de Roland, un étranger qui lattendait.
Cet étranger s'approcha d'elle.
– Vous êtes la veuve du général de Montrevel, madame? lui demanda-t-il
– Oui, monsieur, répondit madame de Montrevel assez étonnée.
– Et vous cherchez votre fils?
– En effet, et je ne comprends pas, après la lettre quil m'a écrite…
– L'homme propose et le premier consul dispose, répondit en riant l'étranger; le premier consul a disposé de votre fils pour quelques jours et m'a envoyé pour vous recevoir à sa place.
Madame de Montrevel s'inclina.
– Et j'ai l'honneur de parler…? demanda-t-elle.
– Au citoyen Fauvelet de Bourrienne, son premier secrétaire, répondit l'étranger.
– Vous remercierez pour moi le premier consul, répliqua madame de Montrevel, et vous aurez la bonté de lui exprimer, je l'espère, le profond regret que j'éprouve de ne pouvoir le remercier moi-même.
– Mais rien ne vous sera plus facile, madame.
– Comment cela?
– Le premier consul m'a ordonné de vous conduire au Luxembourg.
– Moi?
– Vous et monsieur votre fils.
– Oh! je vais voir le général Bonaparte, je vais voir le général
Bonaparte, s'écria l'enfant, quel bonheur!
Et il sauta de joie en battant des mains.
– Eh bien, eh bien, Édouard! fit Madame de Montrevel.
Puis, se retournant vers Bourrienne:
– Excusez-le, monsieur, dit-elle, c'est un sauvage des montagnes du Jura.
Bourrienne tendit la main à l'enfant.
– Je suis un ami de votre frère, lui dit-il; voulez-vous m'embrasser?
– Oh! bien volontiers, monsieur, répondit Édouard, vous n'êtes pas un voleur, vous.
– Mais non, je lespère, repartit en riant le secrétaire.
– Encore une fois, excusez-le, monsieur, mais nous avons été arrêtés en route.
– Comment, arrêtés?
– Oui.
– Par des voleurs?
– Pas précisément.
– Monsieur, demanda Édouard, est-ce que les gens qui prennent l'argent des autres ne sont pas des voleurs?
– En général, mon cher enfant, on les nomme ainsi.
– Là! tu vois, maman.
– Voyons, Édouard, tais-toi, je t'en prie.
Bourrienne jeta un regard sur madame de Montrevel et vit clairement, à l'expression de son visage, que le sujet de la conversation lui était désagréable; il n'insista point.
– Madame, dit-il, oserai-je vous rappeler que j'ai reçu lordre de vous conduire au Luxembourg, comme j'ai déjà eu lhonneur de vous le dire, et d'ajouter que madame Bonaparte vous y attend!
– Monsieur, le temps de changer de robe et d'habiller Édouard.
– Et ce temps-là, madame, combien durera-t-il?
– Est-ce trop de vous demander une demi-heure?
– Oh! non, et, si une demi-heure vous suffisait, je trouverais la demande fort raisonnable.
– Soyez tranquille, monsieur, elle me suffira.
– Eh bien, madame, dit le secrétaire en s'inclinant, je fais une course, et, dans une demi-heure, je viens me mettre à vos ordres.
– Je vous remercie, monsieur.
– Ne m'en veuillez pas si je suis ponctuel.
– Je ne vous ferai pas attendre.
Bourrienne partit.
Madame de Montrevel habilla d'abord Édouard puis s'habilla elle- même, et, quand Bourrienne reparut, depuis cinq minutes elle était prête.
– Prenez garde, madame, dit Bourrienne en riant, que je ne fasse part au premier consul de votre ponctualité.
– Et qu'aurais-je à craindre dans ce cas?
– Qu'il ne vous retînt près de lui pour donner des leçons d'exactitude à madame Bonaparte.
– Oh! fit madame de Montrevel, il faut bien passer quelque chose aux créoles.
– Mais vous êtes créole aussi, madame, à ce que je crois.
– Madame Bonaparte, dit en riant madame de Montrevel, voit son mari tous les jours, tandis que, moi, je vais voir le premier consul pour la première fois.
– Partons! partons, mère! dit Édouard.
Le secrétaire s'effaça pour laisser passer madame de Montrevel.
Un quart d'heure après, on était au Luxembourg.
Bonaparte occupait, au petit Luxembourg, lappartement du rez-de- chaussée à droite; Joséphine avait sa chambre et son boudoir au premier étage; un couloir conduisait du cabinet du premier consul chez elle.
Elle était prévenue, car, en apercevant madame de Montrevel, elle lui ouvrit ses bras comme à une amie.
Madame de Montrevel s'était arrêtée respectueusement à la porte.
– Oh! venez donc! venez, madame dit Joséphine; je ne vous connais pas d'aujourd'hui, mais du jour où j'ai connu votre digne et excellent Roland. Savez-vous une chose qui me rassure quand Bonaparte me quitte? C'est que Roland le suit, et que, quand je sais Roland près de lui, je crois qu'il ne peut plus lui arriver malheur… Eh bien, vous ne voulez pas m'embrasser?
Madame de Montrevel était confuse de tant de bonté.
– Nous sommes compatriotes, n'est-ce pas? continua-t-elle. Oh! je me rappelle parfaitement M. de la Clémencière, qui avait un si beau jardin et des fruits si magnifiques! Je me rappelle avoir entrevu une belle jeune fille qui en paraissait la reine. Vous vous êtes mariée bien jeune, madame?
– À quatorze ans.
– Il faut cela pour que vous ayez un fils de lâge de Roland; mais asseyez-vous donc!
Elle donna l'exemple en faisant signe à madame de Montrevel de s'asseoir à ses côtés.
– Et ce charmant enfant, continua-t-elle en montrant Édouard, c'est aussi votre fils?..
Elle poussa un soupir.
– Dieu a été prodigue envers vous, madame, reprit-elle, et puisqu'il fait tout ce que vous pouvez désirer, vous devriez bien le prier de m'en envoyer un.
Elle appuya envieusement ses lèvres, sur le front d'Édouard.
– Mon mari sera bien heureux de vous voir, madame. Il aime tant votre fils! Aussi ne serait-ce pas chez moi que l'on vous eût conduite d'abord, s'il n'était pas avec le ministre de la police… Au reste, ajouta-t-elle en riant, vous arrivez dans un assez mauvais moment; il est furieux!
– Oh! s'écria madame de Montrevel presque effrayée, s'il en était ainsi, j'aimerais mieux attendre.
– Non pas! non pas! au contraire, votre vue le calmera; je ne sais ce qui est arrivé: on arrête, à ce qu'il paraît, les diligences comme dans la forêt Noire, au grand jour, en pleine route. Fouché n'a qu'à bien se tenir, si la chose se renouvelle.
Madame de Montrevel allait répondre; mais, en ce moment, la porte s'ouvrit, et un huissier paraissant:
– Le premier consul attend madame de Montrevel, dit-il.
– Allez, allez, dit Joséphine; le temps est si précieux pour Bonaparte, qu'il est presque aussi impatient que Louis XIV, qui n'avait rien à faire. Il n'aime pas à attendre.
Madame de Montrevel se leva vivement et voulut emmener son fils.
– Non, dit Joséphine, laissez-moi ce bel enfant-là; nous vous gardons à dîner: Bonaparte le verra à six heures; d'ailleurs, s'il a envie de le voir, il le fera demander; pour l'instant, je suis sa seconde maman. Voyons, qu'allons-nous faire pour vous amuser?
– Le premier consul doit avoir de bien belles armes, madame? dit l'enfant.
– Oui, très belles. Eh bien, on va vous montrer les armes du premier consul.
Joséphine sortit par une porte, emmenant lenfant, et madame de
Montrevel par lautre, suivant l'huissier.
Sur le chemin, la comtesse rencontra un homme blond, au visage pâle et à l'oeil terne, qui la regarda avec une inquiétude qui semblait lui être habituelle.
Elle se rangea vivement pour le laisser passer.
L'huissier vit le mouvement.
– C'est le préfet de police, lui dit-il tout bas.
Madame de Montrevel le regarda s'éloigner avec une certaine curiosité; Fouché, à cette époque, était déjà fatalement célèbre.
En ce moment, la porte du cabinet de Bonaparte s'ouvrit, et l'on vit se dessiner sa tête dans l'entrebâillement.
Il aperçut madame de Montrevel.
– Madame de Montrevel, dit-il, venez, venez!
Madame de Montrevel pressa le pas et entra dans le cabinet.
– Venez, dit Bonaparte en refermant la porte sur lui-même. Je vous ai fait attendre, c'est bien contre mon désir; j'étais en train de laver la tête à Fouché. Vous savez que je suis très content de Roland, et que je compte en faire un général au premier jour. À quelle heure êtes-vous arrivée?
– À l'instant même, général.
– D'où venez-vous? Roland me l'a dit, mais je l'ai oublié.
– De Bourg.
– Par quelle route?
– Par la route de Champagne!
– Alors vous étiez à Châtillon quand…?
– Hier matin, à neuf heures.
– En ce cas, vous avez dû entendre parler de l'arrestation d'une diligence?
– Général…
– Oui, une diligence a été arrêtée à dix heures du matin, entre
Châtillon et Bar-sur-Seine.
– Général, c'était la nôtre.
– Comment, la vôtre?
– Oui.
– Vous étiez dans la diligence qui a été arrêtée?
– J'y étais.
– Ah! je vais donc avoir des détails précis! Excusez-moi, vous comprenez mon désir d'être renseigné, n'est-ce pas? Dans un pays civilisé, qui a le général Bonaparte pour premier magistrat, on n'arrête pas impunément une diligence sur une grande route, en plein jour, ou alors…
– Général, je ne puis rien vous dire, sinon que ceux qui ont arrêté la diligence étaient à cheval et masqués.
– Combien étaient-ils?
– Quatre.
– Combien y avait-il d'hommes dans la diligence?
– Quatre, y compris le conducteur.
– Et l'on ne s'est pas défendu?
– Non, général.
– Le rapport de la police porte cependant que deux coups de pistolet ont été tirés.
– Oui, général; mais ces deux coups de pistolet…
– Eh bien?
– Ont été tirés par mon fils.
– Votre fils! mais votre fils est en Vendée.
– Roland, oui; mais Édouard était avec moi.
– Édouard! qu'est-ce qu'Édouard?
– Le frère de Roland.
– Il m'en a parlé; mais c'est un enfant!
– Il n'a pas encore douze ans, général.
– Et c'est lui qui a tiré les deux coups de pistolet?
– Oui, général.
– Pourquoi ne me l'avez-vous pas amené?
– Il est avec moi.
– Où cela?
– Je l'ai laissé chez madame Bonaparte.
Bonaparte sonna, un huissier parut.
– Dites à Joséphine de venir avec l'enfant.
Puis, se promenant dans son cabinet:
– Quatre hommes, murmura-t-il; et c'est un enfant qui leur donne l'exemple du courage! Et pas un de ces bandits n'a été blessé?
– Il n'y avait pas de balles dans les pistolets.
– Comment, il n'y avait pas de balles?
– Non: c'étaient ceux du conducteur, et le conducteur avait eu la précaution de ne les charger qu'à poudre.
– C'est bien, on saura son nom.
En ce moment, la porte s'ouvrit, et madame Bonaparte parut, tenant lenfant par la main.
– Viens ici, dit Bonaparte à l'enfant.
Édouard s'approcha sans hésitation et fit le salut militaire.
– C'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs?
– Vois-tu, maman, que ce sont des voleurs? interrompit l'enfant.
– Certainement que ce sont des voleurs; je voudrais bien qu'on me dit le contraire! Enfin, c'est donc toi qui tires des coups de pistolet aux voleurs, quand les hommes ont peur?
– Oui, c'est moi, général; mais, par malheur, ce poltron de conducteur n'avait chargé ses pistolets qu'à poudre; sans cela, je tuais leur chef.
– Tu n'as donc pas eu peur, toi?
– Moi? non, dit l'enfant; je n'ai jamais peur.
– Vous devriez vous appeler Cornélie, madame, fit Bonaparte en se retournant vers madame de Montrevel, appuyée au bras de Joséphine.
Puis, à l'enfant:
– C'est bien, dit-il en l'embrassant, on aura soin de toi; que veux-tu être?
– Soldat d'abord.
– Comment, d'abord?
– Oui; et puis plus tard colonel comme mon frère et général comme mon père.
– Ce ne sera pas de ma faute, si tu ne l'es pas, dit le premier consul.
– Ni la mienne, répliqua l'enfant.
– Édouard! fit madame de Montrevel craintive.
– N'allez-vous pas le gronder pour avoir bien répondu?
Il prit l'enfant, l'amena à la hauteur de son visage et l'embrassa.
– Vous dînez avec nous, dit-il, et, ce soir, Bourrienne, qui a été vous chercher à l'hôtel, vous installera rue de la Victoire; vous resterez là jusqu'au retour de Roland, qui vous cherchera un logement à sa guise. Édouard entrera au Prytanée, et je marie votre fille.
– Général!
– C'est convenu avec Roland.
Puis, se tournant vers Joséphine:
– Emmène madame de Montrevel, et tâche qu'elle ne s'ennuie pas trop. Madame de Montrevel, si _votre amie – _Bonaparte appuya sur ce mot – veut entrer chez une marchande de modes, empêchez-la; elle ne doit pas manquer de chapeaux: elle en a acheté trente-huit le mois dernier.
Et, donnant un petit soufflet d'amitié à Édouard, il congédia les deux femmes du geste.
XXXI – LE FILS DU MEUNIER DE LEGUERNO
Nous avons dit qu'au moment même où Morgan et ses trois compagnons arrêtaient la diligence de Genève, entre Bar-sur-Seine et Châtillon, Roland entrait à Nantes.
Si nous voulons savoir le résultat de sa mission, nous devons, non pas le suivre pas à pas, au milieu des tâtonnements dont l'abbé Bernier enveloppait ses désirs ambitieux, mais le prendre au bourg de Muzillac, situé entre Ambon et le Guernic, à deux lieues au- dessus du petit golfe dans lequel se jette la Vilaine.
Là, nous sommes en plein Morbihan, c'est-à-dire à lendroit où la Chouannerie a pris naissance; c'est près de Laval, sur la closerie des Poiriers, que sont nés de Pierre Cottereau et de Jeanne Moyné, les quatre frères Chouans. Un de leurs aïeux, bûcheron misanthrope, paysan morose, se tenait éloigné des autres paysans comme le chat-huant se tient éloigné des autres oiseaux: de là, par corruption, le nom de Chouan.
Ce nom devint celui de tout un parti; sur la rive droite de la Loire, on disait les _Chouans _pour dire les Bretons, comme, sur la rive gauche, on disait les brigands pour dire les Vendéens.
Ce n'est pas à nous de raconter la mort, la destruction de cette héroïque famille, de suivre sur léchafaud les deux soeurs et un frère, sur les champs de bataille, où ils se couchent blessés ou morts, Jean et René, martyrs de leur foi. Depuis les exécutions de Perrine, de René et de Pierre, depuis la mort de Jean, bien des années se sont écoulées, et le supplice des soeurs et les exploits des frères sont passés à l'état de légende.
C'est à leurs successeurs que nous avons affaire.
Il est vrai que ces gars sont fidèles aux traditions: tels on les a vus combattre aux côtés de la Rouërie, de Bois-Hardy et de Bernard de Villeneuve, tels ils combattent aux côtés de Bourmont, de Frotté et de Georges Cadoudal; c'est toujours le même courage et le même dévouement; ce sont toujours les soldats chrétiens et les royalistes exaltés; leur aspect est toujours le même, rude et sauvage; leurs armes sont toujours les mêmes, le fusil ou le simple bâton que, dans le pays, on appelle une ferte; c'est toujours le même costume, c'est-à-dire le bonnet de laine brune ou le chapeau à larges bords, ayant peine à couvrir les longs cheveux plats qui coulent en désordre sur leurs épaules; ce sont encore les vieux _Aulerci Cenomani, _comme au temps de César, _promisso capilto; _ce sont encore les Bretons aux larges braies, dont Martial a dit:
«Tam taxa est…
«Quam veteres braccae Britonis pauperis.»
Pour se protéger contre la pluie et le froid, ils portent la casaque de peau de chèvre garnie de longs poils; et, pour signe de ralliement, sur la poitrine ceux-ci un scapulaire et un chapelet, ceux-là un tueur, le tueur de Jésus, marque distincte d'une confrérie qui s'astreignait chaque jour à une prière commune.
Tels sont les hommes qui, à lheure où nous traversons la limite qui sépare la Loire-Inférieure du Morbihan, sont éparpillés de la Roche-Bernard à Vannes, et de Quertemberg à Billers, enveloppant, par conséquent, le bourg de Muzillac.
Seulement, il faut l'oeil de laigle qui plane du haut des airs, ou du chat-huant qui voit dans les ténèbres, pour les distinguer au milieu des genêts, des bruyères et des buissons où ils sont tapis.
Passons au milieu de ce réseau de sentinelles invisibles, et, après avoir traversé à gué deux ruisseaux affluents du fleuve sans nom qui vient se jeter à la mer près de Billiers, entre Arzal et Damgan, entrons hardiment dans le village de Muzillac. Tout y est sombre et calme; une seule lumière brille à travers les fentes des volets d'une maison ou plutôt d'une chaumière que rien, d'ailleurs, ne distingue des autres.
C'est la quatrième à droite, en entrant.
Approchons notre oeil d'une des fenêtres de ce volet, et regardons.
Nous voyons un homme vêtu du costume des riches paysans du Morbihan; seulement, un galon d'or, large d'un doigt, borde le collet et les boutonnières de son habit et les extrémités de son chapeau.
Le reste de son costume se complète d'un pantalon de peau et de bottes à retroussis.
Sur une chaise son sabre est jeté.
Une paire de pistolets est à la portée de sa main.
Dans la cheminée, les canons de deux ou trois carabines reflètent un feu ardent.
Il est assis devant une table; une lampe éclaire des papiers qu'il lit avec la plus grande attention, et éclaire en même temps son visage.
Ce visage est celui d'un homme de trente ans; quand les soucis d'une guerre de partisans ne l'assombrissent pas, on voit que son expression doit être franche et joyeuse: de beaux cheveux blonds l'encadrent, de grands yeux bleus laniment; la tête a cette forme particulière aux têtes bretonnes, et qu'ils doivent, si l'on en croit le système de Gall, au développement exagéré des organes de l'entêtement.
Aussi, cet homme a-t-il deux noms:
Son nom familier, le nom sous lequel le désignent ses soldats: la tête ronde.
Puis son nom véritable, celui qu'il a reçu de ses dignes et braves parents, Georges Cadudal, ou plutôt Georges Cadoudal, la tradition ayant changé l'orthographe de ce nom devenu historique.
Georges était le fils d'un cultivateur de la paroisse de Kerléano, dans la paroisse de Brech. La légende veut que ce cultivateur ait été en même temps meunier. Il venait, au collège de Vannes – dont Brech n'est distant que de quelques lieues – , de recevoir une bonne et solide éducation, lorsque les premiers appels de l'insurrection royaliste éclatèrent dans la Vendée: Cadoudal les entendit, réunit quelques-uns de ses compagnons de chasse et de plaisir, traversa la Loire à leur tête, et vint offrir ses services à Stofflet; mais Stofflet exigea de le voir à l'oeuvre avant de l'attacher à lui: c'est ce que demandait Georges. On n'attendait pas longtemps ces sortes d'occasions dans l'armée vendéenne; dès le lendemain, il y eut combat; Georges se mit à la besogne, et s'y acharna si bien, qu'en le voyant charger les bleus, l'ancien garde-chasse de M. de Maulevrier ne put s'empêcher de dire tout haut à Bonchamp, qui était près de lui:
– Si un boulet de canon n'emporte pas cette _grosse tête ronde, _elle ira loin, je vous le prédis.
Le nom en resta à Cadoudal.
C'était ainsi que, cinq siècles auparavant, les sires de Malestroit, de Penhoët, de Beaumanoir et de Rochefort désignaient le grand connétable dont les femmes de la Bretagne filèrent la rançon.
«Voilà la grosse tête ronde, disaient-ils: nous allons échanger de bons coups d'épée avec les Anglais.»
Par malheur, ce n'était plus Bretons contre Anglais que l'on échangeait les coups d'épée; à cette heure: c'était Français contre Français.
Georges resta en Vendée jusqu'à la déroute de Savenay.
L'armée vendéenne tout entière demeura sur le champ de bataille, ou s'évanouit comme une fumée.
Georges avait, pendant près de trois ans, fait des prodiges de courage, d'adresse et de force; il repassa la Loire et rentra dans le Morbihan avec un seul de ceux qui l'avaient suivi.
Celui-là sera à son tour aide de camp, ou plutôt son compagnon de guerre; il ne le quittera plus, et, en échange de la rude campagne qu'ils ont faite ensemble, il changera son nom de Lemercier contre celui de Tiffauges. Nous lavons vu, au bal des victimes, chargé d'une mission pour Morgan.
Rentré sur sa terre natale, c'est pour son compte que Cadoudal y fomente dès lors linsurrection; les boulets ont respecté la grosse tête ronde, et la grosse tête ronde, justifiant la prophétie de Stofflet, succédant aux La Rochejacquelein, aux d'Elbée, aux Bonchamp, aux Lescure, à Stofflet lui-même, est devenu leur rival en gloire et leur supérieur en puissance; car il en était arrivé – chose qui donnera la mesure de sa force – à lutter à peu près seul contre le gouvernement de Bonaparte, nommé premier consul depuis trois mois.
Les deux chefs restés fidèles, avec lui, à la dynastie bourbonienne étaient Frotté et Bourmont.
À lheure où nous sommes arrivés, c'est-à-dire au 26 janvier 1800, Cadoudal commande à trois ou quatre mille hommes avec lesquels il s'apprête à bloquer dans Vannes le général Hatry.
Tout le temps qu'il a attendu la réponse du premier consul à la lettre de Louis XVIII, il a suspendu les hostilités; mais, depuis deux jours, Tiffauges est arrivé et la lui a remise.
Elle est déjà expédiée pour l'Angleterre, d'où elle passera à Mittau; et, puisque le premier consul ne veut point la paix aux conditions dictées par Louis XVIII, Cadoudal, général en chef de Louis XVIII, dans l'Ouest, continuera la guerre contre Bonaparte, dût-il la faire seul avec son ami Tiffauges, en ce moment, au reste, à Pouancé, où se tiennent les conférences entre Châtillon, d'Autichamp, l'abbé Bernier et le général Hédouville.
Il réfléchit, à cette heure, ce dernier survivant des grands lutteurs de la guerre civile, et les nouvelles qu'il vient d'apprendre sont, en effet, matière à réflexion.
Le général Brune, le vainqueur d'Alkmaar et de Castricum, le sauveur de la Hollande, vient d'être nommé général en chef des armées républicaines de l'Ouest, et, depuis trois jours, est arrivé à Nantes; il doit, à tout prix, écraser Cadoudal et ses Chouans.
À tout prix, il faut que les Chouans et Cadoudal prouvent au nouveau général en chef que l'on n'a pas peur et qu'il n'a rien à attendre de l'intimidation.
Dans ce moment, le galop d'un cheval retentit; sans doute, le cavalier a le mot d'ordre, car il passe sans difficulté au milieu des patrouilles échelonnées sur la route de la Roche-Bernard, et, sans difficulté, il est entré dans le bourg de Muzillac.
Il s'arrête devant la porte de la chaumière où est Georges. Celui- ci lève la tête, écoute, et, à tout hasard, met la main sur ses pistolets, quoiqu'il soit probable qu'il va avoir affaire à un ami.
Le cavalier met pied à terre, s'engage dans lallée, et ouvre la porte de la chambre où se trouve Georges.
– Ah! c'est toi, Coeur-de-Roi! dit Cadoudal; d'où viens-tu?
– De Pouancé, général!
– Quelles nouvelles?
– Une lettre de Tiffauges.
– Donne.
Georges prit vivement la lettre des mains de Coeur-de-Roi, et la lut.
– Ah! fit-il.
Et il la relut une seconde fois.
– As-tu vu celui dont il m'annonce larrivée? demanda Cadoudal.
– Oui, général, répondit le courrier.
– Quel homme est-ce?
– Un beau jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans.
– Son air?
– Déterminé!
– C'est bien cela; quand arrive-t-il?
– Probablement cette nuit.
– L'as-tu recommandé tout le long de la route?
– Oui; il passera librement.
– Recommande-le de nouveau; il ne doit rien lui arriver de mal: il est sauvegardé par Morgan.
– C'est convenu, général.
– As-tu autre chose à me dire?
– Lavant-garde des républicains est à la Roche-Bernard.
– Combien d'hommes?
– Un millier d'hommes à peu près; ils ont avec eux une guillotine et le commissaire du pouvoir exécutif Milliére.
– Tu en es sûr?
– Je les ai rencontrés en route; le commissaire était à cheval près du colonel, je lai parfaitement reconnu. Il a fait exécuter mon frère, et j'ai juré qu'il ne mourrait que de ma main.
– Et tu risqueras ta vie pour tenir ton serment?
– À la première occasion.
– Peut-être ne se fera-t-elle point attendre.
En ce moment, le galop d'un cheval retentit dans la rue.
– Ah! dit Coeur-de-Roi, voilà probablement celui que vous attendez.
– Non, dit Georges; le cavalier qui nous arrive vient du côté de
Vannes.
En effet, le bruit étant devenu plus distinct, on put reconnaître que Cadoudal avait raison.
Comme le premier, le second cavalier s'arrêta devant la porte; comme le premier, il mit pied à terre; comme le premier il entra.
Le chef royaliste le reconnut tout de suite, malgré le large manteau dont il était enveloppé.
– C'est toi, Bénédicité, dit-il.
– Oui, mon général.
– D'où viens-tu?
– De Vapues, où vous m'aviez envoyé pour surveiller les bleus.
– Eh bien que font-ils les bleus?
– Ils craignent de mourir de faim, si vous bloquez la ville, et, pour se procurer des vivres, le général Harty a le projet d'enlever cette nuit les magasins de Grandchamp; le général commandera en personne lexpédition, et pour qu'elle se fasse plus lestement, la colonne sera de cent hommes seulement.
– Es-tu fatigué, Bénédicité?
– Jamais, général.
– Et ton cheval?
– Il est venu bien vite, mais il peut faire encore quatre ou cinq lieues du même train sans crever.
– Donne-lui deux heures de repos, double ration davoine, et quil en fasse dix.
– À ces conditions, il les fera.
– Dans deux heures, tu partiras; tu seras à Grandchamp au point du jour; tu donneras en mon nom lordre d'évacuer le village: je me charge du général Hatry et de sa colonne. Est-ce tout ce que tu as à me dire?
– Non, j'ai à vous apprendre une nouvelle.
– Laquelle?
– C'est que Vannes a un nouvel évêque.
– Ah! lon nous rend donc nos évêques?
– Il paraît; mais, s'ils sont tous comme celui-là, ils peuvent bien les garder.
– Et quel est celui-là?
– Audrein!
– Le régicide?
– Audrein le renégat.
– Et quand arrive-t-il?
– Cette nuit ou demain.
– Je n'irai pas au-devant de lui, mais qu'il ne tombe pas entre les mains de mes hommes!
Bénédicité et Coeur-de-Roi firent entendre un éclat de rire qui complétait la pensée de Georges.
– Chut! fit Cadoudal.
Les trois hommes écoutèrent.
– Cette fois, c'est probablement lui, dit Georges.
On entendait le galop d'un cheval venant du côté de la Roche-
Bernard.
– C'est lui, bien certainement, répéta Coeur-de-Roi.
– Alors, mes amis, laissez-moi seul… Toi, Bénédicité, à Grandchamp le plus tôt possible; toi, Coeur-de-Roi, dans la cour avec une trentaine d'hommes: je puis avoir des messagers à expédier sur différentes routes. À propos, arrange-toi pour que l'on m'apporte ce que l'on aura de mieux à souper dans le village.
– Pour combien de personnes, général?
– Oh! pour deux personnes.
– Vous sortez?
– Non, je vais au-devant de celui qui arrive.
Deux ou trois gars avaient déjà fait passer dans la cour les chevaux des deux messagers.
Les messagers s'esquivèrent à leur tour.
Georges arrivait à la porte de la rue, juste au moment où un cavalier, arrêtant son cheval et regardant de tous côtés, paraissait hésiter.
– C'est ici, monsieur, dit Georges.
– Qui est ici? demanda le cavalier.
– Celui que vous cherchez.
– Comment savez-vous quel est celui que je cherche?
– Je présume que c'est Georges Cadoudal, autrement dit la grosse tête ronde.
– Justement.
– Soyez le bienvenu alors, monsieur Roland de Montrevel, car je suis celui que vous cherchez.
– Ah! ah! fit le jeune homme étonné.
Et, mettant pied à terre, il sembla chercher des yeux quelqu'un à qui confier sa monture.
– Jetez la bride sur le cou de votre cheval, et ne vous inquiétez point de lui; vous le retrouverez quand vous en aurez besoin: rien ne se perd en Bretagne, vous êtes sur la terre de la loyauté.
Le jeune homme ne fit aucune observation, jeta la bride sur le cou de son cheval, comme il en avait reçu l'invitation, et suivit Cadoudal, qui marcha devant lui.
– C'est pour vous montrer le chemin, colonel, dit le chef des
Chouans.
Et tous deux entrèrent dans la chaumière dont une main invisible venait de ranimer le feu.