Kitabı oku: «Les compagnons de Jéhu», sayfa 23
XXXII – BLANC ET BLEU
Roland entra, comme nous l'avons dit, derrière Georges, et, en entrant, jeta autour de lui un regard d'insouciante curiosité.
Ce regard lui suffit pour voir qu'ils étaient parfaitement seuls.
– C'est ici votre quartier général? demanda Roland avec un sourire et en approchant de la flamme le dessous de ses bottes.
– Oui, colonel.
– Il est singulièrement gardé.
Georges sourit à son tour.
– Vous me demandez cela, dit-il, parce que, de la Roche-Bernard à ici, vous avez trouvé la route libre?
– C'est-à-dire que je n'ai point rencontré une âme.
– Cela ne prouve aucunement que la route n'était point gardée.
– À moins qu'elle ne l'ait été par les chouettes et les chats- huants qui semblaient voler d'arbre en arbre pour m'accompagner, général… en ce cas-là, je retire ma proposition.
– Justement, répondit Cadoudal, ce sont ces chats-huants et ces chouettes qui sont mes sentinelles, sentinelles qui ont de bons yeux, puisque ces yeux ont sur ceux des hommes lavantage d'y voir la nuit. – Il n'en est pas moins vrai que, par bonheur, je m'étais fait renseigner à la Roche-Bernard; sans quoi, je n'eusse pas trouvé un chat pour me dire où je pourrais vous rencontrer.
– À quelque endroit de la route que vous eussiez demandé à haute voix: «Où trouverai-je Georges Cadoudal?» une voix vous eût répondu: «Au bourg de Muzillac, la quatrième maison à droite.» Vous n'avez vu personne, colonel; seulement, à lheure qu'il est, il y a quinze cents hommes, à peu près, qui savent que le colonel Roland, aide de camp du premier consul, est en conférence avec le fils du meunier de Leguerno.
– Mais, s'ils savent que je suis colonel au service de la République et aide de camp du premier consul, comment m'ont-ils laissé passer?
– Parce qu'ils en avaient reçu lordre.
– Vous saviez donc que je venais?
– Je savais non seulement que vous veniez, mais encore pourquoi vous veniez.
Roland regarda fixement son interlocuteur.
– Alors, il est inutile que je vous le dise! et vous me répondriez quand même je garderais le silence?
– Mais à peu près.
– Ah! pardieu! je serais curieux d'avoir la preuve de cette supériorité de votre police sur la nôtre.
– Je m'offre de vous la donner, colonel. – J'écoute, et cela avec d'autant plus de satisfaction, que je serai tout entier à cet excellent feu, qui, lui aussi, semblait m'attendre.
– Vous ne croyez pas si bien dire, colonel, il n'y a pas jusqu'au feu qui ne fasse de son mieux pour vous souhaiter la bienvenue.
– Oui, mais, pas plus que vous, il ne me dit l'objet de ma mission.
– Votre mission, que vous me faites l'honneur d'étendre jusqu'à moi, colonel, était primitivement pour l'abbé Bernier tout seul. Par malheur, l'abbé Bernier, dans la lettre qu'il a fait passer à son ami Martin Duboys, a un peu trop présumé de ses forces; il offrait sa médiation au premier consul.
– Pardon, interrompit Roland, mais vous m'apprenez là une chose que j'ignorais: c'est que l'abbé Bernier eût écrit au général Bonaparte.
– Je dis qu'il a écrit à son ami Martin Duboys, ce qui est bien différent… Mes gens ont intercepté sa lettre et me l'ont apportée: je l'ai fait copier, et j'ai envoyé la lettre qui, j'en suis certain, est parvenue à bon port; votre visite au général Hédouville en fait foi.
– Vous savez que ce n'est plus le général qui commande à Nantes, mais le général Brune.
– Vous pouvez même dire qui commande à la Roche-Bernard; car un millier de soldats républicains ont fait leur entrée dans cette ville ce soir vers six heures, accompagnés de la guillotine et du citoyen commissaire général Thomas Millière. Ayant l'instrument, il fallait le bourreau.
– Vous dites donc, général, que j'étais venu pour labbé Bernier?
– Oui: labbé Bernier avait offert sa médiation; mais il a oublié qu'aujourd'hui il y a deux Vendées, la Vendée de la rive gauche et la Vendée de la rive droite; que, si l'on peut traiter avec d'Autichamp, Châtillon et Suzannet à Pouancé, reste à traiter avec Frotté, Bourmont et Cadoudal… mais où cela? voilà ce que personne ne peut dire…
– Que vous, général.
– Alors, avec la chevalerie qui fait le fond de votre caractère, vous vous êtes chargé de venir m'apporter le traité signé le 25. L'abbé Bernier, d'Autichamp, Châtillon et Suzannet vous ont signé un laissez-passer, et vous voilà.
– Ma foi! général, je dois dire que vous êtes parfaitement renseigné: le premier consul désire la paix de tout coeur; il sait qu'il a affaire en vous à un brave et loyal adversaire, et, ne pouvant vous voir, attendu que vous ne viendrez probablement point à Paris, il m'a dépêché vers vous.
– C'est-à-dire vers l'abbé Bernier.
– Général, peu vous importe, si je m'engage à faire ratifier par le premier consul ce que nous aurons arrêté entre nous. Quelles sont vos conditions pour la paix?
– Oh! elles sont bien simples, colonel: que le premier consul rende le trône à Sa Majesté Louis XVIII; qu'il devienne son connétable, son lieutenant général, le chef de ses armées de terre et de mer, et je deviens, moi, son premier soldat.
– Le premier consul a déjà répondu à cette demande.
– Et voilà pourquoi je suis décidé à répondre moi-même à cette réponse.
– Quand?
– Cette nuit même, si l'occasion s'en présente.
– De quelle façon?
– En reprenant les hostilités.
– Mais vous savez que Châtillon, d'Autichamp et Suzannet ont déposé les armes?
– Ils sont chefs des Vendéens, et, au nom des Vendéens, ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent; je suis chef des Chouans, et, au nom des Chouans, je ferai ce qui me conviendra.
– Alors, c'est une guerre d'extermination à laquelle vous condamnez ce malheureux pays, général?
– C'est un martyre auquel je convoque des chrétiens et des royalistes.
– Le général Brune est à Nantes avec les huit mille prisonniers que les Anglais viennent de nous rendre, après leurs défaites d'Alkmaar et de Castricum.
– C'est la dernière fois qu'ils auront eu cette chance; les bleus nous ont donné cette mauvaise habitude de ne point faire de prisonniers; quant au nombre de nos ennemis, nous ne nous en soucions pas, c'est une affaire de détail.
– Si le général Brune et ses huit mille prisonniers, joints aux vingt mille soldats qu'il reprend des mains du général Hédouville, ne suffisent point, le premier consul est décidé à marcher contre vous en personne, et avec cent mille hommes.
Cadoudal sourit.
– Nous tâcherons, dit-il, de lui prouver que nous sommes dignes de le combattre.
– Il incendiera vos villes.
– Nous nous retirerons dans nos chaumières.
– Il brûlera vos chaumières.
– Nous vivrons dans nos bois.
– Vous réfléchirez, général.
– Faites-moi l'honneur de rester avec moi quarante-huit heures, colonel, et vous verrez que mes réflexions sont faites.
– J'ai bien envie d'accepter.
– Seulement, colonel, ne me demandez pas plus que je ne puis vous donner: le sommeil sous un toit de chaume ou dans un manteau, sous les branches d'un chêne; un de mes chevaux pour me suivre, un sauf-conduit pour me quitter.
– J'accepte.
– Votre parole, colonel, de ne vous opposer en rien aux ordres que je donnerai, de ne faire échouer en rien les surprises que je tenterai.
– Je suis trop curieux de vous voir faire pour cela; vous avez ma parole, général.
– Quelque chose qui se passe sous vos yeux.
– Quelque chose qui se passe sous mes yeux; je renonce au rôle d'acteur pour m'enfermer dans celui de spectateur; je veux pouvoir dire au premier consul
«J'ai vu.»
Cadoudal sourit.
– Eh bien, vous verrez, dit-il.
En ce moment, la porte s'ouvrit, et deux paysans apportèrent une table toute servie, où fumaient une soupe aux choux et un morceau de lard; un énorme pot de cidre qui venait d'être tiré à la pièce, débordait et moussait entre deux verres.
Quelques galettes de sarrasin étaient destinées à faire le dessert de ce modeste repas.
La table portait deux couverts.
– Vous le voyez, monsieur de Montrevel, dit Cadoudal, mes gars espèrent que vous me ferez l'honneur de souper avec moi.
– Et, sur ma foi, ils n'ont pas tort; je vous le demanderais si vous ne m'invitiez pas, et je tâcherais de vous en prendre de force ma part, si vous me la refusiez.
– Alors à table!
Le jeune colonel s'assit gaiement.
– Pardon pour le repas que je vous offre, dit Cadoudal; je n'ai point comme vos généraux des indemnités de campagne, et ce sont mes soldats qui me nourrissent. Qu'as-tu à nous donner avec cela, Brise-Bleu?
– Une fricassée de poulet, général.
– Voilà le menu de votre dîner monsieur de Montrevel.
– C'est un festin! Maintenant, je n'ai qu'une crainte, général.
– Laquelle?
– Cela ira très bien, tant que nous mangerons; mais quand il s'agira de boire?..
– Vous n'aimez pas le cidre? Ah! diable, vous m'embarrassez. Du cidre ou de l'eau, voilà ma cave.
– Ce n'est point cela: à la santé de qui boirons-nous?
– N'est-ce que cela, monsieur? dit Cadoudal avec une suprême dignité. Nous boirons à la santé de notre mère commune, la France; nous la servons chacun avec un esprit différent, mais, je l'espère, avec un même coeur. À la France! monsieur, dit Cadoudal en remplissant les deux verres.
– À la France! général, répondit Roland en choquant son verre contre celui de Georges.
Et toux deux se rassirent gaiement, et, la conscience en repos, attaquèrent la soupe, avec des appétits dont le plus âgé n'avait pas trente ans.
XXXIII – LA PEINE DU TALION
– Maintenant, général, dit Roland lorsque le souper fut fini, et que les deux jeunes gens, les coudes sur la table, allongés devant un grand feu; commencèrent d'éprouver ce bien-être, suite ordinaire d'un repas dont l'appétit et la jeunesse ont été l'assaisonnement; maintenant, vous m'avez promis de me faire voir des choses que je puisse reporter au premier consul.
– Et vous avez promis, vous, de ne pas vous y opposer?
– Oui; mais je me réserve, si ce que vous me ferez voir heurtait trop ma conscience, de me retirer.
– On n'aura que la selle à jeter sur le dos de votre cheval, colonel, ou, sur le dos du mien dans le cas où le vôtre serait trop fatigué, et vous êtes libre.
– Très bien.
– Justement, dit Cadoudal, les événements vous servent; je suis ici non seulement général, mais encore haut justicier, et il y a longtemps que j'ai une justice à faire. Vous m'avez dit, colonel, que le général Brune était à Nantes: je le savais; vous m'avez dit que son avant-garde était à quatre lieues d'ici, à la Roche- Bernard, je le savais encore; mais une chose que vous ne savez peut-être pas, c'est que cette avant-garde n'est pas commandée par un soldat comme vous et moi: elle est commandée par le citoyen Millière, commissaire du pouvoir exécutif. Une autre chose, que vous ignorez peut-être, c'est que le citoyen Thomas Millière ne se bat point comme nous, avec des canons, des fusils, des baïonnettes, des pistolets et des sabres, mais avec un instrument inventé par un de vos philanthropes républicains et qu'on appelle la guillotine. – Il est impossible, monsieur, s'écria Roland, que, sous le premier consul, on fasse cette sorte de guerre.
– Ah! entendons-nous bien, colonel; je ne vous dis pas que c'est le premier consul qui la fait, je vous dis qu'elle se fait en son nom.
– Et quel est le misérable qui abuse ainsi de l'autorité qui lui est confiée pour faire la guerre avec un état-major de bourreaux?
– Je vous l'ai dit, il s'appelle le citoyen Thomas Millière; informez-vous, colonel, et, dans toute la Vendée et dans toute la Bretagne, il n'y aura qu'une seule voix sur cet homme. Depuis le jour du premier soulèvement vendéen et breton, c'est-à-dire depuis six ans, ce Millière a été toujours et partout un des agents les plus actifs de la Terreur; pour lui, la Terreur n'a point fini avec Robespierre. Dénonçant aux autorités supérieures ou se faisant dénoncer à lui-même les soldats bretons ou vendéens, leurs parents, leurs amis, leurs frères, leurs soeurs, leurs femmes, leurs filles, jusqu'aux blessés, jusqu'aux mourants, il ordonnait de tout fusiller, de tout guillotiner sans jugement. À Daumeray, par exemple, il a laissé une trace de sang, qui n'est point encore effacée, qui ne s'effacera jamais; plus de quatre-vingts habitants ont été égorgés sous ses yeux; des fils ont été frappés dans les bras de leurs mères, qui jusqu'ici ont vainement, pour demander vengeance, levé leurs bras sanglants au ciel. Les pacifications successives de la Vendée ou de la Bretagne n'ont point calmé cette soif de meurtre qui brûle ses entrailles. En 1800, il est le même qu'en 1793. Eh bien, cet homme…
Roland regarda le général.
– Cet homme, continua Georges avec le plus grand calme, voyant que la société ne le condamnait pas, je l'ai condamné, moi; cet homme va mourir.
– Comment! il va mourir, à la Roche-Bernard, au milieu des républicains, malgré sa garde d'assassins, malgré son escorte de bourreaux?
– Son heure a sonné, il va mourir.
Cadoudal prononça ces paroles avec une telle solennité, que pas un doute ne demeura dans lesprit de Roland, non seulement sur larrêt prononcé, mais encore sur l'exécution de cet arrêt.
Il demeura pensif un instant.
– Et vous vous croyez le droit de juger et de condamner cet homme, tout coupable qu'il est?
– Oui; car cet homme a jugé et condamné, non pas des coupables, mais des innocents.
– Si je vous disais: À mon retour à Paris, je demanderai la mise en accusation et le jugement de cet homme, n'auriez-vous pas foi en ma parole?
– J'aurais foi en votre parole; mais je vous dirais: une bête enragée se sauve de sa cage, un meurtrier se sauve de sa prison; les hommes sont des hommes sujets à lerreur. Ils ont parfois condamné des innocents, ils peuvent épargner un coupable. Ma justice est plus sûre que la vôtre, colonel, car cest la justice de Dieu. Cet homme mourra.
– Et de quel droit dites-vous que votre justice, à vous, homme soumis à l'erreur comme les autres hommes, est la justice de Dieu?
– Parce que j'ai mis Dieu de moitié dans mon jugement. Oh! ce n'est pas d'hier qu'il est jugé.
– Comment cela?
– Au milieu d'un orage où la foudre grondait sans interruption, où l'éclair brillait de minute en minute, j'ai levé les bras au ciel et j'ai dit à Dieu: «Mon Dieu! toi dont cet éclair est le regard, toi dont ce tonnerre est la voix, si cet homme doit mourir, éteins pendant dix minutes ton tonnerre et tes éclairs; le silence des airs et lobscurité du ciel seront ta réponse!» et, ma montre à la main, j'ai compté onze minutes sans éclairs et sans tonnerre… J'ai vu à la pointe du grand mont, par une tempête terrible, une barque montée par un seul homme et qui menaçait à chaque instant d'être submergée; une lame lenleva comme le souffle d'un enfant enlève une plume, et la laissa retomber sur un rocher. La barque vola en morceaux, lhomme se cramponna au rocher; tout le monde s'écria: «Cet homme est perdu!» Son père était là, ses deux frères étaient là et ni frères ni père n'osaient lui porter secours. Je levai les bras au Seigneur et je dis: «Si Millière est condamné, mon Dieu, par vous comme par moi, je sauverai cet homme, et sans autre secours que vous, je me sauverai moi-même.» Je me déshabillai, je nouai le bout d'une corde autour de mon bras, et je nageai jusqu'au rocher. On eût dit que la mer s'aplanissait sous ma poitrine; j'atteignis lhomme. Son père et ses frères tenaient l'autre bout de la corde. Il gagna le rivage. Je pouvais y revenir comme lui, en fixant ma corde au rocher. Je la jetai loin de moi, et me confiai à Dieu et aux flots; les flots me portèrent au rivage aussi doucement et aussi sûrement que les eaux du Nil portèrent le berceau de Moïse vers la fille de Pharaon. Une sentinelle ennemie était placée en avant du village de Saint-Nolf; j'étais caché dans le bois de Grandchamp avec cinquante hommes. Je sortis seul du bois en recommandant mon âme à Dieu et en disant: «Seigneur, si vous avez décidé la mort de Millière, cette sentinelle tirera sur moi et me manquera, et, moi, je reviendrai vers les miens sans faire de mal à cette sentinelle, car vous aurez été avec elle un instant.» Je marchai au républicain; à vingt pas, il fit feu sur moi et me manqua. Voici le trou de la balle dans mon chapeau, à un pouce de ma tête; la main de Dieu elle-même a levé larme. C'est hier que la chose est arrivée. Je croyais Millière à Nantes. Ce soir, on est venu m'annoncer que Millière et sa guillotine étaient à la Roche- Bernard. Alors j'ai dit: «Dieu me l'amène, il va mourir!»
Roland avait écouté avec un certain respect la superstitieuse narration du chef breton. Il ne s'étonnait point de trouver cette croyance et cette poésie dans l'homme habitué à vivre en face de la mer sauvage, au milieu des dolmens de Karnac. Il comprit que Millière était véritablement condamné, et que Dieu, qui semblait trois fois avoir approuvé son jugement, pouvait seul le sauver.
Seulement, une dernière question lui restait à faire.
– Comment le frapperez-vous? demanda-t-il.
– Oh! dit Georges, je ne m'inquiète point de cela; il sera frappé.
Un des deux hommes qui avaient apporté la table du souper entrait en ce moment.
– Brise-Bleu, lui dit Cadoudal, préviens Coeur-de-Roi que j'ai un mot à lui dire.
Deux minutes après, le Breton était en face de son général.
– Coeur-de-Roi, lui demanda Cadoudal, n'est-ce pas toi qui m'as dit que l'assassin Thomas Millière était à la Roche-Bernard?
– Je l'y ai vu entrer côte à côte avec le colonel républicain, qui paraissait même peu flatté du voisinage.
– N'as-tu pas ajouté qu'il était suivi de sa guillotine?
– Je vous ai dit que sa guillotine suivait entre deux canons, et je crois que, si les canons avaient pu s'écarter d'elle, ils l'eussent laissée rouler toute seule.
– Quelles sont les précautions que prend Millière dans les villes qu'il habite?
– Il a autour de lui une garde spéciale; il fait barricader les rues qui conduisent à sa maison; il a toujours une paire de pistolets à portée de sa main.
– Malgré cette garde, malgré cette barricade, malgré ces pistolets, te charges-tu d'arriver jusqu'à lui?
– Je m'en charge, général!
– J'ai, à cause de ses crimes, condamné cet homme; il faut qu'il meure!
– Ah! s'écria Coeur-de-Roi, le jour de la justice est donc venu!
– Te charges-tu d'exécuter mon jugement, Coeur-de-Roi?
– Je m'en charge, général.
– Va, Coeur-de-Roi, prends le nombre d'hommes que tu voudras… imagine le stratagème que tu voudras… mais parviens jusqu'à lui et frappe.
– Si je meurs, général…
– Sois tranquille, le curé de Leguerno dira assez de messes à ton intention pour que ta pauvre âme ne demeure pas en peine; mais tu ne mourras pas, Coeur-de-Roi.
– C'est bien, c'est bien, général! du moment où il y aura des messes, on ne vous en demande pas davantage; j'ai mon plan.
– Quand pars-tu?
– Cette nuit.
– Quand sera-t-il mort?
– Demain.
– Va, et que trois cents hommes soient prêts à me suivre dans une demi-heure.
Coeur-de-Roi sortit aussi simplement qu'il était entré.
– Vous voyez, dit Cadoudal, voilà les hommes auxquels je commande; votre premier consul est-il aussi bien servi que moi, monsieur de Montrevel?
– Par quelques-uns, oui.
– Eh bien, moi, ce n'est point par quelques-uns, c'est par tous.
Bénédicité entra et interrogea Georges du regard.
– Oui, répondit Georges, tout à la fois de la voix et de la tête.
Bénédicité sortit.
– Vous n'avez pas vu un homme en venant ici? dit Georges.
– Pas un.
– J'ai demandé trois cents hommes dans une demi-heure, et, dans une demi-heure, ils seront là; j'en eusse demandé cinq cents, mille, deux mille, qu'ils eussent été prêts aussi promptement.
– Mais, dit Roland, vous avez, comme nombre du moins, des limites que vous ne pouvez franchir.
– Voulez-vous connaître l'effectif de mes forces, c'est bien simple: je ne vous le dirai pas moi-même, vous ne me croiriez pas; mais attendez, je vais vous le faire dire.
Il ouvrit la porte et appela:
– Branche-d'or?
Deux secondes après, Branche-d'or parut.
– C'est mon major général, dit en riant Cadoudal; il remplit près de moi les fonctions que le général Berthier remplit près du premier consul. Branche-d'or?
– Mon général!
– Combien d'hommes échelonnés depuis la Roche-Bernard jusqu'ici, c'est-à-dire sur la route suivie par monsieur pour me venir trouver?
– Six cents dans les landes d'Arzal, six cents dans les bruyères de Marzan, trois cents à Péaule, trois cents à Billiers.
– Total dix-huit cents; combien entre Noyal et Muzillac?
– Quatre cents.
– Deux mille deux cents; combien d'ici à Vannes?
– Cinquante à Theig, trois cents à la Trinité, six cents entre la
Trinité et Muzillac.
– Trois mille deux cents; et d'Ambon à Leguerno?
– Douze cents.
– Quatre mille quatre cents; et dans le bourg même, autour de moi, dans les maisons, dans les jardins, dans les caves?
– Cinq à six cents, général.
– Merci, Bénédicité.
Il fit un signe de tête, Bénédicité sortit.
– Vous le voyez, dit simplement Cadoudal, cinq mille hommes à peu près. Eh bien, avec ces cinq mille hommes, tous du pays, qui connaissent chaque arbre, chaque pierre, chaque buisson, je puis faire la guerre aux cent mille hommes que le premier consul menace d'envoyer contre moi.
Roland sourit.
– Oui, c'est fort, n'est-ce pas?
– Je crois que vous vous vantez un peu, général, ou plutôt que vous vantez vos hommes.
– Non; car j'ai pour auxiliaire toute la population; un de vos généraux ne peut pas faire un mouvement que je ne le sache; il ne peut pas envoyer une ordonnance, que je ne la surprenne; il ne peut pas trouver un refuge, que je ne l'y poursuive; la terre même est royaliste et chrétienne! elle parlerait à défaut d'habitants pour me dire: «Les bleus sont passés ici; les égorgeurs sont cachés là!» Au reste vous allez en juger.
– Comment?
– Nous allons faire une expédition à six lieues d'ici. Quelle heure est-il?
Les jeunes gens tirèrent leurs montres tous deux à la fois.
– Minuit moins un quart, dirent-ils.
– Bon! fit Georges, nos montres marquent la même heure, c'est bon signe; peut-être, un jour, nos coeurs seront-ils d'accord comme nos montres.
– Vous disiez, général?
– Je disais qu'il était minuit moins un quart, colonel, qu'à six heures, avant le jour, nous devions être à sept lieues d'ici; avez-vous besoin de repos?
– Moi!
– Oui, vous pouvez dormir une heure.
– Merci; c'est inutile.
– Alors, nous partirons quand vous voudrez.
– Et vos hommes?
– Oh! mes hommes sont prêts.
– Où cela?
– Partout.
– Je voudrais les voir.
– Vous les verrez.
– Quand?
– Quand cela vous sera agréable; oh! mes hommes sont des hommes fort discrets, et ils ne se montrent que si je leur fais signe de se montrer.
– De sorte que, quand je désirerai les voir…
– Vous me le direz, je ferai un signe, et ils se montreront.
– Partons, général!
– Partons.
Les deux jeunes gens s'enveloppèrent de leurs manteaux et sortirent.
À la porte, Roland se heurta à un petit groupe de cinq hommes.
Ces cinq hommes portaient luniforme républicain; lun deux avait sur ses manches des galons de sergent.
– Qu'est-ce que cela? demanda Roland.
– Rien, répondit Cadoudal en riant.
– Mais, enfin, ces hommes, quels sont-ils?
– Coeur-de-Roi et les siens, qui partent pour lexpédition que vous savez.
– Alors, ils comptent à laide de cet uniforme?..
– Oh! vous allez tout savoir, colonel, je n'ai point de secret pour vous.
Et, se tournant du côté du groupe:
– Coeur-de-Roi! dit Cadoudal.
L'homme dont les manches étaient ornées de deux galons se détacha du groupe et vint à Cadoudal.
– Vous m'avez appelé, général? demanda le faux sergent.
– Je veux savoir ton plan.
– Oh! général, il est bien simple.
– Voyons, j'en jugerai.
– Je passe ce papier dans la baguette de mon fusil…
Coeur-de-Roi montra une large enveloppe scellée d'un cachet rouge qui, sans doute, avait renfermé quelque ordre républicain surpris par les Chouans.
– Je me présente aux factionnaires en disant: «Ordonnance du général de division!» J'entre au premier poste, je demande qu'on m'indique la maison du citoyen commissaire; on me lindique, je remercie: il faut toujours être poli; j'arrive à la maison, j'y trouve un second factionnaire, je lui fais le même conte qu'au premier, je monte ou je descends chez le citoyen Millière, selon qu'il demeure au grenier ou à la cave, j'entre sans difficulté aucune; vous comprenez: Ordre du général de division! je le trouve dans son cabinet ou ailleurs, je lui présente mon papier, et, tandis qu'il le décachette, je le tue avec ce poignard caché dans ma manche.
– Oui, mais toi et tes hommes?
– Ah! ma foi, à la garde de Dieu! nous défendons sa cause, c'est à lui de s'inquiéter de nous.
– Eh bien, vous le voyez, colonel, dit Cadoudal, ce n'est pas plus difficile que cela. À cheval, colonel! Bonne chance, Coeur- de-Roi!
– Lequel des deux chevaux dois-je prendre? demanda Roland.
– Prenez au hasard: ils sont aussi bons lun que lautre, et chacun a dans ses fontes une excellente paire de pistolets de fabrique anglaise.
– Tout chargés?
– Et bien chargés, colonel; c'est une besogne pour laquelle je ne me fie à personne.
– Alors à cheval.
Les deux jeunes gens se mirent en selle, et prirent la route qui
conduisait à Vannes, Cadoudal servant de guide à Roland, et
Branche-d'or, le major général de larmée, comme lavait appelé
Georges, marchant une vingtaine de pas en arrière.
Arrivé à l'extrémité du village, Roland plongea son regard sur la route qui s'étend sur une ligne presque tirée au cordeau de Muzillac à la Trinité.
La route, entièrement découverte, paraissait parfaitement solitaire.
On fit ainsi une demi-lieue à peu près.
Au bout de cette demi-lieue:
– Mais où diable sont donc vos hommes? demanda Roland.
– À notre droite, à notre gauche, devant nous, derrière nous.
– Ah la bonne plaisanterie! fit Roland.
– Ce n'est point une plaisanterie, colonel; croyez-vous que je suis assez imprudent pour me hasarder ainsi sans éclaireurs?
– Vous m'avez dit, je crois, que, si je désirais voir vos hommes, je n'avais qu'à vous le dire.
– Je vous l'ai dit.
– Eh bien, je désire les voir.
– En totalité ou en partie?
– Combien avez-vous dit que vous en emmeniez avec vous?
– Trois cents.
– Eh bien, je désire en voir cent cinquante.
– Halte! fit Cadoudal.
Et, rapprochant ses deux mains de sa bouche, il fit entendre un houhoulement de chat-huant, suivi d'un cri de chouette; seulement, il jeta le houhoulement à droite, et le cri de chouette à gauche.
Presque instantanément, aux deux côtés de la route, on vit s'agiter des formes humaines, lesquelles, franchissant le fossé qui séparait le chemin du taillis, vinrent se ranger aux deux côtés des chevaux.
– Qui commande à droite? demanda Cadoudal.
– Moi, Moustache, répondit un paysan s'approchant.
– Qui commande, à gauche? répéta le général.
– Moi, Chante-en-hiver, répondit un paysan s'approchant.
– Combien d'hommes avec toi, Moustache?
– Cent.
– Combien d'hommes avec toi, Chante-en-hiver?
– Cinquante.
– En tout cent cinquante, alors? demanda Georges.
– Oui, répondirent les deux chefs bretons.
– Est-ce votre compte, colonel? demanda Cadoudal en riant.
– Vous êtes un magicien, général.
– Eh! non, je suis un pauvre paysan comme eux; seulement, je commande une troupe où chaque cerveau se rend compte de ce qu'il fait, où chaque coeur bat pour les deux grands principes de ce monde: la religion et la royauté.
Puis, se retournant vers ses hommes:
– Qui commande l'avant-garde? demanda Cadoudal.
– Fend-l'air, répondirent les deux Chouans.
– Et l'arrière-garde?
– La Giberne.
La seconde réponse fut faite avec le même ensemble que la première.
– Alors, nous pouvons continuer tranquillement notre route?
– Ah! général, comme si vous alliez à la messe à l'église de votre village.
– Continuons donc notre route, colonel, dit Cadoudal à Roland.
Puis, se retournant vers ses hommes:
– Égayez-vous, mes gars, leur dit-il.
Au même instant chaque homme sauta le fossé et disparut.
On entendit, pendant quelques secondes, le froissement des branches dans le taillis, et le bruit des pas dans les broussailles.
Puis on n'entendit plus rien.
– Eh bien, demanda Cadoudal, croyez-vous qu'avec de pareils hommes j'aie quelque chose à craindre de vos bleus, si braves qu'ils soient?
Roland poussa un soupir; il était parfaitement de l'avis de
Cadoudal.
On continua de marcher.
À une lieue à peu près de la Trinité, on vit sur la route apparaître un point noir qui allait grossissant avec rapidité.
Devenu plus distinct, ce point sembla tout à coup rester fixe.
– Qu'est-ce que cela? demanda Roland.
– Vous le voyez bien, répondit Cadoudal, c'est un homme.
– Sans doute, mais cet homme, qui est-il?
– Vous avez pu deviner, à la rapidité de sa course, que c'est un messager.
– Pourquoi s'arrête-t-il?
– Parce qu'il nous a aperçus de son côté, et qu'il ne sait s'il doit avancer ou reculer.
– Que va-t-il faire?
– Il attend pour se décider.
– Quoi?
– Un signal.
– Et à ce signal, il répondra?
– Non seulement il répondra, mais il obéira. Voulez-vous qu'il avance? Voulez-vous qu'il recule? voulez-vous qu'il se jette de côté?
– Je désire qu'il s'avance: c'est un moyen que nous sachions la nouvelle qu'il porte.
Cadoudal fit entendre le chant du coucou avec une telle perfection, que Roland regarda tout autour de lui.
– C'est moi, dit Cadoudal, ne cherchez pas.
– Alors, le messager va venir?
– Il ne va pas venir, il vient.
En effet, le messager avait repris sa course, et s'avançait rapidement: en quelques secondes il fut près de son général.
– Ah! dit celui-ci, c'est toi, Monte-à-l'assaut!
Le général se pencha; Monte-à-l'assaut lui dit quelques mots à l'oreille.
– J'étais déjà prévenu par Bénédicité, dit Georges.
Puis, se retournant vers Roland:
– Il va, dit-il, se passer, dans un quart d'heure, au village de la Trinité, une chose grave et que vous devez voir; au galop!
Et, donnant l'exemple, il mit son cheval au galop.
Roland le suivit.
En arrivant au village, on put distinguer de loin une multitude s'agitant sur la place, à la lueur des torches résineuses.
Les cris et les mouvements de cette multitude annonçaient, en effet, un grave événement.
– Piquons! piquons! dit Cadoudal.
Roland ne demandait pas mieux: il mit les éperons au ventre de sa monture.
Au bruit du galop des chevaux, les paysans s'écartèrent; ils étaient cinq ou six cents au moins, tous armés.
Cadoudal et Roland se trouvèrent dans le cercle de lumière, au milieu de lagitation et des rumeurs.