Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 1», sayfa 10
— Je ne dis pas.
— Des figures à mourir de rire!
— Chicot, il y a parmi eux des hommes superbes.
— Des Gascons enfin, comme le colonel général de ton infanterie.
— Et comme toi, Chicot.
— Oh! mais moi, Henri, c'est bien différent; je ne suis plus Gascon depuis que j'ai quitté la Gascogne.
— Tandis qu'eux?..
— C'est tout le contraire: ils n'étaient pas Gascons en Gascogne, et ils sont doubles Gascons ici.
— N'importe, j'ai quarante-cinq redoutables épées.
— Commandées par cette quarante-sixième redoutable épée qu'on appelle d'Épernon?
— Pas précisément.
— Et par qui?
— Par Loignac.
— Peuh!
— Ne vas-tu pas déprécier Loignac à présent?
— Je m'en garderais fort, c'est mon cousin au vingt-septième degré.
— Vous êtes tous parents, vous autres Gascons.
— C'est tout le contraire de vous autres Valois, qui ne l'êtes jamais.
— Enfin, répondras-tu?
— A quoi?
— A mes quarante-cinq.
— Et c'est avec cela que tu comptes te défendre?
— Oui, par la mordieu! oui, s'écria Henri irrité.
Chicot, ou son ombre, car n'étant pas mieux renseigné que le roi là- dessus, nous sommes obligé de laisser nos lecteurs dans le doute; Chicot, disons-nous, se laissa glisser dans le fauteuil, tout en appuyant ses talons au rebord de ce même fauteuil, de sorte que ses genoux formaient le sommet d'un angle plus élevé que sa tête.
— Eh bien, moi, dit-il, j'ai plus de troupes que toi.
— Des troupes? tu as des troupes? — Tiens! pourquoi pas?
— Et quelles troupes?
— Tu vas voir. J'ai d'abord toute l'armée que MM. de Guise se font en Lorraine.
— Es-tu fou?
— Non pas, une vraie armée, six mille hommes au moins.
— Mais à quel propos, voyons, toi qui as si peur de M. de Mayenne, irais- tu te faire défendre précisément par les soldats de M. de Guise?
— Parce que je suis mort.
— Encore cette plaisanterie!
— Or, c'était à Chicot que M. de Mayenne en voulait. J'ai donc profité de cette mort pour changer de corps, de nom et de position sociale.
— Alors tu n'es plus Chicot? dit le roi.
— Non.
— Qu'es-tu donc?
— Je suis Robert Briquet, ancien négociant et ligueur.
— Toi, ligueur, Chicot?
— Enragé; ce qui fait, vois-tu, qu'à la condition de ne pas voir de trop près M. de Mayenne, j'ai pour ma défense personnelle, à moi Briquet, membre de la sainte Union, d'abord l'armée des Lorrains, ci, six mille hommes; retiens bien les chiffres.
— J'y suis.
— Ensuite cent mille Parisiens à peu près.
— Fameux soldats!
— Assez fameux pour te gêner fort, mon prince. Donc, cent mille et six mille, cent six mille; ensuite le parlement, le pape, les Espagnols, M. le cardinal de Bourbon, les Flamands, Henri de Navarre, le duc d'Anjou.
— Commences-tu à épuiser la liste? dit Henri impatienté.
— Allons donc! il me reste encore trois sortes de gens.
— Dis.
— Lesquels t'en veulent beaucoup.
— Dis.
— Les catholiques d'abord.
— Ah! oui, parce que je n'ai exterminé qu'aux trois quarts les huguenots.
— Puis les huguenots, parce que tu les as aux trois quarts exterminés.
— Ah! oui; et les troisièmes? — Que dis-tu des politiques, Henri?
— Ah! oui, ceux qui ne veulent ni de moi, ni de mon frère, ni de M. de Guise.
— Mais qui veulent bien de ton beau-frère de Navarre.
— Pourvu qu'il abjure.
— Belle affaire! et comme la chose l'embarrasse, n'est-ce pas?
— Ah ça! mais les gens dont tu me parles là...
— Eh bien?
— C'est toute la France.
— Justement: voilà mes troupes, à moi, qui suis ligueur. Allons, allons! additionne et compare.
— Nous plaisantons, n'est-ce pas, Chicot? dit Henri, sentant certains frissonnements courir dans ses veines.
— Avec cela que c'est l'heure de plaisanter, quand tu es seul contre tout le monde, mon pauvre Henriquet!
Henri prit un air de dignité tout à fait royal.
— Seul je suis, dit-il; mais seul aussi je commande. Tu me fais voir une armée, très bien. Maintenant montre-moi un chef. Oh! tu vas me désigner M. de Guise; ne vois-tu pas que je le tiens à Nancy? M. de Mayenne? tu avoues toi-même qu'il est à Soissons; le duc d'Anjou? tu sais qu'il est à Bruxelles; le roi de Navarre? il est à Pau; tandis que moi, je suis seul, c'est vrai, mais libre chez moi et voyant venir l'ennemi comme, du milieu d'une plaine, le chasseur voit sortir des bois environnants son gibier, poil ou plume.
Chicot se gratta le nez. Le roi le crut vaincu.
— Qu'as-tu à répondre à cela? demanda Henri.
— Que tu es toujours éloquent, Henri; il te reste la langue: c'est en vérité plus que je ne croyais, et je t'en fais mon bien sincère compliment; mais je n'attaquerai qu'une chose dans ton discours.
— Laquelle?
— Oh! mon Dieu, rien, presque rien, une figure de rhétorique; j'attaquerai ta comparaison.
— En quoi?
— En ce que tu prétends que tu es le chasseur attendant le gibier à l'affût, tandis que je dis, moi, que tu es au contraire le gibier que le chasseur traque jusque dans son gîte.
— Chicot!
— Voyons, l'homme à l'embuscade, qui as-tu vu venir? dis.
— Personne, pardieu!
— Il est venu quelqu'un cependant.
— Parmi ceux que je t'ai cités?
— Non, pas précisément, mais à peu près.
— Et qui est venu?
— Une femme.
— Ma soeur, Margot?
— Non, la duchesse de Montpensier.
— Elle! à Paris?
— Eh! mon Dieu, oui.
— Eh bien! quand cela serait, depuis quand ai-je peur des femmes?
— C'est vrai, on ne doit avoir peur que des hommes. Attends un peu alors. Elle vient en avant-coureur, entends-tu? elle vient annoncer l'arrivée de son frère.
— L'arrivée de M. de Guise?
— Oui.
— Et tu crois que cela m'embarrasse?
— Oh! toi, tu n'es embarrassé de rien.
— Passe-moi l'encre et le papier.
— Pourquoi faire? pour signer l'ordre à M. de Guise de rester à Nancy?
— Justement. L'idée est bonne, puisqu'elle t'est venue en même temps qu'à moi.
— Exécrable! au contraire.
— Pourquoi?
— Il n'aura pas plus tôt reçu cet ordre-là qu'il devinera que sa présence est urgente à Paris, et qu'il accourra.
Le roi sentit la colère lui monter au front. Il regarda Chicot de travers.
— Si vous n'êtes revenu que pour me faire des communications comme celle- là, vous pouviez bien vous tenir où vous étiez.
— Que veux-tu, Henri, les fantômes ne sont pas flatteurs.
— Tu avoues donc que tu es un fantôme?
— Je ne l'ai jamais nié.
— Chicot!
— Allons! ne te fâche pas, car de myope que tu es, tu deviendrais aveugle. Voyons, ne m'as-tu pas dit que tu retenais ton frère en Flandre?
— Oui, certes, et c'est d'une bonne politique, je le maintiens.
— Maintenant, écoute, ne nous fâchons pas. Dans quel but penses-tu que M. de Guise reste à Nancy?
— Pour y organiser une armée.
— Bien! du calme... A quoi destine-t-il cette armée?
— Ah! Chicot, vous me fatiguez avec toutes ces questions.
— Fatigue-toi, fatigue-toi, Henri! tu t'en reposeras mieux plus tard: c'est moi qui te le promets. Nous disions donc qu'il destine cette armée?
— A combattre les huguenots du nord.
— Ou plutôt à contrarier ton frère d'Anjou, qui s'est fait nommer duc de Brabant, qui tâche de se bâtir un petit trône en Flandre, et qui te demande constamment des secours pour arriver à ce but.
— Secours que je lui promets toujours et que je ne lui enverrai jamais, bien entendu.
— A la grande joie de M. le duc de Guise. Eh bien! Henri, un conseil?
— Lequel?
— Si tu feignais une bonne fois d'envoyer ces secours promis, si ce secours s'avançait vers Bruxelles, ne dût-il aller qu'à moitié chemin?
— Ah! oui! s'écria Henri, je comprends; M. de Guise ne bougerait pas de la frontière.
— Et la promesse que nous a faite madame de Montpensier, à nous autres ligueurs, que M. de Guise serait à Paris avant huit jours?
— Cette promesse tomberait à l'eau.
— C'est toi qui l'as dit, mon maître, fit Chicot en prenant toutes ses aises. Voyons, que penses-tu du conseil, Henri?
— Je le crois bon... cependant...
— Quoi encore?
— Tandis que ces deux messieurs seront occupés l'un de l'autre, là-bas, au nord...
— Ah! oui, le midi, n'est-ce pas? tu as raison, Henri, c'est du midi que viennent les orages.
— Pendant ce temps-là, mon troisième fléau ne se mettra-t-il pas en branle? Tu sais ce qu'il fait, le Béarnais?
— Non, le diable m'emporte!
— Il réclame.
— Quoi?
— Les villes qui forment la dot de sa femme.
— Bah! voyez-vous l'insolent, à qui l'honneur d'être allié à la maison de France ne suffit pas, et qui se permet de réclamer ce qui lui appartient!
— Cahors, par exemple, comme si c'était d'un bon politique d'abandonner une pareille ville à un ennemi.
— Non, en effet, ce ne serait pas d'un bon politique; mais ce serait d'un honnête homme, par exemple.
— Monsieur Chicot!
— Prenons que je n'ai rien dit; tu sais que je ne me mêle pas de tes affaires de famille.
— Mais cela ne m'inquiète pas: j'ai mon idée.
— Bon!
— Revenons donc au plus pressé.
— A la Flandre?
— J'y vais donc envoyer quelqu'un, en Flandre, à mon frère... Mais qui enverrai-je? à qui puis-je me fier, mon Dieu! pour une mission de cette importance?
— Dame!..
— Ah! j'y songe.
— Moi aussi.
— Vas-y, toi, Chicot.
— Que j'aille en Flandre, moi?
— Pourquoi pas?
— Un mort aller en Flandre! allons donc!
— Puisque tu n'es plus Chicot, puisque tu es Robert Briquet.
— Bon! un bourgeois, un ligueur, un ami de M. de Guise, faisant les fonctions d'ambassadeur près de M. le duc d'Anjou.
— C'est-à-dire que tu refuses?
— Pardieu!
— Que tu me désobéis?
— Moi, te désobéir! Est-ce que je te dois obéissance?
— Tu ne me dois pas obéissance, malheureux?
— M'as-tu jamais rien donné qui m'engage avec toi? Le peu que j'ai me vient d'héritage. Je suis gueux et obscur. Fais-moi duc et pair, érige en marquisat ma terre de la Chicoterie; dote-moi de cinq cent mille écus, et alors nous causerons ambassade.
Henri allait répondre et trouver une de ces bonnes raisons comme en trouvent toujours les rois quand on leur fait de semblables reproches, lorsqu'on entendit grincer sur sa tringle la massive portière de velours.
— M. le duc de Joyeuse! dit la voix de l'huissier.
— Eh! ventre de biche! voilà ton affaire! s'écria Chicot. Trouve-moi un ambassadeur pour te représenter mieux que ne le fera messire Anne, je t'en défie!
— Au fait, murmura Henri, décidément ce diable d'homme est de meilleur conseil que ne l'a jamais été aucun de mes ministres.
— Ah! tu en conviens donc? dit Chicot.
Et il se renfonça dans son fauteuil en prenant la forme d'une boule, de sorte que le plus habile marin du royaume, accoutumé à distinguer le moindre point des lignes de l'horizon, n'eût pu distinguer une saillie au- delà des sculptures du grand fauteuil dans lequel il était enseveli.
M. de Joyeuse avait beau être grand-amiral de France, il n'y voyait pas plus qu'un autre.
Le roi poussa un cri de joie en apercevant son jeune favori, et lui tendit la main.
— Assieds-toi, Joyeuse, mon enfant, lui dit-il. Mon Dieu! que tu viens tard.
— Sire, répondit Joyeuse, Votre Majesté est bien obligeante de s'en apercevoir.
Et le duc, s'approchant de l'estrade du lit, s'assit sur les coussins fleurdelisés épars à cet effet sur les marches de cette estrade.
XV
DE LA DIFFICULTÉ QU'A UN ROI DE TROUVER DE BONS AMBASSADEURS
Chicot, toujours invisible dans son fauteuil; Joyeuse, à demi couché sur les coussins; Henri, moelleusement pelotonné dans son lit, la conversation commença.
— Eh bien! Joyeuse, demanda Henri, avez-vous bien vagabondé par la ville?
— Mais oui, sire, fort bien; merci, répondit nonchalamment le duc.
— Comme vous avez disparu vite là-bas à la Grève?
— Écoutez, sire, franchement c'était peu récréatif; et puis je n'aime pas à voir souffrir les hommes.
— Coeur miséricordieux!
-Non, coeur égoïste... la souffrance d'autrui me prend sur les nerfs.
— Tu sais ce qui s'est passé?
— Où cela, sire?
— En Grève.
— Ma foi, non.
— Salcède a nié.
— Ah!
— Vous prenez cela bien indifféremment, Joyeuse.
— Moi?
— Oui.
— Je vous avoue, sire, que je n'ajoutais pas grande importance à ce qu'il pouvait dire; d'ailleurs, j'étais sûr qu'il nierait.
— Mais puisqu'il a avoué.
— Raison de plus. Les premiers aveux ont mis les Guises sur leur garde; ils ont travaillé pendant que Votre Majesté restait tranquille: c'était forcé, cela.
— Comment! tu prévois de pareilles choses, et tu ne me les dis pas?
— Est-ce que je suis ministre, moi, pour parler politique?
— Laissons cela, Joyeuse.
— Sire...
— J'aurais besoin de ton frère.
— Mon frère comme moi, sire, est tout au service de Votre Majesté.
— Je puis donc compter sur lui?
— Sans doute.
— Eh bien! je veux le charger d'une petite mission.
— Hors de Paris?
— Oui.
— En ce cas, impossible, sire.
— Comment cela?
— Du Bouchage ne peut se déplacer en ce moment.
Henri se souleva sur son coude et regarda Joyeuse en ouvrant de grands yeux.
— Qu'est-ce à dire? fit-il.
Joyeuse supporta le regard interrogateur du roi avec la plus grande sérénité.
— Sire, dit-il, c'est la chose du monde la plus facile à comprendre. Du Bouchage est amoureux, seulement il avait mal entamé les négociations amoureuses; il faisait fausse route, de sorte que le pauvre enfant maigrissait, maigrissait...
— En effet, dit le roi, je l'ai remarqué.
— Et devenait sombre, sombre, mordieu! comme s'il eût vécu à la cour de Votre Majesté.
Un certain grognement, parti du coin de la cheminée, interrompit Joyeuse qui regarda tout étonné autour de lui.
— Ne fais pas attention, Anne, dit Henri en riant, c'est quelque chien qui rêve sur un fauteuil. Tu disais donc, mon ami, que ce pauvre du Bouchage devenait triste.
— Oui, sire, triste comme la mort: il paraît qu'il a rencontré de par le monde une femme d'humeur funèbre; c'est terrible, ces rencontres-là. Toutefois, avec ce genre de caractère, on réussit tout aussi bien qu'avec les femmes rieuses; le tout est de savoir s'y prendre.
— Ah! tu n'aurais pas été embarrassé, toi, libertin!
— Allons! voilà que vous m'appelez libertin parce que j'aime les femmes.
Henri poussa un soupir.
— Tu dis donc que cette femme est d'un caractère funèbre?
— A ce que prétend du Bouchage, au moins: je ne la connais pas.
— Et malgré cette tristesse, tu réussirais, toi?
— Parbleu! il ne s'agit que d'opérer par les contrastes; je ne connais de difficultés sérieuses qu'avec les femmes d'un tempérament mitoyen: celles- là exigent, de la part de l'assiégeant, un mélange de grâces et de sévérité que peu de personnes réussissent à combiner. Du Bouchage est donc tombé sur une femme sombre, et il a un amour noir.
— Pauvre garçon! dit le roi.
— Vous comprenez, sire, continua Joyeuse, qu'il ne m'a pas eu plus tôt fait sa confidence que je me suis occupé de le guérir.
— De sorte que...
— De sorte qu'à l'heure qu'il est, la cure commence.
— Il est déjà moins amoureux?
— Non pas, sire; mais il a espoir que la femme devienne plus amoureuse, ce qui est une façon plus agréable de guérir les gens que de leur ôter leur amour: donc, à partir de ce soir, au lieu de soupirer à l'unisson de la dame, il va l'égayer par tous les moyens possibles; ce soir, par exemple, j'envoie à sa maîtresse une trentaine de musiciens d'Italie qui vont faire rage sous son balcon.
— Fi! dit le roi, c'est commun.
— Comment! c'est commun! trente musiciens qui n'ont pas leurs pareils dans le monde entier!
— Ah! ma foi, du diable si, quand j'étais amoureux de madame de Condé, on m'eût distrait avec de la musique.
— Oui, mais vous étiez amoureux, vous, sire.
— Comme un fou, dit le roi.
Un nouveau grognement se fit entendre, qui ressemblait fort à un ricanement railleur.
— Vous voyez bien que c'est toute autre chose, sire, dit Joyeuse en essayant, mais inutilement, de voir d'où venait l'étrange interruption. La dame, au contraire, est indifférente comme une statue, et froide comme un glaçon.
— Et tu crois que la musique fondra le glaçon, animera la statue?
— Certainement que je le crois.
Le roi secoua la tête.
— Dame, je ne dis pas, continua Joyeuse, qu'au premier coup d'archet la dame ira se jeter dans les bras de du Bouchage: non; mais elle sera frappée que l'on fasse tout ce bruit à son intention; peu à peu elle s'accoutumera aux concerts, et si elle ne s'y accoutume pas, eh bien, il nous restera la comédie, les bateleurs, les enchantements, la poésie, les chevaux, toutes les folies de la terre enfin, si bien que si la gaîté ne lui revient pas, à cette belle désolée, il faudra bien au moins qu'elle revienne à du Bouchage.
— Je le lui souhaite, dit Henri; mais laissons du Bouchage, puisqu'il serait si gênant pour lui de quitter Paris en ce moment; il n'est pas indispensable pour moi que ce soit lui qui accomplisse cette mission; mais j'espère que toi, qui donnes de si bons conseils, tu ne t'es pas fait esclave, comme lui, de quelque belle passion?
— Moi! s'écria Joyeuse, je n'ai jamais été si parfaitement libre de ma vie.
— C'est à merveille; ainsi tu n'as rien à faire?
— Absolument rien, sire.
— Mais je te croyais en sentiment avec une belle dame?
— Ah! oui, la maîtresse de M. de Mayenne; une femme qui m'adorait.
— Eh bien!
— Eh bien, imaginez-vous que ce soir, après avoir fait la leçon à du Bouchage, je le quitte pour aller chez elle; j'arrive la tête échauffée par les théories que je viens de développer; je vous jure, sire, que je me croyais presque aussi amoureux que Henri; voilà que je trouve une femme tremblante, effarée; la première idée qui m'arrive est que je dérange quelqu'un; j'essaie de la rassurer, inutile; je l'interroge, elle ne répond point: je veux l'embrasser, elle détourne la tête, et comme je fronçais le sourcil, elle se fâche, se lève, nous nous querellons et elle m'avertit qu'elle ne sera plus jamais chez elle lorsque je m'y présenterai.
— Pauvre Joyeuse, dit le roi en riant, et qu'as-tu fait?
— Pardieu! sire, j'ai pris mon épée et mon manteau, j'ai fait un beau salut et je suis sorti sans regarder en arrière.
— Bravo, Joyeuse! c'est courageux! dit le roi.
— D'autant plus courageux, sire, qu'il me semblait l'entendre soupirer, la pauvre fille. — Ne vas-tu pas te repentir de ton stoïcisme? dit Henri.
— Non, sire; si je me repentais un seul instant j'y courrais bien vite, vous comprenez... mais rien ne m'ôtera de l'idée que la pauvre femme me quitte malgré elle.
— Et cependant tu es parti?
— Me voilà.
— Et tu n'y retourneras point?
— Jamais... Si j'avais le ventre de M. de Mayenne, je ne dis pas; mais je suis mince, j'ai le droit d'être fier.
— Mon ami, dit sérieusement Henri, c'est bien heureux pour ton salut, cette rupture-là.
— Je ne dis pas non, sire; mais, en attendant, je vais m'ennuyer cruellement pendant huit jours, n'ayant plus rien à faire, ne sachant plus que devenir; aussi m'a-t-il poussé des idées de paresse délicieuses; c'est amusant de s'ennuyer, vrai... je n'en avais pas l'habitude, et je trouve cela distingué.
— Je crois bien que c'est distingué, dit le roi; j'ai mis la chose à la mode.
— Or, voilà mon plan, sire; je l'ai fait tout en revenant du parvis Notre-Dame au Louvre. Je me rendrai tous les jours ici en litière; Votre Majesté dira ses oraisons, moi je lirai des livres d'alchimie ou de marine, ce qui vaudra encore mieux, puisque je suis marin. J'aurai de petits chiens que je ferai jouer avec les vôtres, ou plutôt de petits chats, c'est plus gracieux; ensuite nous mangerons de la crème et M. d'Épernon nous fera des contes. Je veux engraisser aussi, moi; puis, quand la femme de du Bouchage sera de triste devenue gaie, nous en chercherons une autre qui de gaie devienne triste; cela nous changera; mais, tout cela sans bouger, sire: on n'est décidément bien qu'assis, et très bien couché. Oh! les bons coussins, sire! on voit bien que les tapissiers de Votre Majesté travaillent pour un roi qui s'ennuie.
— Fi donc! Anne, dit le roi.
— Quoi! fi donc!
— Un homme de ton âge et de ton rang devenir paresseux et gras; les laides idées!
— Je ne trouve pas, sire.
— Je veux t'occuper à quelque chose, moi.
— Si c'est ennuyeux, je le veux bien.
Un troisième grognement se fit entendre: on eût dit que le chien riait des paroles que venait de prononcer Joyeuse.
— Voilà un chien bien intelligent, dit Henri; il devine ce que je veux te faire faire.
— Que voulez-vous me faire faire, sire? voyons un peu cela.
— Tu vas te botter.
Joyeuse fit un mouvement de terreur.
— Oh! non, ne me demandez pas cela, sire; c'est contre toutes mes idées.
— Tu vas monter à cheval.
Joyeuse fit un bond.
— A cheval! non pas, je ne vais plus qu'en litière; Votre Majesté n'a donc pas entendu?
— Voyons, Joyeuse, trêve de raillerie, tu m'entends? tu vas te botter et monter à cheval.
— Non, sire, répondit le duc avec le plus grand sérieux, c'est impossible.
— Et pourquoi cela, impossible? demanda Henri avec colère.
— Parce que... parce que... je suis amiral.
— Eh bien?
— Et que les amiraux ne montent pas à cheval.
— Ah! c'est comme cela! fit Henri.
Joyeuse répondit par un de ces signes de tête comme les enfants en font lorsqu'ils sont assez obstinés pour ne pas répondre.
— Eh bien! soit, monsieur l'amiral de France; vous n'irez pas à cheval: vous avez raison, ce n'est pas l'état d'un marin d'aller à cheval; mais c'est l'état d'un marin d'aller en bateau et en galère; vous vous rendrez donc à l'instant même à Rouen, en bateau; à Rouen, vous trouverez votre galère amirale: vous la monterez immédiatement et vous ferez appareiller pour Anvers.
— Pour Anvers! s'écria Joyeuse, aussi désespéré que s'il eût reçu l'ordre de partir pour Canton ou pour Valparaiso.
— Je crois l'avoir dit, fit le roi d'un ton glacial qui établissait sans conteste son droit de chef et sa volonté de souverain; je crois l'avoir dit, et je ne veux pas le répéter.
Joyeuse, sans témoigner la moindre résistance, agrafa son manteau, remit son épée sur son épaule et prit sur un fauteuil son toquet de velours.
— Que de peine pour se faire obéir, vertubleu! continua de grommeler Henri; si j'oublie quelquefois que je suis le maître, tout le monde, excepté moi, devrait au moins s'en souvenir.
Joyeuse, muet et glacé, s'inclina et mit, selon l'ordonnance, une main sur la garde de son épée.
— Les ordres, sire? dit-il d'un voix qui, par son accent de soumission, changea immédiatement en cire fondante la volonté du monarque.
— Tu vas te rendre, lui dit-il, à Rouen où je désire que tu t'embarques, à moins que tu ne préfères aller par terre à Bruxelles.
Henri attendait un mot de Joyeuse; celui-ci se contenta d'un salut.
— Aimes-tu mieux la route de terre? demanda Henri.
— Je n'ai pas de préférence quand il s'agit d'exécuter un ordre, sire, répondit Joyeuse.
— Allons, boude, va! boude, affreux caractère! s'écria Henri. Ah! les rois n'ont pas d'amis!
— Qui donne des ordres ne peut s'attendre qu'à trouver des serviteurs, répondit Joyeuse avec solennité.
— Monsieur, reprit le roi blessé, vous irez donc à Rouen; vous monterez votre galère, vous rallierez les garnisons de Caudebec, Harfleur et Dieppe, que je ferai remplacer; vous en chargerez six navires que vous mettrez au service de mon frère, lequel attend le secours que je lui ai promis.
— Ma commission, s'il vous plaît, sire? dit Joyeuse.
— Et depuis quand, répondit le roi, n'agissez-vous plus en vertu de vos pouvoirs d'amiral?
— Je n'ai droit qu'à obéir, et autant que je le puis, sire, j'évite toute responsabilité.
— C'est bien, monsieur le duc; vous recevrez la commission à votre hôtel au moment du départ.
— Et quand sera ce moment, sire?
— Dans une heure.
Joyeuse s'inclina respectueusement et se dirigea vers la porte.
Le coeur du roi faillit se rompre.
— Quoi! dit-il, pas même la politesse d'un adieu! Monsieur l'amiral, vous êtes peu civil; c'est le reproche que l'on fait à messieurs les gens de mer. Allons, peut-être aurai-je plus de satisfaction de mon colonel général d'infanterie.
— Veuillez me pardonner, sire, balbutia Joyeuse, mais je suis encore plus mauvais courtisan que mauvais marin, et je comprends que Votre Majesté regrette ce qu'elle a fait pour moi.
Et il sortit, en fermant la porte avec violence, derrière la tapisserie qui se gonfla, repoussée par le vent.
— Voilà donc comme m'aiment ceux pour lesquels j'ai tant fait! s'écria le roi. Ah! Joyeuse! ingrat Joyeuse!
— Eh bien! ne vas-tu pas le rappeler? dit Chicot en s'avançant vers le lit. Quoi! parce que par hasard tu as eu un peu de volonté, voilà que tu te repens.
— Écoute donc, répondit le roi, tu es charmant, toi! crois-tu qu'il soit agréable d'aller au mois d'octobre recevoir la pluie et le vent sur la mer? je voudrais bien t'y voir, égoïste!
— Libre à toi, grand roi, libre à toi.
— De te voir par vaux et par chemins.
— Par vaux et par chemins; c'est en ce moment-ci mon désir le plus vif que de voyager.
— Ainsi, si je t'envoyais quelque part, comme je viens d'envoyer Joyeuse, tu accepterais?
— Non-seulement j'accepterais, mais je postule, j'implore.
— Une mission?
— Une mission.
— Tu irais en Navarre?
— J'irais au diable, grand roi!
— Railles-tu, bouffon?
— Sire, je n'étais pas déjà trop gai pendant ma vie, et je vous jure que je suis bien plus triste depuis ma mort.
— Mais tu refusais tout à l'heure de quitter Paris.
— Mon gracieux souverain, j'avais tort, très grand tort, et je me repens.
— De sorte que tu désires quitter Paris maintenant?
— Tout de suite, illustre roi, à l'instant même, grand monarque!
— Je ne comprends plus, dit Henri.
— Tu n'as donc pas entendu les paroles du grand-amiral de France?
— Lesquelles?
— Celles où il t'a annoncé sa rupture avec la maîtresse de M. de Mayenne.
— Oui; eh bien, après?
— Si cette femme, amoureuse d'un charmant garçon comme le duc, car il est charmant, Joyeuse...
— Sans doute.
— Si cette femme le congédie en soupirant, c'est qu'elle a un motif.
— Probablement; sans cela elle ne le congédierait pas.
— Eh bien, ce motif, le sais-tu?
— Non.
— Tu ne le devines pas?
— Non.
— C'est que M. de Mayenne va revenir.
— Oh! oh! fit le roi.
— Tu comprends enfin, je t'en félicite.
— Oui, je comprends; mais cependant...
— Cependant?
— Je ne trouve pas ta raison très forte.
— Donne-moi les tiennes, Henri, je ne demande pas mieux que de les trouver excellentes, donne.
— Pourquoi cette femme ne romprait-elle pas avec Mayenne, au lieu de renvoyer Joyeuse? Crois-tu que Joyeuse ne lui en saurait pas assez de gré pour conduire M. de Mayenne au Pré-aux-Clercs et lui trouer son gros ventre? Il a l'épée mauvaise, notre Joyeuse.
— Fort bien; mais M. de Mayenne a le poignard traître, lui, si Joyeuse a l'épée mauvaise. Rappelle-toi Saint-Mégrin. — Henri poussa un soupir et leva les yeux au ciel. — La femme qui est véritablement amoureuse ne se soucie pas qu'on lui tue son amant, elle préfère le quitter, gagner du temps; elle préfère surtout ne pas se faire tuer elle-même. On est diablement brutal dans cette chère maison de Guise.
— Ah! tu peux avoir raison.
— C'est bien heureux.
— Oui, et je commence à croire que Mayenne reviendra; mais toi, toi, Chicot, tu n'es pas une femme peureuse ou amoureuse?
— Moi, Henri, je suis un homme prudent, un homme qui ai un compte ouvert avec M. de Mayenne, une partie engagée: s'il me trouve, il voudra recommencer encore; il est joueur à faire frémir, ce bon M. de Mayenne!
— Eh bien?
— Eh bien! il jouera si bien que je recevrai un coup de couteau.
— Bah! je connais mon Chicot, il ne reçoit pas sans rendre.
— Tu as raison, je lui en rendrai dix dont il crèvera.
— Tant mieux, voilà la partie finie.
— Tant pis, morbleu! au contraire: tant pis, la famille poussera des cris affreux, tu auras toute la Ligue sur les bras, et quelque beau matin tu me diras: Chicot, mon ami, excuse-moi, mais je suis obligé de te faire rouer.
— Je dirai cela?
— Tu diras cela, et même, ce qui est bien pis, tu le feras, grand roi. J'aime donc mieux que cela tourne autrement, comprends-tu? Je ne suis pas mal comme je suis, j'ai envie de m'y tenir. Vois-tu, toutes ces progressions arithmétiques, appliquées à la rancune, me paraissent dangereuses; j'irai donc en Navarre, si tu veux bien m'y envoyer.
— Sans doute, je le veux.
— J'attends tes ordres, gracieux prince.
Et Chicot, prenant la même pose que Joyeuse, attendit.
— Mais, dit le roi, tu ne sais pas si la mission te conviendra.
— Du moment où je te la demande.
— C'est que, vois-tu, Chicot, dit Henri, j'ai certains projets de brouille entre Margot et son mari.