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Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 1», sayfa 11

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— Diviser pour régner, dit Chicot; il y a déjà cent ans que c'était l'A B C de la politique.

— Ainsi tu n'as aucune répugnance?

— Est-ce que cela me regarde? répondit Chicot; tu feras ce que tu voudras, grand prince. Je suis ambassadeur, voilà tout; tu n'as pas de comptes à me rendre, et pourvu que je sois inviolable... oh! quant à cela, tu comprends, j'y tiens.

— Mais encore, dit Henri, faut-il que tu saches ce que tu diras à mon beau-frère.

— Moi, dire quelque chose! non, non, non!

— Comment, non, non, non?

— J'irai où tu voudras, mais je ne dirai rien du tout. Il y a un proverbe là-dessus: trop gratter...

— Alors, tu refuses donc?

— Je refuse la parole, mais j'accepte la lettre.

Celui qui porte la parole a toujours quelque responsabilité; celui qui présente une lettre n'est jamais bousculé que de seconde main.

— Eh bien! soit, je te donnerai une lettre; cela rentre dans ma politique.

— Vois un peu comme cela se trouve! donne.

— Comment dis-tu cela?

— Je dis: donne.

Et Chicot étendit la main.

— Ah! ne te figure pas qu'une lettre comme celle-là peut être écrite tout de suite; il faut qu'elle soit combinée, réfléchie, pesée.

— Eh bien! pèse, réfléchis, combine. Je repasserai demain à la pointe du jour, ou je l'enverrai prendre.

— Pourquoi ne coucherais-tu pas ici?

— Ici?

— Oui, dans ton fauteuil.

— Peste! c'est fini. Je ne coucherai plus au Louvre; un fantôme qu'on verrait dormir dans un fauteuil, quelle absurdité!

— Mais enfin, s'écria le roi, je veux cependant que tu connaisses mes intentions à l'égard de Margot et de son mari. Tu es Gascon; ma lettre va faire du bruit à la cour de Navarre: on te questionnera; il faut que tu puisses répondre. Que diable! tu me représentes; je ne veux pas que tu aies l'air d'un sot.

— Mon Dieu! fit Chicot en haussant les épaules, que tu as donc l'esprit obtus, grand roi! Comment! tu te figures que je vais porter une lettre à deux cent cinquante lieues sans savoir ce qu'il y a dedans!

Mais sois donc tranquille, ventre de biche! au premier coin de rue, sous le premier arbre où je m'arrêterai, je vais l'ouvrir, ta lettre. Comment! tu envoies depuis dix ans des ambassadeurs dans toutes les parties du monde, et tu ne les connais pas mieux que cela! Allons, mets-toi le corps et l'âme en repos, moi je retourne à ma solitude.

— Où est-elle, ta solitude?

— Au cimetière des Grands-Innocents, grand prince.

Henri regarda Chicot avec cet étonnement qu'il n'avait pas encore pu, depuis deux heures qu'il l'avait revu, chasser de son regard.

— Tu ne t'attendais pas à tout, n'est-ce pas? dit Chicot, prenant son feutre et son manteau: ce que c'est cependant que d'avoir des relations avec des gens de l'autre monde! C'est dit: à demain, moi ou mon messager.

— Soit, mais encore faut-il que ton messager ait un mot d'ordre, afin qu'on sache qu'il vient de ta part, et que les portes lui soient ouvertes.

— A merveille! si c'est moi, je viens de ma part, si c'est mon messager, il vient de la part de l'ombre.

Et sur ces paroles, il disparut si légèrement que l'esprit superstitieux de Henri douta si c'était réellement un corps ou une ombre qui avait passé par une porte sans la faire crier, sous cette tapisserie sans en agiter un des plis.

XVI
COMMENT ET POUR QUELLE CAUSE CHICOT ÉTAIT MORT

Chicot, véritable corps, n'en déplaise à ceux de nos lecteurs qui seraient assez partisans du merveilleux pour croire que nous avons eu l'audace d'introduire une ombre dans cette histoire, Chicot était donc sorti après avoir dit au roi, selon son habitude, sous forme de raillerie, toutes les vérités qu'il avait à lui dire.

Voilà ce qui était arrivé:

Après la mort des amis du roi, depuis les troubles et les conspirations fomentés par les Guises, Chicot avait réfléchi. Brave, comme on sait, et insouciant, il faisait cependant le plus grand cas de la vie qui l'amusait, comme il arrive à tous les hommes d'élite. Il n'y a guère que les sots qui s'ennuient en ce monde et qui vont chercher la distraction dans l'autre.

Le résultat de cette réflexion que nous avons indiquée, fut que la vengeance de M. de Mayenne lui parut plus redoutable que la protection du roi n'était efficace; et il se disait, avec cette philosophie pratique qui le distinguait, qu'en ce monde rien ne défait ce qui est matériellement fait; qu'ainsi toutes les hallebardes et toutes les cours de justice du roi de France ne raccommoderait pas, si peu visible qu'elle fût, certaine ouverture que le couteau de M. de Mayenne aurait faite au pourpoint de Chicot.

Il avait donc pris son parti en homme fatigué d'ailleurs du rôle de plaisant, qu'à chaque minute il brûlait de changer en rôle sérieux, et des familiarités royales qui, par les temps qui couraient, le conduisaient droit à sa perte.

Chicot avait donc commencé par mettre entre l'épée de M. de Mayenne et la peau de Chicot la plus grande distance possible. A cet effet, il était parti pour Beaune, dans le triple but de quitter Paris, d'embrasser son ami Gorenflot, et de goûter ce fameux vin de 1550, dont il avait été si chaleureusement question dans cette fameuse lettre qui termine notre récit de la Dame de Monsoreau.

Disons-le, la consolation avait été efficace: au bout de deux mois, Chicot s'aperçut qu'il engraissait à vue d'oeil et s'aperçut aussi qu'en engraissant il se rapprochait de Gorenflot, plus qu'il n'était convenable à un homme d'esprit. L'esprit l'emporta donc sur la matière. Après que Chicot eut bu quelques centaines de bouteilles de ce fameux vin de 1550, et dévoré les vingt-deux volumes dont se composait la bibliothèque du prieuré, et dans lesquels le prieur avait lu cet axiome latin: Bonum vinum laetificat cor hominis, Chicot se sentit un grand poids à l'estomac et un grand vide au cerveau.

— Je me ferais bien moine, pensa-t-il; mais chez Gorenflot je serais trop le maître, et dans une autre abbaye je ne le serais point assez; certes, le froc me déguiserait à tout jamais aux yeux de M. de Mayenne; mais, de par tous les diables! il y a d'autres moyens que les moyens vulgaires: cherchons. J'ai lu dans un autre livre, il est vrai que celui-là n'est point dans la bibliothèque de Gorenflot: Quaere et invenies.

Chicot chercha donc, et voici ce qu'il trouva. Pour le temps, c'était assez neuf.

Il s'ouvrit à Gorenflot, et le pria d'écrire au roi sous sa dictée.

Gorenflot écrivit difficilement, c'est vrai, mais enfin il écrivit que Chicot s'était retiré au prieuré, que le chagrin d'avoir été obligé de se séparer de son maître, lorsque celui-ci s'était réconcilié avec M. de Mayenne, avait altéré sa santé, qu'il avait essayé de lutter en se distrayant, mais que la douleur avait été la plus forte, et qu'enfin il avait succombé.

De son côté, Chicot avait écrit lui-même une lettre au roi. Cette lettre, datée de 1580, était divisée en cinq paragraphes.

Chacun de ces paragraphes était censé écrit à un jour de distance et selon que la maladie faisait des progrès.

Le premier paragraphe était écrit et signé d'une main assez ferme.

Le second était tracé d'une main mal assurée, et la signature, quoique lisible encore, était déjà fort tremblée.

Il avait écrit Chic... à la fin du troisième.

Chi... à la fin du quatrième.

Enfin il y avait un C avec un pâté à la fin du cinquième.

Ce pâté d'un mourant avait produit sur le roi le plus douloureux effet.

C'est ce qui explique pourquoi il avait cru Chicot fantôme et ombre.

Nous citerions bien ici la lettre de Chicot, mais Chicot était, comme on dirait aujourd'hui, un homme fort excentrique, et comme le style est l'homme, son style épistolaire surtout était si excentrique que nous n'osons reproduire ici cette lettre, quelque effet que nous devions en attendre.

Mais on la retrouvera dans les Mémoires de l'Étoile. Elle est datée de 1580, comme nous l'avons dit, « année des grands cocuages, » ajouta Chicot.

Au bas de cette lettre, et pour ne pas laisser se refroidir l'intérêt de Henri, Gorenflot ajoutait que, depuis la mort de son ami, le prieuré de Beaune lui était devenu odieux, et qu'il aimait mieux Paris.

C'était surtout ce post-scriptum que Chicot avait eu grand peine à tirer du bout des doigts de Gorenflot. Gorenflot, au contraire, se trouvait merveilleusement à Beaune, et Panurge aussi. Il faisait piteusement observer à Chicot que le vin est toujours frelaté quand on n'est point là pour le choisir sur les lieux. Mais Chicot promit au digne prieur de venir en personne tous les ans faire sa provision de romanée, de volnay et de chambertin, et comme, sur ce point et sur beaucoup d'autres, Gorenflot reconnaissait la supériorité de Chicot, il finit par céder aux sollicitations de son ami.

A son tour, en réponse à la lettre de Gorenflot et aux derniers adieux de Chicot, le roi avait écrit de sa propre main:

« Monsieur le prieur, vous donnerez une sainte et poétique sépulture au pauvre Chicot, que je regrette de toute mon âme, car c'était non- seulement un ami dévoué, mais encore un assez bon gentilhomme, quoiqu'il n'ait jamais pu voir lui-même dans sa généalogie au-delà de son trisaïeul. Vous l'entourerez de fleurs, et ferez en sorte qu'il repose au soleil, qu'il aimait beaucoup, étant du midi. Quant à vous dont j'honore d'autant mieux la tristesse que je la partage, vous quitterez, ainsi que vous m'en témoignez le désir, votre prieuré de Beaune. J'ai trop besoin à Paris d'hommes dévoués et bons clercs pour vous tenir éloigné. En conséquence, je vous nomme prieur des Jacobins, votre résidence étant fixée près la porte Saint-Antoine, à Paris, quartier que notre pauvre ami affectionnait tout particulièrement.

Votre affectionné HENRI, qui vous prie de ne pas l'oublier dans vos saintes prières. »

Qu'on juge si un pareil autographe, sorti tout entier d'une main royale, fit ouvrir de grands yeux au prieur, s'il admira la puissance du génie de Chicot, et s'il se hâta de prendre son vol vers les honneurs qui l'attendaient.

Car l'ambition avait poussé autrefois déjà, on se le rappelle, un de ces tenaces surgeons dans le coeur de Gorenflot, dont le prénom avait toujours été Modeste, et qui, depuis déjà qu'il était prieur de Beaune, s'appelait dom Modeste Gorenflot.

Tout s'était passé à la fois selon les désirs du roi et de Chicot. Un fagot d'épines, destiné à représenter physiquement et allégoriquement le cadavre, avait été enterré au soleil, au milieu des fleurs, sous un beau cep de vigne; puis, une fois mort et enterré en effigie, Chicot avait aidé Gorenflot à faire son déménagement.

Dom Modeste s'était vu installer en grande pompe au prieuré des Jacobins. Chicot avait choisi la nuit pour se glisser dans Paris. Il avait acheté, près de la porte Bussy, une petite maison qui lui avait coûté trois cents écus; et quand il voulait aller voir Gorenflot, il avait trois routes: celle de la ville, qui était plus courte; celle des bords de l'eau, qui était la plus poétique; enfin celle qui longeait les murailles de Paris, qui était la plus sûre.

Mais Chicot, qui était un rêveur, choisissait presque toujours celle de la Seine; et comme, en ce temps, le fleuve n'était pas encore encaissé dans des murs de pierre, l'eau venait, comme dit le poète, lécher ses larges rives, le long desquelles, plus d'une fois, les habitants de la Cité purent voir la longue silhouette de Chicot se dessiner par les beaux clairs de lune.

Une fois installé, et ayant changé de nom, Chicot s'occupa à changer de visage: il s'appelait Robert Briquet, comme nous le savons déjà, et marchait légèrement courbé en avant; puis l'inquiétude et le retour successif de cinq ou six années l'avaient rendu à peu près chauve, si bien que sa chevelure d'autrefois, crépue et noire, s'était, comme la mer au reflux, retirée de son front vers la nuque.

En outre, comme nous l'avons dit, il avait travaillé cet art si cher aux mimes anciens, qui consiste à changer, par de savantes contractions, le jeu naturel des muscles et le jeu habituel de la physionomie. Il était résulté de cette étude assidue que, vu au grand jour, Chicot était, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, un Robert Briquet véritable, c'est-à-dire un homme dont la bouche allait d'une oreille à l'autre, dont le menton touchait le nez, et dont les yeux louchaient à faire frémir; le tout sans grimaces, mais non sans charme pour les amateurs du changement, puisque de fine, longue et anguleuse qu'elle était, sa figure était devenue large, épanouie, obtuse et confite.

Il n'y avait que ses longs bras et ses jambes immenses que Chicot ne put raccourcir; mais, comme il était fort industrieux, il avait, ainsi que nous l'avons dit, courbé son dos, ce qui lui faisait les bras presque aussi longs que les jambes.

Il joignit à ces exercices physionomiques la précaution de ne lier de relations avec personne. En effet, si disloqué que fût Chicot, il ne pouvait éternellement garder la même posture. Comment alors paraître bossu à midi, quand on avait été droit à dix heures, et quel prétexte à donner à un ami qui vous voit tout à coup changer de figure, parce qu'en vous promenant avec lui vous rencontrez par hasard un visage suspect.

Robert Briquet pratiqua donc la vie de reclus; elle convenait d'ailleurs à ses goûts; toute sa distraction était d'aller rendre visite à Gorenflot, et d'achever avec lui ce fameux vin de 1550, que le digne prieur s'était bien gardé de laisser dans les caves de Beaune.

Mais les esprits vulgaires sont sujets au changement, comme les grands esprits: Gorenflot changea, non pas physiquement.

Il vit en sa puissance, et à sa discrétion, celui qui jusque-là avait tenu ses destinées entre ses mains. Chicot venant dîner au prieuré lui parut un Chicot esclave, et Gorenflot, à partir de ce moment, pensa trop de soi, et pas assez de Chicot.

Chicot vit sans s'offenser le changement de son ami: ceux qu'il avait éprouvés près du roi Henri l'avaient façonné à cette sorte de philosophie. Il s'observa davantage, et ce fut tout. Au lieu d'aller tous les deux jours au prieuré, il n'y alla plus qu'une fois la semaine, puis tous les quinze jours, enfin tous les mois. Gorenflot était si gonflé qu'il ne s'en aperçut pas.

Chicot était trop philosophe pour être sensible; il rit sous cap de l'ingratitude de Gorenflot et se gratta le nez et le menton, selon son ordinaire.

— L'eau et le temps, dit-il, sont les deux plus puissants dissolvants que je connaisse: l'un fend la pierre, l'autre l'amour-propre. Attendons; et il attendit.

Il était dans cette attente lorsque arrivèrent les événements que nous venons de raconter, et au milieu desquels il lui parut surgir quelques-uns de ces événements nouveaux qui présagent les grandes catastrophes politiques. Or comme son roi, qu'il aimait toujours, tout trépassé qu'il était, lui parut, au milieu des événements futurs, courir quelques dangers analogues à ceux dont il l'avait déjà préservé, il prit sur lui de lui apparaître à l'état de fantôme, et, dans ce seul but, de lui présager l'avenir. Nous avons vu comment l'annonce de l'arrivée prochaine de M. de Mayenne, annonce enveloppée dans le renvoi de Joyeuse, et que Chicot, avec son intelligence de singe, avait été chercher au fond de son enveloppe, avait fait passer Chicot de l'état de fantôme à la condition de vivant, et de la position de prophète à celle d'ambassadeur.

Maintenant que tout ce qui pourrait paraître obscur dans notre récit est expliqué, nous reprendrons, si nos lecteurs le veulent bien, Chicot à sa sortie du Louvre, et nous le suivrons jusqu'à sa petite maison du carrefour Bussy.

XVII
LA SÉRÉNADE

Pour aller du Louvre chez lui, Chicot n'avait pas longue route à faire.

Il descendit sur la berge, et commença à traverser la Seine sur un petit bateau qu'il dirigeait seul, et que, de la rive de Nesle, il avait amené et amarré au quai désert du Louvre.

— C'est étrange, disait-il, en ramant et en regardant, tout en ramant, les fenêtres du palais dont une seule, celle de la chambre du roi, demeurait éclairée, malgré l'heure avancée de la nuit; c'est étrange, après bien des années, Henri est toujours le même: d'autres ont grandi, d'autres se sont abaissés, d'autres sont morts, lui a gagné quelques rides au visage et au coeur, voilà tout; c'est éternellement le même esprit, faible et distingué, fantasque et poétique; c'est éternellement cette même âme égoïste, demandant toujours plus qu'on ne peut lui donner, l'amitié à l'indifférence, l'amour à l'amitié, le dévoûment à l'amour, et malheureux roi, pauvre roi, triste, avec tout cela, plus qu'aucun homme de son royaume. Il n'y a en vérité que moi, je crois, qui ai sondé ce singulier mélange de débauche et de repentir, d'impiété et de superstition, comme il n'y a que moi aussi qui connaisse le Louvre, dans les corridors duquel tant de favoris ont passé allant à la tombe, à l'exil ou à l'oubli; comme il n'y a que moi qui manie sans danger et qui joue avec cette couronne qui brûle la pensée de tant de gens, en attendant qu'elle leur brûle les doigts.

Chicot poussa un soupir plus philosophe que triste, et appuya vigoureusement sur ses avirons.

— A propos, dit-il tout à coup, le roi ne m'a point parlé d'argent pour le voyage: cette confiance m'honore en ce qu'elle me prouve que je suis toujours son ami.

Et Chicot se mit à rire silencieusement, comme c'était son habitude; puis, d'un dernier coup d'aviron, il lança son bateau sur le sable fin où il demeura engravé.

Alors, attachant la proue à un pieu par un noeud dont il avait le secret, et qui, dans ces temps d'innocence, nous parlons par comparaison, était une sûreté suffisante, il se dirigea vers sa demeure, située, comme on sait, à deux portées de fusil à peine du bord de la rivière.

En entrant dans la rue des Augustins, il fut fort frappé et surtout fort surpris d'entendre résonner des instruments et des voix qui remplissaient d'harmonie le quartier, si paisible d'ordinaire à ces heures avancées.

— On se marie donc par ici? pensa-t-il tout d'abord; ventre de biche! je n'avais que cinq heures à dormir et je vais être forcé de veiller, moi qui ne me marie pas.

En approchant, il vit une grande lueur danser sur les vitres des rares maisons qui peuplaient sa rue; cette lueur était produite par une douzaine de flambeaux que portaient des pages et des valets de pied, tandis que vingt-quatre musiciens, sous les ordres d'un Italien énergumène, faisaient rage de leurs violes, psaltérions, cistres, rebecs, violons, trompettes et tambours.

Cette armée de tapageurs était placée en bel ordre devant une maison que Chicot, non sans surprise, reconnut être la sienne.

Le général invisible qui avait dirigé cette manoeuvre avait disposé musiciens et pages de manière à ce que tous, le visage tourné vers la maison de Robert Briquet, l'oeil attaché sur les fenêtres, semblassent ne respirer, ne vivre, ne s'animer que pour cette contemplation.

Chicot demeura un instant stupéfait à regarder toute cette évolution et à écouter tout ce tintamarre.

Puis frappant ses deux cuisses de ses mains osseuses:

— Mais, dit-il, il y a méprise; il est impossible que ce soit pour moi que l'on mène si grand bruit.

Alors, s'approchant davantage, il se mêla aux curieux que la sérénade avait attirés, et regardant attentivement autour de lui, il s'assura que toute la lumière des torches se reflétait sur sa maison, comme toute l'harmonie s'y engouffrait: nul dans cette foule ne s'occupait, ni de la maison en face, ni des maisons voisines.

— En vérité, se dit Chicot, c'est bien pour moi: est-ce que quelque princesse inconnue serait tombée amoureuse de moi par hasard?

Cependant cette supposition, toute flatteuse qu'elle était, ne parut point convaincre Chicot.

Il se retourna vers la maison qui faisait face à la sienne.

Les deux seules fenêtres de cette maison, placées au second, les seules qui n'eussent point de volets, absorbaient par intervalles des éclairs de lumière; mais c'était pour son plaisir à elle, pauvre maison, qui paraissait privée de toute vue, veuve de tout visage humain.

— Il faut qu'on dorme durement dans cette maison, dit Chicot, ventre de biche! un pareil bacchanal réveillerait des morts!

Pendant toutes ces interrogations et toutes ces réponses que Chicot se faisait à lui-même, l'orchestre continuait ses symphonies comme s'il eût joué devant une assemblée de rois et d'empereurs.

— Pardon, mon ami, dit alors Chicot, s'adressant à un porte-flambeau, mais pourriez-vous, s'il vous plaît, me dire pour qui toute cette musique?

— Pour le bourgeois qui habite là, répondit le valet en désignant à Chicot la maison de Robert Briquet.

— Pour moi, reprit Chicot, décidément c'est pour moi.

Chicot perça la foule pour lire l'explication de l'énigme sur la manche et sur la poitrine des pages; mais tout blason avait soigneusement disparu sous une espèce de tabart couleur de muraille.

— A qui êtes-vous, mon ami? demanda Chicot à un tambourin qui chauffait ses doigts avec son haleine, n'ayant rien à tambouriner en ce moment-là.

— Au bourgeois qui loge ici, répondit l'instrumentiste, désignant avec sa baguette le logis de Robert Briquet.

— Ah! ah! dit Chicot, non-seulement ils sont ici pour moi, mais ils sont à moi. De mieux en mieux; enfin nous allons bien voir.

Et armant son visage de la plus compliquée grimace qu'il pût trouver, il coudoya de droite et de gauche pages, laquais, musiciens, afin de gagner la porte, manoeuvre à laquelle il parvint non sans difficulté, et là, visible et resplendissant dans le cercle formé par les porte-flambeaux, il tira sa clef de sa poche, ouvrit la porte, entra, repoussa la porte et ferma les verrous.

Puis, montant à son balcon, il apporta sur la saillie une chaise de cuir, s'y installa commodément, le menton appuyé sur la rampe, et là sans paraître remarquer les rires qui accueillaient son apparition:

— Messieurs, dit-il, ne vous trompez-vous point, et vos trilles, cadences et roulades, sont-elles bien à mon adresse?

— Vous êtes maître Robert Briquet? demanda le directeur de tout cet orchestre.

— En personne.

— Eh bien! nous sommes tout à votre service, monsieur, répliqua l'Italien, avec un mouvement de bâton qui souleva une nouvelle bourrasque de mélodie.

— Décidément, c'est inintelligible, se dit Chicot en promenant ses yeux actifs sur toute cette foule et sur les maisons du voisinage.

Tout ce que les maisons avaient d'habitants étaient à leurs fenêtres, sur le seuil de leurs maisons, ou mêlés aux groupes qui stationnaient devant la porte.

Maître Fournichon, sa femme et toute la suite des quarante-cinq, femmes, enfants et laquais, peuplaient les ouvertures de l'Épée du fier Chevalier.

Seule, la maison en face était sombre, muette comme un tombeau.

Chicot cherchait toujours des yeux le mot de cette indéchiffrable énigme, quand tout à coup il crut voir, sous l'auvent même de sa maison, à travers les fentes du plancher du balcon, un peu au-dessous de ses pieds, un homme tout enveloppé d'un manteau de couleur sombre, portant chapeau noir, plume rouge et longue épée, lequel, croyant n'être point vu, regardait de toute son âme la maison en face, cette maison, déserte, muette et morte.

De temps en temps le chef d'orchestre quittait son poste pour aller parler bas à cet homme.

Chicot devina bien vite que tout l'intérêt de la scène était là, et que ce chapeau noir cachait une figure de gentilhomme.

Dès lors toute son attention fut pour ce personnage: le rôle d'observateur lui était facile, sa position sur la rampe du balcon permettait à sa vue de distinguer dans la rue et sous l'auvent; il réussit donc à suivre chaque mouvement du mystérieux inconnu dont la première imprudence ne pouvait manquer de lui dévoiler les traits.

Tout à coup, et tandis que Chicot était tout absorbé dans ces observations, un cavalier, suivi de deux écuyers, parut à l'angle de la rue, et chassa énergiquement, à coups de houssine, les curieux qui s'obstinaient à faire galerie aux musiciens.

— M. Joyeuse, murmura Chicot, qui reconnut dans le cavalier le grand- amiral de France, botté et éperonné par ordre du roi.

Les curieux dispersés, l'orchestre se tut.

Probablement un signe du maître lui avait imposé le silence.

Le cavalier s'approcha du gentilhomme caché sous l'auvent.

— En bien! Henri, lui demanda-t-il, quoi de nouveau?

— Rien, mon frère, rien.

— Rien!

— Non, elle n'a pas même paru.

— Ces drôles n'ont donc point fait vacarme!

— Ils ont assourdi tout le quartier.

— Ils n'ont donc pas crié, comme on le leur avait recommandé, qu'ils jouaient en l'honneur de ce bourgeois?

— Ils l'ont si bien crié qu'il est là en personne, sur son balcon, écoutant la sérénade.

— Et elle n'a point paru?

— Ni elle ni personne.

— L'idée était ingénieuse, cependant, dit Joyeuse piqué, car enfin elle pouvait, sans se compromettre, faire comme tous ces braves gens et profiter de la musique donnée à son voisin.

Henri secoua la tête.

— Ah! l'on voit bien que vous ne la connaissez point, mon frère, dit-il.

— Si fait, si fait, je la connais; c'est-à-dire que je connais toutes les femmes, et comme elle est comprise dans le nombre, eh bien! ne nous décourageons pas.

— Oh! mon Dieu, mon frère, vous me dites cela d'un ton tout découragé.

— Pas le moins du monde; seulement à partir d'aujourd'hui, il faut que chaque soir le bourgeois ait sa sérénade.

— Mais elle va déménager.

— Pourquoi, si tu ne dis rien, si tu ne la désignes pas, si tu restes toujours caché? Le bourgeois a-t-il parlé quand on lui a fait cette galanterie?

— Il a harangué l'orchestre. Eh! tenez, mon frère, le voilà qui va parler encore.

En effet, Briquet, décidé à tirer la chose au clair, se levait pour interroger une seconde fois le chef de l'orchestre.

— Taisez-vous, là-haut, et rentrez, cria Anne de mauvaise humeur; que diable! puisque vous avez eu votre sérénade, vous n'avez rien à dire, tenez-vous donc en repos.

— Ma sérénade, ma sérénade, répondit Chicot de l'air le plus gracieux; mais je veux savoir au moins à qui elle est adressée, ma sérénade.

— A votre fille, imbécile!

— Pardon, monsieur, mais je n'ai pas de fille.

— A votre femme alors.

— Grâce à Dieu! je ne suis pas marié.

— Alors à vous, à vous en personne.

— Oui, à toi, et si tu ne rentres pas.

Joyeuse, joignant l'effet à la menace, poussa son cheval vers le balcon de Chicot, et cela, tout au travers des instrumentistes.

— Ventre de biche! cria Chicot, si la musique est pour moi, qui donc vient ici m'écraser ma musique?

— Vieux fou! grommela Joyeuse en levant la tête, si tu ne caches pas ta laide figure dans ton nid de corbeau, les musiciens vont te casser leurs instruments sur la nuque.

— Laissez ce pauvre homme, mon frère, dit du Bouchage; le fait est qu'il doit être fort étonné.

— Et pourquoi s'étonne-t-il, morbleu! D'ailleurs tu vois bien qu'en faisant naître une querelle, nous attirerons quelqu'un à la fenêtre; donc, rossons le bourgeois, brûlons sa maison s'il le faut, mais, corbleu! remuons-nous, remuons-nous!

— Par pitié, mon frère, dit Henri, n'extorquons pas l'attention de cette femme, nous sommes vaincus; résignons-nous.

Briquet n'avait pas perdu un mot de ce dernier dialogue qui avait introduit un grand jour dans ses idées encore confuses; il faisait donc mentalement ses préparatifs de défense, connaissant l'humeur de celui qui l'attaquait.

Mais Joyeuse, se rendant au raisonnement de Henri, n'insista point davantage; il congédia pages, valets, musiciens et maestro.

Puis tirant son frère à part:

— Tu me vois au désespoir, dit-il, tout conspire contre nous.

— Que veux-tu dire?

— Le temps me manque pour t'aider.

— En effet, tu es en costume de voyage, je n'avais point encore remarqué cela.

— Je pars cette nuit pour Anvers avec une mission du roi.

— Quand donc te l'a-t-il donnée?

— Ce soir.

— Mon Dieu!

— Viens avec moi, je t'en supplie?

Henri laissa tomber ses bras.

— Me l'ordonnez-vous, mon frère? demanda-t-il, pâlissant à l'idée de ce départ.

Anne fit un mouvement.

— Si vous l'ordonnez, continua Henri, j'obéirai.

— Je te prie, du Bouchage, rien autre chose.

— Merci, mon frère.

Joyeuse haussa les épaules.

— Tant que vous voudrez, Joyeuse; mais, voyez-vous, s'il me fallait renoncer à passer les nuits dans cette rue, s'il me fallait cesser de regarder cette fenêtre...

— Eh bien?

— Je mourrais.

— Pauvre fou!

— Mon coeur est là, voyez-vous, mon frère, dit Henri en étendant la main vers la maison, ma vie est là; ne me demandez pas de vivre, si vous m'arrachez le coeur de la poitrine.

Le duc croisa ses bras avec une colère mêlée de pitié, mordit sa fine moustache, et après avoir réfléchi pendant quelques minutes de silence:

— Si notre père vous priait, Henri, dit-il, de vous laisser soigner par Miron, qui est un philosophe en même temps que médecin...

— Je répondrais à notre père que je ne suis point malade, que ma tête est saine, et que Miron ne guérit pas du mal d'amour.

— Il faut donc adopter votre façon de voir, Henri; mais pourquoi irais-je m'inquiéter? Cette femme est femme, vous êtes persévérant, rien n'est donc désespéré, et à mon retour je vous verrai plus allègre, plus jovial et plus chantant que moi.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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