Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 1», sayfa 12
— Oui, oui, mon bon frère, reprit le jeune homme en serrant les mains de son ami; oui, je guérirai, oui, je serai heureux, oui, je serai allègre; merci de votre amitié, merci! c'est mon bien le plus précieux.
— Après votre amour.
— Avant ma vie.
Joyeuse, profondément touché malgré sa frivolité apparente, interrompit brusquement son frère.
— Partons-nous? dit-il; voilà que les flambeaux sont éteints, les instruments au dos des musiciens, les pages en route.
— Allez, allez, mon frère, je vous suis, dit du Bouchage en soupirant de quitter la rue.
— Je vous entends, dit Joyeuse; le dernier adieu à la fenêtre, c'est juste. Alors adieu aussi pour moi, Henri.
Henri passa ses bras au cou de son frère, qui se penchait pour l'embrasser.
— Non, dit-il, je vous accompagnerai jusqu'aux portes; attendez-moi seulement à cent pas d'ici. En croyant la rue solitaire, peut-être se montrera-t-elle.
Anne poussa son cheval vers l'escorte arrêtée à cent pas.
— Allons, allons, dit-il, nous n'avons plus besoin de vous jusqu'à nouvel ordre; partez.
Les flambeaux disparurent, les conversations des musiciens et les rires des pages s'éteignirent, comme aussi les derniers gémissements arrachés aux cordes des violes et des luths par le frôlement d'une main égarée.
Henri donna un dernier regard à la maison, envoya une dernière prière aux fenêtres, et rejoignit lentement, et en se retournant sans cesse, son frère, que précédaient les deux écuyers.
Robert Briquet, voyant les deux jeunes gens partir avec les musiciens, jugea que le dénoûment de cette scène, si toutefois cette scène devait avoir un dénoûment, allait avoir lieu.
En conséquence, il se retira bruyamment du balcon et ferma la fenêtre.
Quelques curieux obstinés demeurèrent encore fermes à leur poste; mais, au bout de dix minutes, le plus persévérant avait disparu.
Pendant ce temps, Robert Briquet avait gagné le toit de sa maison, dentelé comme celui des maisons flamandes, et se cachant derrière une de ces dentelures, il observait les fenêtres d'en face.
Sitôt que le bruit eut cessé dans la rue, qu'on n'entendit plus ni instruments, ni pas, ni voix; sitôt que tout enfin fut rentré dans l'ordre accoutumé, une des fenêtres supérieures de cette maison étrange s'ouvrit mystérieusement, et une tête prudente s'avança au dehors.
— Plus rien, murmura une voix d'homme, par conséquent plus de danger; c'était quelque mystification à l'adresse de notre voisin; vous pouvez quitter votre cachette, madame, et redescendre chez vous.
A ces mots, l'homme referma la fenêtre, fit jaillir le feu d'une pierre, et alluma une lampe qu'il tendit vers un bras allongé pour la recevoir.
Chicot regardait de toutes les forces de sa prunelle.
Mais il n'eut pas plus tôt aperçu la pâle et sublime figure de la femme qui recevait cette lampe, il n'eut pas plus tôt saisi le regard doux et triste qui fut échangé entre le serviteur et la maîtresse, qu'il pâlit lui-même et sentit comme un frisson glacé courant dans ses veines.
La jeune femme, à peine avait-elle vingt-quatre ans, la jeune femme alors descendit l'escalier: son serviteur la suivit.
— Ah! murmura Chicot, passant la main sur son front pour en essuyer la sueur, et comme si en même temps il eût voulu chasser une vision terrible, ah! comte du Bouchage, brave, beau jeune homme, amoureux insensé qui parles maintenant de devenir joyeux, chantant et allègre, passe ta devise à ton frère, car jamais plus tu ne diras: hilariter. [Note: Joyeusement; la devise de Henri de Joyeuse, nous l'avons déjà dit, était le mot latin hilariter.]
Puis il descendit à son tour dans sa chambre, le front assombri comme s'il fût descendu dans quelque passe terrible, dans quelque abîme sanglant, et s'assit dans l'ombre, subjugué, lui, le dernier, mais le plus complètement peut-être, par l'incroyable influence de mélancolie qui rayonnait du centre de cette maison.
XVIII
LA BOURSE DE CHICOT
Chicot passa toute la nuit à rêver sur son fauteuil. Rêver est le mot, car, en vérité, ce furent moins des pensées qui l'occupèrent que des rêves.
Revenir au passé, voir s'éclairer au feu d'un seul regard toute une époque presque effacée déjà de la mémoire, ce n'est pas penser. Chicot habita toute la nuit un monde déjà laissé par lui bien en arrière, et peuplé d'ombres illustres ou gracieuses que le regard de la femme pâle, semblable à une lampe fidèle, lui montrait défilant une à une devant lui avec son cortège de souvenirs heureux et terribles.
Chicot, qui regrettait tant son sommeil en revenant du Louvre, ne songea pas même à se coucher. Aussi quand l'aube vint argenter les vitraux de sa fenêtre:
— L'heure des fantômes est passée, dit-il, il s'agit de songer un peu aux vivants.
Il se leva, ceignit sa longue épée, jeta sur ses épaules un surtout de laine lie de vin, d'un tissu impénétrable aux plus fortes pluies, et, avec la stoïque fermeté du sage, il examina d'un coup d'oeil le fond de sa bourse et la semelle de ses souliers.
Ceux-ci parurent à Chicot dignes de commencer une campagne; celle-là méritait une attention particulière.
Nous ferons donc une halte à notre récit pour prendre le temps de la décrire à nos lecteurs.
Chicot, homme d'ingénieuse imagination, comme chacun sait, avait creusé la maîtresse poutre qui traversait sa maison de bout en bout, concourant ainsi à la fois à l'ornement, car elle était peinte de diverses couleurs, et à la solidité, car elle avait dix-huit pouces au moins de diamètre.
Dans cette poutre, au moyen d'une concavité d'un pied et demi de long sur six pouces de large, il s'était fait un coffre-fort dont les flancs contenaient mille écus d'or.
Or, voici le calcul que s'était fait Chicot.
— Je dépense par jour, avait-il dit, la vingtième partie d'un de ces écus: j'ai donc là de quoi vivre vingt mille jours. Je ne les vivrai jamais, mais je puis aller à la moitié; et puis, à mesure que je vieillirai, mes besoins et par conséquent mes dépenses s'augmenteront, car encore faut-il que le bien-être progresse en proportion de la diminution de la vie. Tout cela me fait vingt-cinq ou trente bonnes années à vivre. Allons, c'est, Dieu merci! bien assez.
Chicot se trouvait donc, grâce au calcul que nous venons de faire après lui, un des plus riches rentiers de la ville de Paris, et cette tranquillité sur son avenir lui donnait un certain orgueil.
Non pas que Chicot fût avare, longtemps même il avait été prodigue; mais la misère lui faisait horreur, car il savait qu'elle tombe comme un manteau de plomb sur les épaules, et qu'elle courbe les plus forts.
Ce matin donc, en ouvrant sa caisse pour faire ses comptes vis-à-vis de lui-même, il se dit:
— Ventre de biche! le siècle est dur et les temps ne sont point à la générosité. Je n'ai pas de délicatesse à faire avec Henri, moi. Ces mille écus d'or ne viennent pas même de lui, mais d'un oncle qui m'en avait promis six fois davantage: il est vrai que cet oncle était garçon. S'il faisait nuit encore, j'irais prendre cent écus dans la poche du roi, mais il est jour, et je n'ai plus de ressources qu'en moi-même... et en Gorenflot.
Cette idée de tirer de l'argent de Gorenflot fit sourire son digne ami.
— Il ferait beau voir, continua-t-il, que maître Gorenflot, qui me doit sa fortune, refusât cent écus à son ami pour le service du roi qui l'a nommé prieur des Jacobins.
Ah! continua-t-il en hochant la tête, ce n'est plus Gorenflot.
Oui, mais Robert Briquet est toujours Chicot.
Mais cette lettre du roi, cette fameuse épître destinée à incendier la cour de Navarre, je devais l'aller chercher avant le jour, et voilà que le jour est venu. Bah! cet expédient, je l'aurai, et même il frappera un terrible coup sur le crâne de Gorenflot, si sa cervelle me paraît trop dure à persuader.
En route, donc.
Chicot rajusta la planche qui fermait sa cachette, l'assura avec quatre clous, la recouvrit de la dalle sur laquelle il sema la poussière convenable à boucher des jointures, puis, prêt au départ, il regarda une dernière fois cette petite chambre où, depuis bien des heureux jours, il était impénétrable et gardé comme le coeur dans la poitrine.
Puis il donna son coup d'oeil à la maison d'en face.
— Au fait, se dit-il, ces diables de Joyeuse pourraient bien, une belle nuit, mettre le feu à mon hôtel pour attirer un instant à sa fenêtre la dame invisible. Eh! eh! mais s'ils brûlaient ma maison, c'est qu'en même temps ils feraient un lingot de mes mille écus! En vérité, je crois que je ferais prudemment d'enfouir la somme. Allons donc! eh bien! si messieurs de Joyeuse brûlent ma maison, le roi me la paiera.
Ainsi rassuré, Chicot ferma sa porte dont il emporta la clef; puis comme il sortait pour gagner le bord de la rivière:
— Eh! eh! dit-il, ce Nicolas Poulain pourrait fort bien venir ici, trouver mon absence suspecte, et... Ah ça! mais ce matin je n'ai que des idées de lièvre. En route, en route!
Comme Chicot fermait la porte de la rue, avec non moins de soin qu'il avait fermé la porte de sa chambre, il aperçut à sa fenêtre le serviteur de la dame inconnue qui prenait l'air, espérant sans doute, vu le bon matin, n'être point aperçu.
Cet homme, comme nous l'avons déjà dit, était complètement défiguré par une blessure reçue à la tempe gauche et qui s'étendait sur une partie de la joue. L'un de ses sourcils, en outre, déplacé par la violence du coup, cachait presque entièrement l'oeil gauche, renfoncé dans son orbite.
Chose étrange! avec ce front chauve et sa barbe grisonnante, il avait le regard vif, et comme une fraîcheur de jeunesse sur la joue qui avait été épargnée.
A l'aspect de Robert Briquet qui descendait le seuil de sa porte, il se couvrit la tête de son capuchon.
Il fit un mouvement pour rentrer, mais Chicot lui fit un signe pour qu'il demeurât.
— Voisin! lui cria Chicot, le tintamarre d'hier m'a dégoûté de ma maison; je vais aller quelques semaines à ma métairie: seriez-vous assez obligeant pour donner de temps en temps un coup d'oeil de ce côté?
— Oui, monsieur, répondit l'inconnu, bien volontiers.
— Et si vous aperceviez des larrons...
— J'ai une bonne arquebuse, monsieur, soyez tranquille.
— Merci. Toutefois j'aurais encore un service à vous demander, mon voisin.
— Parlez, je vous écoute.
Chicot sembla mesurer de l'oeil la distance qui le séparait de son interlocuteur.
— C'est bien délicat à vous crier de si loin, cher voisin, dit-il.
— Je vais descendre alors, répondit l'inconnu.
En effet, Chicot le vit disparaître, et comme pendant cette disparition il s'était rapproché de la maison, il entendit son pas s'approcher, puis la porte s'ouvrit, et ils se trouvèrent face à face.
Cette fois le serviteur avait complètement enveloppé son visage dans son capuchon.
— Il fait bien froid, ce matin, dit-il, pour dissimuler ou excuser cette mystérieuse précaution.
— Une bise glaciale, mon voisin, répliqua Chicot, affectant de ne pas regarder son interlocuteur pour le mettre plus à l'aise.
— Je vous écoute, monsieur.
— Voici, reprit Chicot je pars.
— Vous m'avez déjà fait l'honneur de me le dire.
— Je m'en souviens parfaitement; mais en partant je laisse de l'argent chez moi.
— Tant pis, monsieur, tant pis, emportez-le.
— Non pas, l'homme est plus lourd et moins résolu quand il cherche à sauver sa bourse en même temps que sa vie. Je laisse donc ici de l'argent bien caché toutefois, si bien caché même que je n'ai à redouter qu'une mauvaise chance d'incendie. Si cela m'arrivait, veuillez, vous qui êtes mon voisin, surveiller la combustion de certaine grosse poutre dont vous voyez là, à droite, le bout sculpté en forme de gargouille, surveillez, dis-je, et cherchez dans les cendres.
— En vérité, monsieur, dit l'inconnu avec un mécontentement visible, vous me gênez fort. Cette confidence serait mieux faite à un ami qu'à un homme que vous ne connaissez pas, que vous ne pouvez connaître.
Tout en disant ces mots, son oeil brillant interrogeait la grimace doucereuse de Chicot.
— C'est vrai, répondit celui-ci, je ne vous connais pas; mais je suis très confiant aux physionomies et je trouve que votre physionomie celle est d'un honnête homme.
— Voyez cependant, monsieur, de quelle responsabilité vous me chargez. Ne se peut-il pas aussi que toute cette musique ennuie ma maîtresse comme elle vous a ennuyé vous-même, et qu'alors nous déménagions?
— Eh bien, répondit Chicot, alors tout est dit, et ce n'est point à vous que je m'en prendrai, voisin.
— Merci de la confiance que vous témoignez à un pauvre inconnu, dit le serviteur en s'inclinant; je tâcherai de m'en montrer digne.
Et saluant Chicot, il se retira chez lui.
Chicot, de son côté, le salua affectueusement; puis voyant la porte refermée sur lui:
— Pauvre jeune homme! murmura-t-il, voilà pour cette fois un vrai fantôme; et cependant je l'ai vu si gai, si vivant, si beau!
XIX
LE PRIEURÉ DES JACOBINS
Le prieuré dont le roi avait fait don à Gorenflot, pour récompenser ses loyaux services et surtout sa brillante faconde, était situé à deux portées de mousquet, à peu près, de l'autre côté de la porte Saint- Antoine.
C'était alors un quartier fort noblement fréquenté, que le quartier de la porte Saint-Antoine, le roi faisant de nombreuses visites au château de Vincennes, que l'on appelait encore à cette époque le bois de Vincennes.
Ça et là sur la route du donjon, quelques petites maisons de grands seigneurs, avec des jardins charmants et des cours magnifiques, faisaient comme un apanage au château, et bon nombre de rendez-vous s'y donnaient, dont, malgré la manie qu'avait alors le moindre bourgeois de s'occuper des affaires de l'État, nous oserons dire que la politique était soigneusement exclue.
Il résultait de ces allées et venues de la cour, que la route, toute proportion gardée, avait alors l'importance qu'ont conquise aujourd'hui les Champs-Élysées.
C'était, on en conviendra, une belle position pour le prieuré qui se levait fièrement, à droite du chemin de Vincennes.
Ce prieuré se composait d'un quadrilatère de bâtiments, enfermant une énorme cour plantée d'arbres, d'un jardin potager situé derrière les bâtiments, et d'une foule de dépendances qui donnaient à ce prieuré l'étendue d'un village.
Deux cents religieux jacobins occupaient les dortoirs situés au fond de la cour, parallèlement à la route.
Sur le devant, quatre belles fenêtres, avec un seul balcon de fer régnant le long de ces quatre fenêtres, donnaient aux appartements du prieuré l'air, le jour et la vie.
Semblable à une ville que l'on présume pouvoir être assiégée, le prieuré trouvait en lui toutes ses ressources sur les territoires tributaires de Charonne, de Montreuil et de Saint-Mandé. Ses pâturages engraissaient un troupeau toujours complet de cinquante boeufs et de quatre-vingt-dix-neuf moutons; les ordres religieux, soit tradition, soit loi écrite, ne pouvaient rien posséder par cent.
Un palais particulier abritait aussi quatre-vingt-dix-neuf porcs d'une espèce particulière, qu'élevait avec amour; et surtout avec amour-propre, un charcutier choisi par dom Modeste lui-même.
De ce choix honorable, le charcutier était redevable aux exquises saucisses, aux oreilles farcies et aux boudins à la ciboulette qu'il fournissait autrefois à l'hôtellerie de la Corne-d'Abondance. Dom Modeste, reconnaissant des bons repas qu'il avait faits autrefois chez maître Bonhommet, acquittait ainsi les dettes de frère Gorenflot.
Il est inutile de parler des offices et de la cave. L'espalier du prieuré, exposé au levant et au midi, donnait des pêches, des abricots et des raisins incomparables; en outre, des conserves de ces fruits et des pâtes sucrées étaient confectionnées par un certain frère Eusèbe, auteur du fameux rocher de confitures que l'Hôtel-de-Ville de Paris avait offert aux deux reines, lors du dernier banquet de cérémonie qui avait eu lieu.
Quant à la cave, Gorenflot l'avait montée lui-même en démontant toutes celles de Bourgogne, car il avait cette prédilection innée chez tous les véritables buveurs, lesquels prétendent, en général, que le vin de Bourgogne est le seul qui soit véritablement du vin.
C'est au sein de ce prieuré, véritable paradis de paresseux et de gourmands, dans cet appartement somptueux du premier étage, dont le balcon donne sur le grand chemin, que nous allons retrouver Gorenflot, orné d'un menton de plus, et de cette sorte de gravité vénérable que l'habitude constante du repos et du bien-être donne aux physionomies les plus vulgaires.
Dans sa robe blanche comme la neige, avec son collet noir qui réchauffe ses larges épaules, Gorenflot n'a plus autant de liberté de geste que dans sa robe grise de simple moine, mais il a plus de majesté.
Sa main grasse comme une éclanche s'appuie sur un in-quarto qu'elle couvre complètement; ses deux gros pieds écrasent un chauffe-doux, et ses bras n'ont plus assez de longueur pour faire une ceinture à son ventre.
Sept heures et demie du matin viennent de sonner. Le prieur s'est levé le dernier, profitant de la règle qui donne au chef une heure de sommeil de plus qu'aux autres moines; mais il continue tranquillement sa nuit dans un grand fauteuil à oreilles, moelleux comme un édredon.
L'ameublement de la chambre où sommeille le digne abbé est plus mondain que religieux: une table à pieds tournés et couverte d'un riche tapis, des tableaux de religion galante, singulier mélange d'amour et de dévotion, qu'on ne trouve qu'à cette époque-là dans l'art; des vases précieux d'église ou de table sur des dressoirs; aux fenêtres, de grands rideaux de brocart vénitien, plus splendides, malgré leur vétusté, que les plus chères étoffes neuves; voilà le détail des richesses dont était devenu possesseur dom Modeste Gorenflot, et cela par la grâce de Dieu, du roi, et surtout de Chicot.
Donc le prieur dormait sur son fauteuil, tandis que le jour venait lui faire sa visite quotidienne, et caressait de ses lueurs argentées les tons purpurins et nacrés du visage du dormeur.
La porte de la chambre s'ouvrit doucement, et deux moines entrèrent sans réveiller le prieur.
Le premier était un homme de trente à trente-cinq ans, maigre, blême, et nerveusement cambré dans sa robe de jacobin: il portait la tête haute; son regard, décoché comme un trait de ses yeux de faucon, commandait avant même qu'il eût parlé, et cependant ce regard s'adoucissait par le jeu de longues paupières blanches qui faisaient ressortir en s'abaissant le large cercle de bistre dont ses yeux étaient bordés.
Mais quand au contraire brillait cette prunelle noire entre ces sourcils épais et cet encadrement fauve de l'orbite, on eût dit l'éclair qui jaillit des plis de deux nuages de cuivre.
Ce moine s'appelait frère Borromée: il était depuis trois semaines trésorier du couvent.
L'autre était un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, aux yeux noirs et vifs, à la mine hardie, au menton saillant, de petite taille, mais bien prise, et qui, ayant retroussé ses larges manches, laissait voir avec une sorte d'orgueil deux bras nerveux prompts à gesticuler.
— Le prieur dort encore, frère Borromée, dit le plus jeune des deux moines à l'autre; le réveillerons-nous?
— Gardons-nous-en bien, frère Jacques, répliqua le trésorier.
— En vérité, c'est dommage d'avoir un prieur qui dorme si longtemps, reprit le jeune frère, car on aurait pu essayer les armes ce matin. Avez- vous remarqué quelles belles cuirasses et quelles belles arquebuses il y a dans le nombre?
— Silence, mon frère! vous allez être entendu.
— Quel malheur! reprit le petit moine en frappant du pied un coup qui fut assourdi par l'épais tapis, quel malheur! il fait si beau aujourd'hui, la cour est si sèche! quel bel exercice on ferait, frère trésorier!
— Il faut attendre, mon enfant, dit frère Borromée avec une feinte soumission, démentie par le feu de ses regards.
— Mais que n'ordonnez-vous toujours que l'on distribue les armes? répliqua impétueusement Jacques en relevant ses manches retombées.
— Moi, ordonner?
— Oui, vous.
— Je ne commande pas, vous le savez bien, mon frère, reprit Borromée avec componction; ne voilà-t-il pas le maître là?
— Sur ce fauteuil... endormi... quand tout le monde veille, dit Jacques d'un ton moins respectueux qu'impatient... le maître?
Et un regard de superbe intelligence sembla vouloir pénétrer jusqu'au fond du coeur de frère Borromée.
— Respectons son rang et son sommeil, dit celui-ci en s'avançant au milieu de la chambre, et cela si malheureusement, qu'il renversa un escabeau sur le parquet.
Bien que le tapis eût amorti le bruit du tabouret comme il avait amorti celui du coup de talon de frère Jacques, dom Modeste, à ce bruit, fit un bond et s'éveilla.
— Qui va là? s'écria-t-il de la voix tressaillante d'une sentinelle endormie.
— Seigneur prieur, dit frère Borromée, pardonnez si nous troublons votre pieuse méditation; mais je viens prendre vos ordres.
— Ah! bonjour, frère Borromée, fit Gorenflot avec un léger signe de tête.
Puis après un moment de réflexion, pendant lequel il était évident qu'il venait de tendre toutes les cordes de sa mémoire:
— Quels ordres? demanda-t-il en clignant trois ou quatre fois des yeux.
— Relativement aux armes et aux armures.
— Aux armes? aux armures? demanda Gorenflot.
— Sans doute, Votre Seigneurie a commandé d'apporter des armes et des armures.
— A qui cela?
— A moi.
— A vous?.. J'ai commandé des armes, moi?
— Sans aucun doute, seigneur prieur, dit Borromée d'une voix égale et ferme.
— Moi! répéta dom Modeste au comble de l'étonnement, moi! et quand cela?
— Il y a huit jours.
— Ah! s'il y a huit jours... Mais pourquoi faire, des armes?
— Vous m'avez dit, seigneur, et je vais répéter vos propres paroles, vous m'avez dit: Frère Borromée, il serait bon de se procurer des armes pour armer nos moines et nos frères; les exercices gymnastiques développent les forces du corps, comme les pieuses exhortations développent celles de l'esprit.
— J'ai dit cela? fit Gorenflot.
— Oui, révérend prieur, et moi, frère indigne et obéissant, je me suis hâté d'accomplir vos ordres, et je me suis procuré des armes de guerre.
— Voilà qui est étrange, murmura Gorenflot, je ne me souviens de rien de tout cela.
— Vous avez même ajouté, révérend prieur, ce texte latin: Militat spiritu, militat gladio.
— Oh! s'écria dom Modeste en ouvrant démesurément les yeux, j'ai ajouté le texte?
— J'ai la mémoire fidèle, révérend prieur, répondit Borromée en baissant modestement ses paupières.
— Si je l'ai dit, reprit Gorenflot en secouant doucement la tête de haut en bas, c'est que j'ai eu mes raisons pour le dire, frère Borromée. En effet, cela a toujours été mon opinion, qu'il fallait exercer le corps; et quand j'étais simple moine, j'ai combattu de la parole et de l'épée: Militat... spiritus... Très bien, frère Borromée; c'était une inspiration du Seigneur.
— Je vais donc achever d'exécuter vos ordres, révérend prieur, dit Borromée en se retirant avec frère Jacques, qui, tout frissonnant de joie, le tirait par le bas de sa robe.
— Allez, dit majestueusement Gorenflot.
— Ah! seigneur prieur, reprit frère Borromée en rentrant quelques secondes après sa disparition, j'oubliais...
— Quoi?
— Il y a au parloir un ami de Votre Seigneurie qui demande à vous parler.
— Comment se nomme-t-il?
— Maître Robert Briquet.
— Maître Robert Briquet, reprit Gorenflot, ce n'est point un ami, frère Borromée, c'est une simple connaissance.
— Alors Votre Révérence ne le recevra point?
— Si fait, si fait, dit nonchalamment Gorenflot, cet homme me distrait; faites-le monter.
Frère Borromée salua une seconde fois et sortit. Quant à frère Jacques, il n'avait fait qu'un bond de l'appartement du prieur à la chambre où étaient déposées les armes.
Cinq minutes après, la porte se rouvrit et Chicot parut.