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Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 1», sayfa 17

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XXIX
DEUX AMIS

Maintenant, s'il plaît au lecteur, nous suivrons les deux jeunes gens que le roi, enchanté d'avoir ses petits secrets à lui, envoyait de son côté au messager Chicot.

A peine à cheval, Ernauton et Sainte-Maline, pour ne point se laisser prendre le pas l'un sur l'autre, faillirent s'étouffer en passant au guichet.

En effet, les deux chevaux, allant de front, broyèrent l'un contre l'autre les genoux de leurs deux cavaliers.

Le visage de Sainte-Maline devint pourpre, celui d'Ernauton devint pâle.

— Vous me faites mal, monsieur! cria le premier, lorsqu'ils eurent franchi la porte; voulez-vous donc m'écraser?

— Vous me faites mal aussi, dit Ernauton; seulement je ne me plains pas, moi.

— Vous voulez me donner une leçon, je crois?

— Je ne veux rien vous donner du tout.

— Ah ça! dit Sainte-Maline en poussant son cheval pour parler de plus près à son compagnon, répétez-moi un peu ce mot.

— Pourquoi faire?

— Parce que je ne le comprends pas.

— Vous me cherchez querelle, n'est-ce pas? dit flegmatiquement Ernauton; tant pis pour vous.

— Et à quel propos vous chercherais-je querelle? est-ce que je vous connais, moi? riposta dédaigneusement Sainte-Maline.

— Vous me connaissez parfaitement, monsieur, dit Ernauton. D'abord, parce que là-bas d'où nous venons, ma maison est à deux lieues de la vôtre, et que je suis connu dans le pays, étant de vieille souche; ensuite, parce que vous êtes furieux de me voir à Paris, quand vous croyiez y avoir été mandé seul; en dernier lieu, parce que le roi m'a donné sa lettre à porter.

— Eh bien! soit, s'écria Sainte-Maline blême de fureur, j'accepte tout cela pour vrai. Mais il en résulte une chose...

— Laquelle?

— C'est que je me trouve mal près de vous.

— Allez-vous-en si vous voulez; pardieu! ce n'est pas moi qui vous retiens.

— Vous faites semblant de ne me point comprendre.

— Au contraire, monsieur, je vous comprends à merveille. Vous aimeriez assez à me prendre la lettre pour la porter vous-même, malheureusement il faudrait me tuer pour cela.

— Qui vous dit que je n'en ai pas envie?

— Désirer et faire sont deux.

— Descendez avec moi jusqu'au bord de l'eau seulement, et vous verrez si, pour moi, désirer et faire sont plus d'un.

— Mon cher monsieur, quand le roi me donne à porter une lettre...

— Eh bien?

— Eh bien, je la porte.

— Je vous l'arracherai de force, fat que vous êtes!

— Vous ne me mettrez pas, je l'espère, dans la nécessité de vous casser la tête comme à un chien sauvage?

— Vous?

— Sans doute, j'ai un grand pistolet, et vous n'en avez pas.

— Ah! tu me paieras cela! dit Sainte-Maline, en faisant faire un écart à son cheval.

— Je l'espère bien; après ma commission faite.

— Schelme!

— Pour ce moment observez-vous, je vous en supplie, monsieur de Sainte- Maline! car nous avons l'honneur d'appartenir au roi, et nous donnerions mauvaise opinion de la maison, en ameutant le peuple. Et puis, songez quel triomphe pour les ennemis de Sa Majesté, en voyant la discorde parmi les défenseurs du trône.

Sainte-Maline mordait ses gants; le sang coulait sous sa dent furibonde.

— Là, là, monsieur, dit Ernauton, gardez vos mains pour tenir l'épée quand nous y serons.

— Oh! j'en crèverai! cria Sainte-Maline.

— Alors ce sera une besogne toute faite pour moi, dit Ernauton.

On ne peut savoir où serait allée la rage toujours croissante de Sainte- Maline, quand tout à coup Ernauton, en traversant la rue Saint-Antoine, près de Saint-Paul, vit une litière, poussa un cri de surprise et s'arrêta pour regarder une femme à demi voilée.

— Mon page d'hier! murmura-t-il.

La dame n'eut pas l'air de le reconnaître et passa sans sourciller, mais en se rejetant cependant au fond de sa litière.

— Cordieu! vous me faites attendre, je crois, dit Sainte-Maline, et cela pour regarder des femmes!

— Je vous demande pardon, monsieur, dit Ernauton en reprenant sa course.

Les jeunes gens, à partir de ce moment, suivirent au grand trot la rue du Faubourg-Saint-Marceau: ils ne se parlaient plus, même pour quereller.

Sainte-Maline paraissait assez calme extérieurement; mais, en réalité, tous les muscles de son corps frémissaient encore de colère.

En outre, il avait reconnu, et cette découverte ne l'avait aucunement adouci, comme on le comprendra facilement; en outre, il avait reconnu que, tout bon cavalier qu'il était, il ne pourrait dans aucun cas donné suivre Ernauton, son cheval étant fort inférieur à celui de son compagnon, et suant déjà sans avoir couru.

Cela le préoccupait fort; aussi, comme pour se rendre positivement compte de ce que pourrait faire sa monture, la tourmentait-il de la houssine et de l'éperon.

Cette insistance amena une querelle entre son cheval et lui. Cela se passait aux environs de la Bièvre. La bête ne se mit point en frais d'éloquence, comme avait fait Ernauton; mais, se souvenant de son origine (elle était Normande), elle fit à son cavalier un procès que celui-ci perdit.

Elle débuta par un écart, puis se cabra, puis fit un saut de mouton et se déroba jusqu'à la Bièvre où elle se débarrassa de son cavalier, en roulant avec lui jusque dans la rivière, où ils se séparèrent.

On eût entendu d'une lieue les imprécations de Sainte-Maline, quoiqu'à moitié étouffées par l'eau. Quand il fut parvenu à se mettre sur ses jambes, les yeux lui sortaient de la tête, et quelques gouttes de sang, coulant de son front écorché, sillonnaient sa figure.

Moulu comme il l'était, couvert de boue, trempé jusqu'aux os, tout saignant et tout contusionné, Sainte-Maline comprenait l'impossibilité de rattraper sa bête; l'essayer même était une tentative ridicule.

Ce fut alors que les paroles qu'il avait dites à Ernauton lui revinrent à l'esprit: s'il n'avait pas voulu attendre son compagnon une seconde rue Saint-Antoine, pourquoi son compagnon aurait-il l'obligeance de l'attendre une ou deux heures sur la route?

Cette réflexion conduisit Sainte-Maline de la colère au plus violent désespoir, surtout lorsqu'il vit, du fond de son encaissement, le silencieux Ernauton piquer des deux en obliquant par quelque chemin qu'il jugeait sans doute le plus court.

Chez les hommes véritablement irascibles, le point culminant de la colère est un éclair de folie, quelques-uns n'arrivent qu'au délire; d'autres vont jusqu'à la prostration totale des forces et de l'intelligence.

Sainte-Maline tira machinalement son poignard; un instant il eut l'idée de se le planter jusqu'à la garde dans la poitrine. Ce qu'il souffrit en ce moment, nul ne pourrait le dire, pas même lui. On meurt d'une pareille crise, ou, si on la supporte, on y vieillit de dix ans.

Il remonta le talus de la rivière, s'aidant de ses mains et de ses genoux jusqu'à ce qu'il fût arrivé au sommet: arrivé là, son oeil égaré interrogea la route; on n'y voyait plus rien. A droite, Ernauton avait disparu, se portant sans doute en avant; au fond, son propre cheval était disparu également.

Tandis que Sainte-Maline roulait dans son esprit exaspéré mille pensées sinistres contre les autres et contre lui-même, le galop d'un cheval retentit à son oreille, et il vit déboucher de cette route de droite, choisie par Ernauton, un cheval et un cavalier.

Ce cavalier tenait un autre cheval en main.

C'était le résultat de la course de M. de Carmainges: il avait coupé vers la droite, sachant bien que, poursuivre un cheval, c'était doubler son activité par la peur.

Il avait donc fait un détour et coupé le passage au Bas-Normand, en l'attendant en travers d'une rue étroite.

A cette vue, le coeur de Sainte-Maline déborda de joie: il ressentit un mouvement d'effusion et de reconnaissance qui donna une suave expression à son regard, puis tout à coup son visage s'assombrit; il avait compris toute la supériorité d'Ernauton sur lui, car il s'avouait qu'à la place de son compagnon, il n'eût pas même eu l'idée d'agir comme lui.

La noblesse du procédé le terrassait: il la sentait pour la mesurer et en souffrir.

Il balbutia un remercîment auquel Ernauton ne fit pas attention, ressaisit furieusement la bride de son cheval, et, malgré la douleur, se remit en selle.

Ernauton, sans dire un seul mot, avait pris les devants au pas en caressant son cheval.

Sainte-Maline, nous l'avons dit, était excellent cavalier; l'accident dont il avait été victime était une surprise; au bout d'un instant de lutte dans laquelle cette fois il eut l'avantage, redevenu maître de sa monture, il lui fit prendre le trot.

— Merci, monsieur, vint-il dire une seconde fois à Ernauton, après avoir consulté cent fois son orgueil et les convenances.

Ernauton se contenta de s'incliner de son côté, en touchant son chapeau de la main.

La route parut longue à Sainte-Maline.

Vers deux heures et demie environ, ils aperçurent un homme qui marchait, escorté d'un chien: il était grand, avait une épée au côté; il n'était pas Chicot, mais il avait des bras et des jambes dignes de lui.

Sainte-Maline, encore tout fangeux, ne put se tenir; il vit qu'Ernauton passait et ne prenait pas même garde à cet homme. L'idée de trouver son compagnon en faute passa comme un méchant éclair dans l'esprit du Gascon; il poussa vers l'homme et l'aborda.

— Voyageur, demanda-t-il, n'attendez-vous point quelque chose?

Le voyageur regarda Sainte-Maline dont en ce moment, il faut l'avouer, l'aspect n'était point agréable. La figure décomposée par la colère récente, cette boue mal séchée sur ses habits, ce sang mal séché sur ses joues, de gros sourcils noirs froncés, une main fiévreuse étendue vers lui, avec un geste de menace bien plus que d'interrogation, tout cela parut sinistre au piéton.

— Si j'attends quelque chose, dit-il, ce n'est pas quelqu'un: et si j'attends quelqu'un, à coup sur ce quelqu'un n'est pas vous.

— Vous êtes fort impoli, mon maître, dit Sainte-Maline enchanté de trouver enfin une occasion de lâcher la bride à sa colère, et furieux en outre de voir qu'il venait, en se trompant, de fournir un nouveau triomphe à son adversaire.

Et en même temps qu'il parlait, il leva sa main armée de la houssine pour frapper le voyageur; mais celui-ci leva son bâton et en asséna un coup sur l'épaule de Sainte-Maline, puis il siffla son chien qui bondit aux jarrets du cheval et à la cuisse de l'homme, et emporta de chaque endroit un lambeau de chair et un morceau d'étoffe.

Le cheval, irrité par la douleur, prit une seconde fois sa course en avant, il est vrai, mais sans pouvoir être retenu par Sainte-Maline qui, malgré tous ses efforts, demeura en selle.

Il passa ainsi emporté devant Ernauton, qui le vit passer sans même sourire de sa mésaventure.

Lorsqu'il eut réussi à calmer son cheval, lorsque M. de Carmainges l'eut rejoint, son orgueil commençait, non pas à diminuer, mais à entrer en composition.

— Allons! allons! dit-il en s'efforçant de sourire, je suis dans mon jour malheureux, à ce qu'il paraît. Cet homme ressemblait fort cependant au portrait que nous avait fait Sa Majesté de celui à qui nous avons affaire.

Ernauton garda le silence.

— Je vous parle, monsieur, dit Sainte-Maline exaspéré par ce sang-froid qu'il regardait avec raison comme une preuve de mépris, et qu'il voulait faire cesser par quelque éclat définitif, dût-il lui en coûter la vie; je vous parle, n'entendez-vous pas?

— Celui que Sa Majesté nous avait désigné, répondit Ernauton, n'avait pas de bâton et n'avait pas de chien.

— C'est vrai, répondit Sainte-Maline, et si j'avais réfléchi, j'aurais une contusion de moins à l'épaule, et deux crocs de moins sur la cuisse. Il fait bon être sage et calme, à ce que je vois.

Ernauton ne répondit point; mais se haussant sur les étriers et mettant la main au-dessus de ses yeux en manière de garde-vue:

— Voilà là bas, dit-il, celui que nous cherchons et qui nous attend.

— Peste! monsieur, dit sourdement Sainte-Maline, jaloux de ce nouvel avantage de son compagnon, vous avez une bonne vue; moi je ne distingue qu'un point noir, et encore est ce à peine.

Ernauton, sans répondre, continua d'avancer; bientôt Sainte-Maline put voir et reconnaître à son tour l'homme désigné par le roi. Un mauvais mouvement le prit, il poussa son cheval en avant pour arriver le premier.

Ernauton s'y attendait: il le regarda sans menace et sans intention apparente: ce coup d'oeil fit rentrer Sainte-Maline en lui-même, et il remit son cheval au pas.

XXX
SAINTE-MALINE

Ernauton ne s'était point trompé, l'homme désigné était bien Chicot.

Il avait, de son côté, bonne vue et bonne oreille; il avait vu et entendu les cavaliers de fort loin. Il s'était douté que c'était à lui qu'ils avaient affaire, de sorte qu'il les attendait.

Quand il n'eut plus aucun doute à cet égard, et qu'il eût vu que les deux cavaliers se dirigeaient bien vers lui, il posa sans affectation sa main sur la poignée de sa longue épée, comme pour prendre une attitude noble.

Ernauton et Sainte-Maline se regardèrent tous deux une seconde, muets tous deux.

— A vous, monsieur, si vous le voulez bien, dit en s'inclinant Ernauton à son adversaire; car, en cette circonstance, le mot adversaire est plus convenable que celui de compagnon.

Sainte-Maline fut suffoqué; la surprise de cette courtoisie lui serrait la gorge; il ne répondit qu'en baissant la tête.

Ernauton vit qu'il gardait le silence, et prit alors la parole.

— Monsieur, dit-il à Chicot, nous sommes, monsieur et moi, vos serviteurs.

Chicot salua avec son plus gracieux sourire.

— Serait-il indiscret, continua le jeune homme, de vous demander votre nom?

— Je m'appelle l'Ombre, monsieur, répondit Chicot.

— Oui, monsieur.

— Vous serez assez bon, n'est-ce pas, pour nous dire ce que vous attendez?

— J'attends une lettre.

— Vous comprenez notre curiosité, monsieur, et elle n'a rien d'offensant pour vous.

Chicot s'inclina toujours, et avec un sourire de plus en plus gracieux.

— De quel endroit attendez-vous cette lettre? continua Ernauton.

— Du Louvre.

— Scellée de quel sceau?

— Du sceau royal.

Ernauton mit sa main dans sa poitrine.

— Vous reconnaîtriez sans doute cette lettre? dit-il.

— Oui, si je la voyais.

Ernauton tira la lettre de sa poitrine.

— La voici, dit Chicot, et, pour plus grande sûreté, vous savez, n'est-ce pas, que je dois vous donner quelque chose en échange?

— Un reçu?

— C'est cela.

— Monsieur, reprit Ernauton, j'étais chargé par le roi de vous porter cette lettre; mais c'est monsieur que voici qui est chargé de vous la remettre.

Et il tendit la lettre à Sainte-Maline, qui la prit et la déposa aux mains de Chicot.

— Merci, messieurs, dit ce dernier.

— Vous voyez, ajouta Ernauton, que nous avons fidèlement rempli notre mission. Il n'y a personne sur la route, personne ne nous a donc vus vous parler ou vous donner la lettre.

— C'est juste, monsieur, je le reconnais, et j'en ferai foi au besoin.

Maintenant à mon tour.

— Le reçu, dirent ensemble les deux jeunes gens.

— Auquel des deux dois-je le remettre?

— Le roi ne l'a point dit! s'écria Sainte-Maline en regardant son compagnon d'un air menaçant.

— Faites le reçu par duplicata, monsieur, reprit Ernauton, et donnez-en un à chacun de nous; il y a loin d'ici au Louvre, et sur la route il peut arriver malheur à moi ou à monsieur.

Et en disant ces mots, les yeux d'Ernauton s'illuminaient à leur tour d'un éclair.

— Vous êtes un homme sage, monsieur, dit Chicot à Ernauton.

Et il tira des tablettes de sa poche, en déchira deux pages, et sur chacune d'elles il écrivit:

« Reçu des mains de M. René de Sainte-Maline la lettre apportée par M. Ernauton de Carmainges.

L'OMBRE. »

— Adieu, monsieur, dit Sainte-Maline en s'emparant de son reçu.

— Adieu, monsieur, et bon voyage, ajouta Ernauton: avez-vous autre chose à transmettre au Louvre?

— Absolument rien, messieurs; grand merci, dit Chicot.

Ernauton et Sainte-Maline tournèrent la tête de leurs chevaux vers Paris, et Chicot s'éloigna d'un pas que le meilleur mulet eût envié.

Lorsque Chicot eut disparu, Ernauton, qui avait fait cent pas à peine, arrêta court son cheval, et s'adressant à Sainte-Maline:

— Maintenant, monsieur, dit-il, pied à terre, si vous le voulez bien.

— Et pourquoi cela, monsieur? fit Sainte-Maline avec étonnement.

— Notre tâche est accomplie, et nous avons à causer. L'endroit me paraît excellent pour une conversation du genre de la nôtre.

— A votre aise, monsieur, dit Sainte-Maline en descendant de cheval comme l'avait déjà fait son compagnon.

Lorsqu'il eut mis pied à terre, Ernauton s'approcha et lui dit:

— Vous savez, monsieur, que, sans appel de ma part et sans mesure de la vôtre, sans cause aucune enfin, vous m'avez, durant toute la route, offensé grièvement. Il y a plus: vous avez voulu me faire mettre l'épée à la main dans un moment inopportun, et j'ai refusé. Mais à cette heure le moment est devenu bon, et je suis votre homme.

Sainte-Maline écouta ces mots d'un visage sombre et avec les sourcils froncés; mais, chose étrange! Sainte-Maline n'était plus dans ce courant de colère qui l'avait entraîné au-delà de toutes les bornes, Sainte-Maline ne voulait plus se battre; la réflexion lui avait rendu le bon sens; il jugeait toute l'infériorité de sa position.

— Monsieur, répondit-il après un instant de silence, vous m'avez, quand je vous insultais, répondu par des services; je ne saurais donc maintenant vous tenir le langage que je vous tenais tout à l'heure.

Ernauton fronça le sourcil.

— Non, monsieur, mais vous pensez encore maintenant ce que vous disiez tantôt.

— Qui vous dit cela?

— Parce que toutes vos paroles étaient dictées par la haine et par l'envie, et que, depuis deux heures que vous les avez prononcées, cette haine et cette envie ne peuvent être éteintes dans votre coeur.

Sainte-Maline rougit, mais ne répondit point.

Ernauton attendit un instant et reprit:

— Si le roi m'a préféré à vous, c'est parce que ma figure lui revient plus que la vôtre; si je ne me suis pas jeté dans la Bièvre, c'est que je monte mieux à cheval que vous; si je n'ai pas accepté votre défi au moment où il vous a plu de le faire, c'est que j'ai plus de sagesse; si je ne me suis pas fait mordre par le chien de l'homme, c'est que j'ai plus de sagacité; enfin si je vous somme à cette heure de me rendre raison et de tirer l'épée, c'est que j'ai plus de réel honneur; si vous hésitez, je vais dire plus de courage.

Sainte-Maline frissonnait, et ses yeux lançaient des éclairs: toutes les passions mauvaises que signalait Ernauton avaient tour à tour imprimé leurs stigmates sur sa figure livide; au dernier mot du jeune homme, il tira son épée comme un furieux.

Ernauton avait déjà la sienne à la main.

— Tenez, monsieur, dit Sainte-Maline, retirez le dernier mot que vous avez dit; il est de trop, vous l'avouerez, vous qui me connaissez parfaitement, puisque, comme vous l'avez dit, nous demeurons à deux lieues l'un de l'autre; retirez-le, vous devez avoir assez de mon humiliation; ne me déshonorez pas.

— Monsieur, dit Ernauton, comme je ne me mets jamais en colère, je ne dis jamais que ce que je veux dire; par conséquent je ne retirerai rien du tout. Je suis susceptible aussi, moi, et nouveau à la cour, je ne veux donc pas avoir à rougir chaque fois que je vous rencontrerai. Un coup d'épée, s'il vous plaît, monsieur, c'est pour ma satisfaction autant que pour la vôtre.

— Oh! monsieur, je me suis battu onze fois, dit Sainte-Maline avec un sombre sourire, et sur mes onze adversaires deux sont morts. Vous savez encore cela, je présume?

— Et moi, monsieur, je ne me suis jamais battu, répliqua Ernauton, car l'occasion ne s'en est jamais présentée; je la trouve à ma guise, venant à moi quand je n'allais pas à elle, et je la saisis aux cheveux. J'attends votre bon plaisir, monsieur.

— Tenez, dit Sainte-Maline en secouant la tête, nous sommes compatriotes, nous sommes au service du roi, ne nous querellons plus, je vous tiens pour un brave homme; je vous offrirais même la main, si cela ne m'était pas presque impossible. Que voulez-vous, je me montre à vous comme je suis, ulcéré jusqu'au fond du coeur, ce n'est point ma faute. Je suis envieux, que voulez-vous que j'y fasse? la nature m'a créé dans un mauvais jour. M. de Chalabre, ou M. de Montcrabeau, ou M. de Pincorney ne m'eussent point mis en colère, c'est votre mérite qui cause mon chagrin; consolez-vous-en, puisque mon envie ne peut rien contre vous, et qu'à mon grand regret votre mérite vous reste. Ainsi nous en demeurons là, n'est-ce pas, monsieur? je souffrirais trop, en vérité, quand vous diriez le motif de notre querelle.

— Notre querelle, personne ne la saura, monsieur.

— Personne?

— Non, monsieur, attendu que si nous nous battons, je vous tuerai ou me ferai tuer. Je ne suis pas de ceux qui font peu de cas de la vie; au contraire, j'y tiens fort. J'ai vingt-trois ans; un beau nom, je ne suis pas tout à fait pauvre; j'espère en moi et dans l'avenir, et soyez tranquille, je me défendrai comme un lion.

— Eh bien! moi, tout au contraire de vous, monsieur, j'ai déjà trente ans et suis assez dégoûté de la vie, car je ne crois ni en l'avenir ni en moi; mais tout dégoûté de la vie, tout incrédule au bonheur que je suis, j'aime mieux ne pas me battre avec vous.

— Alors, vous m'allez faire des excuses? dit Ernauton.

— Non, j'en ai assez fait et assez dit. Si vous n'êtes pas content, tant mieux. Alors vous cesserez de m'être supérieur.

— Je vous rappellerai, monsieur, que l'on ne termine point ainsi une querelle sans s'exposer à faire rire, quand on est Gascons l'un et l'autre.

— Voilà précisément ce que j'attends, dit Sainte-Maline.

— Vous attendez?..

— Un rieur. Oh! l'excellent moment que celui-là me fera passer.

— Vous refusez donc le combat?

— Je désire ne pas me battre, avec vous, s'entend.

— Après m'avoir provoqué?

— J'en conviens.

— Mais enfin, monsieur, si la patience m'échappe et que je vous charge à grands coups d'épée?

Sainte-Maline serra convulsivement les poings.

— Alors, dit-il, tant mieux, je jetterai mon épée à dix pas.

— Prenez garde, monsieur, car en ce cas je ne vous frapperai pas de la pointe.

— Bien, car alors j'aurai une raison de vous haïr, et je vous haïrai mortellement; puis un jour, un jour de faiblesse de votre part, je vous rattraperai comme vous venez de le faire, et je vous tuerai désespéré.

Ernauton remit son épée au fourreau.

— Vous êtes un homme étrange, dit-il, et je vous plains du plus profond de mon coeur.

— Vous me plaignez?

— Oui, car vous devez horriblement souffrir.

— Horriblement.

— Vous ne devez jamais aimer?

— Jamais.

— Mais vous avez des passions, au moins?

— Une seule.

— La jalousie, vous me l'avez dit.

— Oui, ce qui fait que je les ai toutes à un degré de honte et de malheur indicible: j'adore une femme dès qu'elle aime un autre que moi; j'aime l'or quand c'est une autre main qui le touche; je suis orgueilleux toujours par comparaison; je bois pour échauffer en moi la colère, c'est à-dire pour la rendre aiguë quand elle n'est pas chronique, c'est-à-dire pour la faire éclater et brûler comme un tonnerre. Oh! oui, oui, vous l'avez dit, monsieur de Carmainges, je suis malheureux.

— Vous n'avez jamais essayé de devenir bon? demanda Ernauton.

— Je n'ai pas réussi.

— Qu'espérez-vous? que comptez-vous faire alors?

— Que fait la plante vénéneuse? elle a des fleurs comme les autres, et certaines gens savent en tirer une utilité. Que font l'ours et l'oiseau de proie? ils mordent, mais certains éleveurs savent les dresser à la chasse; voilà ce que je suis et ce que je serai probablement entre les mains de M. d'Épernon et de M. de Loignac jusqu'au jour où l'on dira: Cette plante est nuisible, arrachons-la; cette bête est enragée, tuons-la.

Ernauton s'était calmé peu à peu. Sainte-Maline n'était plus pour lui un objet de colère, mais d'étude; il ressentait presque de la pitié pour cet homme que les circonstances avaient entraîné à lui faire de si singuliers aveux.

— Une grande fortune, et vous pouvez la faire ayant de grandes qualités, vous guérira, dit-il; développez-vous dans le sens de vos instincts, monsieur de Sainte-Maline, et vous réussirez à la guerre ou dans l'intrigue; alors, pouvant dominer, vous haïrez moins.

— Si haut que je m'élève, si profondément que je prenne racine, il y aura toujours au-dessus de moi des fortunes supérieures qui me blesseront; au- dessous, des rires sardoniques qui me déchireront les oreilles.

— Je vous plains, répéta Ernauton.

Et ce fut tout.

Ernauton alla à son cheval qu'il avait attaché à un arbre, et, le détachant, il se remit en selle.

Sainte-Maline n'avait pas quitté la bride du sien.

Tous deux reprirent la route de Paris, l'un muet et sombre de ce qu'il avait entendu, l'autre de ce qu'il avait dit.

Tout à coup Ernauton tendit la main à Sainte-Maline.

— Voulez-vous que j'essaie de vous guérir, lui dit-il, voyons?

— Pas un mot de plus, monsieur, dit Sainte-Maline; non, ne tentez pas cela, vous y échoueriez. Haïssez-moi, au contraire; et ce sera le moyen que je vous admire.

-Encore une fois, je vous plains, monsieur, dit Ernauton.

Une heure après, les deux cavaliers rentraient au Louvre et se dirigeaient vers le logis des quarante-cinq.

Le roi était sorti et ne devait rentrer que le soir.