Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 2», sayfa 10
XLIX
L'AMBASSADEUR D'ESPAGNE
Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.
Chicot était encore tout agité des craintes de l'explication.
— Eh bien! Chicot, fit Henri.
— Eh bien! sire, répondit Chicot.
— Tu ne sais pas ce que la reine prétend?
— Non.
— Elle prétend que ton maudit latin va troubler tout notre ménage.
— Eh! sire, s'écria Chicot, pour Dieu, oublions-le, ce latin, et tout sera dit. Il n'en est pas d'un morceau de latin déclamé comme d'un morceau de latin écrit, le vent emporte l'un, le feu ne peut pas quelquefois réussir à dévorer l'autre.
— Moi, dit Henri, je n'y pense plus, ou le diable m'emporte.
— A la bonne heure!
— J'ai bien autre chose à faire, ma foi, que de penser à cela.
— Votre Majesté préfère se divertir, hein?
— Oui, mon fils, dit Henri, assez mécontent du ton avec lequel Chicot avait prononcé ce peu de paroles; oui, Ma Majesté aime mieux se divertir.
— Pardon, mais je gêne peut-être Votre Majesté.
— Eh! mon fils, reprit Henri en haussant les épaules, je t'ai déjà dit que ce n'était pas ici comme au Louvre. Ici l'on fait au grand jour tout amour, toute guerre, toute politique.
Le regard du roi était si doux, son sourire si caressant, que Chicot se sentit tout enhardi.
— Guerre et politique moins qu'amour, n'est-ce pas, sire? dit-il.
— Ma foi, oui, mon cher ami, je l'avoue: ce pays est si beau, ces vins du Languedoc si savoureux, ces femmes de Navarre si belles!
— Eh! sire, reprit Chicot, vous oubliez la reine, ce me semble; les Navarraises sont-elles plus belles et plus accortes qu'elle, par hasard?
En ce cas, j'en fais mon compliment aux Navarraises.
— Ventre saint-gris! tu as raison, Chicot, et moi qui oubliais que tu es ambassadeur, que tu représentes le roi Henri III, que le roi Henri III est frère de madame Marguerite, et que par conséquent devant toi, par convenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutes les femmes! Mais il faut excuser mon imprudence, Chicot; je ne suis point habitué aux ambassadeurs, mon fils.
En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit, et d'Aubiac annonça d'une voix haute:
— M. l'ambassadeur d'Espagne.
Chicot fit sur son fauteuil un bond qui arracha un sourire au roi.
— Ma foi, dit Henri, voilà un démenti auquel je ne m'attendais pas.
L'ambassadeur d'Espagne! Et que diable vient-il faire ici?
— Oui, répéta Chicot, que diable vient-il faire ici?
— Nous allons le savoir, dit Henri; peut-être notre voisin l'Espagnol a- t-il quelque démêlé de frontière à discuter avec moi.
— Je me retire, fit Chicot humblement. C'est sans doute un véritable ambassadeur que vous envoie S.M. Philippe II, tandis que moi...
— L'ambassadeur de France céder le terrain à l'Espagnol, et cela en Navarre! Ventre saint-gris! cela ne sera point; ouvre ce cabinet de livres, Chicot, et t'y installe.
— Mais de là j'entendrai tout malgré moi, sire.
— Eh! tu entendras, morbleu! que m'importe? je n'ai rien à cacher, moi. A propos, vous n'avez plus rien à me dire de la part du roi votre maître, monsieur l'ambassadeur?
— Non, sire, plus rien absolument.
— C'est cela, tu n'as plus qu'à voir et à entendre alors, comme font tous les ambassadeurs de la terre; tu seras donc à merveille dans ce cabinet pour faire ta charge. Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes oreilles, mon cher Chicot.
Puis il ajouta:
— D'Aubiac, dis à mon capitaine des gardes d'introduire M. l'ambassadeur d'Espagne.
Chicot, en entendant cet ordre, se hâta d'entrer dans le cabinet des livres, dont il ferma soigneusement la tapisserie à personnages.
Un pas lent et compassé retentit sur le parquet sonore: c'était celui de l'ambassadeur de S.M. Philippe II.
Lorsque les préliminaires consacrés aux détails d'étiquette furent achevés et que Chicot eut pu se convaincre, du fond de sa cachette, que le Béarnais s'entendait fort bien à donner audience:
— Puis-je parler librement à Votre Majesté? demanda l'envoyé dans la langue espagnole, que tout Gascon ou Béarnais peut comprendre comme celle de son pays, à cause des analogies éternelles.
— Vous pouvez parler, monsieur, répondit le Béarnais.
Chicot ouvrit deux larges oreilles. L'intérêt était grand pour lui.
— Sire, dit l'ambassadeur, j'apporte la réponse de S.M. catholique.
— Bon! fit Chicot, s'il apporte la réponse, c'est qu'il y a eu demande.
— Touchant quel sujet? demanda Henri.
— Touchant vos ouvertures du mois dernier, sire.
— Ma foi, je suis très oublieux, dit Henri. Veuillez me rappeler quelles étaient ces ouvertures, je vous prie, monsieur l'ambassadeur.
— Mais à propos des envahissements des princes lorrains en France.
— Oui, et particulièrement à propos de ceux de mon compère de Guise. Fort bien! je me souviens maintenant; continuez, monsieur, continuez.
— Sire, reprit l'Espagnol, le roi mon maître, bien que sollicité de signer un traité d'alliance avec la Lorraine, a regardé une alliance avec la Navarre comme plus loyale, et, tranchons le mot, comme plus avantageuse.
— Oui, tranchons le mot, dit Henri.
— Je serai franc avec Votre Majesté, sire, car je connais les intentions du roi mon maître à l'égard de Votre Majesté.
— Et moi, puis-je les connaître?
— Sire, le roi mon maître n'a rien à refuser à la Navarre.
Chicot colla son oreille à la tapisserie, tout en se mordant le bout du doigt pour s'assurer qu'il ne dormait pas.
— Si l'on n'a rien à me refuser, dit Henri, voyons ce que je puis demander.
— Tout ce qu'il plaira à Votre Majesté, sire.
— Diable!
— Qu'elle parle donc ouvertement et franchement.
— Ventre saint-gris, tout, c'est embarrassant!
— Sa Majesté le roi d'Espagne veut mettre son nouvel allié à l'aise; la proposition que je vais faire à Votre Majesté en témoignera.
— J'écoute, dit Henri.
— Le roi de France traite la reine de Navarre en ennemie jurée; il la répudie pour soeur, du moment où il la couvre d'opprobre, cela est constant. Les injures du roi de France, et je demande pardon à Votre Majesté d'aborder ce sujet si délicat...
— Abordez, abordez.
— Les injures du roi de France sont publiques; la notoriété les consacre.
Henri fit un mouvement de dénégation.
— Il y a notoriété, continua l'Espagnol, puisque nous sommes instruits; je me répète donc, sire: le roi de France répudie madame Marguerite pour sa soeur, puisqu'il tend à la déshonorer en la faisant fouiller par un capitaine de ses gardes.
— Eh bien! monsieur l'ambassadeur, où voulez-vous en venir?
— Rien de plus facile, en conséquence, à Votre Majesté, de répudier pour femme celle que son frère répudie pour soeur.
Henri regarda vers la tapisserie derrière laquelle Chicot, l'oeil effaré, attendait, tout palpitant, le résultat d'un si pompeux début.
— La reine répudiée, continua l'ambassadeur, l'alliance entre le roi de Navarre et le roi d'Espagne...
Henri salua.
— Cette alliance, continua l'ambassadeur, est toute conclue, et voici comment. Le roi d'Espagne donne l'infante sa fille au roi de Navarre, et Sa Majesté elle-même épouse madame Catherine de Navarre, soeur de Votre Majesté.
Un frisson d'orgueil parcourut tout le corps du Béarnais, un frisson d'épouvante tout le corps de Chicot. L'un voyait surgir à l'horizon sa fortune, radieuse comme le soleil levant, l'autre voyait descendre et mourir le sceptre et la fortune des Valois.
L'Espagnol, impassible et glacé, ne voyait rien, lui, que les instructions de son maître.
Il se fit, pendant un instant, un silence profond; puis, après cet instant, le roi de Navarre reprit:
— La proposition, monsieur, est magnifique, et me comble d'honneur.
— Sa Majesté, se hâta de dire le négociateur orgueilleux qui comptait sur une acceptation d'enthousiasme, Sa Majesté le roi d'Espagne ne se propose de soumettre à Votre Majesté qu'une seule condition.
— Ah! une condition, dit Henri, c'est trop juste; voyons la condition.
— En aidant Votre Majesté contre les princes lorrains, c'est-à-dire en ouvrant le chemin du trône à Votre Majesté, mon maître désirerait se faciliter par votre alliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles monseigneur le duc d'Anjou mord, à cette heure, à pleines dents. Votre Majesté comprend bien que c'est toute préférence donnée à elle par mon maître, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses alliés naturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contre M. le duc d'Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, la seule; elle est raisonnable et douce: Sa Majesté le roi d'Espagne s'alliera à vous par un double mariage; il vous aidera à... — l'ambassadeur chercha un instant le mot propre, — à succéder au roi de France, et vous lui garantirez les Flandres. Je puis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre Majesté, regarder ma négociation comme heureusement accomplie.
Un silence, plus profond encore que le premier, succéda à ces paroles, afin, sans doute, de laisser arriver dans toute sa puissance la réponse que l'ange exterminateur attendait pour frapper ça ou là, sur la France ou sur l'Espagne.
Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dans son cabinet.
— Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin, voilà la réponse que vous êtes chargé de m'apporter.
— Oui, sire.
— Rien autre chose avec?
— Rien autre chose.
— Eh bien! dit Henri, je refuse l'offre de Sa Majesté le roi d'Espagne.
— Vous refusez la main de l'infante! s'écria l'Espagnol, avec un saisissement pareil à celui que cause la douleur d'une blessure à laquelle on ne s'attend pas.
— Honneur bien grand, monsieur, répondit Henri en relevant la tête, mais que je ne puis croire au-dessus de l'honneur d'avoir épousé une fille de France.
— Oui, mais cette première alliance vous approchait du tombeau, sire; la seconde vous approche du trône.
— Précieuse, incomparable fortune, monsieur, je le sais, mais que je n'achèterai jamais avec le sang et l'honneur de mes futurs sujets. Quoi! monsieur je tirerais l'épée contre le roi de France, mon beau-frère, pour l'Espagnol étranger; quoi! j'arrêterais l'étendard de France dans son chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et les lions de Léon achever l'oeuvre qu'il a commencée; quoi! je ferais tuer des frères par des frères; j'amènerais l'étranger dans ma patrie! Monsieur, écoutez bien ceci: j'ai demandé à mon voisin le roi d'Espagne des secours contre MM. de Guise, qui sont des factieux avides de mon héritage, mais non contre le duc d'Anjou, mon beau-frère, mais non contre le roi Henri III, mon ami; mais non contre ma femme, soeur de mon roi. Vous secourrez les Guises, dites-vous, vous leur prêterez votre appui. Faites; je lancerai sur eux et sur vous tous les protestants d'Allemagne et ceux de France. Le roi d'Espagne veut reconquérir les Flandres qui lui échappent; qu'il fasse ce qu'a fait son père Charles-Quint: qu'il demande passage au roi de France pour aller réclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et le roi Henri III, j'en suis garant, lui donnera un passage aussi loyal que l'a fait le roi François Ier. Je veux le trône de France, dit Sa Majesté catholique, c'est possible, mais je n'ai point besoin qu'il m'aide à le conquérir; je le prendrai bien tout seul s'il est vacant, et cela malgré toutes les majestés du monde. Ainsi donc, adieu, monsieur. Dites à mon frère Philippe que je lui suis bien reconnaissant de ses offres. Mais je lui en voudrais mortellement si, lui les faisant, il m'avait cru un seul instant capable de les accepter.
Adieu, monsieur.
L'ambassadeur demeurait stupéfait; il balbutia:
— Prenez garde, sire, la bonne intelligence entre deux voisins dépend d'une mauvaise parole.
— Monsieur l'ambassadeur, reprit Henri, sachez bien ceci: Roi de Navarre ou roi de rien, c'est tout un pour moi. Ma couronne est si légère, que je ne la sentirais même pas tomber si elle me glissait du front; d'ailleurs, à ce moment-là, j'aviserais de la retenir, soyez tranquille.
Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roi votre maître que j'ai des ambitions plus grandes que celles qu'il m'a fait entrevoir. Adieu.
Et le Béarnais, redevenant, non pas lui-même, mais l'homme que l'on connaissait en lui, après s'être un instant laissé dominer par la chaleur de son héroïsme, le Béarnais, souriant avec courtoisie, reconduisit l'ambassadeur jusqu'au seuil de son cabinet.
L
LES PAUVRES DU ROI DE NAVARRE
Chicot était plongé dans une surprise si profonde, qu'il ne songea point, Henri resté seul, à sortir de son cabinet.
Le Béarnais leva la tapisserie et alla lui frapper sur l'épaule.
— Eh bien, maître Chicot, dit-il, comment trouvez-vous que je m'en sois tiré?
— A merveille, sire, répliqua Chicot encore étourdi. Mais, en vérité, pour un roi qui ne reçoit pas souvent d'ambassadeurs, il paraît que, quand vous les recevez, vous les recevez bons.
— C'est pourtant mon frère Henri qui me vaut ces ambassadeurs-là.
— Comment cela, sire?
— Oui, s'il ne persécutait pas incessamment sa pauvre soeur, les autres ne songeraient pas à la persécuter. Crois-tu que si le roi d'Espagne n'avait pas su l'injure publique faite à la reine de Navarre, quand un capitaine des gardes a fouillé sa litière, crois-tu qu'on viendrait me proposer de la répudier?
— Je vois avec bonheur, sire, répondit Chicot, que tout ce que l'on tentera sera inutile, et que rien ne pourra rompre la bonne harmonie qui existe entre vous et la reine.
— Eh! mon ami, l'intérêt qu'on a à nous brouiller est clair...
— Je vous avoue, sire, que je ne suis pas si pénétrant que vous le croyez.
— Sans doute, tout ce que désire mon frère Henri, c'est que je répudie sa soeur.
— Comment cela? Expliquez-moi la chose, je vous prie. Peste! je ne croyais pas venir à si bonne école.
— Tu sais qu'on a oublié de me payer la dot de ma femme, Chicot.
— Non, je ne le savais pas, sire; seulement je m'en doutais.
— Que cette dot se composait de trois cent mille écus d'or.
— Joli denier.
— Et de plusieurs villes de sûreté, et, entre ces villes, celle de Cahors.
— Jolie ville, mordieu!
— J'ai réclamé, non pas mes trois cent mille écus d'or, tout pauvre que je suis, je me prétends plus riche que le roi de France, mais Cahors.
— Ah! vous avez réclamé Cahors, sire. Ventre de biche! vous avez bien fait, et à votre place, j'eusse fait comme vous.
— Et voilà pourquoi, dit le Béarnais avec son fin sourire, voilà pourquoi... Comprends-tu maintenant?
— Non, le diable m'emporte!
— Voilà pourquoi on me voudrait brouiller avec ma femme au point que je la répudiasse. Plus de femme, tu entends, Chicot, plus de dot, par conséquent plus de trois cent mille écus, plus de villes, et surtout plus de Cahors. C'est une façon comme une autre d'éluder sa parole, et mon frère de Valois est fort adroit à ces sortes de pièges.
— Vous aimeriez cependant fort à tenir cette place, n'est-ce pas, sire? dit Chicot.
— Sans doute; car enfin, qu'est-ce que ma royauté de Béarn? une pauvre petite principauté que l'avarice de mon beau-frère et de ma belle-mère ont tellement rognée, que le titre de roi qui y est attaché est devenu un titre ridicule.
— Oui, tandis que Cahors ajoute à cette principauté...
— Cahors serait mon boulevard, la sauvegarde de ceux de ma religion.
— Eh bien, mon cher sire, faites votre deuil de Cahors, car que vous soyez brouillé ou non avec madame Marguerite, le roi de France ne vous la remettra jamais, et à moins que vous ne la preniez...
— Oh! s'écria Henri, je la prendrais bien, si elle n'était si forte, et surtout si je ne haïssais la guerre.
— Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.
Henri arma son visage d'une impénétrable naïveté.
— Oh! imprenable, imprenable, dit-il; si aussi bien j'avais une armée... que je n'ai pas.
— Écoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre Cahors, où est M. de Vezin, il faudrait être un Annibal ou un César, et Votre Majesté...
— Eh bien! Ma Majesté?.. demanda Henri avec son narquois sourire.
— Votre Majesté l'a dit, elle n'aime pas la guerre.
Henri soupira; un trait de flamme illumina son oeil plein de mélancolie; mais, comprimant aussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main noircie par le hâle sa barbe brune, en disant:
— Jamais je n'ai tiré l'épée, c'est vrai; jamais je ne la tirerai: je suis un roi de paille et un homme de paix; cependant, Chicot, par un contraste singulier, j'aime à m'entretenir de choses de guerre: c'est de mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur, qu'étant pieux d'éducation et doux de nature, il devenait à l'occasion un rude jouteur de lance, une vaillante épée. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin, qui est un César et un Annibal, lui.
— Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j'ai pu non-seulement vous blesser, mais encore vous inquiéter. Je ne vous ai parlé de M. de Vezin que pour éteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l'ignorance des affaires eussent pu faire naître dans votre coeur. Cahors, voyez-vous, est si bien défendue et si bien gardée, parce que c'est la clef du Midi.
— Hélas! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien!
— C'est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie à la sécurité de l'habitation. Avoir Cahors, c'est posséder greniers, celliers, coffres- forts, granges, logements et relations; posséder Cahors, c'est avoir tout pour soi; ne point posséder Cahors, c'est avoir tout contre soi.
— Eh! ventre saint-gris! murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi j'avais si grande envie de posséder Cahors, que j'ai dit à ma pauvre mère d'en faire une des conditions sine quâ non de mon mariage. Tiens! voilà que je parle latin à présent. Cahors était donc l'apanage de ma femme: on me l'avait promis, on me le devait.
— Sire, devoir et payer... fit Chicot.
— Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien différentes, mon ami, de sorte que ton opinion, à toi, est que l'on ne me paiera point.
— J'en ai peur.
— Diable! fit Henri.
— Et franchement... continua Chicot.
— Eh bien!
— Franchement, on aura raison, sire.
— On aura raison? pourquoi cela, mon ami?
— Parce que vous n'avez pas su faire votre métier de roi, épouseur d'une fille de France, parce que vous n'avez pas su vous faire payer votre dot d'abord et remettre vos villes ensuite.
— Malheureux! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc pas du toscin de Saint-Germain-l'Auxerrois? Il me semble qu'un marié que l'on veut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dot qu'à sa vie.
— Bon! fit Chicot; mais depuis?
— Depuis? demanda Henri.
— Oui; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien! il fallait profiter de cette paix pour instrumenter; il fallait, excusez-moi, sire, il fallait, au lieu de faire l'amour, négocier. C'est moins amusant, je le sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire, autant pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri de Navarre un allié fort, Henri de France serait plus fort que tout le monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se réunir dans un même intérêt politique, quitte à débattre leurs intérêts religieux après; catholiques et protestants, c'est-à-dire les deux Henri, feraient à eux deux trembler le genre humain.
— Oh! moi, dit Henri avec humilité, je n'aspire à faire trembler personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-même... Mais tiens, Chicot, ne parlons plus de ces choses qui me troublent l'esprit. Je n'ai pas Cahors, eh bien! je m'en passerai.
— C'est dur, mon roi!
— Que veux-tu! puisque tu penses toi-même que jamais Henri ne me rendra cette ville.
— Je le pense, sire, j'en suis sûr, et cela pour trois raisons.
— Dis-les-moi, Chicot.
— Volontiers. La première, c'est que Cahors est une ville de bon produit; que le roi de France aimera mieux se la réserver que de la donner à qui que ce soit.
— Ce n'est pas tout à fait honnête cela, Chicot.
— C'est royal, sire.
— Ah! c'est royal de prendre ce qui plaît?
— Oui, cela s'appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des animaux.
— Je me souviendrai de ce que tu me dis là, mon bon Chicot, si jamais je me fais roi. Ta seconde raison, mon fils?
— La voici: madame Catherine...
— Elle se mêle donc toujours de politique, ma bonne mère Catherine? interrompit Henri.
— Toujours; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille à Paris qu'à Nérac, près d'elle que près de vous.
— Tu crois? Elle n'aime cependant pas sa fille d'une folle manière, madame Catherine.
— Non; mais madame Marguerite vous sert d'otage, sire.
— Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m'emporte, si j'eusse jamais songé à cela; mais enfin tu peux avoir raison; oui, oui, une fille de France, au besoin, est un otage. Eh bien?
— Eh bien! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du séjour. Nérac est une ville fort agréable, qui possède un parc charmant et des allées comme il n'en existe nulle part; mais madame Marguerite, privée de ressources, s'ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.
— J'aime mieux ta première raison, Chicot, dit Henri en secouant la tête.
— Alors je vais vous dire la troisième.
Entre le duc d'Anjou qui cherche à se faire un trône et qui remue la Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et qui remuent la France; entre Sa Majesté le roi d'Espagne, qui voudrait tâter de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain équilibre.
— En vérité! moi, sans poids.
— Justement. Voyez plutôt la république suisse. Devenez puissant, c'est- à-dire pesant, et vous emporterez le plateau. Vous ne serez plus un contrepoids, vous serez un poids.
— Oh! j'aime beaucoup cette raison-là, Chicot, et elle est parfaitement bien déduite. Tu es véritablement clerc, Chicot.
— Ma foi, sire, je suis ce que je puis, dit Chicot, flatté, quoi qu'il en eût, du compliment, et se laissant aller à cette bonhomie royale à laquelle il n'était point accoutumé.
— Voilà donc l'explication de ma situation? dit Henri.
— Complète, sire.
— Et moi qui ne voyais rien de tout cela, Chicot, moi qui espérais toujours, comprends-tu?
— Eh bien, sire, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de cesser d'espérer, au contraire!
— Je vais donc faire, Chicot, pour cette créance du roi de France, ce que je fais pour ceux de mes métayers qui ne peuvent me solder le fermage; je mets un P à côté de leur nom.
— Ce qui veut dire payé.
— Justement.
— Mettez deux P, sire, et poussez un soupir.
Henri soupira.
— Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Au reste, mon ami, tu vois qu'on peut vivre en Béarn et que je n'ai pas absolument besoin de Cahors.
— Je vois cela, et, comme je m'en doutais, vous êtes un prince sage, un roi philosophe... Mais quel est ce bruit?
— Du bruit? où cela?
— Mais dans la cour, ce me semble.
— Regarde par la fenêtre, mon ami, regarde.
Chicot s'approcha de la croisée.
— Sire, dit-il, il y a en bas une douzaine de gens assez mal accoutrés.
— Ah! ce sont mes pauvres, fit le roi de Navarre en se levant.
— Votre Majesté a ses pauvres?
— Sans doute, Dieu ne recommande-t-il point la charité? Pour n'être point catholique, Chicot, je n'en suis pas moins chrétien.
— Bravo! sire.
— Viens, Chicot, descendons; nous ferons ensemble l'aumône, puis nous remonterons souper.
— Sire, je vous suis.
— Prends cette bourse qui est sur la tablette, près de mon épée, vois-tu?
— Je la tiens, sire...
— A merveille.
Ils descendirent donc: la nuit était venue. Le roi, tout en marchant, paraissait soucieux, préoccupé.
Chicot le regardait et s'attristait de cette préoccupation.
— Où diable ai-je eu l'idée, se disait-il à lui-même, d'aller porter politique à ce brave prince? Je lui ai mis la mort au coeur, en vérité! Absurde bélître que je suis, va!
Une fois descendu dans la cour, Henri de Navarre s'approcha du groupe de mendiants qui avait été signalé par Chicot.
C'était, en effet, une douzaine d'hommes de stature, de physionomie et de costumes différents; des gens qu'un inhabile observateur eût remarqués à leur voix, à leur pas, à leurs gestes, pour des bohémiens, des étrangers, des passants insolites, et qu'un observateur eût reconnus, lui, pour des gentilshommes déguisés.
Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.
Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.
Ils vinrent alors le saluer, chacun à son tour, avec un air d'humilité qui n'excluait point un regard plein d'intelligence et d'audace, adressé au roi lui seul, comme pour lui dire:
— Sous l'enveloppe le coeur brûle.
Henri répondit par un signe de tête, puis introduisant l'index et le pouce dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une pièce.
— Eh! fit Chicot, vous savez que c'est de l'or, sire?
— Oui, mon ami, je le sais.
— Peste! vous êtes riche.
— Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces pièces d'or me servent à deux aumônes? Je suis pauvre, au contraire, Chicot, et je suis forcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui dure.
— C'est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pièces sont des moitiés de pièces coupées avec des dessins capricieux.
— Oh! je suis comme mon frère de France, qui s'amuse à découper des images: j'ai mes tics. Je m'amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner mes ducats. Un Béarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.
— C'est égal, sire, dit Chicot en secouant la tête, car il devinait quelque nouveau mystère caché là-dessous; c'est égal, voilà une singulière façon de faire l'aumône.
— Tu ferais autrement, toi?
— Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de séparer chaque pièce, je la donnerais entière en disant: Voilà pour deux!
— Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire du bien.
— Enfin! murmura Chicot, résumant par ce mot, qui est la quintessence de toutes les philosophies, son opposition aux idées bizarres du roi.
Henri prit donc une demi-pièce d'or dans la bourse, et, se plaçant devant le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans l'interroger du regard.
— Agen, dit celui-ci en s'inclinant.
— Combien? demanda le roi.
— Cinq cents.
— Cahors. Et il lui remit la pièce et en prit une autre dans la bourse.
Le mendiant salua plus bas encore que la première fois, et s'éloigna.
Il fut suivi d'un autre qui salua avec humilité.
— Auch, dit-il en saluant.
— Combien?
— Trois cent cinquante.
— Cahors. Et il lui remit la seconde pièce, et en prit une autre dans la bourse.
Le second disparut comme le premier. Un troisième s'approcha et salua.
— Narbonne, dit-il.
— Combien?
— Huit cents.
— Cahors. Et il lui remit la troisième pièce et en prit une autre dans la bourse.
— Montauban, dit un quatrième.
— Combien?
— Six cents.
— Cahors.
Tous enfin, s'approchant et en saluant, prononcèrent un nom, reçurent l'étrange aumône, et accusèrent un chiffre dont le total monta à huit mille.
A chacun d'eux Henri répondit: Cahors, sans qu'une seule fois l'accentuation de sa voix variât dans la prononciation du mot.
La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pièces dans la bourse, plus de mendiants dans la cour.
— Voilà, dit Henri.
— C'est tout, sire?
— Oui, j'ai fini.
Chicot tira le roi par la manche.
— Sire? dit-il.
— Eh bien!
— M'est-il permis d'être curieux?
— Pourquoi pas? La curiosité est chose naturelle.
— Que vous disaient ces mendiants? et que diable leur répondiez-vous?
Henri sourit.
— C'est qu'en vérité, tout est mystère ici.
— Tu trouves?
— Oui; je n'ai jamais vu faire l'aumône de cette façon.
— C'est l'habitude à Nérac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe: Chaque ville a son usage.
— Singulier usage, sire.
— Non, le diable m'emporte! et rien n'est plus simple; tous ces gens que tu vois courent le pays pour recevoir des aumônes; mais ils sont tous d'une ville différente.
— Après, sire?
— Eh bien! pour que je ne donne pas toujours au même, ils me disent le nom de leur ville; de cette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis répartir également mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux de toutes les villes de mon État.
— Voilà qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu'ils vous disent; mais pourquoi à tous répondez-vous Cahors?
— Ah! répliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joué; je leur ai répondu: Cahors?
— Parbleu!
— Tu crois?
— J'en suis sûr.
— C'est que, vois tu, depuis que nous avons parlé de Cahors j'ai toujours ce mot à la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu'on ne peut avoir et qu'on désire ardemment: on y songe, et on les nomme en y songeant.
— Hum! fit Chicot en regardant avec défiance du côté par où les mendiants avaient disparu; c'est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire; il y a encore, outre cela...