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Kitabı oku: «Les Quarante-Cinq — Tome 2», sayfa 11

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— Comment! il y a encore quelque chose?

— Il y a ce chiffre que chacun prononçait, et qui, additionné, fait un total de plus de huit mille.

— Ah! quant à ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n'ai pas compris, à moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par corporations, à moins qu'ils n'aient accusé le chiffre des membres de chacune de ces corporations, ce qui me paraît probable.

— Sire! sire!

— Viens souper, mon ami; rien n'ouvre l'esprit, à mon avis, comme de manger et de boire. Nous chercherons à table, et tu verras que si mes pistoles sont rognées, mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda son souper.

Puis, passant familièrement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans son cabinet, où le souper était servi.

En passant devant l'appartement de la reine, il jeta les yeux sur les fenêtres et ne vit pas de lumière.

— Page, dit-il, Sa Majesté la reine n'est-elle point au logis?

— Sa Majesté, répondit le page, est allée voir mademoiselle de Montmorency, que l'on dit fort malade.

— Ah! pauvre Fosseuse, dit Henri; c'est vrai, la reine est un bon coeur.

Viens souper, Chicot, viens.

LI
LA VRAIE MAITRESSE DU ROI DE NAVARRE

Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n'avoir plus rien dans la pensée ni sur le coeur, et quand il était dans ces dispositions d'esprit, c'était un excellent convive que le Béarnais.

Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d'inquiétude qui l'avait pris à l'apparition de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait suivi dans la cour, qui s'était augmenté à la distribution de l'or aux mendiants, et qui ne l'avait pas quitté depuis.

Henri avait voulu que son compère Chicot soupât seul à seul avec lui; à la cour du roi Henri, il s'était toujours senti un grand faible pour Chicot, un de ces faibles comme en ont les gens d'esprit pour les gens d'esprit; et Chicot, de son côté, sauf les ambassades d'Espagne, les mendiants à mot d'ordre et les pièces d'or rognées, Chicot avait une grande sympathie pour le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon convive, Chicot résolut de se ménager un peu, lui, de façon à ne rien laisser passer de ce que la liberté du repas et la chaleur des vins inspiraient de saillies au Béarnais.

Henri but sec, et il avait une façon d'entraîner ses convives qui ne permettait guère à Chicot de rester en arrière de plus d'un verre de vin sur trois.

— Mais c'était, on le sait, une tête de fer que la tête de mons Chicot.

Quant à Henri de Navarre, tous ces vins étaient vins de pays, disait-il, et il les buvait comme petit-lait.

Tout cela était assaisonné de force compliments qu'échangeaient entre eux les deux convives.

— Que je vous porte envie, dit Chicot au roi, et que votre cour est aimable et votre existence fleurie, sire; que de bons visages je vois dans cette bonne maison et que de richesses dans ce beau pays de Gascogne!

— Si ma femme était ici, mon cher Chicot, je ne te dirais point ce que je vais te dire; mais en son absence, je puis t'avouer que la plus belle partie de ma vie est celle que tu ne vois pas.

— Ah! sire, on en dit, en effet, de belles sur Votre Majesté.

Henri se renversa dans son fauteuil et se caressa la barbe en riant.

— Oui, oui, n'est-ce pas? dit-il; on prétend que je règne beaucoup plus sur mes sujettes que sur mes sujets.

— C'est la vérité, sire, et pourtant cela m'étonne.

— En quoi, mon compère?

— En ce que, sire, vous avez beaucoup de cet esprit remuant qui fait les grands rois.

— Ah! Chicot, tu te trompes, dit Henri; je suis encore plus paresseux que remuant, et la preuve en est toute ma vie. Si j'ai un amour à prendre, c'est toujours le plus rapproché de moi; si c'est du vin que je choisis, c'est toujours du vin de la bouteille la plus proche. A ta santé, Chicot!

— Sire, vous me faites honneur, répondit Chicot, en vidant son verre jusqu'à la dernière goutte; car le roi le regardait de cet oeil fin qui semblait pénétrer au plus profond de la pensée.

— Aussi, continua le roi en levant les yeux au ciel, que de querelles dans mon ménage, compère!

— Oui, je comprends: toutes les filles d'honneur de la reine vous adorent, sire!

— Elles sont mes voisines, Chicot.

— Eh! eh! sire, il résulte de cet axiome que si vous habitiez Saint- Denis, au lieu d'habiter Nérac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi tranquille qu'il le fait.

Henri s'assombrit.

— Le roi! que me dites-vous là, Chicot? reprit Henri de Navarre, le roi! est-ce que vous vous figurez que je suis un Guise, moi? Je désire Cahors, c'est vrai, mais parce que Cahors est à ma porte: toujours mon système, Chicot. J'ai de l'ambition, mais assis; une fois levé, je ne me sens plus désireux de rien.

— Ventre de biche! sire, répondit Chicot, cette ambition des choses à la portée de la main ressemble fort à celle de César Borgia, qui cueillait un royaume ville à ville, disant que l'Italie était un artichaut qu'il fallait manger feuille à feuille.

— Ce César Borgia n'était pas un si mauvais politique, ce me semble, compère, dit Henri.

— Non, mais c'était un fort dangereux voisin et un fort méchant frère.

— Ah ça! mais me compareriez-vous à un fils de pape, moi chef des huguenots? Un instant, monsieur l'ambassadeur.

— Sire, je ne vous compare à personne.

— Pour quelle raison?

— Par la raison que je crois qu'il se trompera, celui qui vous comparera à un autre qu'à vous-même. Vous êtes ambitieux, sire.

— Quelle bizarrerie! fit le Béarnais; voilà un homme qui, à toute force, veut me forcer de désirer quelque chose.

— Dieu m'en garde, sire; tout au contraire, je désire de tout mon coeur que Votre Majesté ne désire rien.

— Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vous rappelle à Paris? n'est-ce pas?

— Rien, sire.

— Vous allez donc passer quelques jours avec moi.

— Si votre Majesté me fait l'honneur de souhaiter ma compagnie, je ne demande pas mieux que de lui donner huit jours.

— Huit jours: eh bien, soit, compère: dans huit jours vous me connaîtrez comme un frère. Buvons, Chicot.

— Sire, je n'ai plus soif, dit Chicot, qui commençait à renoncer à la prétention qu'il avait eue d'abord de griser le roi.

— Alors, je vous quitte, compère, dit Henri; un homme ne doit plus rester à table quand il n'y fait rien. Buvons, vous dis-je.

— Pourquoi faire?

— Pour mieux dormir. Ce petit vin du pays donne un sommeil plein de douceur. Aimez-vous la chasse, Chicot?

— Pas beaucoup, sire; et vous?

— J'en suis passionné, moi, depuis mon séjour à la cour du roi Charles IX.

— Pourquoi Votre Majesté me fait-elle l'honneur de s'informer si j'aime la chasse? demanda Chicot.

— Parce que je chasse demain, et compte vous emmener avec moi.

— Sire, ce sera beaucoup d'honneur, mais...

— Oh! compère, soyez tranquille, cette chasse est faite pour réjouir les yeux et le coeur de tout homme d'épée. Je suis bon chasseur, Chicot, et je tiens à ce que vous me voyiez dans mes avantages, que diable! Vous voulez me connaître, dites-vous?

— Ventre de biche, sire, c'est un de mes plus grands désirs, je l'avoue.

— Eh bien! c'est un côté sous lequel vous ne m'avez pas encore étudié.

— Sire, je ferai tout ce qu'il plaira au roi.

— Bon! c'est chose convenue! Ah! voici un page; on nous dérange.

— Quelque affaire importante, sire.

— Une affaire! à moi! lorsque je suis à table! Il est étonnant, ce cher Chicot, pour se croire toujours à la cour de France. Chicot, mon ami, sache une chose, c'est qu'à Nérac...

— Eh bien! sire?

— Quand on a bien soupé, l'on se couche.

— Mais ce page?

— Eh bien! mais ce page ne peut-il annoncer autre chose que des affaires?

— Ah! je comprends, sire, et je vais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et prit le bras de son hôte.

Cette hâte à le renvoyer parut suspecte à Chicot, à qui toute chose d'ailleurs, depuis l'annonce de l'ambassadeur d'Espagne, commençait à paraître suspecte. Il résolut donc de ne sortir du cabinet que le plus tard qu'il pourrait.

— Oh! oh! fit-il en chancelant, c'est étonnant, sire.

Le Béarnais sourit.

— Qu'y a-t-il d'étonnant, compère?

— Ventre de biche! la tête me tourne. Tant que j'étais assis, cela allait à merveille; mais, à cette heure que je suis levé, brrr.

— Bah! dit Henri, nous n'avons fait que goûter le vin.

— Bon! goûter, sire. Vous appelez cela goûter. Bravo, sire. Ah! vous êtes un rude buveur, et je vous rends hommage, comme à mon seigneur suzerain! Bon! vous appelez cela goûter, vous?

— Chicot, mon ami, dit le Béarnais, essayant de s'assurer, par un de ces regards subtils qui n'appartenaient qu'à lui, si Chicot était véritablement ivre, ou faisait semblant de l'être, Chicot, mon ami, je crois que ce que tu as de mieux à faire maintenant, c'est de t'aller coucher.

— Oui, sire, bonsoir, sire.

— Bonsoir, Chicot, et à demain.

— Oui, sire, à demain, et Votre Majesté a raison, ce que Chicot a de mieux à faire, c'est de se coucher. Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette résolution de son convive, Henri jeta un regard vers la porte.

Si rapide qu'eut été ce regard, Chicot le saisit, au passage.

Henri s'approcha de Chicot.

— Tu es tellement ivre, mon pauvre Chicot, que tu ne t'aperçois pas d'une chose.

— Laquelle?

— C'est que tu prends les nattes de mon cabinet pour ton lit.

— Chicot est un homme de guerre. Chicot ne regarde pas à si peu.

— Alors tu ne t'aperçois pas de deux choses?

— Ah! ah!.. Et quelle est la seconde?

— C'est que j'attends quelqu'un.

— Pour souper? soit! soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour se soulever.

— Ventre saint-gris! s'écria Henri, comme tu as l'ivresse subite, compère! Va-t'en, mordieu! tu vois bien qu'elle s'impatiente.

— Elle! fit Chicot, qui, elle?

— Eh! mordieu, la femme que j'attends, et qui fait faction à la porte, là...

— Une femme! Eh! que ne disais-tu cela, Henriquet... Ah! pardon, fit Chicot, je croyais... je croyais parler au roi de France. Il m'a gâté, voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire? Je m'en vais.

— A la bonne heure, tu es un vrai gentilhomme, Chicot. Là, bien, lève-toi et va-t'en, car j'ai une bonne nuit à passer, entends-tu? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte en trébuchant.

— Adieu, sire, et bonne nuit... bonne nuit.

— Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

— Et vous, sire...

— Chuuut!

— Oui, oui, chuuut!

Et il ouvrit la porte.

— Tu vas trouver le page dans la galerie, et il t'indiquera ta chambre.

Va.

— Merci, sire.

Et Chicot sortit, après avoir salué aussi bas que peut le faire un homme ivre.

Mais, aussitôt la porte refermée derrière lui, toute trace d'ivresse disparut; il fit trois pas en avant et, revenant tout à coup, il colla son oeil à la large serrure.

Henri était déjà occupé d'ouvrir la porte à l'inconnue que Chicot, curieux comme un ambassadeur, voulait connaître à toute force.

Au lieu d'une femme, ce fut un homme qui entra.

Et lorsque cet homme eut ôté son chapeau, Chicot reconnut la noble et sévère figure de Duplessis-Mornay, le conseiller rigide et vigilant de Henri de Navarre.

— Ah! diable! fit Chicot, voilà qui va surprendre notre amoureux et le gêner, certes, plus que je ne le gênais moi-même.

Mais le visage de Henri, à cette apparition, n'exprima que la joie; il serra les mains du nouveau venu, repoussa la table avec dédain et fit asseoir Mornay auprès de lui avec toute l'ardeur qu'eut mise un amant à s'approcher de sa maîtresse.

Il semblait avide d'entendre les premiers mots qu'allait prononcer le conseiller; mais tout à coup, et avant que Mornay eût parlé, il se leva et lui faisant signe d'attendre, il alla à la porte et poussa les verrous avec une circonspection qui donna beaucoup à penser à Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur des cartes, des plans et des lettres que le ministre fit successivement passer sous ses yeux.

Le roi alluma d'autres bougies, et se mit à écrire et à pointer les cartes de géographie.

— Oh! oh! fit Chicot, voilà la bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de biche! si elles ressemblent toutes à celles-là, Henri de Valois pourra bien en passer quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derrière lui; c'était le page qui gardait la galerie et l'attendait par ordre du roi.

Dans la crainte d'être surpris, s'il demeurait plus longtemps aux écoutes, Chicot redressa sa grande taille, et demanda sa chambre à l'enfant.

D'ailleurs, il n'avait plus rien à apprendre; l'apparition de Duplessis lui avait tout dit.

— Venez avec moi, s'il vous plaît, monsieur, dit d'Aubiac, je suis chargé de vous conduire à votre appartement.

Et il conduisit Chicot au second étage, où son logis avait été préparé.

Pour Chicot plus de doute; il connaissait la moitié des lettres composant cette énigme qu'on appelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s'endormir, il s'assit sombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant aux angles aigus du toit, versait, comme du haut d'une aiguière d'argent, sa lumière azurée sur le fleuve et sur les prairies.

— Allons, allons, dit Chicot assombri, Henri est un vrai roi, Henri conspire. Tout ce palais, son parc, la province qui entoure la ville, tout est un foyer de conspiration; toutes les femmes font l'amour, mais l'amour politique; tous les hommes se forgent l'espoir d'un avenir.

Henri est astucieux, son intelligence touche au génie; il a des intelligences avec l'Espagne, le pays des fourberies. Qui sait si sa réponse si noble à l'ambassadeur n'est pas une contre-partie de ce qu'il pense, et si même il n'en a pas averti cet ambassadeur par un clignement d'yeux, ou quelque autre convention tacite que, moi caché, je n'ai pu sentir.

Henri entretient des espions; il les solde ou les fait solder par quelque agent. Ces mendiants n'étaient ni plus ni moins que des gentilshommes déguisés. Leurs pièces d'or si artistement découpées sont des gages de reconnaissance, des mots d'ordre palpables.

Henri feint d'être amoureux fou, et tandis qu'on le croit occupé à faire l'amour, il passe ses nuits à travailler avec Mornay, qui ne dort jamais et qui ne connaît pas l'amour.

Voilà ce que j'avais à voir, je l'ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi le sait; il les connaît et les tolère, parce qu'il a encore besoin d'eux ou d'elle, peut-être de tous à la fois. N'étant pas homme de guerre, il faut bien qu'il s'entretienne des capitaines, et n'ayant pas beaucoup d'argent, force lui est de leur laisser choisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu'il ne dormait pas; ventre de biche! il fait bien de ne pas dormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri est un bon gentilhomme, auquel Dieu, en donnant le génie de l'intrigue, a oublié de donner la vigueur d'initiative. Henri, dit-on, a peur du bruit des mousquets, et quand, tout jeune, il a été conduit aux armées, on s'accorde à raconter qu'il ne pouvait tenir plus d'un quart d'heure en selle.

Heureusement répéta Chicot.

Car dans les temps où nous vivons, si avec l'intrigue un pareil homme avait le bras, cet homme serait le roi du monde.

Il y a bien Guise. Celui-là possède les deux valeurs: il a le bras et l'intrigue, lui; mais il a le désavantage d'être connu pour brave et habile, tandis que du Béarnais nul ne se défie.

Moi seul je l'ai deviné.

Et Chicot se frotta les mains.

— Eh bien! continua-t-il, l'ayant deviné, je n'ai plus rien à faire ici, moi; donc, tandis qu'il travaille ou dort, je vais tranquillement et doucement sortir de la ville.

Il n'y a pas beaucoup d'ambassadeurs, je crois, qui puissent se vanter d'avoir en une journée accompli leur mission tout entière; moi, je l'ai fait.

Donc je sortirai de Nérac, et une fois hors de Nérac je galoperai jusqu'en France.

Il dit et commença de rechausser ses éperons, qu'il avait détachés au moment de se présenter devant le roi.

LII
DE L'ÉTONNEMENT QU'ÉPROUVA CHICOT D'ÊTRE SI POPULAIRE DANS LA VILLE DE NÉRAC

Chicot, ayant bien arrêté sa résolution de quitter incognito la cour du roi de Navarre, commença de faire son petit paquet de voyage.

Il le simplifia du mieux qu'il lui fut possible, ayant pour principe que l'on va plus vite toutes les fois que l'on pèse moins.

Assurément, son épée était la plus lourde portion du bagage qu'il emportait.

— Voyons, que me faut-il de temps, se demandait Chicot en lui-même tout en nouant son paquet, pour faire parvenir au roi la nouvelle de ce que j'ai vu et par conséquent de ce que je crains?

Deux jours pour arriver jusqu'à une ville de laquelle un bon gouverneur fasse partir des courriers ventre à terre.

Que cette ville, par exemple, soit Cahors, Cahors dont le roi de Navarre parle tant et qui l'occupe à si juste titre.

Une fois là, je pourrai me reposer, car enfin les forces de l'homme n'ont qu'une certaine mesure.

Je me reposerai donc à Cahors, et les chevaux courront pour moi.

Allons, mon ami Chicot, des jambes, de la légèreté, du sang-froid. Tu croyais avoir accompli toute ta mission, niais! tu n'en es qu'à la moitié, et encore!

Cela dit, Chicot éteignit sa lumière, ouvrit le plus doucement qu'il put sa porte et se mit à sortir à tâtons.

C'était un habile stratégiste que Chicot; il avait, en suivant d'Aubiac, jeté un regard à droite, un regard à gauche, un regard devant, un regard derrière, et reconnu toutes les localités.

Une antichambre, un corridor, un escalier, puis, au bas de cet escalier, la cour.

Mais Chicot n'eut pas plus tôt fait quatre pas dans l'antichambre qu'il heurta quelque chose qui se dressa aussitôt.

Ce quelque chose était un page couché sur la natte en dehors de la chambre, et qui, réveillé, se mit à dire:

— Eh! bonsoir, monsieur Chicot, bonsoir.

Chicot reconnu d'Aubiac.

— Eh! bonsoir, monsieur d'Aubiac, dit-il; mais écartez-vous un peu, s'il vous plaît, j'ai envie de me promener.

— Ah! mais, c'est qu'il est défendu de se promener la nuit dans le château, monsieur Chicot.

— Pourquoi cela, s'il vous plaît, monsieur d'Aubiac?

— Parce que le roi redoute les voleurs et la reine les galants.

— Diable!

— Or, il n'y a que les voleurs et les galants pour se promener la nuit au lieu de dormir.

— Cependant, cher monsieur d'Aubiac, dit Chicot avec son plus charmant sourire, je ne suis ni l'un ni l'autre, moi, je suis ambassadeur et ambassadeur très fatigué d'avoir parlé latin avec la reine et soupé avec le roi; car la reine est une rude latiniste et le roi un rude buveur; laissez-moi donc sortir, mon ami, car j'ai grand désir de me promener.

— Dans la ville, monsieur Chicot?

— Oh! non, dans les jardins.

— Peste! dans les jardins, monsieur Chicot, c'est encore bien plus défendu que dans la ville.

— Mon petit ami, dit Chicot, c'est un compliment à vous faire, vous êtes d'une vigilance bien grande à votre âge. Vous n'avez donc rien qui vous occupe?

— Non.

— Vous n'êtes donc ni joueur ni amoureux?

— Pour jouer il faut de l'argent, monsieur Chicot; pour être amoureux, il faut une maîtresse.

— Assurément, dit Chicot, et il fouilla dans sa poche.

Le page le regardait faire.

— Cherchez bien dans votre mémoire, mon cher ami, lui dit-il, et je parie que vous y trouverez quelque femme charmante à qui je vous prie d'acheter force rubans et de donner force violons avec ceci.

Et Chicot glissa dans la main du page dix pistoles qui n'étaient pas rognées comme celles du Béarnais.

— Allons donc, monsieur Chicot, dit le page, on voit bien que vous venez de la cour de France, vous avez des manières auxquelles on ne saurait rien refuser; sortez donc de votre chambre; mais surtout ne faites point de bruit.

Chicot ne se le fit point dire à deux fois, il glissa comme une ombre dans le corridor, et du corridor dans l'escalier; mais, arrivé au bas du péristyle, il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise.

Cet homme fermait la porte par le poids même de son corps; essayer de passer eût été folie.

— Ah! petit brigand de page, murmura Chicot, tu savais cela, et tu ne m'as point prévenu.

Pour comble de malheur, l'officier paraissait avoir le sommeil très léger: il remuait, avec des soubresauts nerveux, tantôt un bras, tantôt une jambe; une fois même il étendit le bras comme un homme qui menace de s'éveiller.

Chicot chercha autour de lui s'il n'y avait pas une issue quelconque par laquelle, grâce à ses longues jambes et à un poignet solide, il put s'évader sans passer par la porte.

Il aperçut enfin ce qu'il désirait.

C'était une de ces fenêtres cintrées qu'on appelle impostes, et qui était demeurée ouverte, soit pour laisser pénétrer l'air, soit parce que le roi de Navarre, propriétaire assez peu soigneux, n'avait pas jugé à propos d'en renouveler les vitres.

Chicot reconnut la muraille avec ses doigts; il calcula, en tâtonnant, chaque espace compris entre les saillies, et s'en servit pour poser le pied comme sur des échelons. Enfin, il se hissa, nos lecteurs connaissent son adresse et sa légèreté, sans faire plus de bruit que n'en eût fait une feuille sèche frôlant la muraille sous le souffle du vent d'automne.

Mais l'imposte était d'une convexité disproportionnée, si bien que l'ellipse n'en était pas égale à celle du ventre et des épaules de Chicot, bien que le ventre fût absent et que les épaules, souples comme celles d'un chat, semblassent se démettre et se fondre dans les chairs pour occuper moins d'espace.

Il en résulta que lorsque Chicot eut passé la tête et une épaule, et lâché du pied la saillie du mur, il se trouva pendu entre le ciel et la terre, sans pouvoir reculer ni avancer.

Il commença alors une série d'efforts dont le premier résultat fut de déchirer son pourpoint et d'entamer sa peau.

Ce qui rendait la position plus difficile, c'était l'épée dont la poignée ne voulait point passer, faisant un crampon intérieur qui retenait Chicot collé sur le châssis de l'imposte.

Chicot réunit toutes ses forces, toute sa patience, toute son industrie, pour détacher l'agrafe de son baudrier, mais c'était sur cette agrafe justement que pesait la poitrine; il lui fallut donc changer de manoeuvre; il réussit à couler son bras derrière son dos et à tirer l'épée du fourreau; une fois l'épée tirée, il fut plus facile de trouver, grâce à ce corps anguleux, un interstice par où se glissa la poignée, l'épée alla donc tomber la première sur la dalle, et Chicot, glissant par l'ouverture comme une anguille la suivit en amortissant sa chute avec ses deux mains.

Toute cette lutte de l'homme contre les mâchoires ferrées de l'imposte ne s'était point exécutée sans bruit; aussi Chicot, en se relevant, se trouva-t-il face à face avec un soldat.

— Ah! mon Dieu! vous seriez-vous fait mal, monsieur Chicot? lui demanda celui-ci en lui présentant le bout de sa hallebarde en guise de soutien.

— Encore! pensa Chicot.

Puis, songeant à l'intérêt que lui avait témoigné ce brave homme:

— Non, mon ami, lui dit-il, aucun.

— C'est bien heureux, dit le soldat, je défie que qui que ce soit accomplisse un pareil tour sans se casser la tête; en vérité, il n'y avait que vous pour cela, monsieur Chicot.

— Mais d'où diable sais-tu mon nom? demanda Chicot surpris, en essayant toujours de passer.

— Je le sais, parce que je vous ai vu au palais aujourd'hui, et que j'ai demandé: Quel est ce gentilhomme de haute mine qui cause avec le roi?

— C'est monsieur Chicot, m'a-t-on répondu; voilà comment je le sais.

— C'est on ne peut plus galant, dit Chicot; mais comme je suis très pressé, mon ami, tu permettras...

— Quoi, monsieur Chicot?

— Que je te quitte et que j'aille à mes affaires.

— Mais on ne sort pas du palais la nuit; j'ai une consigne.

— Tu vois bien qu'on en sort, puisque j'en suis sorti, moi.

— C'est une raison, je le sais bien; mais...

— Mais?

— Vous rentrerez, voilà tout, monsieur Chicot.

— Ah! non.

— Comment, non!

— Pas par là du moins, la route est trop mauvaise.

— Si j'étais un officier au lieu d'être un soldat, je vous demanderais pourquoi vous êtes sorti par là; mais cela ne me regarde point; ce qui me regarde, c'est que vous rentriez. Rentrez donc, monsieur Chicot, je vous en prie.

Et le soldat mit dans sa prière un tel accent de persuasion, que cet accent toucha Chicot. En conséquence Chicot fouilla dans sa poche, et en tira dix pistoles.

— Tu es trop ménager, mon ami, lui dit-il, pour ne pas comprendre que, puisque j'ai mis mes habits dans un état pareil pour être passé par là, ce serait bien pis si j'y repassais; j'achèverais alors de déchirer mes habits, et j'irais tout nu, ce qui serait fort indécent, dans une cour où il y a tant de jeunes et jolies femmes, à commencer par la reine; laisse- moi donc passer pour aller chez le tailleur, mon ami.

Et il lui mit les dix pistoles dans la main.

— Passez vite alors, monsieur Chicot, passez vite.

Et il empocha l'argent.

Chicot était dans la rue; il s'orienta; il avait parcouru la ville pour arriver au palais, c'était la route opposée à suivre, puisqu'il devait sortir par la porte opposée à celle par laquelle il était entré. Voilà tout.

La nuit, claire et sans nuages, n'était pas favorable à une évasion. Chicot regrettait ces bonnes nuits brumeuses de France, qui, à l'heure qu'il était, faisaient que, dans les rues de Paris, on pouvait passer à quatre pas l'un de l'autre sans se voir; en outre, sur le pavé pointu de la ville, ses souliers ferrés résonnaient comme des fers de cheval.

Le malencontreux ambassadeur n'eut pas plus tôt tourné le coin de la rue, qu'il rencontra une patrouille.

Il s'arrêta de lui-même en songeant qu'il aurait l'air suspect en essayant de se dissimuler ou de forcer le passage.

— Eh! bonsoir, monsieur Chicot, lui dit le chef de la patrouille, en le saluant de l'épée, voulez-vous que nous vous reconduisions au palais? vous m'avez tout l'air d'être égaré et de chercher votre chemin.

— Ah ça! tout le monde me connaît donc ici? murmura Chicot. Pardieu! voilà qui est étrange.

Puis tout haut et de l'air le plus dégagé qu'il put prendre:

— Non, cornette, dit-il, vous vous trompez, je ne vais point au palais.

— Vous avez tort, monsieur Chicot, répondit gravement l'officier.

— Et pourquoi cela, monsieur?

— Parce qu'un édit très sévère défend aux habitants de Nérac de sortir la nuit, à moins d'urgente nécessité, sans permission et sans lanterne.

— Excusez-moi, monsieur, dit Chicot, mais l'édit ne peut me regarder, moi.

— Et pourquoi cela?

— Je ne suis point de Nérac.

— Oui, mais vous êtes à Nérac... Habitant ne veut pas dire qui est de... habitant veut dire qui demeure à... Or, vous ne nierez pas que vous ne demeuriez à Nérac, puisque je vous rencontre dans les rues de Nérac.

— Vous êtes logique, monsieur; malheureusement, moi, je suis pressé. Faites donc une petite infraction à votre consigne et laissez-moi passer, je vous prie.

— Vous allez vous perdre, monsieur Chicot; Nérac est une ville tortueuse, vous tomberez dans quelque trou punais, vous avez besoin d'être guidé; permettez que trois de mes hommes vous reconduisent au palais.

— Mais je ne vais pas au palais, vous dis-je.

— Où allez-vous donc, alors?

— Je ne puis dormir la nuit, et alors, je me promène. Nérac est une charmante ville pleine d'accidents, à ce qu'il m'a paru; je veux la voir, l'étudier.

— On vous conduira partout où vous désirerez, monsieur Chicot. Holà! trois hommes! — Je vous en supplie, monsieur, ne m'ôtez pas le pittoresque de ma promenade; j'aime à aller seul.

— Vous serez assassiné par les voleurs.

— J'ai mon épée.

— Ah! c'est vrai, je ne l'avais pas vue; alors vous serez arrêté par le prévôt comme étant armé.

Chicot vit qu'il n'y avait pas moyen de s'en tirer par des subtilités; il prit l'officier à part.

— Voyons, monsieur, dit-il, vous êtes jeune et charmant, vous savez ce que c'est que l'amour, un tyran impérieux.

— Sans doute, monsieur Chicot, sans doute.

— En bien! l'amour me brûle, cornette. J'ai une certaine dame à visiter.

— Où cela?

— Dans un certain quartier.

— Jeune?

— Vingt-trois ans.

— Belle?

— Comme les amours.

— Je vous en fais mon compliment, monsieur Chicot.

— Bien! vous m'allez laisser passer, alors?

— Dame! il y a urgence, à ce qu'il paraît?

— Urgence, c'est le mot, monsieur.

— Passez donc.

— Mais seul, n'est-ce pas? Vous sentez que je ne puis compromettre?..

— Comment donc!.. Passez, monsieur Chicot, passez.

— Vous êtes un galant homme, cornette.

— Monsieur!

— Non, ventre de biche! c'est un beau trait. Mais voyons, comment me connaissez-vous?

— Je vous ai vu au palais avec le roi.

— Ce que c'est que les petites villes! pensa Chicot; s'il fallait qu'à Paris je fusse connu comme cela, combien de fois aurais-je eu la peau trouée au lieu du pourpoint!

Et il serra la main du jeune officier qui lui dit: