Changer d’hôtels, rester toujours maîtresse…
La vôtre même…
DUCIÈRE
Oh, non, Louise! Non! J’ai dit…
GERMONT
Dans des voitures de postes… passer la vie…
Toujours…
DUCIÈRE
Louise!..
GERMONT
Donc, mon ami, dans cette pièce,
J’avais déjà joué mon rôle à jamais…
DUCIÈRE
Chère Louise, de telles paroles, je souffrirais…
Une pause.
GERMONT
Voulez-vous savoir?.. Je reste en Russie…
DUCIÈRE
Quoi?..
GERMONT
Une blague… Jouez un air de Rossini,
Donc, par exemple, du “Barbier”, la finale…
Ducière joue. Une pause.
C’est bien, Ducière…
Fauche entre rapidement.
FAUCHE
Pardon, mon général…
C’est l’oncle de cette espionne que nous avons
Saisie, qui voudrait vous parler…
DUCIÈRE
Non, non!..
GERMONT
Espionne?..
DUCIÈRE
Une jeune fille russe a pénétré,
Passant des patrouilles, vêtue de l’habit
Des tireurs navarrais, trop effrontée
Et piteuse à la fois… Le traître la suit
Dans cette mascarade… On prend tous les deux…
Une chose bizarre, mais son oncle est ce vieux…
FAUCHE
Mon général, il crie terriblement,
Répète la même chose et dérange les gens…
Il s’obstine à vous voir, à vous parler…
DUCIÈRE
Bon, donc, amène-le… Chère Louise, vous allez
Voir un mauvais sujet de mélodrame…
Fauche amène Azarov. Le vieillard est si faible qu’il marche avec peine, en chancelant.
Que voulez-vous?
AZAROV
Est-ce vrai que l’on condamne
Ma nièce… Que vous… je ne peux pas…
DUCIÈRE
À être
Fusillée? Oui… Comme avec tous les traîtres…
Hélas… Quelle est votre affaire?
AZAROV
Général,
Elle est enfant… petite…
DUCIÈRE
Tant pis pour elle
Pas de grâce aux espionnes, fini le bal.
Vous luttez avec tous armes, avec zèle,
Pourquoi devons-nous nous gêner alors?
À la guerre comme à la guerre, mon ami.
(Une pause.)
Eh bien, que voulez-vous me dire encore?
AZAROV
Permettez de la voir… Je vous en prie.
DUCIÈRE
À quoi bon? Non…
AZAROV
Mais permettez-moi ça
Au moins…
DUCIÈRE
Le rendez-vous ne sert à rien…
Le vieillard pleure.
Non, non… Croyez-moi, vos sanglots sont vains…
De ces mélodrames, je suis déjà las…
Ducière fait signe à Fauche. Celui-ci touche l’épaule du vieillard. Azarov se tourne, fait quelques pas, mais puis revient et tombe à genoux devant Ducière. Le général fait la grimace.
GERMONT, elle s’élance vers le vieillard.
Mon Dieu!.. Il n'a pas de forces. Levez-vous!..
Mais relevez-le, donc!..
Fauche relève Azarov, celui-là murmure quelque chose.
Certainement,
Oui, on vous permettra un rendez-vous…
C’est une blague…
(Elle jette un coup d’œil à Ducière.)
N’est-ce pas?
DUCIÈRE, il hausse les épaules.
Si cet amusement
Vous fait plaisir, ma chère Germont, c’est mieux…
Que ça soit… Mais je m’en vais…
(Il se dirige vers la porte.)
GERMONT
Moi aussi,
Je m’en irai, Ducière… Qu’il est piteux!
DUCIÈRE
Appelez-la! Et soyez de garde ici.
Germont et Ducière s’en vont. Fauche les suit. Azarov reste seul. Ensuite Fauche revient avec Sacha. Elle ne porte plus l’habit de Salgari, mais elle est vêtue de la robe toute simple qu’on a vu au début du premier acte. Elle se précipite au-devant de son oncle. Fauche se retire.
AZAROV
Pardonne-moi, mon ange!..
SACHA
De quoi?..
AZAROV
Je suis ton bourreau, oui, c’est moi,
Involontaire, pourtant… De peur
Que tu aies été captivée…
Pourquoi es-tu venue à leur
Camp?..
SACHA
Contre toi, je me serrerai,
Je t’embrasserai beaucoup, beaucoup…
AZAROV
Sacha, sois sérieuse et dis tout…
SACHA
Je vais parler… Tu as maigri…
AZAROV
Ces derniers dix-sept jours et nuits,
Je n’ai que du pain sec, de l’eau,
Car on a tout cambriolé
Et les villages sont tous brûlés.
Rien…
SACHA
Ah!
(Elle saute brusquement sur le fauteuil.)
AZAROV
Qu’as-tu?
SACHA
Des souris au
Coin… Le chat est encore ici?
Non, car il y a tant de souris.
AZAROV
Avec toi, je ne sais que faire:
Rire ou regretter… Sans te taire,
Dis-moi pourquoi as-tu couru
À ta perte?
SACHA
Je m’ennuie sans toi,
Tout est bien simple…
AZAROV
Je ne peux plus
Supporter ces paroles… C’est moi
Qui vais mourir… Mais le bourreau
Va te…
SACHA
Tu pleures? Il ne le faut
Pas. Je n’ai pas peur. J’ai beaucoup
Supporté… Je n’ai pas du tout
De crainte avant l’exécution
Pour trembler…Tu n’as pas raison…
Je meurs d’une balle. pas d’un couteau…
C’est pour la Russie… Mais j’ai trop
De peur des souris, je deviens
Gourde… C’est honteux…
AZAROV
Ils n’oseront rien,
Car je vais tomber à leurs pieds…
Ma chère, je ne te donnerai…
SACHA
Je ne veux pas que tu les pries…
Ne fais pas ça…
AZAROV
Le jour maudit!
Tous, scélérats… bourreaux encore!
La porte s’ouvre, Fauche entre.
(Il va vers lui en clopinant.)
Où est le général?
FAUCHE
Il dort.
Ne crie pas! Va! Assez! Silence!
(Il le pousse grossièrement hors de la salle et, à la sortie, il ferme la porte à clef.)
SACHA, elle est seule.
Il a une grande douleur, je pense,
S’il peut tomber à genoux devant
L’ennemi…
(Une pause.)
Adieu, ma maison, maintenant
C’est à jamais… Ça fait déjà six mois,
Non, moins, quand je réfléchissais ici,
Si je dois partir ou pas… Mais voilà
La fin de tout… Adieu, mes vieux amis,
Mes livres, pris de la bibliothèque,
Brûlés pour faire du feu très vif avec
Vous dans la cheminée ancienne… Ce sont
Vos funérailles comme de toute la maison…
(Une pause.)
On va me ramener dans le réduit
Pour que j’attende ma mort dans un trou froid,
Dans l’obscurité…
(Une pause.)
Non! Je ne crois pas
Que je meure!..
(Une pause.)
C’est quoi? Claire, ma petite amie!..
Ma pauvre, tu es percée de balles… Tu meurs…
Comment as-tu vécu dans notre demeure
Sans moi?… Toi, tu n’as pas cherché de gloire,
D’honneurs… Pourtant, tu es morte avant moi,
D’une heure seulement… Alors, peut-être, on va
Me fusiller du même fusil… Je pars
Ensemble avec toi… Chère Claire, mais pourquoi
Tes yeux sont-ils fermés?.. La dernière fois,
Ouvre-les… Non… Ils ne s’ouvrent plus, tes yeux…
Ma chère amie, ma petite Claire, adieu!
(Elle chantonne doucement.)
Elle va s’éteindre
Enfin, la bougie.
Dors, Claire, rien à craindre…
Dors…
(Une pause.)
Il reste moins d’une heure… Bientôt, alors…
(Une pause.)
Pourquoi mes yeux ne pleurent-ils pas encore?
Je ne crois pas que je meure, quand l’aube vient,
Qu’on ne puisse pas me sauver, que soudain,
Je disparaisse… Non, ce n’est pas possible,
Je ne crois pas… Je suis vivante maintenant,
Soudain, je n’existe plus… C’est sans tourments,
Ni joie… Ça ressemble à quoi? Est-ce horrible?
Je vis… Tout le monde est jeune avec moi,
Comment peut-il entièrement disparaître?
Non, je ne crois pas… Comment croire au froid,
S’il fait chaud?
(Elle prête l’oreille.)
On vient me chercher, peut-être?
Non, pas moi… Mais tout bouge dans la maison…
(Elle prête l’oreille.)
On tire là-bas… Ce sont les nôtres? Oui! Oui!
Et qui pourrait tirer?.. Donc, attendons…
Est-ce vrai?.. On vient… Ce n’est pas par ici…
(Elle prête l’oreille.)
Des coups de fusil sont plus proches… C’est ça!
Je me sauverai? Où prendre un pistolet?..
Ah… La fin ne fait pas peur au combat.
Que l’aube ne vienne pas si vite! Je pourrais…
Non, il ne faut pas espérer… Je suis
Au centre du camp… C’est leur état-major…
Si je savais, je laisserais alors
Le plan du camp du détachement d’ici…
(Une pause.)
On ne me cherche pas? Dans ce va-et-vient,
On a oublié?.. Quel tumulte ici…
(Elle prête l’oreille.)
On entend des coups de fusil tout près.
Ils tirent! Mes chers amis! Partout, du bruit!
Et les Français ne se sentent pas très bien!
(Une pause.)
C’est quoi?.. Silence?.. Mais pourquoi on se tait?
(Une pause.)
On vient!..
Derrière la porte, on entend du bruit, du fracas et la voix bien connue.
LA VOIX
Trois mille diables! Cornette!.. Où tu es?..
SACHA
Mon lieutenant! Mon cher héros célèbre!
LA VOIX
J’ai failli casser le nez aux ténèbres…
La porte s’ouvre toute grande. Rjevski entre avec un pistolet à la main et un sabre à l’autre.
SACHA, elle oublie qu’elle est vêtue autrement, et se jette au cou de Rjevski.
Oh!.. Ma reconnaissance est éternelle!..
RJEVSKI, il l’écarte gauchement.
Je n’ai pas pensé vous voir, mademoiselle…
Sacha comprend enfin, pourquoi il est si confus.
SACHA
Ça m’est égal!.. Je suis heureuse tellement!..
RJEVSKI
Mais où est votre cousin? Est-il vivant?
SACHA
Oui, certainement. Il est dans le réduit…
Je vais l’appeler… Non, attendez ici.
(Elle s’en va en courant.)
RJEVSKI, il est seul.
Après un grand galop, je sue tellement…
Parbleu! Un rendez-vous comme au roman.
Si elle n’était pas si stupide, alors,
Peut-être… Pouah!… C’est leur état-major,
Une bonne prise… Où sont les nôtres? Je n’ai pas
Vu, si on les a parés?.. Si comme ça,
Je vais les hacher, tous ces Français. Si
J’y reste, ils vont payer!..
(Il prête l’oreille.)
On vient ici.
Qui est là?
LA VOIX DE SACHA
C’est nous!..
Sacha, vêtue de l’habit de Salgari, et Salgari lui-même entrent dans la salle.
SACHA
Je suis pour toujours
À votre service!..
RJEVSKI
On va régler après!
(Il embrasse Sacha.)
Qui est ce fat?
SACHA
C’est notre ami, il est
D’Espagne… Il trouve sur la route de retour
Sa destinée… Il voulait me sauver
Et il a failli être fusillé…
Rjevski serre la main de Salgari. On entend du bruit derrière la porte.
RJEVSKI
On vient!.. Je vais voir qui sont là, en somme…
(Un pistolet à la main, il glisse dans l’entrée.)
SACHA
Ne lui dites pas que je ne suis pas homme,
Il ne sait pas…
SALGARI
Oh, pays des merveilles!
On entend un coup de pistolet dans l’entrée. Rjevski arrive en courant à toutes jambes avec un
pistolet fumant à la main.
RJEVSKI
Une compagnie des ennemis nous surveille…
(Il fait en hâte la barricade des armoires vides devant la porte.)
Je m’échappe… Il faut nous défendre… Pourtant
Peu d’espoir, si nos amis ne viennent pas
Plus vite à notre aide…
On veut enfoncer la porte de l’entrée et on tire de là-bas.
Leur première salve a
Peu de forces!..
On tire.
Quelle bonne bagarre, cependant!..
Je rêve depuis longtemps d’une telle sortie…
(Il tire par la porte.)
Je vais calmer un grand nombre d’ennemis!
Silence là-bas, diable!..
(Il donne son sabre à l’Espagnol.)
Mettez-vous ici
Avec ce sabre!..
(Il donne à Sacha le pistolet qu’il porte à sa ceinture.)
Et toi, cornette, sois là!
Nous allons mourir, mais rester hardis!
N’est-ce pas, cornette?
SACHA
Mourons, mais c’est pour ça
Que nous sommes venus dans ce monde vraiment,
Mourir un jour…
RJEVSKI
Cornette, mon brave garçon,
Tu es gaillard… Je suis fier de toi, sans
Mesure… Je jure qu’il n’y a pas de si bons…
Pélymov est arrivé au galop
Au camp. À peine a-t-il dit que tu es
Captivé, que nous sommes montés à chevaux,
Avons galopé par des champs, marais,
Ravins – dans la pénombre, pour arriver
Ici! L’ennemi n’attendait rien. D’abord,
Nous avançons bien. Je passe le premier…
Te voilà… On a paré tous alors…
SACHA
Ce n’est rien… On va payer trop nos vies…
RJEVSKI
Qu’ils sachent comment les hussards sont hardis…
On tire derrière la porte. Rjevski riposte. Ensuite, le silence se fait.
Je jure, cornette, que pour la première fois,
On s’est vus dans ce salon où on tâche
De résister à présent au combat…
SACHA
Où mon cœur est charmé par vos moustaches…
Silence. Puis on tire de nouveau.
RJEVSKI
Mais ces gredins se sont mis à tirer!
SACHA
Le jour vient…
SALGARI
À l’aube, on veut fusiller
Nous deux…
On tire.
(Il tombe.)
Le général l’a dit et tient
Sa parole à mon égard… Le matin…
Non, je ne verrai pas le jour qui vient…
(Il perd connaissance.)
SACHA, elle se penche sur lui.
Il respire faiblement, son cœur bat moins.
On enfonce la porte de nouveau.
RJEVSKI
Je vous fendrai le crâne!.. Osez entrer!
(Il tire par la porte.)
On lui riposte. Puis le silence se fait de nouveau.
Regarde l’aube, elle est comme un ruban rose!..
SACHA
Mon cher Vinzento, dites-moi quelque chose…
Salgari soulève la tête et sourit à Sacha.
SALGARI
On l’a tué dans un pays étranger…
(Il meurt.)
On entend derrière la porte quelques coups de fusil, mais rares et désorganisés.
RJEVSKI
Il me semble qu’ils tirent moins acharnément…
SACHA
Il est mort…
Une pause.
RJEVSKI
S’il avait été vivant,
Il aurait été un très bon hussard…
Rjevski et Sacha apportent le corps de l’Espagnol dans un coin derrière les colonnes.
Mets ces livres sous sa tête bien qu’il soit tard…
(Il revient à son poste près de la porte.)
Sacha se met à genoux au chevet de Salgari.
Cornette, regarde, il n’y a plus de Français…
Un piège?.. Ou pas?.. Si je le reconnais…
Rjevski ouvre la porte avec précaution. Le silence règne partout. Il sort dans l’entrée, toujours
avec son pistolet à la main.
SACHA
Adieu, Vinzento, mon ami,
Un coup franc t’a coupé la vie…
Tu es mort pour la cause qui n’est
Pas la tienne, sous le firmament
Qui n’est pas le tien, mais tu es
Mort comme un vrai soldat, pourtant…
Une pause. Rjevski revient.
RJEVSKI
Je pense que nos amis ont bien forcé
Les Français à courir… Où est ce bruit?
Allons, cornette…
SACHA
Ne laissons pas ici
Ces cartes, ces documents: ils peuvent aider…
RJEVSKI
C’est une bonne prise! Qu’ils sachent notre bel usage:
Nos combattants battent les ennemis en rage
Avant qu’ils ne se rendent complètement!
(Il s’étend dans un fauteuil avec plaisir.)
SACHA
Comment exprimer mon remerciement?
Vous avez sauvé l’oncle et la cousine…
Elle est peut-être encore sans connaissance…
RJEVSKI
Ce n’est rien…
SACHA
Je vous jure, en évidence,
Que grâce à ses romans, elle s’imagine
Que vous êtes arrivé pour son sauvetage,
Prêt à casser la tête, plein de courage.
RJEVSKI
Assez de bavardage!.. Il a fait froid,
Allume la cheminée…
SACHA
Rappelez-moi
Le pari d’après lequel vous devrez,
Si vous sauvez une pauvre demoiselle,
L’épouser?
RJEVSKI
Ce n’est pas le cas, assez.
J’ai voulu te sauver. Je m’en fiche d’elle…
SACHA
Voulez-vous ou pas, vous l’avez sauvée,
On a parié devant le détachement.
Ne refusez pas! Je suis très content
De vous féliciter…
RJEVSKI
Laisse!..
SACHA
Vous avez
Trouvé l’amour et la gloire cet hiver…
On pourrait vous envier, je pense. Pourquoi
Vous taisez-vous?.. Ou ce n’est pas comme ça?..
Alors, on vous marie?
RJEVSKI, il sursaute.
Assez de faire
Des allusions. C’est bête! J’ai perdu, oui,
Mais tu ne feras pas à mes noces bombance!..
Continuons le duel!..
SACHA
Le prétexte est petit
Et ce n’est pas commode ici, je pense…
RJEVSKI
Si tu n’es pas lâche, passe à la barrière!..
SACHA
Après m’avoir sauvé, vous allez faire
Quoi? Me tuer? C’est trop, même pour des hussards…
Si l’on le fait plus tard?..
RJEVSKI
Poltron, moutard!..
À la barrière, ou je te crache en face
Ce jour même devant tout le détachement!
(Une pause.)
Alors?
SACHA
Si je meurs, rendez finalement
À l’oncle cette bague avec une dédicace…
RJEVSKI
Permettez-moi de mesurer les pas
Maintenant… Dix, c’est assez?.. Ou huit, peut-être?
SACHA
Ça m’est égal…
RJEVSKI
Fermons ces portes et fenêtres.
Les pistolets, donc, je les ai déjà…
Chargés… Choisissez…
SACHA
Celui-ci est bon,
Oui…
Rjevski écarte les meubles pour avoir assez de place au duel.
(À part.)
Je deviens bretteur, de toute façon,
Involontaire… Mais il ne me faut pas
Reculer, si non, il ne m’estimera
Pas… Non, pas ça… Je vais tirer en l’air…
RJEVSKI
On tire quand je dis “trois”…
Sacha et Rjevski se mettent sur les positions des duellistes.
Je compte: un, deux…
Germont apparaît près de la porte.
GERMONT
Arrêtez-vous, je vous en prie, messieurs!
J’ai réussi à arriver pour faire
Vous arrêter… Pas trop tard…
RJEVSKI
Sacristi!
GERMONT
Peu de morts aux combats contre l’ennemi?
Si vous êtes prêts à vous tuer… Mais pourquoi?
Pour des paroles vaines qui ne vaudraient pas
Grand’chose… Quelle honte!.. Pas même une moquerie!..
Laissez vous massacrer aux ennemis!..
RJEVSKI
C’est vous? Je vous prends en témoin, Germont,
De ce que je lancerai une balle au front
De ce fat. À la barrière!
GERMONT
Oh, mon Dieu!
Mais n’osez pas!… Je ne veux point, messieurs,
Être, par hasard, la cause de votre querelle.
Réconciliez-vous…
RJEVSKI
Assez, mademoiselle!
Je ne laisse pas en faire la comédie…
GERMONT
Mon lieutenant! Je voudrais…
RJEVSKI
Je vous prie
De nous laisser, mademoiselle!
GERMONT
Un petit mot!
Donc, vous voulez vous battre à cause de moi?
Sachez que j’aime un autre et il me faut
Dire que vous m’êtes indifférents…
SACHA
Hélas!..
GERMONT
Vous le connaissez…
RJEVSKI
Quelle nouvelle! C’est qui?
GERMONT
Pélymov…
RJEVSKI
Pierre?
GERMONT
Oui, il m’a aimée aussi.
Mais mantenant, je ne sais pas… C’est vrai
Que, par dépit, je vous ai taquiné
Alors… C’est mon secret… Êtes-vous contents?
Réconciliez-vous!
RJEVSKI
Je ne vous comprends
Pas, mademoiselle Germont, pourquoi dites-vous
Tout ça? Aimez n’importe qui, un diable,
Si vous voulez… Ce n’était pas aimable
De m’offenser par le cornette. En tout,
J’exige son sang. D’accord, Azarov?
SACHA
Oui.
RJEVSKI
J’espère que vous ne serez pas contre si
Je ferme à clef la porte de cette pièce…
(Il ouvre la porte dans une des pièces voisines.)
SACHA
Ça m’est égal…
(Elle passe dans cette salle.)
RJEVSKI
Il prouve bien sa hardiesse…
Un officier, vraiment, mais ses moqueries…
(Il la suit.)
Germont le suit en courant mais Rjevski ferme la porte devant elle.
LA VOIX DE RJEVSKI
Vous êtes médecin? Non, mademoiselle? Tant pis…
Germont s’assied avec un air impuissant sur la chaise. On entend le claquement de la serrure.
Une pause.
GERMONT
Je suis sans châle, il fait si froid…
(Une pause.)
Je pense qu’ils vont se tuer là-bas…
Qui peut les empêcher?.. Ce vieux?
Si je l’appelle…
Pélymov entre rapidement. Il porte le bras ee écharpe.
(Elle sursaute.)
C’est vous! Mon Dieu!
PÉLYMOV
Mademoiselle Germont? C’est bizarre
D’avoir de la chance de vous voir…
GERMONT
Le bras! Qu’avez-vous?
PÉLYMOV
Ce n’est rien…
Une pause.
GERMONT
Pierre, crois-moi, écoute-moi, au moins,
Je m’ennuie de toi…
PÉLYMOV
Impossible
D’y croire!
GERMONT
Mon cher Pierre, c’est terrible,
Ce que tu dis… J’ai tant de joie
De te voir… N’importe… Tu seras
Le mien… le mien… Ce jour même ou
Après, quand tout sera fini…
Rappelle-toi notre automne… Moscou…
Sous la Lune… au parc Petrovski…
Une pause.
PÉLYMOV
Mademoiselle Germont…
GERMONT
Appelle-moi
Louise! Comme autrefois tu m’appelais
Et comme autrefois, embrasse-moi!..
À cause de mon caprice, on s’est
Querellés… Je m’accuse, en gros,
De tout…
PÉLYMOV
Louise! Que je suis idiot!
Ils s’embrassent. La porte de l’entrée s’ouvre brusquement. La foule des combattants de Davide Vassiliev apparaît avec le colonel en tête. Germont et Pélymov se séparent d’un bond mais il semble que ça soit trop tard. Le silence dure quelques secondes, ensuite, la maison
tremble du gros rire.
VASSILIEV
Mon Dieu!..
GORITCH
Quelle belle image pourtant!..
STANKÉVITCH
Germont!
RTICHTCHEV
Je frotte mon œil unique \
Qui me reste…
KHIKOV
Tu es brute, vraiment!
Pour ça, au galop diabolique,
Tu es allé si vite ici?
VASSILIEV
Mais, Azarov et Dimitri?..
ERVHOV
On les déplore et dit: “Adieu!”?..
GERMONT
Mon colonel, ils sont là tous les deux…
Ils vont se battre…
VASSILIEV
Mais quels salauds!..
Ils vont se tuer! Parbleu!.. Alors,
(Il frappe à la porte violemment.)
Ouvrez vite! Rjevski! C’est quoi? Or,
Le tribunal t’attend… Il faut
Enfoncer la porte!..
Les combattants pèsent sur la porte. Elle craque mais résiste.
Encore!.. Deux
Mes meilleurs officiers! Pour eux,
Moi, je dois rendre compte!.. Allez!
Ah, diable! Elle résiste!.. Enfoncez!
(Il frappe violemment de nouveau.)
ERVHOV
On ne se passe pas de pince! Non!
Le commandant en retraite Azarov entre, soutenu par Ivan. Une pause.
AZAROV
Azarov, maître de la maison,
Je suis commandant en retraite
Et, pour toujours, votre obligé.
Les combattants le saluent.
VASSILIEV
Vous avez un neveu, est-ce vrai?
AZAROV
C’est ma nièce…
VASSILIEV
Comment?
KHIKOV
Des sornettes?
RTICHTCHEV
Je pense qu’il délire.
VORONETZ
Oui, c’est clair!..
AZAROV
Vous doutez en vain… Qui peut faire
Des confirmations?.. C’est Ivan
Qui la connaît depuis l’enfance…
IVAN
C’est une jeune fille…
STANKÉVITCH
Comme au roman!
VÉLIAMINOV
Le vieux perd son esprit, je pense…
Derrière la porte fermée, on entend un coup de pistolet, puis un autre et le cri de Sacha, en
même temps.
VASSILIEV
Mon Dieu! Enfoncez la porte! Vite!
On enfonce la porte. On voit que Sacha est étendue à la renverse dans un coin de la salle et
Rjevski se tient debout dans un autre coin avec un pistolet à la main.
AZAROV
Tuée!
IVAN
Blessée!
GERMONT
Mon Dieu!.. Peut-être, pas?
Azarov, Ivan et Germont relèvent Sacha et la mettent dans un grand fauteuil mou. Vassiliev,
les poings serrés, s’approche de Rjevski.
VASSILIEV
Vous me répondez tout de suite!
RJEVSKI, il jette avec indifférence le pistolet sur la table.
Or, un duelliste si délicat!..
À peine a-t-il vu une souris
Qu’il tombe sans connaissance… Ainsi,
N’ai-je plus désir de ce duel vain
Avec un adversaire comme lui,
Et je retire, donc, mon défi.
VASSILIEV
Tu as tiré!
RJEVSKI
Oui, c’était bien
Une chasse aux souris… J’en ai tué
Deux… J’ai manqué après… Hélas!
VASSILIEV
Je t’en prie, Rjevski, calme-toi!
IVAN
Elle était toujours effrayée
Par des souris, dès son enfance…
Sacha reprend connaissance. Elle entend la dernière phrase.
RJEVSKI
“Elle”?..
SACHA
Je dois faire une confidence…
RJEVSKI
Je dors…Au diable!.. Mais, c’est quoi?
(Il met la main dans la poche mais la retire tout de suite. Il est très surpris.)
SACHA
Je dois vous demander pardon
De mon mensonge…
RJEVSKI
Une fille! Mais ça…
VASSILIEV
Mon cher ami, nous ne blâmons
Pas le succès…
(Il baise la main de Sacha.)
Ayant vu cela, Rjevski se sent perdu finalement et se cache dans le coin le plus sombre.
Je ferai rapport
De votre promotion au grade
De lieutenant!..
SACHA
Merci!..
RJEVSKI
Alors,
Comment?..
VASSILIEV
Tais-toi, aux escapades
Comme ça, je ne rencontrais pas
Les hommes qui étaient plus hardis.
Elle a inventée cette sortie,
Pour ça, elle est digne de sa croix…
On entend des voix d’approbation.
RJEVSKI
Une fille!.. Pas un cornette!.. Comment?..
Je ne dors pas… C’est une merveille?..
Ivan dit quelque chose à l’oreille du commandant Azarov. Celui-ci laisse Sacha et s’adresse à
tous.
AZAROV
Les Français n’ont pas trouvé dans
La cave le vin. Si la vaisselle
N’est pas complètement cassée,
Un peu de champagne, chers amis…
On entend des voix d’approbation.
IVAN
Ou par le goulot, sans doutes, oui…
VASSILIEV
Tu as raison… Alors, allez!..
La salle devient vide très vite. Rjevski veut se retirer le dernier.
SACHA
Mon lieutenant! Parlons, donc, attendez!
Rjevski s’arrête d’une manière indécise.
Il faut que nous nous expliquions encore.
N’est-ce pas?.. Parlez toujours! Êtes-vous d’accord?
Rjevski fait entendre des sons inarticulés sans regarder Sacha.
Pourquoi êtes-vous si longtemps étonné?
Non! Je ne suis pas homme… Hélas! Que faire?..
Quel regret! Vous m’enseigniez les affaires
Des vaillances des hussards… Vous vous taisez?
(Une pause.)
Dites-moi, si vous m’aimez?
RJEVSKI
Celui qui vous
Aimera, ne vivra plus qu’un jour, en tout,
S’il a une bonne mémoire…
SACHA
Non, dites franchement,
Si vous êtes amoureux de moi?
RJEVSKI
Celui
Qui vous aimera, perdra l’esprit…
SACHA
Vraiment,
Je suis têtue comme vous. Oui? Non?
RJEVSKI
Ainsi
Voudrais-je vous dire adieu…
SACHA
Bien, mais pourtant,
M’aimez-vous?…
RJEVSKI
Oui!.. Trois mille diables!.. Oui!.. D’accord!..
Jamais rien de pareil auparavant!..
Un vrai pêle-mêle! Pour moi, avoir cent morts
Est mieux!.. Vous ne me verrez plus. Adieu!
SACHA
Appeler la mort si vous êtes amoureux,
Pourquoi?
RJEVSKI
Mais vous devez me mépriser…
Je suis idiot… Adieu!
SACHA
Attendez! Or,
On était amis, je veux vous rappeler,
Jadis, on se tutoyait…
RJEVSKI
Diable!.. Alors,
Qu’on lie mes mains! Qu’est-ce que je dis? Si vous
Pouvez, je vous demande de pardonner
Mon insolence…
SACHA
Vous m’avez embrassée
À ce bal… Je suis obligée de vous…
Je vous rendrai cette dette.
(Elle l’embrasse.)
Maintenant, allez!
RJEVSKI
Et le pari?
SACHA
Quel?
RJEVSKI
Si je sauve une fille…
SACHA
Vous l’épouserez? Mais je suis bien gentille
Parce que je vais vous en débarasser…
Cela ne vous fait pas plaisir, car vous
Ne supportez pas ma cousine, c’est moi
Que vous n’aimez pas…
RJEVSKI
Mais je vous avoue
Que je n’ai jamais aimé autrefois…
Je vais chercher la mort, si vous allez
Me refuser…
Sacha se tait.
Adieu pour toujours! Si…
Trois mille diables!.. Je m’en vais…
(Il se tourne vers la porte et s’en va avec décision.)
SACHA
Mon chevalier!
Attendez, donc! Oui!.. Oui!.. Oui!.. Oui!.. Oui!.. Oui!..
Ils s’embrassent. Les combattants, avec des bouteilles de champagne dans les mains, apparaissent de toutes les portes. C’est une matinée avec beaucoup de soleil, quand il gèle. Les bouchons volent au plafond. La liquide dorée pétille. On ne sait pas comment Goritch trouve sa guitare. Le cliquetis des bouteilles, le pétillement du vin et la gaie pagaille
accompagne les sons de la chanson des hussards.
RJEVSKI
Battre des ennemis est mon affaire,
Je buvais trop mais il m’est arrivé vraiment
À aimer tant sans penser guère…
TOUS
Il y a beau temps,
Il y a beau temps,
Il y a beau temps!
SACHA
Un héros à de grosses moustaches
A volé mon cœur pour toujours depuis longtemps
Être ennemis n’était plus la tâche…
TOUS
Il y a beau temps,
Il y a beau temps,
Il y a beau temps!
AZAROV
Des années passent et de la guerre
D’autrefois avec les étrangers on apprend
Comment les battaient nos grands-pères…
TOUS
Il y a beau temps,
Il y a beau temps,
Il y a beau temps!
VASSILIEV
Si des ennemis qui espèrent
Envahir notre Patrie viennent en menaçant,
Nous les chasserons comme nos grands-pères…
TOUS
Il y a beau temps,
Il y a beau temps,
Il y a beau temps!
Le rideau tombe.