Kitabı oku: «La fille du capitaine», sayfa 6
IX
LA SÉPARATION
De très bonne heure le tambour me réveilla. Je me rendis sur la place. Là, les troupes de Pougatcheff commençaient à se ranger autour de la potence où se trouvaient encore attachées les victimes de la veille. Les Cosaques se tenaient à cheval; les soldats de pied, l'arme au bras; les enseignes flottaient. Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le nôtre, étaient posés sur des affûts de campagne. Tous les habitants s'étaient réunis au même endroit, attendant l'usurpateur. Devant le perron de la maison du commandant, un Cosaque tenait par la bride un magnifique cheval blanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le corps de la commandante; on l'avait poussé de côté et recouvert d'une méchante natte d'écorce. Enfin Pougatcheff sortit de la maison. Toute la foule se découvrit. Pougatcheff s'arrêta sur le perron, et dit le bonjour à tout le monde. L'un des chefs lui présenta un sac rempli de pièces de cuivre, qu'il se mit à jeter à pleines poignées. Le peuple se précipita pour les ramasser, en se les disputant avec des coups. Les principaux complices de Pougatcheff l'entourèrent: parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos regards se rencontrèrent, il put lire le mépris dans le mien, et il détourna les yeux avec une expression de haine véritable et de feinte moquerie. M'apercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un signe de la tête, et m'appela près de lui.
«Écoute, me dit-il, pars à l'instant même pour Orenbourg. Tu déclareras de ma part au gouverneur et à tous les généraux qu'ils aient à m'attendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoir avec soumission et amour filial; sinon ils n'éviteront pas un supplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie.»
Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine: «Voilà, enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obéissez-lui en toute chose; il me répond de vous et de la forteresse».
J'entendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maître de la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu! que deviendra-t-elle? Pougatcheff descendit le perron; on lui amena son cheval; il s'élança rapidement en selle, sans attendre l'aide des Cosaques qui s'apprêtaient à le soutenir.
En ce moment, je vis sortir de la foule mon Savéliitch; il s'approcha de Pougatcheff, et lui présenta une feuille de papier. Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire.
«Qu'est-ce? demanda Pougatcheff avec dignité.
–Lis, tu daigneras voir», répondit Savéliitch.
Pougatcheff reçut le papier et l'examina longtemps d'un air d'importance. «Tu écris bien illisiblement, dit-il enfin; nos yeux lucides51 ne peuvent rien déchiffrer. Où est mon secrétaire en chef?»
Un jeune garçon, en uniforme de caporal, s'approcha en courant de Pougatcheff. «Lis à haute voix», lui dit l'usurpateur en lui présentant le papier. J'étais extrêmement curieux de savoir à quel propos mon menin s'était avisé d'écrire à Pougatcheff. Le secrétaire en chef se mit à épeler d'une voix retentissante ce qui va suivre:
«Deux robes de chambre, l'une en percale, l'autre en soie rayée: six roubles.
–Qu'est-ce que cela veut dire? interrompit Pougatcheff en fronçant le sourcil.
–Ordonne de lire plus loin», répondit Savéliitch avec un calme parfait.
Le secrétaire en chef continua sa lecture:
«Un uniforme en fin drap vert: sept roubles.
«Un pantalon de drap blanc: cinq roubles.
«Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes: dix roubles.
«Une cassette avec un service à thé: deux roubles et demi.
–Qu'est-ce que toute cette bêtise? s'écria Pougatcheff. Que me font ces cassettes à thé et ces pantalons avec des manchettes?»
Savéliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit à expliquer la chose: «Cela, mon père, daigne comprendre que c'est la note du bien de mon maître emporté par les scélérats.
–Quels scélérats? demanda Pougatcheff d'un air terrible.
–Pardon, la langue m'a tourné, répondit Savéliitch; pour des scélérats, non, ce ne sont pas des scélérats; mais cependant les garçons ont bien fouillé et bien volé; il faut en convenir. Ne te fâche pas; le cheval a quatre jambes, et pourtant il bronche. Ordonne de lire jusqu'au bout.
–Voyons, lis.»
Le secrétaire continua:
«Une couverture en perse, une autre en taffetas ouaté: quatre roubles.
«Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge: quarante roubles.
«Et encore un petit touloup en peau de lièvre, dont on a fait abandon à Ta Grâce dans le gîte de la steppe: quinze roubles.
–Qu'est-ce que cela?» s'écria Pougatcheff dont les yeux étincelèrent tout à coup.
J'avoue que j'eus peur pour mon pauvre menin. Il allait s'embarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheff l'interrompit.
«Comment as-tu bien osé m'importuner de pareilles sottises? s'écria-t-il en arrachant le papier des mains du secrétaire, et en le jetant au nez de Savéliitch. Sot vieillard! On vous a dépouillés, grand malheur! Mais tu dois, vieux hibou, éternellement prier Dieu pour moi et mes garçons, de ce que toi et ton maître vous ne pendez pas là-haut avec les autres rebelles… Un touloup en peau de lièvre! je te donnerai un touloup en peau de lièvre! Mais sais-tu bien que je te ferai écorcher vif pour qu'on fasse des touloups de ta peau.
–Comme il te plaira, répondit Savéliitch; mais je ne suis pas un homme libre, et je dois répondre du bien de mon seigneur.»
Pougatcheff était apparemment dans un accès de grandeur d'âme. Il détourna la tête, et partit sans dire un mot. Chvabrine et les chefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de la forteresse. Le peuple lui fit cortège. Je restai seul sur la place avec Savéliitch. Mon menin tenait dans la main son mémoire, et le considérait avec un air de profond regret. En voyant ma cordiale entente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti. Mais sa sage intention ne lui réussit pas. J'allais le gronder vertement pour ce zèle déplacé, et je ne pus m'empêcher de rire.
«Ris, seigneur, ris, me dit Savéliitch; mais quand il te faudra remonter ton ménage à neuf, nous verrons si tu auras envie de rire.»
Je courus à la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. La femme du pope vint à ma rencontre pour m'apprendre une douloureuse nouvelle. Pendant la nuit, la fièvre chaude s'était déclarée chez la pauvre fille. Elle avait le délire. Akoulina Pamphilovna m'introduisit dans sa chambre. J'approchai doucement du lit. Je fus frappé de l'effrayant changement de son visage. La malade ne me reconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sans entendre le père Garasim et sa bonne femme, qui, selon toute apparence, s'efforçaient de me consoler. De lugubres idées m'agitaient. La position d'une triste orpheline, laissée seule et sans défense au pouvoir des scélérats, m'effrayait autant que me désolait ma propre impuissance; mais Chvabrine, Chvabrine surtout m'épouvantait. Resté chef, investi des pouvoirs de l'usurpateur, dans la forteresse où se trouvait la malheureuse fille objet de sa haine, il était capable de tous les excès. Que devais-je faire? comment la secourir, comment la délivrer? Un seul moyen restait et je l'embrassai. C'était de partir en toute hâte pour Orenbourg, afin de presser la délivrance de Bélogorsk, et d'y coopérer, si c'était possible. Je pris congé du pope et d'Akoulina Pamphilovna, en leur recommandant avec les plus chaudes instances celle que je considérais déjà comme ma femme. Je saisis la main de la pauvre jeune fille, et la couvris de baisers et de larmes.
«Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu, Piôtr Andréitch; peut-être nous reverrons-nous dans un temps meilleur. Ne nous oubliez pas et écrivez-nous souvent. Vous excepté, la pauvre Marie Ivanovna n'a plus ni soutien ni consolateur.»
Sorti sur la place, je m'arrêtai un instant devant le gibet, que je saluai respectueusement, et je pris la route d'Orenbourg, en compagnie de Savéliitch, qui ne m'abandonnait pas.
J'allais ainsi, plongé dans mes réflexions, lorsque j'entendis tout d'un coup derrière moi un galop de chevaux. Je tournai la tête et vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en main un cheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour que je l'attendisse. Je m'arrêtai, et reconnus bientôt notre ouriadnik. Après nous avoir rejoints au galop, il descendit de son cheval, et me remettant la bride de l'autre: «Votre Seigneurie, me dit-il, notre père vous fait don d'un cheval et d'une pelisse de son épaule.»
À la selle était attaché un simple touloup de peau de mouton. «Et de plus, ajouta-t-il en hésitant, il vous donne un demi-rouble… Mais je l'ai perdu en route; excusez généreusement.»
Savéliitch le regarda de travers: «Tu l'as perdu en route, dit-il; et qu'est-ce qui sonne dans ta poche, effronté que tu es?
–Ce qui sonne dans ma poche! répliqua l'ouriadnik sans se déconcerter, Dieu te pardonne, vieillard! c'est un mors de bride et non un demi-rouble.
–Bien, bien! dis-je en terminant la dispute; remercie de ma part celui qui t'envoie; tâche même de retrouver en t'en allant le demi-rouble perdu, et prends-le comme pourboire.
–Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son cheval; je prierai éternellement Dieu pour vous.»
À ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, et fut bientôt hors de la vue.
Je mis le touloup et montai à cheval, prenant Savéliitch en croupe. «Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce n'est pas inutilement que j'ai présenté ma supplique au bandit? Le voleur a eu honte; quoique cette longue rosse bachkire et ce touloup de paysan ne vaillent pas la moitié de ce que ces coquins nous ont volé et de ce que tu as toi-même daigné lui donner en présent, cependant ça peut nous être utile. D'un méchant chien, même une poignée de poils.»
X
LE SIÈGE
En approchant d'Orenbourg, nous aperçûmes une foule de forçats avec les têtes rasées et des visages défigurés par les tenailles du bourreau52. Ils travaillaient aux fortifications de la place sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns emportaient sur des brouettes les décombres qui remplissaient le fossé; d'autres creusaient la terre avec des bêches. Des maçons transportaient des briques et réparaient les murailles. Les sentinelles nous arrêtèrent aux portes pour demander nos passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse de Bélogorsk, il nous conduisit tout droit chez le général.
Je le trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle d'automne avait déjà dépouillés de leurs feuilles, et, avec l'aide d'un vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille. Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la santé. Il parut très content de me voir, et se mit à me questionner sur les terribles événements dont j'avais été le témoin. Je le lui racontai. Le vieillard m'écoutait avec attention, et, tout en m'écoutant, coupait les branches mortes.
«Pauvre Mironoff, dit-il quand j'achevai ma triste histoire! c'est dommage, il avait été bon officier. Et madame Mironoff, elle était une bonne dame, et passée maîtresse pour saler les champignons. Et qu'est devenue Macha, la fille du capitaine?»
Je lui répondis qu'elle était restée à la forteresse, dans la maison du pope.
«Aïe! aïe! aïe! fit le général, c'est mauvais, c'est très mauvais; il est tout à fait impossible de compter sur la discipline des brigands.»
Je lui fis observer que la forteresse de Bélogorsk n'était pas fort éloignée, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas à envoyer un détachement de troupes pour en délivrer les pauvres habitants. Le général hocha la tête avec un air de doute. «Nous verrons, dit-il; nous avons tout le temps d'en parler. Je te prie de venir prendre le thé chez moi. Il y aura ce soir conseil de guerre; tu peux nous donner des renseignements précis sur ce coquin de Pougatcheff et sur son armée. Va te reposer en attendant.»
J'allai au logis qu'on m'avait désigné, et où déjà s'installait Savéliitch. J'y attendis impatiemment l'heure fixée. Le lecteur peut bien croire que je n'avais garde de manquer à ce conseil de guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie. À l'heure indiquée, j'étais chez le général.
Je trouvai chez lui l'un des employés civils d'Orenbourg, le directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit vieillard gros et rouge, vêtu d'un habit de soie moirée. Il se mit à m'interroger sur le sort d'Ivan Kouzmitch, qu'il appelait son compère, et souvent il m'interrompait par des questions accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne prouvaient pas un homme versé dans les choses de la guerre, montraient en lui de l'esprit naturel et de la finesse. Pendant ce temps, les autres conviés s'étaient réunis. Quand tous eurent pris place, et qu'on eut offert à chacun une tasse de thé, le général exposa longuement et minutieusement en quoi consistait l'affaire en question.
«Maintenant, messieurs, il nous faut décider de quelle manière nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou défensivement? Chacune de ces deux manières a ses avantages et ses désavantages. La guerre offensive présente plus d'espoir d'une rapide extermination de l'ennemi; mais la guerre défensive est plus sûre et présente moins de dangers. En conséquence, nous recueillerons les voix suivant l'ordre légal, c'est-à-dire en consultant d'abord les plus jeunes par le rang. Monsieur l'enseigne, continua-t-il en s'adressant à moi, daignez nous énoncer votre opinion.»
Je me levai et, après avoir dépeint en peu de mots Pougatcheff et sa troupe, j'affirmai que l'usurpateur n'était pas en état de résister à des forces disciplinées.
Mon opinion fut accueillie par les employés civils avec un visible mécontentement. Ils y voyaient l'impertinence étourdie d'un jeune homme. Un murmure s'éleva, et j'entendis distinctement le mot suceur de lait53 prononcé à demi-voix. Le général se tourna de mon côté et me dit en souriant:
«Monsieur l'enseigne, les premières voix dans les conseils de guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant nous allons continuer à recueillir les votes. Monsieur le conseiller de collège, dites-nous votre opinion.»
Le petit vieillard en habit d'étoffe moirée se hâta d'avaler sa troisième tasse de thé, qu'il avait mélangé d'une forte dose de rhum.
«Je crois, Votre Excellence, dit-il, qu'il ne faut agir ni offensivement ni défensivement.
–Comment cela, monsieur le conseiller de collège? repartit le général stupéfait. La tactique ne présente pas d'autres moyens; il faut agir offensivement ou défensivement.
-Votre Excellence, agissez subornativement54.
–Eh! eh! votre opinion est très judicieuse; les actions subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tête du coquin soixante-dix ou même cent roubles à prendre sur les fonds secrets.
–Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un bélier kirghise au lieu d'être un conseiller de collège, si ces voleurs ne nous livrent leur ataman enchaîné par les pieds et les mains.
–Nous y réfléchirons et nous en parlerons encore, reprit le général. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans l'ordre légal.»
Toutes les opinions furent contraires à la mienne. Les assistants parlèrent à l'envi du peu de confiance qu'inspiraient les troupes, de l'incertitude du succès, de la nécessité de la prudence, et ainsi de suite. Tous étaient d'avis qu'il valait mieux rester derrière une forte muraille en pierre, sous la protection du canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin, quand toutes les opinions se furent manifestées, le général secoua la cendre de sa pipe, et prononça le discours suivant:
«Messieurs, je dois vous déclarer que, pour ma part, je suis entièrement de l'avis de M. l'enseigne; car cette opinion est fondée sur les préceptes de la saine tactique, qui préfère presque toujours les mouvements offensifs aux mouvements défensifs.»
Il s'arrêta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon amour-propre. Je jetai un coup d'oeil fier sur les employés civils, qui chuchotaient entre eux d'un air d'inquiétude et de mécontentement.
«Mais, messieurs, continua le général en lâchant avec un soupir une longue bouffée de tabac, je n'ose pas prendre sur moi une si grande responsabilité, quand il s'agit de la sûreté des provinces confiées à mes soins par Sa Majesté Impériale, ma gracieuse souveraine. C'est pour cela que je me vois contraint de me ranger à l'avis de la majorité, laquelle a décidé que la prudence ainsi que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siège qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de l'ennemi par la force de l'artillerie, et, si la possibilité s'en fait voir, par des sorties bien dirigées.»
Ce fut le tour des employés de me regarder d'un air moqueur. Le conseil se sépara. Je ne pus m'empêcher de déplorer la faiblesse du respectable soldat qui, contrairement à sa propre conviction, s'était décidé à suivre l'opinion d'ignorants sans expérience.
Plusieurs jours après ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff, fidèle à sa promesse, s'approcha d'Orenbourg. Du haut des murailles de la ville, je pris connaissance de l'armée des rebelles. Il me sembla que leur nombre avait décuplé depuis le dernier assaut dont j'avais été témoin. Ils avaient aussi de l'artillerie enlevée dans les petites forteresses conquises par Pougatcheff. En me rappelant la décision du conseil, je prévis une longue captivité dans les murs d'Orenbourg, et j'étais prêt à pleurer de dépit.
Loin de moi l'intention de décrire le siège d'Orenbourg, qui appartient à l'histoire et non à des mémoires de famille. Je dirai donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de l'autorité, ce siège fut désastreux pour les habitants, qui eurent à souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie à Orenbourg devenait insupportable; chacun attendait avec angoisse la décision de la destinée. Tous se plaignaient de la disette, qui était affreuse. Les habitants finirent par s'habituer aux bombes qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts mêmes de Pougatcheff n'excitaient plus une grande émotion. Je mourais d'ennui. Le temps passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de Bélogorsk, car toutes les routes étaient coupées, et la séparation d'avec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps consistait à faire des promenades militaires.
Grâce à Pougatcheff, j'avais un assez bon cheval, avec lequel je partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du rempart, et j'allais tirailler contre les éclaireurs de Pougatcheff. Dans ces espèces d'escarmouches, l'avantage restait d'ordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment, et d'excellentes montures. Notre maigre cavalerie n'était pas en état de leur tenir tête. Quelquefois notre infanterie affamée se mettait aussi en campagne; mais la profondeur de la neige l'empêchait d'agir avec succès contre la cavalerie volante de l'ennemi. L'artillerie tonnait vainement du haut des remparts, et, dans la campagne, elle ne pouvait avancer à cause de la faiblesse des chevaux exténués. Voilà quelle était notre façon de faire la guerre, et voilà ce que les employés d'Orenbourg appelaient prudence et prévoyance.
Un jour que nous avions réussi à dissiper et à chasser devant nous une troupe assez nombreuse, j'atteignis un Cosaque resté en arrière, et j'allais le frapper de mon sabre turc, lorsqu'il ôta son bonnet, et s'écria:
«Bonjour, Piôtr Andréitch; comment va votre santé?»
Je reconnus notre ouriadnik. Je ne saurais dire combien je fus content de le voir.
«Bonjour, Maximitch, lui dis-je; y a-t-il longtemps que tu as quitté Bélogorsk?
–Il n'y a pas longtemps, mon petit père Piôtr Andréitch; je ne suis revenu qu'hier. J'ai une lettre pour vous.
–Où est-elle? m'écriai-je tout transporté.
–Avec moi, répondit Maximitch en mettant la main dans son sein. J'ai promis à Palachka de tâcher de vous la remettre.»
Il me présenta un papier plié, et partit aussitôt au galop. Je l'ouvris, et lus avec agitation les lignes suivantes:
«Dieu a voulu me priver tout à coup de mon père et de ma mère. Je n'ai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. J'ai recours à vous, parce que je sais que vous m'avez toujours voulu du bien, et que vous êtes toujours prêt à secourir ceux qui souffrent. Je prie Dieu que cette lettre puisse parvenir jusqu'à vous. Maximitch m'a promis de vous la faire parvenir. Palachka a ouï dire aussi à Maximitch qu'il vous voit souvent de loin dans les sorties, et que vous ne vous ménagez pas, sans penser à ceux qui prient Dieu pour vous avec des larmes. Je suis restée longtemps malade, et lorsque enfin j'ai été guérie, Alexéi Ivanitch, qui commande ici à la place de feu mon père, a forcé le père Garasim de me remettre entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous sa garde dans notre maison. Alexéi Ivanitch me force à l'épouser. Il dit qu'il m'a sauvé la vie en ne découvrant pas la ruse d'Akoulina Pamphilovna quand elle m'a fait passer près des brigands pour sa nièce; mais il me serait plus facile de mourir que de devenir la femme d'un homme comme Chvabrine. Il me traite avec beaucoup de cruauté, et menace, si je ne change pas d'avis, si je ne consens pas à ses propositions, de me conduire dans le camp du bandit, où j'aurai le sort d'Élisabeth Kharloff55. J'ai prié Alexéi Ivanitch de me donner quelque temps pour réfléchir. Il m'a accordé trois jours; si, après trois jours, je ne deviens pas sa femme, je n'aurai plus de ménagement à attendre. Ô mon père Piôtr Andréitch, vous êtes mon seul protecteur. Défendez-moi, pauvre fille. Suppliez le général et tous vos chefs de nous envoyer du secours aussitôt que possible, et venez vous-même si vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise,
«MARIE MIRONOFF.»
Je manquai de devenir fou à la lecture de cette lettre. Je m'élançai vers la ville, en donnant sans pitié de l'éperon à mon pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tête mille projets pour délivrer la malheureuse fille, sans pouvoir m'arrêter à aucun. Arrivé dans la ville, j'allai droit chez le général, et j'entrai en courant dans sa chambre.
Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe d'écume. En me voyant, il s'arrêta; mon aspect sans doute l'avait frappé, car il m'interrogea avec une sorte d'anxiété sur la cause de mon entrée si brusque.
«Votre Excellence, lui dis-je, j'accours auprès de vous comme auprès de mon pauvre père. Ne repoussez pas ma demande; il y va du bonheur de toute ma vie.
–Qu'est-ce que c'est, mon père? demanda le général stupéfait; que puis-je faire pour toi? Parle.
–Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la forteresse de Bélogorsk.»
Le général me regarda fixement, croyant sans doute que j'avais perdu la tête, et il ne se trompait pas beaucoup.
«Comment? comment? balayer la forteresse de Bélogorsk! dit-il enfin.
–Je vous réponds du succès, repris-je avec chaleur; laissez-moi seulement sortir.
–Non, jeune homme, dit-il en hochant la tête. Sur une si grande distance, l'ennemi vous couperait facilement toute communication avec le principal point stratégique, ce qui le mettrait en mesure de remporter sur vous une victoire complète et décisive. Une communication interceptée, voyez-vous…»
Je m'effrayai en le voyant entraîné dans des dissertations militaires, et je me hâtai de l'interrompre.
«La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de m'écrire une lettre; elle demande du secours. Chvabrine la force à devenir sa femme.
–Vraiment! Oh! ce Chvabrine est un grand coquin. S'il me tombe sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en attendant, il faut prendre patience.
–Prendre patience! m'écriai-je hors de moi. Mais d'ici là il fera violence à Marie.
–Oh! répondit le général. Mais cependant ce ne serait pas un grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux d'être la femme de Chvabrine, qui peut maintenant la protéger. Et quand nous l'aurons fusillé, alors, avec l'aide de Dieu, les fiancés se trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps filles; je veux dire qu'une veuve trouve plus facilement un mari.
–J'aimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la céder à Chvabrine.
–Ah bah! dit le vieillard, je comprends à présent; tu es probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors c'est une autre affaire. Pauvre garçon! Mais cependant il ne m'est pas possible de te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expédition est déraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilité.»
Je baissai la tête; le désespoir m'accablait. Tout à coup une idée me traversa l'esprit, et ce qu'elle fut, le lecteur le verra dans le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers.