Kitabı oku: «La confession d'un enfant du siècle», sayfa 3
Chapitre IV
Le lendemain, au lever du soleil, la première pensée qui me vint fut de me demander: Que ferai-je à présent?
Je n’avais point d’état, aucune occupation. J’avais étudié la médecine, le droit, sans pouvoir me décider à prendre l’une ou l’autre de ces deux carrières; j’avais travaillé six mois chez un banquier, avec une telle inexactitude, que j’avais été obligé de donner ma démission à temps pour n’être pas renvoyé. J’avais fait de bonnes études, mais superficielles, ayant une mémoire qui veut de l’exercice, et qui oublie aussi facilement qu’elle apprend.
Mon seul trésor, après l’amour, était l’indépendance.
Dès ma puberté, je lui avais voué un culte farouche, et je l’avais pour ainsi dire consacrée dans mon cœur. C’était un certain jour que mon père, pensant déjà à mon avenir, m’avait parlé de plusieurs carrières, entre lesquelles il me laissait le choix. J’étais accoudé à ma fenêtre, et je regardais un peuplier maigre et solitaire qui se balançait dans le jardin. Je réfléchissais à tous ces états divers et délibérais d’en prendre un. Je les remuai tous dans ma tête l’un après l’autre jusqu’au dernier, après quoi, ne me sentant de goût pour aucun, je laissai flotter mes pensées. Il me sembla tout à coup que je sentais la terre se mouvoir, et que la force sourde et invisible qui l’entraîne dans l’espace se rendait saisissable à mes sens; je la voyais monter dans le ciel; il me semblait que j’étais comme sur un navire; le peuplier que j’avais devant les yeux me paraissait comme un mât de vaisseau; je me levai en étendant les bras, et m’écriai: C’est bien assez peu de chose d’être un passager d’un jour sur ce navire flottant dans l’éther; c’est bien assez peu d’être un homme, un point noir sur ce navire; je serai un homme, mais non une espèce d’homme particulière.
Tel était le premier vœu qu’à l’âge de quatorze ans j’avais prononcé en face de la nature; et depuis ce temps je n’avais rien essayé que par obéissance pour mon père, mais sans pouvoir jamais vaincre ma répugnance. J’étais donc libre, non par paresse, mais par volonté; aimant d’ailleurs tout ce qu’a fait Dieu, et bien peu de ce qu’a fait l’homme. Je n’avais connu de la vie que l’amour, du monde que ma maîtresse, et n’en voulais savoir autre chose. Aussi, étant devenu amoureux en sortant du collège, j’avais cru sincèrement que c’était pour ma vie entière, et toute autre pensée avait disparu.
Mon existence était sédentaire. Je passais la journée chez ma maîtresse; mon grand plaisir était de l’emmener à la campagne durant les beaux jours de l’été, et de me coucher avec elle dans les bois, sur l’herbe ou sur la mousse, le spectacle de la nature dans sa splendeur ayant toujours été pour moi le plus puissant des aphrodisiaques. En hiver, comme elle aimait le monde, nous courions les bals et les masques, en sorte que cette vie oisive ne cessait jamais; et par la raison que je n’avais pensé qu’à elle tant qu’elle m’avait été fidèle, je me trouvai sans une pensée lorsqu’elle m’eut trahi.
Pour donner une idée de l’état où se trouvait alors mon esprit, je ne puis mieux le comparer qu’à un de ces appartements comme on en voit aujourd’hui, où se trouvent rassemblés et confondus des meubles de tous les temps et de tous les pays. Notre siècle n’a point de formes. Nous n’avons donné le cachet de notre temps ni à nos maisons, ni à nos jardins, ni à quoi que ce soit. On rencontre dans les rues des gens qui ont la barbe coupée comme du temps d’Henri III, d’autres qui sont rasés, d’autres qui ont les cheveux arrangés comme ceux du portrait de Raphaël, d’autres comme du temps de Jésus-Christ. Aussi les appartements des riches sont des cabinets de curiosités; l’antique, le gothique, le goût de la Renaissance, celui de Louis XIII, tout est pêle-mêle. Enfin nous avons de tous les siècles, hors du nôtre, chose qui n’a jamais été vue à une autre époque; l’éclectisme est notre goût; nous prenons tout ce que nous trouvons, ceci pour sa beauté, ceci pour sa commodité, telle autre chose pour son antiquité, telle autre pour sa laideur même; en sorte que nous ne vivons que de débris, comme si la fin du monde était proche.
Tel était mon esprit; j’avais beaucoup lu; en outre, j’avais appris à peindre. Je savais par cœur une grande quantité de choses, mais rien par ordre, de façon que j’avais la tête à la fois vide et gonflée, comme une éponge.
Je devenais amoureux de tous les poètes l’un après l’autre; mais, étant d’une nature très impressionnable, le dernier venu avait toujours le don de me dégoûter du reste. Je m’étais fait un grand magasin de ruines, jusqu’à ce qu’enfin, n’ayant plus soif à force de boire la nouveauté et l’inconnu, je m’étais trouvé une ruine moi-même.
Cependant sur cette ruine il y avait quelque chose de bien jeune encore; c’était l’espérance de mon cœur, qui n’était qu’un enfant.
Cette espérance, que rien n’avait flétrie ni corrompue, et que l’amour avait exaltée jusqu’à l’excès, venait tout à coup de recevoir une blessure mortelle. La perfidie de ma maîtresse l’avait frappée au plus haut de son vol, et lorsque j’y pensais, je me sentais dans l’âme quelque chose qui défaillait convulsivement, comme un oiseau blessé qui agonise.
La société, qui fait tant de mal, ressemble à ce serpent des Indes dont la maison est la feuille d’une plante qui guérit sa morsure. Elle présente presque toujours le remède à côté de la souffrance qu’elle a causée. Par exemple, un homme qui a son existence réglée, les affaires au lever, les visites à telle heure, le travail à telle autre, l’amour à telle autre, peut perdre sans danger sa maîtresse.
Ses occupations et ses pensées sont comme ces soldats impassibles, rangés à la bataille sur une même ligne; un coup de feu en emporte un, les voisins se resserrent, et il n’y paraît pas.
Je n’avais pas cette ressource; la nature, ma mère chérie, depuis que j’étais seul, me semblait au contraire plus vaste et plus vide que jamais. Si j’avais pu oublier entièrement ma maîtresse, j’aurais été sauvé. Que de gens à qui il n’en faut pas tant pour les guérir! Ceux-là sont incapables d’aimer une femme infidèle, et leur conduite, en pareil cas, est admirable de fermeté. Mais est-ce ainsi qu’on aime à dix-neuf ans, alors que, ne connaissant rien du monde, désirant tout, le jeune homme sent à la fois le germe de toutes les passions? De quoi doute cet âge? A droite, à gauche, là-bas, à l’horizon, partout quelque voix qui l’appelle. Tout est désir, tout est rêverie. Il n’y a réalité qui tienne lorsque le cœur est jeune; il n’y a chêne si noueux et si dur dont il ne sorte une dryade; et si on avait cent bras, on ne craindrait pas de les ouvrir dans le vide: on n’a qu’à y serrer sa maîtresse, et le vide est rempli.
Quant à moi, je ne concevais pas qu’on fît autre chose que d’aimer; et lorsqu’on me parlait d’une autre occupation, je ne répondais pas. Ma passion pour ma maîtresse avait été comme sauvage, et toute ma vie en ressentait je ne sais quoi de monacal et de farouche. Je n’en veux citer qu’un exemple. Elle m’avait donné son portrait en miniature dans un médaillon; je le portais sur le cœur, chose que font bien des hommes; mais, ayant trouvé un jour chez un marchand de curiosités une discipline de fer, au bout de laquelle était une plaque hérissée de pointes, j’avais fait attacher le médaillon sur la plaque et le portais ainsi. Ces clous, qui m’entraient dans la poitrine à chaque mouvement, me causaient une volupté si étrange, que j’y appuyais quelquefois ma main pour les sentir plus profondément. Je sais bien que c’est de la folie; l’amour en fait bien d’autres.
Depuis que cette femme m’avait trahi, j’avais ôté le cruel médaillon. Je ne puis dire avec quelle tristesse j’en détachai la ceinture de fer, et quel soupir poussa mon cœur lorsqu’il s’en trouva délivré! Ah! pauvres cicatrices, me dis-je, vous allez donc vous effacer? Ah! ma blessure, ma chère blessure, quel baume vais-je poser sur toi?
J’avais beau haïr cette femme, elle était, pour ainsi dire, dans le sang de mes veines; je la maudissais, mais j’en rêvais. Que faire à cela? que faire à un rêve? quelle raison donner à des souvenirs de chair et de sang? Macbeth, ayant tué Duncan, dit que l’Océan ne laverait pas ses mains; il n’aurait pas lavé mes cicatrices. Je le disais à Desgenais: Que voulez-vous! dès que je m’endors, sa tête est là sur l’oreiller.
Je n’avais vécu que par cette femme; douter d’elle, c’était douter de tout; la maudire, tout renier; la perdre, tout détruire. Je ne sortais plus; le monde m’apparaissait comme peuplé de monstres, de bêtes fauves et de crocodiles. A tout ce qu’on me disait pour me distraire, je répondais: Oui, c’est bien dit, et soyez certain que je n’en ferai rien.
Je me mettais à la fenêtre et je me disais: Elle va venir, j’en suis sûr; elle vient; elle tourne la rue; je la sens qui approche. Elle ne peut vivre sans moi, pas plus que moi sans elle. Que lui dirai-je? quel visage ferai-je? Là-dessus, ses perfidies me revenaient. Ah! qu’elle ne vienne pas! m’écriais-je; qu’elle n’approche pas! Je suis capable de la tuer.
Depuis ma dernière lettre, je n’en entendais plus parler.
Enfin, que fait-elle? me disais-je. Elle en aime un autre? Aimons-en donc une autre aussi. Qui aimer? Et, tout en cherchant, j’entendais comme une voix lointaine qui me criait: Toi, une autre que moi! Deux êtres qui s’aiment, qui s’embrassent, et qui ne sont pas toi et moi!
Est-ce que c’est possible? Est-ce que tu es fou?
Lâche! me disait Desgenais, quand oublierez-vous cette femme? Est-ce donc une si grande perte? Le beau plaisir d’être aimé d’elle! Prenez la première venue.
Non, lui répondais-je; ce n’est pas une si grande perte. N’ai-je pas fait ce que je devais? Ne l’ai-je pas chassée d’ici? Qu’avez-vous donc à dire? Le reste me regarde; les taureaux blessés dans le cirque ont la permission d’aller se coucher dans un coin avec l’épée du matador dans l’épaule, et de finir en paix. Qu’est-ce que j’irai faire, dites-moi, là ou là? Qu’est-ce que c’est que vos premières venues? Vous me montrerez un ciel pur, des arbres et des maisons, des hommes qui parlent, boivent, chantent, des femmes qui dansent et des chevaux qui galopent. Ce n’est pas la vie tout cela: c’est le bruit de la vie. Allez, allez; laissez-moi le repos.
Chapitre V
Quand Desgenais vit que mon désespoir était sans remède, que je ne voulais écouter personne ni sortir de ma chambre, il prit la chose au sérieux. Je le vis arriver un soir avec un air de gravité; il me parla de ma maîtresse, et continua sur un ton de persiflage, disant des femmes tout le mal qu’il pensait. Tandis qu’il parlait, je m’étais appuyé sur mon coude, et, me soulevant sur mon lit, je l’écoutais attentivement.
C’était par une de ces sombres soirées où le vent qui siffle ressemble aux plaintes d’un mourant; une pluie aiguë fouettait les vitres, laissant par intervalles un silence de mort. Toute la nature souffre par ces temps: les arbres s’agitent avec douleur ou courbent tristement la tête; les oiseaux des champs se serrent dans les buissons; les rues des cités sont vides. Ma blessure me faisait souffrir. La veille encore, j’avais une maîtresse et un ami: ma maîtresse m’avait trahi, mon ami m’avait étendu dans un lit de douleur. Je ne démêlais pas encore clairement ce qui se passait dans ma tête; il me semblait tantôt que j’avais fait un rêve plein d’horreur, et que je n’avais qu’à fermer les yeux pour me réveiller heureux le lendemain; tantôt, c’était ma vie entière qui me paraissait un songe ridicule et puéril, dont la fausseté venait de se dévoiler. Desgenais était assis devant moi, près de la lampe; il était ferme et sérieux, avec un sourire perpétuel. C’était un homme plein de cœur, mais sec comme la pierre ponce. Une précoce expérience l’avait rendu chauve avant l’âge; il connaissait la vie et avait pleuré dans son temps, mais sa douleur portait cuirasse; il était matérialiste et attendait la mort. Octave, me dit-il, d’après ce qui se passe en vous, je vois que vous croyez à l’amour tel que les romanciers et les poètes le représentent; vous croyez, en un mot, à ce qui se dit ici-bas et non à ce qui s’y fait. Cela vient de ce que vous ne raisonnez pas sainement, et peut vous mener à de très grands malheurs.
Les poètes représentent l’amour comme les sculpteurs nous peignent la beauté, comme les musiciens créent la mélodie; c’est-à-dire que, doués d’une organisation nerveuse et exquise, ils rassemblent avec discernement et avec ardeur les éléments les plus purs de la vie, les lignes les plus belles de la matière et les voix les plus harmonieuses de la nature. Il y avait, dit-on, à Athènes, une grande quantité de belles filles; Praxitèle les dessina toutes l’une après l’autre; après quoi, de toutes ces beautés diverses qui, chacune, avaient leur défaut, il fit une beauté unique, sans défaut, et créa la Vénus. Le premier homme qui fit un instrument de musique et qui donna à cet art ses règles et ses lois, avait écouté, longtemps auparavant, murmurer les roseaux et chanter les fauvettes. Ainsi les poètes, qui connaissaient la vie, après avoir vu beaucoup d’amours plus ou moins passagers, après avoir senti profondément jusqu’à quel degré d’exaltation sublime la passion peut s’élever par moments, retranchant de la nature humaine tous les éléments qui la dégradent, créèrent ces noms mystérieux qui passèrent d’âge en âge sur les lèvres des hommes: Daphnis et Chloé, Héro et Léandre, Pyrame et Thisbé.
Vouloir chercher dans la vie réelle des amours pareils à ceux-là, éternels et absolus, c’est la même chose que de chercher sur la place publique des femmes aussi belles que la Vénus, ou de vouloir que les rossignols chantent les symphonies de Beethoven.
La perfection n’existe pas; la comprendre est le triomphe de l’intelligence humaine; la désirer pour la posséder est la plus dangereuse des folies. Ouvrez votre fenêtre, Octave; ne voyez-vous pas l’infini? ne sentez-vous pas que le ciel est sans bornes? votre raison ne vous le dit-elle pas? Cependant concevez-vous l’infini? vous faites-vous quelque idée d’une chose sans fin, vous qui êtes né d’hier et qui mourrez demain? Ce spectacle de l’immensité a, dans tous les pays du monde, produit les plus grandes démences. Les religions viennent de là; c’est pour posséder l’infini que Caton s’est coupé la gorge, que les chrétiens se jetaient aux lions, que les huguenots se jetaient aux catholiques; tous les peuples de la terre ont étendu les bras vers cet espace immense, et ont voulu le presser sur leur poitrine. L’insensé veut posséder le ciel; le sage l’admire, s’agenouille, et ne désire pas.
La perfection, ami, n’est pas plus faite pour nous que l’immensité. Il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien, ni à l’amour, ni à la beauté, ni au bonheur, ni à la vertu; mais il faut l’aimer, pour être vertueux, beau et heureux, autant que l’homme peut l’être.
Supposons que vous avez dans votre cabinet d’étude un tableau de Raphaël que vous regardiez comme parfait; supposons qu’hier soir, en le considérant de près, vous avez découvert dans un des personnages de ce tableau une faute grossière de dessin, un membre cassé ou un muscle hors nature, comme il y en a un, diton, dans l’un des bras du gladiateur antique. Vous éprouverez certainement un grand déplaisir, mais vous ne jetterez cependant pas au feu votre tableau; vous direz seulement qu’il n’est pas parfait, mais qu’il y a des morceaux qui sont dignes d’admiration.
Il y a des femmes que leur bon naturel et la sincérité de leur cœur empêchent d’avoir deux amants à la fois. Vous avez cru que votre maîtresse était ainsi; cela vaudrait mieux en effet. Vous avez découvert qu’elle vous trompait; cela vous oblige-t-il à la mépriser, à la maltraiter, à croire enfin qu’elle est digne de votre haine?
Quand bien même votre maîtresse ne vous aurait jamais trompé, et quand elle n’aimerait que vous à présent, songez, Octave, combien son amour serait encore loin de la perfection, combien il serait humain, petit, restreint aux lois de l’hypocrisie du monde; songez qu’un autre homme l’a possédée avant vous, et même plus d’un autre homme; que d’autres encore la posséderont après vous.
Faites cette réflexion: ce qui vous pousse en ce moment au désespoir, c’est cette idée de perfection que vous vous étiez faite sur votre maîtresse, et dont vous voyez qu’elle est déchue. Mais dès que vous comprendrez bien que cette idée première elle-même était humaine, petite et restreinte, vous verrez que c’est bien peu de chose qu’un degré de plus ou de moins sur cette grande échelle pourrie de l’imperfection humaine.
Vous conviendrez volontiers, n’est-ce pas? que votre maîtresse a eu d’autres hommes et qu’elle en aura d’autres; vous me direz sans doute que peu vous importe de le savoir, pourvu qu’elle vous aime, et qu’elle n’ait que vous tant qu’elle vous aimera. Mais, moi, je vous dis: Puisqu’elle a eu d’autres hommes que vous, qu’importe donc que ce soit hier ou il y a deux ans? Puisqu’elle aura d’autres hommes, qu’importe que ce soit demain ou dans deux autres années? Puisqu’elle ne doit vous aimer qu’un temps, et puisqu’elle vous aime, qu’importe donc que ce soit pendant deux ans ou pendant une nuit? Êtes-vous homme, Octave? Voyezvous les feuilles tomber des arbres, le soleil se lever et se coucher? Entendez-vous vibrer l’horloge de la vie à chaque battement de votre cœur? Y a-t-il donc une si grande différence pour vous entre un amour d’un an et un amour d’une heure, insensé, qui, par cette fenêtre grande comme la main, pouvez voir l’infini?
Vous appelez honnête la femme qui vous aime deux ans fidèlement; vous avez apparemment un almanach fait exprès pour savoir combien de temps les baisers des hommes mettent à sécher sur les lèvres des femmes. Vous faites une grande différence entre la femme qui se donne pour de l’argent et celle qui se donne pour du plaisir, entre celle qui se donne pour de l’orgueil et celle qui se donne pour du dévouement. Parmi les femmes que vous achetez, vous payez les unes plus cher que les autres; parmi celles que vous recherchez pour le plaisir des sens, vous vous abandonnez aux unes avec plus de confiance qu’aux autres; parmi celles que vous avez par vanité, vous vous montrez plus glorieux de celle-ci que de celle-là; et de celles à qui vous vous dévouez, il y en a à qui vous donnez le tiers de votre cœur, à une autre le quart, à une autre la moitié, selon son éducation, ses mœurs, son nom, sa naissance, sa beauté, son tempérament, selon l’occasion, selon ce qu’on en dit, selon l’heure qu’il est, selon ce que vous avez bu à dîner.
Vous avez des femmes, Octave, par la raison que vous êtes jeune, ardent, que votre visage est ovale et régulier, que vos cheveux sont peignés avec soin; mais par cette raison même, mon ami, vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme.
La nature, avant tout, veut la reproduction des êtres; partout, depuis le sommet des montagnes jusqu’au fond de l’Océan, la vie a peur de mourir. Dieu, pour conserver son ouvrage, a donc établi cette loi, que la plus grande jouissance de tous les êtres vivants fût l’acte de la génération. Le palmier, envoyant à sa femelle sa poussière féconde, frémit d’amour dans les vents embrasés; le cerf en rut éventre sa biche qui lui résiste; la colombe palpite sous les ailes du mâle comme une sensitive amoureuse; et l’homme, tenant dans ses bras sa compagne, au sein de la toute-puissante nature, sent bondir dans son cœur l’étincelle divine qui l’a créé.
O mon ami! lorsque vous serrez dans vos bras nus une belle et robuste femme, si la volupté vous arrache des larmes, si vous sentez sangloter sur vos lèvres des serments d’amour éternel, si l’infini vous descend dans le cœur, ne craignez pas de vous livrer, fussiez-vous avec une courtisane. Mais ne confondez pas le vin avec l’ivresse; ne croyez pas la coupe divine où vous buvez le breuvage divin; ne vous étonnez pas le soir de la trouver vide et brisée. C’est une femme, c’est un vase fragile, fait de terre, par un potier.
Remerciez Dieu de vous montrer le ciel, et parce que vous battez de l’aile, ne vous croyez pas un oiseau. Les oiseaux euxmêmes ne peuvent franchir les nuages; il y a une sphère où ils manquent d’air, et l’alouette qui s’élève en chantant dans les brouillards du matin, retombe quelquefois morte sur le sillon.
Prenez de l’amour ce qu’un homme sobre prend de vin; ne devenez pas un ivrogne. Si votre maîtresse est sincère et fidèle, aimez-la pour cela; mais si elle ne l’est pas, et qu’elle soit jeune et belle, aimez-la parce qu’elle est jeune et belle; et si elle est agréable et spirituelle, aimez-la encore; et si elle n’est rien de tout cela, mais qu’elle vous aime seulement, aimez-la encore. On n’est pas aimé tous les soirs.
Ne vous arrachez pas les cheveux et ne parlez pas de vous poignarder parce que vous avez un rival. Vous dites que votre maîtresse vous trompe pour un autre; c’est votre orgueil qui en souffre; mais changez seulement les mots: dites-vous que c’est lui qu’elle trompe pour vous, et vous voilà glorieux.
Ne vous faites pas de règle de conduite et ne dites pas que vous voulez être aimé exclusivement; car, en disant cela, comme vous êtes homme et inconstant vousmême, vous êtes forcé d’ajouter tacitement: Autant que cela est possible.
Prenez le temps comme il vient, le vent comme il souffle, la femme comme elle est. Les Espagnoles, les premières des femmes, aiment fidèlement; leur cœur est sincère et violent, mais elles portent un stylet sur le cœur. Les Italiennes sont lascives; mais elles cherchent de larges épaules et prennent mesure de leur amant avec des aunes de tailleurs. Les Anglaises sont exaltées et mélancoliques, mais elles sont froides et guindées. Les Allemandes sont tendres et douces, mais fades et monotones. Les Françaises sont spirituelles, élégantes et voluptueuses, mais elles mentent comme des démons.
Avant tout, n’accusez pas les femmes d’être ce qu’elles sont; c’est nous qui les avons faites ainsi, défaisant l’ouvrage de la nature en toute occasion.
La nature, qui pense à tout, a fait la vierge pour être amante; mais, à son premier enfant, ses cheveux tombent, son sein se déforme, son corps porte une cicatrice;
la femme est faite pour être mère. L’homme s’en éloignerait peut-être alors, dégoûté par la beauté perdue; mais son enfant s’attache à lui en pleurant. Voilà la famille, la loi humaine; tout ce qui s’en écarte est monstrueux. Ce qui fait la vertu des campagnards, c’est que leurs femmes sont des machines à enfantement et à allaitement, comme ils sont, eux, des machines à labourage. Ils n’ont ni faux cheveux, ni lait virginal; mais leurs amours n’ont pas la lèpre; ils ne s’aperçoivent pas, dans leurs accouplements naïfs, qu’on a découvert l’Amérique. A défaut de sensualité, leurs femmes sont saines; elles ont les mains calleuses, aussi leur cœur ne l’est-il pas.
La civilisation fait le contraire de la nature. Dans nos villes et selon nos mœurs, la vierge faite pour courir au soleil, pour admirer les lutteurs nus, comme à Lacédémone, pour choisir, pour aimer, on l’enferme, on la verrouille; cependant elle cache un roman sous son crucifix. Pâle et oisive, elle se corrompt devant son miroir, elle flétrit dans le silence des nuits cette beauté qui l’étouffe et qui a besoin du grand air. Puis tout d’un coup on la tire de là, ne sachant rien, n’aimant rien, désirant tout; une vieille l’endoctrine, on lui chuchote un mot obscène à l’oreille, et on la jette dans le lit d’un inconnu qui la viole. Voilà le mariage, c’est-à-dire la famille civilisée. Et maintenant voilà cette pauvre fille qui fait un enfant; voilà ses cheveux, son beau sein, son corps, qui se flétrissent; voilà qu’elle a perdu la beauté des amantes, et elle n’a point aimé! Voilà qu’elle a conçu, voilà qu’elle a enfanté, et elle se demande pourquoi; on lui apporte un enfant et on lui dit: Vous êtes mère. Elle répond: Je ne suis pas mère; qu’on donne cet enfant à une femme qui ait du lait; il n’y en a pas dans mes mamelles. Ce n’est pas ainsi que le lait vient aux femmes. Son mari lui répond qu’elle a raison, que son enfant le dégoûterait d’elle. On vient, on la pare, on met une dentelle de Malines sur son lit ensanglanté; on la soigne, on la guérit du mal de la maternité. Un mois après, la voilà aux Tuileries, au bal, à l’Opéra; son enfant est à Chaillot, à Auxerre; son mari, au mauvais lieu. Dix jeunes gens lui parlent d’amour, de dévouement, de sympathie, d’éternel embrassement, de tout ce qu’elle a dans le cœur. Elle en prend un, l’attire sur sa poitrine; il la déshonore, se retourne, et s’en va à la Bourse. Maintenant la voilà lancée; elle pleure une nuit et trouve que les larmes lui rougissent les yeux. Elle prend un consolateur, de la perte duquel un autre la console; ainsi jusqu’à trente ans et plus. C’est alors que, blasée et gangrenée, n’ayant plus rien d’humain, pas même le dégoût, elle rencontre un soir un bel adolescent aux cheveux noirs, à l’oeil ardent, au cœur palpitant d’espérance; elle reconnaît sa jeunesse, elle se souvient de ce qu’elle a souffert, et, lui rendant les leçons de sa vie, elle lui apprend à ne jamais aimer. Voilà la femme telle que nous l’avons faite; voilà nos maîtresses. Mais quoi! ce sont des femmes, et il y a avec elles de bons moments!
Si vous êtes d’une trempe ferme, sûr de vous-même et vraiment homme, voilà donc ce que je vous conseille: lancez-vous sans crainte dans le torrent du monde; ayez des courtisanes, des danseuses, des bourgeoises et des marquises. Soyez constant et infidèle, triste et joyeux, trompé ou respecté; mais sachez si vous êtes aimé, car, du moment que vous le serez, que vous importe le reste?
Si vous êtes un homme médiocre et ordinaire, je suis d’avis que vous cherchiez quelque temps avant de vous décider, mais que vous ne comptiez sur rien de ce que vous aurez cru trouver dans votre maîtresse.
Si vous êtes un homme faible, enclin à vous laisser dominer et à prendre racine là où vous voyez un peu de terre, faitesvous une cuirasse qui résiste à tout; car, si vous cédez à votre nature débile, là où vous aurez pris racine, vous ne pousserez pas; vous sécherez comme une plante oisive, et vous n’aurez ni fleurs, ni fruits. La sève de votre vie passera dans une écorce étrangère; toutes vos actions seront pâles comme la feuille du saule; vous n’aurez pour vous arroser que vos propres larmes, et pour vous nourrir que votre propre cœur.
Mais si vous êtes une nature exaltée, croyant à des rêves et voulant les réaliser, je vous réponds alors tout net: L’amour n’existe pas.
Car j’abonde dans votre sens, et je vous dis: Aimer, c’est se donner corps et âme, ou, pour mieux dire, c’est faire un seul être de deux. C’est se promener au soleil, en plein vent, au milieu des blés et des prairies, avec un corps à quatre bras, à deux têtes et à deux cœurs. L’amour, c’est la foi, c’est la religion du bonheur terrestre; c’est un triangle lumineux placé à la voûte de ce temple qu’on appelle le monde. Aimer, c’est marcher librement dans ce temple, et avoir à son côté un être capable de comprendre pourquoi une pensée, un mot, une fleur, font que vous vous arrêtez et que vous relevez la tête vers le triangle céleste. Exercer les nobles facultés de l’homme est un grand bien, voilà pourquoi le génie est une belle chose; mais doubler ses facultés, presser un cœur et une intelligence sur son intelligence et sur son cœur, c’est le bonheur suprême. Dieu n’en a pas fait plus pour l’homme; voilà pourquoi l’amour vaut mieux que le génie. Or, dites-moi, est-ce là l’amour de nos femmes? Non, non, il faut en convenir. Aimer, pour elles, c’est autre chose: c’est sortir voilées, écrire avec mystère, marcher en tremblant sur la pointe du pied, comploter et railler, faire des yeux languissants, pousser de chastes soupirs dans une robe empesée et guindée, puis tirer les verrous pour la jeter par-dessus sa tête, humilier une rivale, tromper un mari, désoler ses amants; aimer, pour nos femmes, c’est jouer à mentir, comme les enfants jouent à se cacher; hideuse débauche du cœur, pire que toute la lubricité romaine aux saturnales de Priape; parodie bâtarde du vice luimême aussi bien que de la vertu; comédie sourde et basse, où tout se chuchote et se travaille avec des regards obliques, où tout est petit, élégant et difforme, comme dans ces monstres de porcelaine qu’on apporte de Chine; dérision lamentable de ce qu’il y a de beau et de laid, de divin et d’infernal au monde; ombre sans corps, squelette de tout ce que Dieu a fait.
Ainsi parlait Desgenais, d’une voix mordante, au milieu du silence de la nuit.